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Virus

Longtemps, la mode a été aux virus provoquant l’apocalypse, à la description de la naissance d’un enfer, qui, souvent, finissait par être évité de justesse. Maintenant, on aime beaucoup plus s’intéresser aux après du désastre, à la manière dont notre vie pourrait être bouleversée par la présence d’un intrus dévastateur imposant sa loi.

Dans l’anthologie Virus, nous découvrons ainsi un monde sans oiseaux (« H5N1 », Frédérique Lorient), un autre dans lequel un virus transforme les gens en ersatz de clowns (« Quand les clowns en treillis font gémir la musique », Fabien Clavel), ou encore un futur dans lequel un vaccin peut rendre éternel (« Flocon rouge », David Osmaye). De plus, « virus » est pris ici dans tous les sens du terme, biologique ou informatique, ce qui donne lieu à des histoires purement électroniques avec réflexion à la Asimov (« Mise à jour », Pénélope Chester), ou bien hybrides avec mise en situation à la Greg Egan (« Utopie en sursis », Isabelle Gusso), sans oublier quelque cocasserie qui ferait plutôt rire jaune en décrivant l’enfer engendré par une de nos créations censées nous faciliter la vie (« Intrafolie », Raymond Iss). L’éventail des possibles est donc en grande partie couvert ici, et les huit nouvelles de ce court recueil ne passent d’ailleurs pas uniquement par les cases dystopies post-apocalyptiques ou post-apos dystopiques ; l’humour et l’absurde sont également au rendez-vous.

Ce côté hétéroclite est l’un des principaux intérêts de Virus, qui offre des histoires étonnantes ne donnant pas l’impression de constituer plusieurs variantes d’une seule et même réponse. Cependant, c’est également sa plus grande faiblesse. Le recueil, inégal, démarre trop fort avec un « H5N1 » qui aurait plutôt dû le clore, étant son récit le plus marquant, le plus traumatisant dans sa parfaite et sombre simplicité. Le reste nous fait passer par des montages russes émotionnelles qui ne sont pas adéquatement dosées, ce qui joue en défaveur de nouvelles pas assez mises en valeur. Prises individuellement, celles-ci sont loin d’être déplaisantes pour la plupart, certaines sont même plus qu’honorables. Mais elles forment un tout quelque peu décevant si lu dans l’ordre proposé.

L’ensemble reste cependant plaisant et propose quelques beaux morceaux qui, s’ils ne feront pas vraiment trembler les hypocondriaques, raviront les amateurs de virus originaux.

Nosfera2

Charles Manx est un homme qui aime tellement les enfants qu’il ne supporte pas qu’on les maltraite. Lancé dans une guerre sans fin contre les parents irresponsables et abusifs, il sauve leur progéniture et emmène les petits, libérés du terrible joug parental, dans un endroit joyeux où ils vivront éternellement heureux. Leur destination n’est autre que Christmasland, où chaque soir est une veille de Noël et chaque jour a son lot de cadeaux et de rires.

Non, attendez, il y a un problème. Recommençons…

Charles Manx est un vampire qui se nourrit de l’essence vitale des enfants. Il sillonne les USA au volant de sa Rolls Royce Wraith immatriculée « Nosfe-ra2 » et kidnappe quiconque de moins de douze ans croise sa route grâce à son acolyte musclé qui rêve de vivre à Christmasland. Sur le trajet vers ce pays inscrit aux marges de notre monde, Manx absorbe peu à peu l’innocence de ses victimes, qui deviendront des êtres cruels dénués de toute empathie, comme lui. Nul ne semble pouvoir arrêter cette créature démoniaque. Nul excepté une petite fille, Victoire, qui arrive à matérialiser un pont disparu la menant là où se trouve ce qu’elle cherche. Mais comment Vic pourrait-elle lutter contre le mal incarné ?

À travers une poignée de récits forts (Cornes, Le Livre de Poche) ou la série comics des « Locke & Key », Joe Hill a réussi à rapidement gagner le titre de (nouveau) maître de l’horreur (bon sang ne saurait mentir, puisque Joe Hill n’est autre que le fils d’un certain Stephen King). Nosfera2 vient, presque sans surprise, confirmer qu’il le mérite amplement. Alors que ce livre est une brique bien fournie, il se dévore en un rien de temps tellement le lâcher s’avère impossible une fois l’histoire commencée. C’est que tout y est : angoisses enfantines exploitées pour traumatiser les adultes, fantastique qui flirte avec le réel tout en nous éloignant lentement mais sûrement de celui-ci, et, surtout, héros attachants. C’est d’ailleurs là que réside très certainement le secret du succès de Joe Hill, sa capacité à croquer des personnages qui sont à la fois spéciaux et pourtant normaux. Avec en prime, cette fois-ci, le plaisir de trouver entre les pages de ce roman une héroïne tout ce qu’il y a de plus recommandable, d’autant qu’elle s’éloigne de la plupart des clichés du genre.

Au-delà de ses personnages, Nosfera2 possède d’autres atouts, notamment un rythme endiablé, même si l’histoire n’aurait pas souffert d’un léger coup de rabot. Et si l’on aurait pu espérer un peu plus d’audace de la part de Joe Hill dans le choix de son finale, on apprécie la manière dont il arrive, contre toute attente, à impliquer son lecteur dans des registres qu’il ignorait même avoir envie de lire.

Dès lors, si Nosfera2 ne renouvelle pas le genre du récit fantastique d’horreur, il offre une histoire solide et convaincante qui permet de passer un moment plus qu’agréable en sa compagnie ; ceux qui ont l’impression de ne plus trouver de bons romans d’horreur dans l’offre éditoriale actuelle savent ce qui leur reste à faire.

Morwenna

Morwenna aurait pu être une adolescente comme les autres, appréciant les sports d’équipe et rêvant du prince charmant pour échapper aux cours qui l’ennuient dans l’école privée qu’elle fréquente. Sauf que du haut de ses quinze ans, elle n’arrive pas à se fondre dans la masse. Peut-être est-ce à cause de sa passion dévorante pour la littérature en général, et la SF en particulier. Peut-être est-ce parce qu’elle a une jambe estropiée la forçant à se déplacer avec une canne, et ce suite à un accident qui a coûté la vie de sa sœur jumelle. Peut-être est-ce dû au fait d’avoir une sorcière (maléfique) pour mère, et de la magie dans les veines. Reste que Morwenna préfère parler aux fées et se perdre dans les univers peuplant ses livres préférés plutôt que de faire comme les autres. Ce qui ne l’empêche pas de rêver d’avoir des amis, un karass tel que décrit par Vonnegut dans Le Berceau du chat. Et d’en arriver à un peu forcer le destin pour que son souhait se réalise…

Pourquoi Jo Walton a-t-elle remporté une flopée de prix plus que recommandables (le Hugo, le Nebula et le British Fantasy Award, rien que ça…) pour un roman sur le mode du journal intime qui semble la simple histoire de l’éveil à la vie d’une adolescente meurtrie ? C’est qu’il y a bien davantage dans ce journal, journal qui sert également de carnet de lectures. En effet, Morwenna est avant tout une déclaration d’amour vibrante et passionnante à la science-fiction et à la fantasy. Et si le lecteur a lui-même dévoré ces (« mauvais ») genres lors de son adolescence, il ne pourra que s’attendrir en retrouvant ses questionnements et étonnements sous la plume de Morwenna, et de Jo Walton à travers elle. Car aussi bien le narrateur que l’auteur nous rappellent tout le plaisir que l’on peut avoir à lire les livres que l’on retrouve, par exemple, dans les pages de Bifrost.

Mais Morwenna n’est pas qu’un hommage à la SF (et surtout, à la SF des années 70), c’est également une histoire touchante, qui, pour naïve qu’elle puisse paraître, n’en reste pas moins intense. Jo Walton nous baigne ici dans un monde aux frontières du fantastique dans lequel on peut apercevoir du coin de l’œil le surnaturel qui affleure. Elle nous permet de rencontrer une héroïne atypique tellement elle s’éloigne de l’image que l’on essaie de nous imposer comme celle de l’adolescent moyen. Morwenna vit entre les pages de son journal et nous aide à retrouver nos souvenirs intimes d’un âge où tout semblait si important, si fondateur. On a presque envie de dire, en sortant de ce roman : « Morwenna, c’est moi » (et c’est certainement un peu le cas). Cette capacité à trouver un écho en nous, à nous parler, c’est la magie la plus forte de Jo Walton.

C’est pourquoi Morwenna a tant plu et plaira tant : ce n’est pas juste une histoire passionnante, ce n’est pas simplement un hommage à la SF, c’est tout cela et plus encore. C’est un livre qui, par ses diverses facettes, pourra parler au lecteur cherchant à être emporté ailleurs, comme à celui souhaitant retrouver et partager le plaisir d’aimer la SF(FF). C’est un récit qui nous invite à voir le monde autrement, une histoire qui raconte un peu de nous. C’est à découvrir, surtout.

L'Homme le plus doué du monde

En 1874, alors que Babbage est déjà mort avant de pouvoir donner vie à sa machine à différences, Edward Page Mitchell imagine ce qui sera le premier cyborg de la littérature dans « L’Homme le plus doué du monde ». Cet auteur écrira aussi sur une machine à voyager dans le temps (« The Clock That Went Backward », 1881), et sur un homme invisible (« The Cristal Man », 1881 également) avant même que Wells ne rende populaire les deux. Inutile donc de souligner à quel point nous sommes en présence d’un visionnaire.

Tout commence à Baden, lieu de villégiature visité par Fisher, un ami du narrateur. Suite à un malentendu, on prend celui-ci pour un médecin et on le mène auprès d’un baron russe qui éveillera sa curiosité… Et c’est déjà là qu’il faut arrêter la description de cette courte nouvelle dont il reste peu à découvrir quand on nous annonce d’emblée qu’il y sera question d’intelligence artificielle.

Pour tout dire, ce récit met quelque temps à démarrer et peine à captiver l’attention du lecteur, même si sa brièveté permet de ne pas trop lui tenir rigueur de son aridité. Cependant, ce n’est pas pour ses qualités littéraires qu’il nous intéressera, mais bien pour son rôle dans la construction des thématiques de base de la science-fiction ; d’où le caractère assez indispensable de sa lecture pour le curieux souhaitant revenir aux sources de la figure de l’homme-machine et des préoccupations philosophiques que son existence peut poser.

Toutefois, la dimension fondatrice du texte qu’il propose n’est pas le seul atout de ce tout petit livre particulièrement soigné. Sous une couverture veloutée se cachent également un portfolio de photos en rapport avec le thème de la nouvelle, ainsi qu’une postface rédigée par le traducteur, Jean-Noël Lafargue. Dommage qu’une attention similaire n’ait pas été portée au texte même, qui comporte un peu trop de coquilles pour qu’on puisse passer dessus sans ciller…

Au final, voici un récit certes moyen mais précurseur, et, de ce fait, assurément fréquentable pour qui s’intéresse à l’histoire de la science-fiction.

Delirium

Philippe Druillet est un fou, un barbare, un malade, un mal-né, quelqu’un qui aurait voulu naître prince ou mécène, mais qui est né fils de concierge. Non, pire : son père était une ordure de la pire espèce. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est lui. Victor Druillet était un fasciste, un vrai ; du temps de la guerre d’Espagne, il fut personnellement responsable de la capture de réfugiés républicains en France, qu’il renvoya chez Franco après les avoir torturés ; du temps de la collaboration, il dirigeait la Milice dans le Gers ; après le Débarquement, il est parti avec femme et enfant à Sigmaringen, où il s’est lié d’amitié avec Céline ; puis il s’est réfugié en Espagne, où on l’a accueilli à bras ouverts et où il a vécu jusqu’à sa mort. Sa veuve, condamnée à mort par contumace après la Libération, est revenue en France une fois amnistiée pour y vivoter misérablement, et ce n’est qu’à l’adolescence que le jeune Philippe a découvert la vérité sur les idoles que vénérait sa famille. Le choc fut rude.

Mais je ne vais pas vous raconter le livre ; vous n’avez qu’à le lire. Vous y découvrirez une confession bouleversante qui vous prendra aux tripes et vous permettra aussi, en filigrane, de mesurer le chemin parcouru en une cinquantaine d’années par ce qu’il faut bien appeler « notre » culture, celle de la SF, du fantastique, du bizarre, du marginal, de l’imaginaire. Il est tentant de faire le parallèle entre le destin de Druillet, qui de moins-que-rien est devenu artiste confirmé du seul fait de son acharnement au travail — et aussi de son immense ouverture d’esprit, il faut bien le dire, et de son absence totale de préjugés —, et le profond changement de statut de la BD, qui de loisir pour débiles est devenue une partie de la culture dominante.

À ce titre, les observations émaillant le texte sur les conditions de travail du dessinateur, sur la place de la BD dans la culture française des années 1950 et 1960, sont éloquentes. Jeune lecteur de Bifrost qui vas dévorer ce bouquin, tu croiras peut-être que Druillet exagère, qu’il en fait trop. Non. J’y étais ; il dit vrai. Mais on retiendra surtout de ce Delirium, qui mérite bien son sous-titre, « Autoportrait », le témoignage bouleversant d’un être blessé par la vie — « blessé » ? il a failli y passer, oui —, qui s’est abîmé dans plusieurs trous noirs et a toujours su en émerger, plus fort, plus généreux, plus sage. Un témoignage qui ne laisse pas indemne.

La Voie du dragon

Daniel Abraham est un habitué des pseudonymes. Lui qui publie ses romans de fantasy urbaine sous le nom de M. L. Hanover et cosigne ses space-operas James S. A. Corey (à paraître prochainement chez Actes Sud), le voici affublé d’une nouvelle identité, conçue tout spécialement pour la France : Daniel Hanover. L’échec commercial de sa précédente série au Fleuve Noir, la pourtant formidable « Cités de lumière », n’y est sans doute pas étranger. Mais après tout qu’importe le pseudo pourvu qu’on ait l’ivresse. Et de ce point de vue, ce premier tome s’avère fort prometteur.

À première vue, « La Dague et la fortune » se déroule dans un cadre plus classique que son prédécesseur, celui d’une fantasy médiévale où la magie n’occupe que peu de place, si ce n’est dans les légendes. Voilà des siècles que les derniers dragons ont disparu, et que treize races plus ou moins humaines d’apparence se partagent le bout de monde où se déroule l’action.

Le récit se focalise alternativement sur quatre personnages : Cithrin bel Sarcour, orpheline et pupille de la banque médéanne, qui, au moment où la ville de Vanaï semble sur le point d’être conquise par une cité rivale, reçoit pour mission de convoyer en toute discrétion une partie des richesses de la banque vers une autre de ses succursales ; Marcus Walter, autrefois glorieux combattant, qui accepte d’escorter Cithrin et va bientôt s’attacher à cette jeune femme qui lui rappelle ce qu’aurait pu devenir sa propre fille si elle n’avait pas été tuée dans des conditions tragiques bien des années plus tôt ; Geder Palliako, un jeune noble davantage intéressé par les livres anciens que par les prouesses sur les champs de bataille et qui, après une suite d’évènements dramatiques, va cesser d’être méprisé par ses pairs pour devenir l’un des hommes les plus puissants et les plus en vue du royaume ; enfin Dawson Kalliam, ami d’enfance et fidèle allié du roi Siméon, témoin direct des manigances qui se déroulent à la cour de ce dernier et menacent de déstabiliser toute la région.

Par bien des points, La Voie du dragon, premier volet de la série, a des allures de prologue. Le roman est relativement pauvre en action, Daniel Hanover consacrant l’essentiel de son attention à étoffer ces personnages, dont on devine sans mal qu’ils auront un rôle crucial à jouer dans la suite des évènements, et s’attache à dessiner par petites touches l’univers qui est le leur et qui, au terme de ce premier tome, n’aura révélé qu’une infime partie de ses mystères. La lenteur du récit n’est pas synonyme d’ennui pour autant, tant on s’attache aux protagonistes et à leurs mésaventures, qu’il s’agisse des recherches incessantes de Geder Palliako pour mettre à jour les vestiges d’une civilisation disparue, ou du jeu dangereux de Cithrin pour s’imposer dans un domaine où les requins abondent. Dans la façon dont Daniel Hanover mène son récit en collant au plus près de ses héros, il n’est pas interdit à la lecture de La Voie du dragon de penser au « Trône de Fer », et les lecteurs appréciant la saga de George R. R. Martin seraient bien avisés de se pencher sur cette série.

Odyssées

Décidément, les éditions Bragelonne aiment Arthur C. Clarke. Après avoir inscrit une partie de sa production romanesque au catalogue Milady, elles publient aujourd’hui Odyssées, un pavé de plus de mille pages réunissant l’intégralité de ses nouvelles, soit une centaine de textes parus sur une période de soixante ans.

Le premier intérêt d’un tel travail éditorial est de mettre en lumière l’évolution de l’auteur au fil du temps ainsi que les grandes tendances de son œuvre. La passion initiale de Clarke aura été la conquête de l’espace, qu’il n’a jamais cessé de mettre en scène, de la manière la plus variée et la plus réaliste possible. De la vie à bord d’une station spatiale à l’exploration des autres planètes du système solaire et au-delà, l’auteur s’est évertué à convaincre ses contemporains de la faisabilité d’un tel challenge, mais aussi de sa nécessité. Car au-delà des aspects techniques de cette conquête, elle pose la question de la place de l’homme dans l’univers. Et ce sont justement les questionnements métaphysiques de Clarke qui donnent naissance à ses meilleures nouvelles, parmi lesquelles « La Sentinelle », texte dont l’idée centrale sera reprise dans 2001, Odyssée de l’espace, ou « L’Eternel Retour », dont le récit se déroule sur des dizaines de millions d’années.

Dans le même ordre d’idées, la rencontre avec l’Autre occupe une place prépondérante dans l’œuvre d’Arthur C. Clarke, et il est rare qu’elle dégénère en conflit. Au contraire, l’écrivain n’a de cesse de mettre en scène la collaboration entre des espèces que tout oppose à priori, comme dans « Une Aube nouvelle » ou « Rencontre à l’Aube », pour ne citer que les plus connus. À l’inverse de toute une école de science-fiction dans les années 50, l’extraterrestre chez Clarke est bien plus volontiers une source de fascination, voire de beauté, que d’effroi.

Odyssées permet également de revenir aux sources de l’œuvre romanesque de l’auteur. Certaines nouvelles ont par la suite été directement incorporées au sein de romans, d’autres contiennent en germe les idées qu’il développera plus tard. Ainsi, bien avant de visiter Rama, ses personnages se retrouvaient face à des artefacts dont la conception défie l’entendement, qu’il s’agisse d’un gigantesque mur coupant un monde en deux (« Le Mur des ténèbres », 1949) ou d’une lune qui s’avère être un vaisseau spatial (« Jupiter Cinq », 1953).

Ceci dit, toutes les nouvelles au sommaire d’Odyssées ne sont pas bonnes. Un bon nombre d’entre elles ne sont au mieux qu’anecdotiques, notamment toutes celles prenant pour cadre le White Hart, ce pub où se réunissent écrivains et scientifiques pour se raconter d’improbables histoires d’inventions plus farfelues les unes que les autres. De même, parmi les textes qui étaient restés inédits jusqu’à ce jour, on cherchera en vain un chef-d’œuvre oublié. Le plus intéressant est sans doute « Le Continuum du fil », qui date de 1998 et qui reprend en la modernisant une idée que Clarke développait dans sa toute première nouvelle, parue soixante ans plus tôt, mais le crédit de ce récit revient avant tout à Stephen Baxter, qui le co-signe.

Au final, à la lecture de ces mille et quelques pages, il ressort et se confirme qu’Arthur C. Clarke ne figurait sans doute pas parmi les meilleurs nouvellistes du domaine, mais qu’il était et demeure encore aujourd’hui l’une des figures majeures de la science-fiction.

Le Casse du continuum

Une fois par an environ, la collection « Folio SF » nous fait encore la bonne surprise de publier une œuvre inédite, et cette année le créneau a été confié à Léo Henry, auteur décidemment très présent en ce début d’année, qui a profité de cette opportunité pour s’amuser avec les stéréotypes du genre, ou plutôt des genres, puisque Le Casse du continuum emprunte autant aux codes de la science-fiction d’aventure qu’à ceux du polar. Le cadre dans lequel se déroule ce récit n’a en effet rien d’original : un empire terrien qui s’étend aux quatre coins de la galaxie (dans laquelle on ne trouvera hélas pas la queue / le tentacule / l’appendice d’un extraterrestre), où l’opulence la plus insolente côtoie la misère la plus crasse, et où l’on se bat dans l’espace à grands coups de rayons laser. L’intrigue, quant à elle, relève du polar le plus classique : une équipe de sept individus, chacun étant le meilleur dans son domaine respectif (un cambrioleur, une mercenaire, une experte en explosifs, une call-girl, etc.) est réunie pour réaliser un coup a priori impossible : s’introduire dans le saint des saints, au cœur même de l’ordinateur qui gère les activités humaines à travers tout l’empire. Avec à la clé pour les différents protagonistes la promesse de voir tous leurs vœux exaucés, bien entendu.

Inutile donc de chercher la moindre idée novatrice dans ce roman, ni de pointer ses quelques invraisemblances, son intérêt se trouve ailleurs, en premier lieu dans le rythme effréné que Léo Henry donne à son récit d’un bout à l’autre. Pas le temps de s’ennuyer, péripéties, rebondissements, trahisons et retournements de situation s’enchaînent sans le moindre temps mort.

L’autre réussite du Casse du continuum, ce sont ses personnages, auxquels on s’attache assez vite, le romancier leur ayant donné ce qu’il faut d’épaisseur, voire, pour certains d’entre eux, d’étrangeté. C’est le cas en particulier de Kaboom, fillette dynamiteuse accompagnée d’un couple de parents-androïdes qui lui servent de couverture, ou du Rétrominot, un gamin dont la perception du temps pour le moins singulière va jeter ses compagnons (et occasionnellement le lecteur) dans un abyme de perplexité.

Alors certes, Le Casse… n’est sans doute pas ce que Léo Henry a écrit de mieux. Le roman n’a ni l’ambition ni l’originalité de ses précédentes œuvres. C’est un livre qui n’a d’autre prétention que de distraire, et qui y parvient on ne peut mieux, comme un épisode de Firefly écrit par Donald Westlake ; on aurait bien tort de bouder son plaisir.

Le Mystère du hareng saur

Sixième tome de la brillante série « Thursday Next » de Jasper Fforde, Le Mystère du hareng saur nous propose une nouvelle virée dans le Monde des Livres, cette fois concrétisé géographiquement sous la forme d’un archipel en terre creuse suite à la Refonte, en compagnie de l’inégalable Thursday Next.

Ou presque… Le problème, en effet, c’est que, ainsi que le titre original l’annonce d’emblée [One of Our Thursdays is Missing], la fameuse héroïne et enquêtrice de la Jurifiction a disparu. Bien évidemment, au moment où tout le monde a besoin d’elle… Aussi notre narratrice sera-t-elle la Thursday Next de fiction, version édulcorée vaguement baba-cool de l’originale, à sa demande : elle voulait que la série comporte moins de sexe et de violence. Mais, du coup, elle a perdu des lecteurs… Ce qui laisse du temps libre à la Thursday Next de fiction, entre deux interprétations peu enthousiastes des cinq volumes de la série (généralement épuisés), et lui permet ainsi de jouer à son tour à l’investigatrice. Mais elle est loin d’être aussi compétente que son modèle, et c’est sans doute pour cette raison qu’on lui confie une enquête sur le crash d’un livre inconnu, dont on a retrouvé des éléments épars un peu partout (y compris, chose horrible, dans le Complotisme). Reste que ce n’est pas pour autant la dernière des buses, et elle subodore à juste titre qu’il y a quelque chose de bien plus grave là-dessous, quelque chose qui pourrait bien avoir un rapport avec la disparition de la véritable Thursday Next, supposée participer dans quelques jours à des pourparlers de paix dans l’épineuse affaire opposant le Roman Grivois et son leader Speedy Cagoule, à ses voisins de la Littérature Féminine et du Dogme… Point de départ d’une odyssée farfelue dans le pittoresque Monde des Livres, avec même un détour par le monde réel (pour le principe).

Pas de doute : même si l’auteur de la série est régulièrement qualifié de « nègre », nous sommes bien en présence d’un roman de Jasper Fforde, et son ton inimitable fait bientôt les délices du lecteur (malgré quelques gags lourdingues et jeux de mots laids qui ne ressortent pas très bien à la traduction et peuvent laisser perplexe, voire inquiet, dans un premier temps). Le Mystère du Hareng saur est (presque) toujours remarquablement drôle, bourré à en déborder d’allusions et références réjouissantes, et tellement riche en bonnes idées inattendues qu’il en devient vertigineux. La Refonte a ainsi eu des effets très bénéfiques, et c’est avec un plaisir intact que l’on arpente cette fois l’île de la Fiction (carte en début de roman, à elle seule déjà riche en gags). L’astuce est toujours de la partie, que ce soit dans la trame complexe de thriller politico-psychologique qui sous-tend le roman, ou dans les considérations sur les livres en général et sur la série « Thursday Next » en particulier (l’auteur s’amusant beaucoup tout en jetant une sorte de regard nostalgique sur sa création). Si le roman prend son temps pour déployer pleinement son intrigue, les idées géniales filent par contre à la vitesse de l’absurde, pour notre plus grand bonheur (et nos plus grandes migraines à l’occasion). Et, osons le dire : un livre dans lequel un taxi tombe inopinément dans un champ de mimes est nécessairement bon.

Mais est-il à la hauteur de ses illustres prédécesseurs ? Peut-être pas… Si Le Mystère du Hareng saur se lit avec beaucoup de plaisir, et si l’on est toujours aussi béat d’admiration devant certaines trouvailles de Jasper Fforde, le fait est que l’ombre de L’Affaire Jane Eyre et de ses suites plane sur cet ultime volet. Or l’auteur avait placé la barre très haut, ce n’est rien de le dire, et ici, parfois, il rate son envol… L’intrigue, pour être astucieuse, est ainsi plus ou moins palpitante, et on a tôt fait, à vrai dire, de la considérer comme un accessoire pour se concentrer sur les aspects les plus brillants du roman : cette inventivité constante et foisonnante. On se désintéresserait presque du sort de la véritable Thursday Next, on ne prête qu’une attention distraite à l’affaire du Roman Grivois… Aussi le livre peut-il avoir un certain aspect décousu, consistant plus en une folle suite de gags sans queue ni tête qu’en un authentique récit bien organisé du début à la fin. Cette anarchie, quoique très réjouissante, assurément, peut aussi décevoir un tantinet pour qui s’était attendu à quelque chose d’aussi proche de la perfection que les précédents volumes.

Mais qu’on ne s’y trompe pas : si cet ultime roman est un peu faiblard sur l’échelle des « Thursday Next », il n’en reste pas moins tout à fait réjouissant, et sans aucun doute largement au-dessus du lot. On n’en fera pas une lecture aussi indispensable que L’Affaire Jane Eyre et ses séquelles, mais les amateurs de la série devraient néanmoins s’y retrouver dans l’ensemble, ne serait-ce que pour se plonger à nouveau dans ce tourbillon d’idées géniales mettant en abîme la littérature en général et la fiction en particulier. Autant dire que la concurrence est inexistante…

Imaro, l'intégrale

Les éditions Mnémos ont eu l’excellente idée de rassembler pour la première fois — après un parcours éditorial complexe — en un fort beau volume les quatre livres (deux fix-up et deux « vrais » romans, formant ensemble une saga complète) consacrés par Charles Saunders à son personnage d’Imaro. Un fort beau volume, oui, indéniablement ; mais très dense, le texte étant fortement tassé, ce qui peut faire un peu souffrir les yeux… On n’enverra cependant pas la facture des soins ophtalmo aux éditions Mnémos, car la lecture de cette intégrale, malgré ce tout petit souci technique, s’avère un régal de bout en bout. Autant le dire de suite, en effet : Imaro est un superbe personnage, probablement le seul digne successeur du Conan de Robert E. Howard (influence primordiale dont l’auteur ne se cache certes pas), avec le Kane de Karl Edward Wagner.

Imaro est à bien des égards un produit de son temps, un héritier des mouvements pour les droits civiques afro-américains et probablement plus encore des Black Panthers. Mais il n’a rien perdu de sa force aujourd’hui. « Conçu pour être le Noir qui botte le cul de Tarzan », le héros de Charles Saunders témoigne d’une entreprise colérique visant à « décoloniser » la fantasy systématiquement blanche. Pour ce faire, l’auteur, dans la droite lignée de Robert E. Howard et de son Age Hyborien, a créé « son » Afrique, imaginaire mais truffée de références transparentes, le Nyumbani. Un cadre magnifiquement détaillé, propice aux aventures épiques, que va arpenter de long en large le colosse Imaro, de son Tamburure natal au Naama qui verra sa quête s’achever.

Imaro est le « fils d’aucun père ». Sa mère est contrainte de l’abandonner à sa tribu des Ilyassai alors qu’il n’a que cinq pluies. Mais elle laisse un guerrier derrière elle… Une épée qui devra être forgée dans la douleur. L’apprentissage est rude, auprès des Ilyassai qui le rejettent comme un bâtard. Mais cela endurcit le caractère d’Imaro, qui grandit sous les quolibets et le mépris pour devenir un géant au destin le dépassant amplement. Car Imaro, à bien des égards, est un « élu » ; et il quittera bientôt les Ilyassai, qui ne l’ont jamais accepté, pour parcourir le Nyumbani à la recherche de son identité et partout combattre les sorciers du Naama à la botte des terribles Mashataan.

Si c’est bien dans la lignée d’Howard que se situent ses premières aventures, sous forme de nouvelles très efficaces et débordant d’action, sa quête prendra sur le tard des accents que l’on pourrait juger tolkiéniens… Mais avec toujours ce même souffle épique qui emporte le lecteur ravi, et ce rythme frénétique qui n’avait sans doute pas trouvé d’égal depuis les meilleurs récits de Conan. Et il faut encore y ajouter un sens du détail anthropologique (qui a son revers, dans un « glossaire » fort complexe se traduisant dans le texte par une abondance d’italiques) absolument fascinant, dans la lignée des meilleurs récits de Jack Vance et d’Ursula Le Guin.

L’action est le maître-mot d’ « Imaro ». Les combats les plus violents ponctuent le récit avec la régularité d’une horloge. Pourtant, le lecteur ne se lasse pas, et continue de se passionner pour les exploits sans cesse plus fous du colosse noir ; qu’il affronte des animaux, des hommes ou des monstres très howardiens (et donc passablement lovecraftiens), Imaro multiplie les prouesses, tel le héros plus grand que nature qu’il est par définition. Toutefois, si les cultures africaines et afro-américaines sont le berceau du héros de Charles Saunders, on pourra légitimement lui trouver aussi une certaine dimension christique (si ce n’est qu’il n’est pas vraiment du genre à tendre l’autre joue…), voire des accents grecs tant son parcours relève de l’épopée tragique. Imaro est en effet destiné à connaître la souffrance à chaque étape de sa vie, et sa quête d’identité et de liberté s’avère semée d’embûches. Personnage aussi fort que poignant, il se révèle bien plus complexe qu’une simple montagne de muscles massacrant à tour de bras.

L’originalité, en dehors de ce superbe cadre « africain », n’est probablement pas la principale qualité d’ « Imaro ». Mais peu importe : il s’agit là d’une fantasy haut de gamme, d’un divertissement de choix qui écrase la pseudo-concurrence. De quoi fournir des heures d’évasion exotique. Un régal qui vaut bien toutes les louanges.

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