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Incarnations

« Une ancienne charcuterie industrielle. Un lieu clos, labyrinthique et interactif. Un vieil artiste : Antonin Fabrio, cinéaste et sculpteur sulfureux. Cinq personnes, trois hommes, deux femmes, recrutées pour participer à une expérience extrême. Moyenne d'âge : entre vingt et trente ans. Cinq prisonniers volontaires, enfermés dans ce bâtiment où ils deviennent une matière brute entre les mains du vieil homme. Et très vite, les motivations réelles d'Antonin Fabrio apparaissent : réaliser une œuvre totale et définitive, faire de l'art avec du vivant ; transformer ces cinq individus en « bioacteurs » pour les amener à incarner des personnes disparues. La métamorphose commence. Dans la douleur. Car Fabrio est prêt à tout pour parvenir à son but : torture mentale, manipulations, violences physiques… »

À cette présentation de l'éditeur, limpide, on se permettra de rajouter qu'une grande rousse se promène aussi dans le complexe industriel ; ainsi que deux gardes du corps, dont un sans main, mais expert en savate.

Collaborateur de la revue Bifrost toujours prêt à dénicher des perles dans les coins les plus obscurs de la littérature dite générale, perles qui se révèlent bien souvent au carrefour des genres, dans ce trou noir qu'on appelle les transfictions, Xavier Bruce a 41 ans. Il vit à Paris. Incarnations est son premier roman. Et une sacrée surprise, n'ayons pas peur des mots, car Incarnations est un roman surprenant, de la première à la dernière page.

Surprenant par sa couverture : une belle illustration de Patrick Imbert (un autre collaborateur de Bifrost : décidemment !) qui évoque le cinéma cradingue de Saw et Hostel et nous emmène de fait sur une fausse piste. On imagine un Loft Story façon survival horror alors qu'on devrait plutôt penser au Eraserhead de David Lynch et au giallo, ce genre de film d'exploitation, principalement italien, à la frontière entre le cinéma policier, l'horreur, le fantastique et l'érotisme, qui a connu son heure de gloire dans les années 1960 à 1980. À bien y réfléchir, Incarnations est une transfiction ET un giallo. Aucune des quatre composantes du genre cinématographique ne manque : scènes de violence physique, scènes de terreur, phénomènes inexplicables (un des personnages ressent les douleurs infligés aux autres), érotisme (le personnage d'Apolline évoque un torchon enflammé virevoltant au-dessus d'une généreuse flaque d'essence). Les codes sont respectés, jusqu'aux détails architecturaux torturés chers au Dario Argento de la grande époque (ici un jardin inversé, là des chambres trop grandes, dénuées de mobilier si ce n'est un lit, etc.).

Surprenant aussi, la construction du roman, extrêmement élaborée, anti-linéaire, en chapitres courts, où presque tous les points de vues s'alternent et forment une mosaïque de folies ; car, inutile de se voiler la face, ils sont tous à la masse dans ce bouquin, dysfonctionnels, autodestructeurs pour certains, narcissiques jusqu'à la nausée pour d'autres, manipulateurs, paranoïaques, sadiques, en proie à diverses hallucinations et j'en passe. Une vraie galerie de monstres. Le marionnettiste a trop bien choisi ses marionnettes ? Sans doute. Et la charcuterie industrielle d'Ozoir-la-ferrière évoque une maison de fous insalubre tirée d'un chef-d'œuvre du cinéma d'épouvante. Cette plongée dans les ténèbres de l'âme humaine n'est pas de tout repos, malgré l'humour (noir) de l'auteur. Elle est beaucoup plus dérangeante qu'une scène de torture frontale tirée d'Hostel — vite vue, vite oubliée. Incarnations suinte la rouille et les fluides corporels viciés, ce n'est pas une lecture pour tous ; dans le meilleur des cas l'hypothétique adaptation cinématographique sera interdite au moins de 16 ans, après affrontements au comité de censure.

En commençant la lecture du livre, je n'ai pu m'empêcher de penser aux premiers romans de Chuck Palahniuk (narrateur à la première personne, phrases courtes, humour méchant, comme on aime), mais cette impression s'est vite estompée tant Xavier Bruce nous plonge dans le kaléidoscope mental de ses protagonistes dérangés (une technique d'écriture que Palahniuk n'utilise pas dans ses premiers romans). Cette prime impression passée, qui relève sans doute de l'influence réelle, c'est le jeu sur la mythologie du cinéma fantastique/d'horreur qui a capté mon attention, car Bruce joue un peu sur le même terrain que La Conspiration des ténèbres de Theodore Roszak, mais poursuit un but tout à fait différent (il part de la mythologie, les scènes de présentation d'Antonin Fabrio, pour aller au présent et même vers l'avenir ; Roszak part du présent pour aller à la mythologie du cinéma, puis s'enfonce jusqu'à l'histoire secrète).

Pur produit de la contre-culture, jeu sur les limites de la littérature dite générale, hommage au cinéma d'horreur italien des années 60-80 (Bava, Argento, Fulci, évidemment, mais aussi peut-être le plus récent Bloody Bird de Michele Saovi, 1987), réflexion assez poussée sur le voyeurisme, la société de spectacle et notre irréversible intoxication aux images de la téléréalité, Incarnations est un bon roman, et par voie de conséquence un très bon premier roman.

Comme il n'existe pas de romans parfaits, on se permettra quelques critiques succinctes : l'utilisation de phrases courtes se révèle parfois lassante ; certaines choses sont doublées et triplées, là où une seule description ou une seule métaphore aurait suffi (bien que bref, le livre aurait gagné à être un poil plus dense, d'autant qu'il souffre d'un petit coup de mou aux alentours de la page 170). Xavier Bruce sacrifie aussi quelques pans de son intrigue au profit d'« effets visuels », mais vu le sujet du livre, on s'autorisera à penser que cela relève d'un choix.

Dès son premier roman, Xavier Bruce va au bout de son projet, au bout d'une folie extraordinaire (à opposer à celle de Bukowski, par exemple), et se taille à grands coups de scalpel un coin douillet quelque part entre le Palahniuk de Monstres invisibles et Les Livres de sang de Clive Barker.

Maintenant, lecteur, c'est ton tour de découvrir les secrets de la bioincarnation.

L'Enfant des cimetières

Tout commence comme un épisode loner d'X-Files… Une journaliste et un photographe enquêtent sur un massacre qui a eu lieu près d'un cimetière ; un père de famille, fossoyeur de métier, a flingué sa femme et ses enfants. Le lendemain, la petite amie du photographe est assassinée à l'hôpital, où elle faisait une animation. Son meurtrier n'est autre que le neveu du fossoyeur fou, un adolescent qui croyait dur comme fer que la légende urbaine de l'enfant des cimetières n'est justement pas une légende. Pour Aurore Dumas, la journaliste, et David Ormeval, le photographe, commence alors une enquête qui les mènera sur la piste de cet enfant qu'il ne faut jamais regarder dans les yeux, Nathaniel. Et sur la trace d'ombres aussi vivantes que mortelles.

Quand j'avais treize ans, et jusqu'à mes quinze ans à peu près, l'auteur dont j'attendais les parutions avec le plus d'impatience était Graham Masterton, alors publié chez Néo (corollaire : on a rarement bon goût à cet âge-là). Je me souviens avoir lu Le Djinn d'une traite, Manitou dans des conditions similaires, etc. Avec le recul, il est facile de voir ce qui me plaisait dans ces œuvres : pleines de provoc' et de déviances sexuelles, remplies jusqu'à la gueule de mutilations et autres éventrations, elles répondaient à la plupart de mes « manques » d'adolescent (au milieu des années 80, cette violence-là, cette sexualité-là n'étaient pas aussi faciles à trouver qu'aujourd'hui ; ce qui rendait Masterton irrésistible, tout comme Spectres de Dean R. Koontz ou Simetierre de Stephen King). L'Enfant des cimetières, avec ses scènes d'horreur grand-guignolesques (pour s'amuser, on pourrait compter les giclées de cervelle humaine sur les murs) et ses scènes de sexe full frontal, a interpellé l'adolescent que j'étais il y a vingt-cinq ans, et m'a procuré de ce fait un vrai plaisir de lecture, mais un plaisir au « second degré », un soupçon nostalgique.

Avec ce roman (sans doute écrit trop vite), Sire Cédric joue sur plusieurs tableaux (celui du thriller fantastique à la Dean R. Koontz/Graham Masterton, celui du conte gothique et celui du survival horror cradingue, drôle, bête et méchant). Si cette dispersion surprend agréablement dans un genre (le thriller) où les produits sont souvent très formatés (pour ne pas dire très propres), malheureusement cette même dispersion empêche L'Enfant des cimetières de convaincre totalement (une déception que renforce un style avec des hauts et des bas, qui passe volontiers du lyrique surécrit au synopsis à peine relu ; sans parler du mélange éprouvant d'analyses ADN que-moi-aussi-je-regarde-Les-Experts et de dialogues goguenards dignes de Shaun of the dead). Au final, ce roman qui ne se prend guère au sérieux fonctionne ni plus ni moins comme une de ces séries B d'épouvante que Milady réédite régulièrement.

Sans doute, sur un malentendu, attendait-on de Sire Cédric un vrai « livre fantastique », tendu, sans gras, oppressant ; mais ce n'était probablement pas ce qu'il voulait écrire, préférant creuser son propre sillon, celui de son premier roman, Angemort, livrant ainsi une nouvelle comédie romantique porno-gore (dont l'exemple le plus probant est sans doute Sailor et Lula de David Lynch, un réalisateur par ailleurs cité en ouverture et en clôture de L'Enfant des cimetières). Pour les aficionados, donc, jeunes de préférence.

Dehors les chiens, les infidèles

Maïa Mazaurette est née en 1978. Journaliste, blogueuse qui « parle de sexe sans parler de cul » (si, c'est possible !), elle a publié son premier ouvrage, une autofiction, en 2001 chez Florent Massot, Nos amis les hommes, puis son premier roman en 2004 Le Pire est avenir chez Jacques-Marie Laffont, un ouvrage qui devrait reparaître bientôt chez Mnémos et qui s'apparente aux anticipations sociales chères à J. G. Ballard. Plus récemment ont paru deux essais à La Musardine (en collaboration avec Damien Mascret) : La Revanche du clitoris et Peut-on être romantique en levrette ?

Dehors les chiens, les infidèles est sa première fantasy.

« Tous les cinq ans, Auristelle envoyait cinq adolescents en exil. La Quête avait commencé soixante-dix ans plus tôt, soit une décennie seulement après la défaite de Galaad : on estimait que quatorze groupes sillonnaient en permanence le continent pour trouver L'Etoile du Matin. Mais combien avaient réellement survécu ? » page 42.

Voilà en quelques lignes l'intrigue de Dehors les chiens, les infidèles posée. Le groupe que l'on va suivre dans sa quête c'est celui de Spérance, Vaast, Astasie, Lièpre et Cyférien (ce qui, on le reconnaîtra sans peine, nous change des habituels noms/prénoms à consonance elfique, celte, ou plus couramment merdique). Le décor — mélange de croisade, de Sainte Inquisition, d'idéal aryen et de quête du Graal (la terre gaste est ici transformée en pays de la nuit) — est relativement original. Relativement, car en fait Maïa Mazaurette, sans doute de façon totalement inconsciente, marche sur les traces de Cendres, l'héroïne de Mary Gentle condamnée à repousser les barbares venus de Carthage sous le ciel noir de la Pénitence. Sans parler de l'influence de l'Excalibur de John Boorman, tout à fait tangible, et de divers éléments puisés dans la Matière de Bretagne. Le décalque est assez simple, sans être simpliste, et fonctionne.

Outre cette originalité relative, on notera aussi le sens du scénario de Maïa Mazaurette, qui se permet plusieurs retournements de situations à la fois surprenants et logiques, ainsi qu'un sens aigu des personnages (la plupart sont réussis, tenus ; certains, comme Astasie, sont même très réussis et, de fait, portent le livre sur leurs épaules).

Tout ça n'empêche pas Dehors les chiens, les infidèles d'être décevant, d'une ambition réelle, mais mal maîtrisée. La narration en points de vue papillonne sans élégance d'un personnage à un autre, les dialogues ne vont jamais très loin (ce n'est pas parce qu'on y met des jurons qu'un dialogue est bon), les descriptions s'arrêtent à peu près là où elles devraient commencer, etc. La quatrième de couverture parle d'un « univers médiéval désespéré et violent » ; personnellement, je n'ai pas tellement ressenti ce désespoir ni cette violence. À dire vrai, pendant les cent premières pages j'ai eu l'impression de lire un compte-rendu de partie de jeux massivement multijoueurs, et puis j'ai compris qu'il n'y avait rien de virtuel dans cette affaire, et qu'en fait Maïa Mazaurette n'avait pas pensé que « scène de crime », « organisation pyramidale » et autres anachronismes/incongruités desservaient son récit. À aucun moment, elle n'a cherché à adapter sa langue à son décor (contrairement à un Pelot ou à un Druon, pour n'en citer que deux), ce qui rend l'ensemble « facile », peu immersif (Tancrède, l'uchronie d'Ugo Bellagamba publiée aux Moutons électriques, souffre à mon sens du même problème de manque d'implication dans l'écriture).

Tel un bateau sur des récifs, Dehors les chiens, les infidèles se brise aussi sur quelques phrases ou répliques particulièrement maladroites : « Au moins ces paysans-ci ne se consommaient-ils pas directement d'humains, comme c'était le cas dans les contrées sujettes au cannibalisme », page 39. L'eau mouille, et il pleut dans les villes sous la pluie. Ah ah ah.

À sept euros en poche, pourquoi ne pas découvrir une nouvelle plume prometteuse ? Mais en ces temps de crise, quitte à dépenser 22 euros, dépensez-en plutôt 21 pour acheter La Guerre du Mein, Acacia tome 1 de David Anthony Durham (680 ! ! ! pages, et traduites qui plus est ; critique dans Bifrost 53), qui est à la fantasy moderne ce que Ran est au cinéma japonais.

Pour conclure sur Dehors les chiens, les infidèles : une édition poche étant plus que probable, il convient de l'attendre en espérant qu'elle sera lourdement corrigée.

Crossfire

[Critique commune à Charlie de Stephen King et Crossfire de Miyuki Miyabe.]

Etats-Unis. Années 70. Au milieu de dix autres étudiants, Andy McGee et Vicky Tomlinson participent, contre 200 dollars, à une expérience du docteur Wanless durant laquelle leur est injecté un soi-disant hallucinogène léger apparenté au LSD et appelé Lot 6. L'expérience tourne mal : un des étudiants s'arrache les yeux, un autre fait un arrêt cardiaque fatal. Andy et Vicky ont l'impression d'être passés au travers et se mettent en couple, jusqu'à ce qu'ils s'aperçoivent que cette expérience les a changés. Andy a le pouvoir de pousser les gens à agir contre leur gré, un pouvoir qui lui occasionne ensuite de terribles migraines ; Vicky ferme le frigo depuis l'autre côté de la cuisine sans vraiment y penser, sans vraiment s'en rendre compte. Et puis le bonheur arrive dans la maison, sous la forme d'un bébé, Charlie, une petite fille qui en cauchemardant ne va pas tarder à mettre le feu à sa chambre, car elle a un don autrement plus impressionnant que ceux de ses parents : elle est dotée du pouvoir de pyrokinésie. Après la mort (accidentelle ?) de Vicky, il est temps pour le docteur Wanless de réapparaître et avec lui « La Boîte », cette étrange agence gouvernementale qui n'est ni la CIA, ni le FBI, ni la NSA…

Stephen King a commencé sa carrière littéraire en 1974 avec Carrie (adaptée au cinéma par Brian De Palma dès 1976) et n'a jamais vraiment cessé d'écrire sur les pouvoirs parapsychologiques : Shining (1977), Dead Zone (1979, écrit juste avant Charlie), La Ligne verte (1996), Cœurs perdus en Atlantide (1998), Dreamcatcher (2001), etc. En considérant cette liste non exhaustive et la qualité de ces titres (Dreamcatcher est sans doute le plus faible de la liste), force est de constater que les pouvoirs psys ont plutôt bien inspiré King. Charlie (dont l'intrigue ressemble sans doute trop à Furie (1976) de John Farris ; le traqueur est Amérindien dans les deux livres, ce qui a donné lieu à quelques explications d'avocats) est une des réussites majeures de l'auteur, une sorte de « roman de gare » parfait. La course-poursuite est haletante, les personnages fouillés, les scènes d'action remuent, ça chauffe (pour le moins) et le vertige naît à plusieurs moments. Servi par un sens de la narration, et notamment du flash-back, tout simplement magistral, Charlie se dévore par paquets de 100 pages (malgré une traduction française qui mériterait d'être revue, F. M. Lennox arrivant à restituer à l'identique tous les faux amis de la langue américaine ou presque). Cette lecture, qui nous happe comme par un torrent furieux, nous rappelle, car on l'avait un petit peu oublié ces dernières années, que Stephen King est un géant, tout autant dans le domaine de la littérature populaire que celui de la littérature dite « générale ».

Dix-huit ans après la prime publication de Charlie aux USA, paraissait au Japon, en 1998, donc, Crossfire de Miyabe Miyuki, imposant polar récemment publié par les éditions Philippe Picquier. Et le moins que l'on puisse dire c'est que l'auteur japonaise y rend un sincère hommage à Stephen King : comme Charlie, Aoki Junko (l'héroïne/la méchante, au choix) a le pouvoir de mettre le feu ; comme le docteur Wanless, l'ancien policer Skipper émiette ses cigarettes plutôt que de les fumer ; comme Andy McGee, Kôichi a le pouvoir de pousser les gens à agir contre leur gré ; quant au code de l'ordinateur d'Aoki, ce n'est rien moins que Firestarter, le titre original de Charlie

Au-delà de l'hommage, Crossfire est un bon roman policier, doublé d'un bon livre fantastique, triplé d'une très intéressante vision de la société japonaise contemporaine. Un livre dense (avec toutefois quelques « plages calmes ») où l'aspect policier pèse davantage que l'aspect fantastique/science-fictif. On y suit une équipe de police à la poursuite d'Aoki Junko ; car celle-ci, de massacre en massacre, agit comme une super justicière en mission. Le livre rebondit à peu près toutes les cent pages (en fait, à peu près à chaque fois qu'on commence à s'ennuyer), partant alors dans une direction surprenante et pourtant cohérente avec ce qui a précédé (on est loin de certains twists de thriller hollywoodien qui ne résistent à aucune analyse, même polie). À bien y réfléchir, Crossfire pose exactement les mêmes questions, soulève exactement les mêmes draps sales que la série Dexter : justice défaillante, notion de « juste punition », peine de mort, présomption d'innocence, avocats trop malins ; seul petit problème, Dexter va beaucoup plus loin et se révèle donc au final plus intéressant (digression pour digression, juste un petit aparté sur les livres de Jeff Lindsay, Ce cher Dexter, Dexter revient, Les Démons de Dexter ; les deux premiers sont sympathiques mais souffrent de la comparaison avec la série ; le troisième, qui verse dans le fantastique, est… une mauvaise blague ?). Bien que prenant, terriblement dépaysant puisqu'il nous plonge au cœur de la société japonaise et de ses services de police, Crossfire n'arrive pas au niveau de son modèle Charlie, sans doute parce que Miyabe Miyuki ne possède pas l'énorme moteur narratif de Stephen King — elle reprend son souffle régulièrement et son style est plat, assez désincarné, monotone, ce que n'arrangent guère quelques maladresses manifestes dans la version française.

Crossfire a été adapté au cinéma en 2000 par Shusuke Kaneko (titre anglais : Pyrokinesis), le réalisateur du médiocre Azumi 2.

Charlie

[Critique commune à Charlie de Stephen King et Crossfire de Miyuki Miyabe.]

États-Unis. Années 70. Au milieu de dix autres étudiants, Andy McGee et Vicky Tomlinson participent, contre 200 dollars, à une expérience du docteur Wanless durant laquelle leur est injecté un soi-disant hallucinogène léger apparenté au LSD et appelé Lot 6. L'expérience tourne mal : un des étudiants s'arrache les yeux, un autre fait un arrêt cardiaque fatal. Andy et Vicky ont l'impression d'être passés au travers et se mettent en couple, jusqu'à ce qu'ils s'aperçoivent que cette expérience les a changés. Andy a le pouvoir de pousser les gens à agir contre leur gré, un pouvoir qui lui occasionne ensuite de terribles migraines ; Vicky ferme le frigo depuis l'autre côté de la cuisine sans vraiment y penser, sans vraiment s'en rendre compte. Et puis le bonheur arrive dans la maison, sous la forme d'un bébé, Charlie, une petite fille qui en cauchemardant ne va pas tarder à mettre le feu à sa chambre, car elle a un don autrement plus impressionnant que ceux de ses parents : elle est dotée du pouvoir de pyrokinésie. Après la mort (accidentelle ?) de Vicky, il est temps pour le docteur Wanless de réapparaître et avec lui « La Boîte », cette étrange agence gouvernementale qui n'est ni la CIA, ni le FBI, ni la NSA…

Stephen King a commencé sa carrière littéraire en 1974 avec Carrie (adaptée au cinéma par Brian De Palma dès 1976) et n'a jamais vraiment cessé d'écrire sur les pouvoirs parapsychologiques : Shining (1977), Dead Zone (1979, écrit juste avant Charlie), La Ligne verte (1996), Cœurs perdus en Atlantide (1998), Dreamcatcher (2001), etc. En considérant cette liste non exhaustive et la qualité de ces titres (Dreamcatcher est sans doute le plus faible de la liste), force est de constater que les pouvoirs psys ont plutôt bien inspiré King. Charlie (dont l'intrigue ressemble sans doute trop à Furie (1976) de John Farris ; le traqueur est Amérindien dans les deux livres, ce qui a donné lieu à quelques explications d'avocats) est une des réussites majeures de l'auteur, une sorte de « roman de gare » parfait. La course-poursuite est haletante, les personnages fouillés, les scènes d'action remuent, ça chauffe (pour le moins) et le vertige naît à plusieurs moments. Servi par un sens de la narration, et notamment du flash-back, tout simplement magistral, Charlie se dévore par paquets de 100 pages (malgré une traduction française qui mériterait d'être revue, F. M. Lennox arrivant à restituer à l'identique tous les faux amis de la langue américaine ou presque). Cette lecture, qui nous happe comme par un torrent furieux, nous rappelle, car on l'avait un petit peu oublié ces dernières années, que Stephen King est un géant, tout autant dans le domaine de la littérature populaire que celui de la littérature dite « générale ».

Dix-huit ans après la prime publication de Charlie aux USA, paraissait au Japon, en 1998, donc, Crossfire de Miyabe Miyuki, imposant polar récemment publié par les éditions Philippe Picquier. Et le moins que l'on puisse dire c'est que l'auteur japonaise y rend un sincère hommage à Stephen King : comme Charlie, Aoki Junko (l'héroïne/la méchante, au choix) a le pouvoir de mettre le feu ; comme le docteur Wanless, l'ancien policer Skipper émiette ses cigarettes plutôt que de les fumer ; comme Andy McGee, Kôichi a le pouvoir de pousser les gens à agir contre leur gré ; quant au code de l'ordinateur d'Aoki, ce n'est rien moins que Firestarter, le titre original de Charlie

Au-delà de l'hommage, Crossfire est un bon roman policier, doublé d'un bon livre fantastique, triplé d'une très intéressante vision de la société japonaise contemporaine. Un livre dense (avec toutefois quelques « plages calmes ») où l'aspect policier pèse davantage que l'aspect fantastique/science-fictif. On y suit une équipe de police à la poursuite d'Aoki Junko ; car celle-ci, de massacre en massacre, agit comme une super justicière en mission. Le livre rebondit à peu près toutes les cent pages (en fait, à peu près à chaque fois qu'on commence à s'ennuyer), partant alors dans une direction surprenante et pourtant cohérente avec ce qui a précédé (on est loin de certains twists de thriller hollywoodien qui ne résistent à aucune analyse, même polie). À bien y réfléchir, Crossfire pose exactement les mêmes questions, soulève exactement les mêmes draps sales que la série Dexter : justice défaillante, notion de « juste punition », peine de mort, présomption d'innocence, avocats trop malins ; seul petit problème, Dexter va beaucoup plus loin et se révèle donc au final plus intéressant (digression pour digression, juste un petit aparté sur les livres de Jeff Lindsay, Ce cher Dexter, Dexter revient, Les Démons de Dexter ; les deux premiers sont sympathiques mais souffrent de la comparaison avec la série ; le troisième, qui verse dans le fantastique, est… une mauvaise blague ?). Bien que prenant, terriblement dépaysant puisqu'il nous plonge au cœur de la société japonaise et de ses services de police, Crossfire n'arrive pas au niveau de son modèle Charlie, sans doute parce que Miyabe Miyuki ne possède pas l'énorme moteur narratif de Stephen King — elle reprend son souffle régulièrement et son style est plat, assez désincarné, monotone, ce que n'arrangent guère quelques maladresses manifestes dans la version française.

Crossfire a été adapté au cinéma en 2000 par Shusuke Kaneko (titre anglais : Pyrokinesis), le réalisateur du médiocre Azumi 2.

Sous la bannière étoilée

Décidément, la collection « Terres d'Amérique » réserve toujours de bonnes surprises. Après Craig Davidson et son excellent recueil, Un goût de rouille et d'os, voilà une autre révélation littéraire : Sous la bannière étoilée de Benjamin Percy, un jeune écrivain qui fonce droit dans le tas, sans faire de manières, et nous assène avec force quelques vérités bien senties sur l'Amérique d'aujourd'hui. Et là aussi, il s'agit de nouvelles.

Au programme, dix textes à l'écriture nerveuse, aux thèmes dérangeants, avec pour unique décor les vastes paysages désertiques de l'Orégon. Benjamin Percy a grandi dans cette région de l'Amérique. Et à la lecture de son recueil, on s'en rend compte. Car tout sonne vrai : personnages, situations, lieux décrits… On sent que Percy sait de quoi il parle. Ce qui donne à ses nouvelles une authenticité et une densité assez rares. On y est et on y croit. D'autant plus que Percy ne fait pas le malin. Il raconte crûment. Il écrit à hauteur d'homme, sans effets racoleurs, mais avec une foi totale, une conviction absolue.

Tout commence avec la nouvelle qui donne son nom au recueil, « Sous la bannière étoilée ». À Tumalo, une petite ville de l'Oregon, les pères de familles, réservistes pour l'armée, sont partis combattre en Irak. Deux jeunes garçons décident de mener leur propre guerre. Leur cible : un sergent recruteur qu'ils jugent responsable du départ de leurs pères… Dans « Les Bois », un père et un fils qui ne parviennent pas à communiquer partent chasser dans la forêt. Ils y découvrent le cadavre d'un homme, puis d'un deuxième. Au cœur de cette forêt qu'ils croyaient connaître, les voilà devenus un simple gibier confronté à la menace d'un prédateur invisible et impitoyable. Et cette fois, père et fils vont devoir faire front ensemble… Dans une autre nouvelle, intitulée « Les Grottes », un couple se déchire violement autour du souvenir d'un enfant mort-né. Pour redonner un sens à leur vie commune, il leur faudra traverser une étrange épreuve : pénétrer dans une grotte où vit une communauté de chauve-souris ; des chauves-souris dont la physionomie ressemble bizarrement à celle de leur bébé mort… Et dans « Les Liens du sang », un vieil homme, ancien combattant du Vietnam reconverti en taxidermiste, va régler à sa manière les problèmes conjugaux de sa fille Anne. Cette nouvelle, forte et intense, chargée d'émotions retenues, de non-dits entre un père et sa fille, est d'ailleurs très révélatrice. Ici, les « liens du sang » est une expression à prendre au sens littéral : le vieil homme communie avec son petit fils, Cody, en lui apprenant à dépecer des cadavres d'animaux, et quand il s'agit d'aider sa fille à la dérive, il n'hésite pas à faire couler le sang. C'est d'ailleurs une constante de ce recueil. Les nouvelles de Benjamin Percy n'ont rien du conte de fée. Les rapports humains ne sont pas simples, et conduisent souvent à une violence extrême. Et bien sûr, malgré le fait que l'intrigue de chaque nouvelle se situe dans l'Orégon, les thèmes abordés par Percy recouvrent une réalité qui s'étend à toute l'Amérique : traumatismes liés au conflit en Irak, obsession des armes à feu, et poids des traditions dans les rapports familiaux. À la manière de beaucoup d'autres écrivains, Percy braque sa loupe sur une région précise de l'Amérique, mais pour mieux nous parler de nous. Des hommes. Des femmes. Vieux ou jeunes. Pères, mères, et enfants. Et même si certaines nouvelles sont plus faibles, moins percutantes (« Crash », « Murmure »), et même si « Fusion », une nouvelle résolument S-F (l'action se passe en 2015, dans une ambiance post-apocalyptique à la Mad max), ne convainc pas entièrement, il n'y a aucun doute sur le fait que ce Benjamin Percy, c'est de la graine de grand écrivain, de ceux qui vous retournent l'épiderme en quelques phrases. Il en donne une preuve supplémentaire avec le dernier texte du recueil, « Quand l'ours est venu », ou comment un ours tueur vient bouleverser l'existence trop tranquille d'une petite ville Américaine. En résumé, Sous la bannière étoilée est un recueil qui mérite largement le détour, et qui impose d'emblée Benjamin Percy comme un auteur à suivre de très près.

Le Club des policiers yiddish

Talentueux, imprévisible, considéré par beaucoup de jeunes écrivains américains comme un modèle, Michael Chabon a tout du surdoué. Adulé dès son premier roman, Les Mystères de Pittsburgh (récemment réédité dans la collection « Pavillon Poche » chez Robert Laffont), il a reçu en 2001 le prix Pulitzer pour Les Extraordinaires aventures de Kavalier & Clay (10/18) ; roman aussi fou qu'ambitieux dans lequel il rendait un hommage vibrant aux comics américains de l'âge d'or. Dans La Solution finale — un livre mineur mais intéressant —, c'est à Conan Doyle qu'il rendait hommage en mettant en scène un Sherlock Holmes vieillissant. Il a également supervisé l'édition de McSweeney's : méga-anthologie d'histoires effroyables (coll. « Du monde entier », Gallimard). Autant dire que Michael Chabon est un adepte convaincu du mélange des genres, c'est même une constante de son travail d'écrivain. On n'est donc pas surpris que Le Club des policiers yiddish, son dernier roman, ait reçu le prestigieux prix Hugo 2008 (un prix pourtant réservé aux œuvres de S-F ou de fantasy). La raison d'une telle distinction est simple : non seulement Le Club des policiers yiddish est une uchronie, une vraie, mais c'est même une des plus belles, une des plus inventives qu'on ait lu depuis longtemps.

Et bien sûr, puisqu'il s'agit d'une uchronie, tout débute par un subtil décalage historico-temporel : nous sommes au XXIe siècle. Deux millions de juifs, exilés d'Israël, sont venus trouver refuge à Sitka, une région située en plein cœur de l'Alaska. Dans ce décor glaciaire, devenu désormais leur nouvelle patrie, on parle exclusivement le yiddish. Au sein de cette communauté, Meyer Landsman est inspecteur de police. Sa vie est un désastre. Son ex-femme le méprise, il boit trop, et sa carrière dans la police est au point mort. Il loge dans un hôtel minable, dans une chambre sordide. Et comme si ça ne suffisait pas, voilà que dans son propre hôtel, un meurtre est commis. La victime, Emanuel Lasker, a été assassinée d'une balle dans la tête alors qu'il disputait une partie d'échecs. Landsman a beaucoup de défauts, ne croit à peu près en rien, mais il a une qualité : c'est un flic honnête, obstiné, et plus coriace qu'il n'y paraît. Et puis ce crime tombe à pic, car il l'oblige à sortir de sa léthargie. Alors Landsman met un frein à sa consommation d'alcool, enfile son plus beau costume et débute son enquête. Il découvre rapidement la vérité : la victime ne s'appelait pas Emanuel Lasker, mais Mendel Shpilman. Il était accro à l'héroïne, homosexuel, considéré par certains comme un messie, et fils d'un rabbin très influent. L'enquête se complique. Pour le seconder, Landsman fait donc appel à Burko, son cousin moitié juif, moitié indien. Ensemble, ils vont découvrir que la mort de Mendel Shpilman n'est qu'un des épisodes d'un vaste complot politico-religieux aux ramifications internationales…

Et si vous trouvez que ce résumé est un peu long, c'est tout simplement parce qu'il se passe beaucoup de choses dans ces 473 pages intenses comme un café sans sucre. Chabon est un feuilletoniste d'une efficacité redoutable, et il sait y faire pour promener son lecteur. Le Club des policiers yiddish tient à la fois du polar à l'ancienne — impossible de ne pas penser à Raymond Chandler, à Dashiell Hammett, voire même à Ed McBain — et de la S-F, par le biais de l'uchronie. Ce mélange entre roman policier et S-F n'a rien de bien nouveau. Beaucoup d'auteurs ont tenté ce pari risqué. Mais avec Le Club des policiers yiddish, Michael Chabon laisse tout le monde derrière. En fait, dans le genre, on a rien lu d'aussi jouissif depuis le fameux Flingue sur fond musical de Jonathan Lethem (dont le nom est d'ailleurs cité dans les remerciements). Chabon jongle et s'amuse avec les codes du roman policier : flic désabusé, renversements de situations, personnages secondaires hauts en couleur… Pour finalement nous concocter une uchronie magistrale, une fable politique qui trouve de multiples résonances dans notre monde réel. C'est puissant, vertigineux, d'une drôlerie et d'une modernité imparables. Et, sans en avoir l'air, sans pour autant devenir démonstratif ou pesant, Michael Chabon s'interroge aussi sur l'identité juive, sur l'exil (volontaire ou non), et dresse un constat sans appel sur les conséquences de tous les fanatismes religieux. Captivant du début à la fin, intelligent et jubilatoire, original et rythmé, Le Club des policiers yiddish est un roman qu'on n'oublie pas. À l'image de sa couverture, c'est un bolide qui avance à pleine vitesse, tous phares allumés, et qui éblouit durablement son lecteur. Au final, on applaudit. On dit bravo. Parce qu'effectivement, c'est du grand art. Michael Chabon a bien mérité son prix Hugo. L'histoire ne se termine d'ailleurs pas là, puisque Le Club des policiers yiddish va être adapté au cinéma. Et pas par n'importe qui. Par les frères Coen themselves. Tout ce qu'on leur souhaite, c'est que le film soit à la hauteur du roman. Brillant, novateur, intemporel. En un mot : incontournable.

Ailleurs

 

Olivia est de retour en France. Elle a dû quitter l’Australie pour fuir un mari trop brutal, en emmenant avec elle ses deux enfants : Andrew, 9 ans, et Lucy, 6 ans. Sa destination finale, c’est le « château », la vaste demeure familiale où elle a grandi. Elle y retrouve sa mère, une vieille femme froide et autoritaire, et Marcus, son frère. Lui aussi est de retour au « château », et pour une raison bien précise : un enterrement. Il est accompagné de sa femme, Sophie. Marcus et Sophie viennent de vivre un drame atroce : leur fille, Alice, est morte pendant l’accouchement, étranglée par le cordon ombilical qui la reliait au corps de sa mère. Sophie, très perturbée, refuse d’enterrer sa fille avant d’avoir eu le temps de la connaître. Alors elle déambule dans les jardins du « château », avec le cadavre d’Alice au creux des bras. Elle lui parle, la berce, l’habille, et tente même de la nourrir. Marcus laisse faire, persuadé que pour sa femme, cette forme de deuil est nécessaire. Simplement, pour freiner une décomposition trop rapide du corps, il dépose régulièrement le cadavre d’Alice au fond du grand congélateur qui se trouve dans la cuisine du « château ». Et pendant ce temps, les deux enfants d’Olivia s’activent. En secret, ils mettent au point un plan d’évasion…

Ailleurs est une œuvre étrange et inclassable. Sous ses apparences de drame familial en huis clos, l’intrigue glisse peu à peu, dérape — on a presque envie de dire qu’elle se décompose sous nos yeux, comme le cadavre d’Alice — pour se transformer en un conte pour adultes, violent, âpre et cruel. Sans cesse à la lisière du fantastique, décalé mais étrangement crédible, Ailleurs est un roman qui glace le sang. On assiste à cette pantomime grotesque, on observe les agissements bizarres des uns et des autres : Marcus qui gère calmement les délires morbides de sa femme ; Olivia qui reste neutre, et semble s’effacer lentement pour devenir une simple présence, presque un fantôme ; et leur mère qui monologue à l’infini, parle et s’écoute parler, en étant incapable d’agir. C’est réellement terrifiant. Pourtant, à bien y regarder, l’intrigue est plutôt banale. Alors comment Julia Leigh parvient-elle à créer un tel effet sur son lecteur à partir d’un récit aussi minimaliste ? Eh bien, tout est dans le traitement. Ou pour être plus précis, dans l’écriture : chaque phrase du roman, concise à l’extrême, fonctionne à la manière d’un couperet qui tranche, découpe et lacère. Chaque dialogue entre les personnages fourmille de sous-entendus inquiétants, souvent horribles, parfois obscènes. En fait, Julia Leigh a le talent assez rare de transformer le moindre mot en une arme mortelle, en un poison vénéneux et foudroyant. Le résultat, c’est que tout le roman baigne dans un climat poisseux, étouffant, schizophrénique. Une ambiance lourde, pesante, qui n’est pas sans rappeler certaines œuvres d’Henry James (Un portrait de femme ; L’Autel des morts ; Le Tour d’écrou). Ici aussi, le récit fonctionne comme un piège dans lequel le lecteur tombe. Julia Leigh y ajoute une touche d’horreur grimaçante, quasi clownesque ; un peu comme si Les Aventures de la famille Addams étaient réécrites par un Samuel Beckett sous antidépresseurs. La seule note d’espoir — dans cette histoire d’une noirceur cryptique — viendra de la réaction des enfants d’Olivia, et notamment d’Andrew, le petit garçon, qui tentera à sa façon d’échapper à l’emprise des adultes… Roman sans concession, dur, inflexible et excessif, Ailleurs peut agacer ou fasciner. Mais il ne laisse pas indifférent. C’est un texte acide, déstabilisant, incisif. Julia Leigh s’y livre à une véritable autopsie de cette famille : elle dissèque ses personnages, mettant à nu leurs émotions, et elle n’a pas peur de choquer. Voilà bien ce qui fait toute la beauté de ce roman surprenant. 

Outrage et rebellion

Pour son nouveau roman (en « Lunes d'encre », cette fois, sous une couverture d'un Daylon qu'on a connu plus inspiré figurant un incongru fan de Tokyo Hotel) situé dans l'univers sino-glauque du très bon et justement plébiscité Le Goût de l'immortalité (sans qu'on parle pour autant de « suite » ici), Catherine Dufour délaisse les yourcenareries pour faire dans le nettement moins distingué, mais non moins efficace.

Cette fois, on oublie les subjonctifs et autres tournures alambiquées au profit de témoignages crus et gouailleurs, débordant de sexe, de drogue et de rock'n'roll (et de pisse et de vomi) (et de prothèses et de clones). La forme (quasi) épistolaire laisse place à une succession d'entretiens, façon documentaire (mentions légales et générique de fin inclus), entièrement dénués de descriptions, de monologues intérieurs, etc.

Bref, exeunt les Mémoires d'Hadrien ; Catherine Dufour fait cette fois l'éponge avec l'indispensable Please Kill Me de Legs McNeil et Gillian McCain, « histoire non censurée du punk » américain des origines à la décadence (enfin, on se comprend…), où des Lou Reed, Iggy Pop, Ron Asheton, Dee Dee Ramone et autres (producteurs, musiciens, groupies, journalistes…) nous entretiennent avec candeur et outrance de leurs frasques de gamins débiles (et somme toute fort peu de musique…).

Catherine Dufour fait quelque peu l'éponge, oui ; elle ne s'en est jamais cachée, d'ailleurs, mais il est vrai que cela pourrait lui être nuisible à terme… Mais pas pour l'heure. Car si Outrage et rébellion s'inspire largement de Please Kill Me, il n'en constitue certainement pas une adaptation servile, ni a fortiori un plagiat. Si Catherine Dufour emprunte au volumineux essai (en France publié chez Allia) sa structure et quelques anecdotes ici ou là, elle n'en fournit pas moins un considérable travail d'écrivain en en faisant un roman. Un vrai roman, inventif dans la forme comme dans le fond, qui se dévore, et qui vous enthousiasme comme un riff des Ramones, avec la saleté de production des Stooges, et une outrance plus vraie que nature.

Car c'est là, à vrai dire, le tour de force de l'auteur. En nous contant l'épopée de Marquis, de ses potes et des requins et margoulins divers et variés qui profitent de leur talent contestable, le tout dans un contexte science-fictif d'une noirceur organique et horrifique, quelque part entre Ballard et Cronenberg, Catherine Dufour parvient à humaniser son propos et à donner un sens aux idioties juvéniles des branleurs géniaux qui l'ont inspirée. Marquis et ses zicos sont non seulement plus humains, tout en étant sensiblement plus trash, que leurs illustres modèles, mais, au-delà, leurs péripéties se voient ainsi conférer un sens, une portée immédiate, politique et cinglante, qui, quoi que le mythe ait pu en dire, faisait défaut au punk des origines.

Outrage et rébellion (tout est dans le titre) est donc bel et bien un (excellent) roman, fort de sa singularité, d'une humanité et d'une vivacité exemplaires, et autrement plus profond qu'il n'y paraît au premier abord.

Et c'est aussi, sans surprise de la part de Catherine Dufour, un roman superbement écrit. On a souvent eu l'occasion de le constater : il n'y a rien de pire que le pseudo argot que les écrivaillons du dimanche se sentent obligés d'infuser dans leurs dialogues pour faire « populo ». Mais ici l'auteur maîtrise parfaitement sa technique, use des néologismes et barbarismes avec un naturel effarant, et le tout coule tout seul, avec une aisance verbale, une authenticité rares dans un roman. Les interventions des divers personnages, tantôt écœurantes et déprimantes, tantôt (souvent) à hurler de rire, sont toujours d'une justesse qui force le respect. Aussi Outrage et rébellion se lit-il avec un plaisir constant, et une aisance permanente comme on en a rarement vue.

Chef-d'œuvre, alors ? Non, pas jusque-là. Si Outrage et rébellion est bien un excellent roman chaudement recommandé, il n'en est pas moins régulièrement victime de menus défauts qui l'empêchent d'accéder tout au sommet de la pyramide. De fait, si les emprunts et clins d'œil, nombreux, se montrent souvent jouissifs, il est à craindre que certains puristes ne jasent devant le procédé et le jugent quelque peu artificiel (sans parler des culs serrés à même de s'offusquer de la — oh mon Dieu ! — « vulgarité » du roman, mais ceux-là, n'est-ce pas, on les empapaoute, alors, bon…). Mais il y a plus gênant. Car au-delà des très nombreux personnages, tous aisément identifiables, solidement construits et cohérents, la structure même du roman, elle, en rend parfois le déroulement quelque peu confus. Et c'est à mon sens particulièrement vrai, et d'autant plus regrettable, pour ce qui est de la fin du livre, laquelle peine à convaincre : trop abrupte, trop confuse, et en définitive peu crédible… Dommage. Il s'en fallait de peu.

Mais, bordel, on parle de punk, que diable ! Alors ce n'est certainement pas le moment de faire la fine bouche. Dans l'ensemble, il ne saurait faire de doute qu'Outrage et rébellion est un roman qui vaut le détour ; il est même probablement meilleur que son illustre prédécesseur. Aussi l'adage se vérifie-t-il encore une fois : Catherine Dufour, c'est bon, mangez-en.

Divergences 001

Une bonne initiative dans le champ de la littérature jeunesse : avec sa toute nouvelle collection dédiée, Flammarion entend faire découvrir les merveilles de l'uchronie à nos chères petites têtes blondes (… et pourquoi blondes, d'ailleurs ? tiens, en voilà, un sujet d'uchronie…). Et pour étrenner cette collection judicieusement baptisée « Ukronie » (parce que le « k », ça fait plus djeunz), on trouve entre autres titres ce fort gouleyant Divergences 001 (appelant bel et bien à terme un Divergences 002), non pas un « roman jeunesse » comme l'indique un malencontreux sticker argenté sur la couverture, mais un recueil de nouvelles réunies et présentées par Alain Grousset, lequel s'enorgueillit (et pourquoi pas, après tout) du fait qu'il s'agit là d'une première en France.

Et le moins qu'on puisse dire est qu'il a réuni du beau monde. Jugez plutôt : Pierre Pelot, Fabrice Colin, Johan Heliot, Xavier Mauméjean, Michel Pagel, Jean-Marc Ligny, Laurent Genefort, Roland C. Wagner, et, histoire de sortir du cadre strictement franco-français, une nouvelle de Paul J. McAuley (traduite par l'excellent Jean-Daniel Brèque). Eh oui, tout de même ! Sans oublier la cerise sur le gâteau : une postface d'Eric B. Henriet, spécialiste français de l'uchronie s'il en est, dont on ne recommandera jamais assez l'excellent L'Histoire revisitée. Panorama de l'uchronie sous toutes ses formes, publié chez Encrage 1 (une postface salutaire et du plus grand intérêt pour découvrir le genre ; on la préférera largement à la préface et aux présentations d'Alain Grousset, pour le coup excessivement juvéniles et saturées de points d'exclamation).

Les nouvelles sont présentées selon l'ordre chronologique des points de divergence. Ce qui nous vaut une petite surprise pour la première, « Après le déluge » de Pierre Pelot, puisque la divergence n'est pas ici historique à proprement parler, mais religieuse : et si Noé et sa famille n'avaient pas été les seuls survivants du Déluge ? Un texte étrange, tantôt enthousiasmant, tantôt mollasson, parfois inventif, parfois convenu. Une introduction en demi-teinte, en somme.

Jean-Marc Ligny se montre ensuite plus convaincant avec « Exode » (non, rien de religieux cette fois), en imaginant la disparition de l'homo sapiens au profit des Néanderthals. Un texte fort et émouvant.

Fabrice Colin concocte un récit jeunesse tout ce qu'il y a d'efficace avec « Le Serpent qui changea le monde », et son Afrique civilisée l'emportant sur l'Europe barbare. Aventure et leçon de tolérance sont au programme, et cela fonctionne très bien.

On passe encore un cran au-dessus avec Michel Pagel, qui signe une des meilleures nouvelles du recueil avec « Le Petit coup d'épée de Maurevert » ; le point de divergence se situe lors de la Saint-Barthélemy, et, au terme d'amusantes aventures type « cape et épées », les conséquences en seront d'autant plus réjouissantes qu'elles verseront allègrement dans l'utopie…

Une déception ensuite avec Johan Heliot, dont la « Pax Bonapartia » est une uchronie napoléonienne et américaine banale au possible et sans grand intérêt. Ce n'est guère original, et a de fâcheuses allures de synopsis…

Déception encore avec Laurent Genefort, « L'Affaire Marie Curie » étant probablement le texte le moins intéressant du recueil : une Première Guerre Mondiale qui s'éternise, les Brigades du Tigre, Marie Curie et Constantin Tsiolkovski… Tout pour plaire a priori. Mais la sauce ne prend pas, la faute à un style médiocre et à une intrigue poussive. Dommage…

Xavier Mauméjean, par contre, s'en tire remarquablement bien avec « Reich Zone ». L'Allemagne nazie qui gagne la guerre, quoi de plus éculé ? Mais en jouant à son habitude des références et de la culture populaire (ici essentiellement La Quatrième dimension, les héros n'étant autres que Rod Serling et Richard Matheson !), l'auteur sait emporter son lecteur avec son aisance coutumière. Une excellente nouvelle.

Pas grand-chose à dire, par contre, sur les deux textes restants : Roland C. Wagner, avec « De la part de Staline », nous prodigue un texte définitivement adolescent mais sans réel intérêt ; quant à Paul J. McAuley, son « Histoire très britannique » est amusante, certes, mais sans plus…

Quoi qu'il en soit, ce recueil est dans l'ensemble de bonne, voire de très bonne facture. Idéal pour faire découvrir le genre uchronique à nos chères petites têtes brunes. En attendant un Divergences 002, qui devrait s'éloigner des uchronies « pures » ayant fait l'objet de ce premier volume.

 

Notes :
Un incontournable auquel Eric B. Henriet vient tout juste d'ajouter L'Uchronie, aux éditions Klincksieck, ouvrage qui, en 50 questions aborde tout ce qu'il faut savoir sur le domaine (262 pp. GdF. 18 euros) [NDRC]

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