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Histoire Zéro

Il est bien loin, le temps de la trilogie de « Neuromancien » ; William Gibson s’était déjà rapproché de notre époque avec sa trilogie suivante, dite du « Pont », et ses romans ultérieurs ne font que confirmer cette évolution, en s’attardant sur notre époque pour en analyser les tenants et aboutissants sans plus guère utiliser de prétexte SF. En dehors de quelques éléments sur le tard, Histoire zéro ne relève en effet pas vraiment de la science-fiction (pas au sens strict, du moins), mais il continue cependant d’interroger le monde selon une grille de lecture bel et bien héritée du cyberpunk. Ce qui, disons-le, est à la fois passionnant et un brin frustrant pour qui a découvert l’auteur avec ses premiers romans. Il est en tout cas certain que ce n’est pas avec Histoire zéro, qui vient clore une nouvelle trilogie entamée avec Identification des schémas, et poursuivie avec Code source, que l’on pourra apprécier au mieux la production SF de l’auteur… même si, comme le dit une critique reprise en quatrième de couverture, Gibson donne ici « à lire le présent comme si c’était le futur ». Une évolution certes pas innocente, et qui a pu lancer des pistes de recherches intéressantes dans les deux précédents romans, consacrés aux marques et aux sous-cultures, mais Histoire zéro, en poursuivant sur cette problématique, pousse le bouchon très loin… et sans doute trop. Jusqu’à l’absurde, en fait, en prenant pour sujet-prétexte (un McGuffin, assurément) ce que l’on peut concevoir de plus superficiel au monde : la mode.

Le roman alterne entre les points de vue de l’ancienne chanteuse de rock Hollis Henry et du paumé ex-camé Milgrim, deux des « héros » de Code source. Ils sont à nouveau amenés à travailler pour le curieux magnat Hubertus Bigend, qui a foi en leurs capacités respectives. Ainsi les lance-t-il sur les traces d’une mystérieuse marque (ou anti-marque ?) de jeans, appelée les Chiens de Gabriel, avec potentiellement de juteux marchés militaires à la clé. Ce qui fait l’originalité des Chiens, en effet, outre leur finition impeccable, c’est l’absence quasi totale de communication les concernant ; ils n’ont pas pignon sur rue, et personne ou presque ne sait de qui il s’agit (même si le lecteur se fait rapidement sa petite idée…) : « une ligne de vêtements connue pour ne pas être célèbre »… Nos deux investigateurs se lancent de fait dans la plus futile des quêtes, dans un milieu brillant par sa vacuité. L’histoire, dès lors ? Eh bien, il n’y en a pas vraiment, comme le titre le laisse assez entendre… Il s’agit bien d’une Histoire zéro. Ce qui, en soi, ne pose pas vraiment problème, n’en déplaise à certains critiques amateurs de bon (mauvais) mots ; à vrai dire, il y a même quelque chose de fascinant dans cette étude approfondie du néant…

Mais on ne se fera pas d’illusions pour autant, même dans un monde où tout est factice : Histoire zéro, avec tout son potentiel, est un roman raté. Gibson pousse en effet le vice très loin, et si son roman n’est pas totalement exempt de qualités — il est à coup sûr bien pensé, et les personnages d’Hollis et (surtout) de Milgrim sont bien campés et plutôt attachants —, il n’en reste pas moins qu’on s’y ennuie profondément. Il a même quelque chose d’un pensum… notamment du fait de sa longueur indubitablement excessive. Avec cette thématique, William Gibson tenait probablement le matériau d’une très bonne nouvelle ou novella ; en l’étirant artificiellement sur 550 pages, il met trop en lumière son dispositif, son propos, et lasse bien vite. La forme ne rattrapant pas le fond — Gibson n’a jamais vraiment eu de chance avec ses traducteurs —, ne subsiste plus de cette Histoire zéro qu’un profond ennui. Faux roman de science-fiction empruntant l’allure et les méthodes d’un faux thriller, ce dernier roman de William Gibson se révèle ainsi une triste déception, un livre qui, malgré une intelligence indéniable, laisse le lecteur, au mieux, parfaitement froid et indifférent.

Harmonie

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Harmonie, par la force des choses dernier roman de l’auteur qui se faisait appeler Project Itoh, a été couronné de multiples prix au Japon, et a aussi obtenu le Prix spécial du Jury aux Philip K. Dick Awards 2010. Et autant le dire de suite, c’était bien légitime. On s’étonnera d’autant plus qu’il n’ait pas encore rencontré davantage d’écho en France, alors que c’est à n’en pas douter une des publications les plus alléchantes d’ « Eclipse », éditeur depuis peu devenu collection dans le giron de Panini.

Nous sommes dans la seconde moitié du XXIe siècle. Après les terribles affrontements du Maelström, qui ont bien failli conduire l’humanité à l’extinction, s’est mise en place une étonnante utopie sous la houlette des admédistrations, aidées par les progrès de la recherche médicale et de la nanotechnologie. La vie humaine est désormais placée au centre des préoccupations, considérée comme un bien de la société. Les WatchMe implantés en tout un chacun, et les conseils médicaux qui vont de pair, assurent l’existence prolongée d’une humanité sans excès de graisse (ni déficit, d’ailleurs), sans maladies, du rhume au cancer, sans vices non plus (l’alcool et le tabac ont été violemment condamnés, et la caféine est sur le point d’y passer). Un cauchemar blanc, aseptisé, d’une froideur clinique, où la compassion et la bienveillance étouffent. Le « vivisme », cet avatar moderne d’hygiénisme nazillon mêlé de bien-pensance, en plaçant la vie au premier plan, a créé une société invivable.

<souvenir>

Quand Tuan Kirie était adolescente, elle avait pour meilleures amies, outre l’effacée Cian, l’intrigante et suprêmement intelligente Miach Mihie. Celle-ci s’était lancée dans une guerre impitoyable contre le vivisme, qui a débouché sur la tentative de suicide conjointe des trois jeunes filles. Seule Miach y est passée.

</souvenir>

Maintenant, Tuan travaille pour l’Hélix, une branche de l’OMS… qui sème la guerre à force de bonnes intentions. Mais Tuan n’écume pas les champs de bataille par compassion : ce qui l’intéresse, c’est l’alcool et le tabac. Contrainte cependant de rentrer au Japon du fait de ses entorses à la moralité publique, elle assiste bientôt au suicide de son amie d’enfance Cian. Mais Cian n’est pas la seule à être enfin passée à l’acte : au même moment, partout dans le monde, ce sont plus de six mille personnes qui ont tenté de se donner la mort, et près de la moitié y sont parvenues.

Malgré son implication personnelle — ou justement, pour cette raison —, Tuan enquête. Car ce suicide collectif inattendu, atteinte suprême aux objectifs des admédistrations, semble bien être l’œuvre d’une faction terroriste… Et notre héroïne va ainsi découvrir les dessous de la société viviste.

<déclaration>

Harmonie est un roman brillant.

</déclaration>

Project Itoh nous dépeint ici une société terriblement crédible, et d’une horreur impressionnante sous ses façades de bienveillance et de santé. Le cauchemar blanc du vivisme ne manque pas de nous renvoyer à certaines dérives contemporaines, et c’est bien l’évolution de notre société qui est ici questionnée ; la société occidentale comme la société japonaise, d’ailleurs : à cet égard, on ne peut s’empêcher de penser par moments, notamment dans les premières pages du roman, vibrantes de colère et d’absurdité, à certaines œuvres nippones telles que Les Bébés de la consigne automatique ou Battle Royale, pour rester dans le genre. Mais Project Itoh ne se contente pas d’attaquer les fondations et de démolir (même s’il fait cela très bien) ; en allant jusqu’au bout de la logique viviste, c’est, au-delà de la société, l’homme qui est finalement interrogé, d’une manière très subtile bien que radicalement matérialiste — Greg Egan n’est pas loin (on pense à la superbe nouvelle « Des raisons d’être heureux », dans Radieux), notamment dans la fascinante conclusion.

Pour autant, Harmonie n’est pas sans défauts.

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<i: La plume est franchement médiocre, les deux niveaux de traduction (japonais, puis anglais, puis français) n'ayant sans doute rien arrangé.>

<i: L'intrigue de techno-thriller est parfois un peu lourde.>

<i: Les souvenirs impliquant Miach sont d'ailleurs plus intéressants que la trame principale.>

</liste>

Mais cela n’enlève rien à l’essentiel : roman riche et indéniablement intelligent, Harmonie emporte sans peine l’adhésion. Aussi peut-on fermer les yeux sur ces quelques menues faiblesses, et reconnaître en l’ultime roman de Project Itoh un remarquable livre de science-fiction, à même de faire réfléchir le lecteur sans pontifier pour autant. C’est une denrée assez rare en ce moment ; on aurait d’autant plus tort de s’en priver.

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Le sang que l'on verse

« Mon nom est Etréham, je vais avoir dix-neuf ans et je suis le meilleur guerrier de tout l’empire pryaméen. J’ai appris seul à combattre et tuer. Ce talent mortel, mon art, coule en moi tel un feu enivrant. »

À l’issue d’une bataille qui a viré au carnage et a coûté la vie à son meilleur ami, lâchement assassiné, Etréham s’effondre, ivre de fatigue. À son réveil, il fait la connaissance de l’intrigante et divine Asa. Elle lui propose le plus grand des défis, un ultime combat : tuer son père Mérydès, le plus puissant des dieux, qui est allé jusqu’à s’autoproclamer Dieu Unique. Débute alors la quête funeste d’Etréham…

Le Sang que l’on verse est le premier roman de Yann de Saint-Rat (un pseudo ?), trentenaire dont on ne sait pas grand-chose, outre le fait qu’il aime les mangas, les comics, le cinéma et les jeux vidéo. Un roman certes bien construit, mais qui met longtemps à se mettre en marche, souffre de lourdeurs et de trop nombreuses répétitions.

Si l’auteur connaît bien les codes de la fantasy, il ne les réinvente jamais. Ce qui n’empêche pas l’intrigue, de prime abord cousue de fil blanc (quête, initiation, mentor, combat, opposition bien/mal...), de se développer par la suite de manière assez inattendue ; les dernières pages, apocalyptiques, s’avèrent même assez surprenantes.

Etréham évoque, comme il se doit, les héros de David Gemmell ou les 300 Spartiates de Zack Snyder. Les combats sont titanesques, tout en démesure ; les amateurs en auront pour leur argent. Cependant, le héros pâtit d’un défaut majeur : pion manipulé et ballotté par des forces qui le dépassent, il aurait mérité d’être moins naïf, davantage fouillé et beaucoup plus charismatique. En l’état, il souffre de la comparaison avec les autres personnages : la sauvage et arrogante Eyll, l’ambigu Mésume et la manipulatrice Asa.

Au final, bien que non exempt de défauts, Le Sang que l’on verse est un roman agréable doté de quelques bonnes idées. On saluera donc le travail de Mnémos, qui continue de nous faire découvrir de nouveaux auteurs, ce qui n’est pas si évident en ces temps crispés, et si celui-ci n’a pas le panache d’un Jean-Philippe Jaworski, on ne manquera pas de jeter un coup d’œil à son prochain récit…

L'Évangile cannibale

Auteur d’une vingtaine de romans dans de nombreux registres de l’Imaginaire, Fabien Clavel s’attaque ici à la figure, décidément très à la mode, du zombie.

« Bouffer ou être bouffé, c’est notre seul moyen de survivre. Ceci est mon témoignage. »

Matt Cirois, quatre-vingt-dix ans et pas franchement bien portant, coule ses derniers jours « heureux » dans la maison de retraite des Mûriers. Son activité favorite ? Cracher sur les aides-soignantes, se faire détester et haïr les autres. Jusqu’au jour où la doyenne du mouroir fait un rêve : l’apocalypse est pour bientôt ; il faut s’y préparer. Après une réclusion de quarante jours, Matt et quelques autres pensionnaires retrouvent le monde réel. Paris est dévasté et hanté par des zombies. Maintenant, il va falloir survivre…

Romancier chevronné, on l’a dit, Fabien Clavel livre ici un court roman maîtrisé au rythme endiablé rempli de références cinématographiques : les créatures évoquent celles de Romero, le Paris dévasté rappelle le Londres de 28 Jours plus tard, et de nombreux passages humoristiques évoquent Welcome to Zombieland (souvenez-vous de Bill Murray…). L’écriture est ciselée avec toujours le mot juste. Le ton, plein d’humour (noir), fait souvent rire (jaune), mais il est aussi cru et acerbe. S’ajoute une réelle mise en abyme, quand les protagonistes évoquent les films de Romero et la culture zombie. Enfin, le roman est porté par une galerie de personnages hauts en couleur. Entre le vieux facho sur le retour, celui qui ne parle qu’en chansons (toujours appropriées) et le narrateur manipulateur et paranoïaque, on a le droit à des « z-héros » très attachants.

Un petit bémol, toutefois (mais qui ne gêne en rien la lecture) : on a du mal à croire à ces vieux médicalement assistés, en fin de vie, qui s’en sortent sans trop de difficulté.

Roman bien plus fin qu’il n’y paraît, L’Evangile cannibale juxtapose avec à propos des zombies incarnant la décadence corporelle poussée à l’extrême et de vieux grabataires. L’auteur décrit dans sa première partie l’effrayant quotidien d’une maison de retraite et pointe du doigt la façon dont notre société gère la vieillesse et l’isolement des personnes âgées. Plus loin, c’est la société de consommation qui en prend plein les dents. À quoi bon voler des écrans plats au cours d’une invasion zombie ?

Bref, voici un petit OLNI à ne pas rater, un joli coup de cœur pour bien démarrer l’année.

Émile Delcroix et l'ombre sur Paris

D’abord disponible uniquement en version numérique en 2011 chez Walrus, le roman de Jacques Fuentealba, spécialiste de la micronouvelle, connaît désormais une nouvelle vie dans une édition papier (les livres publiés par Céléphaïs n’étant pas ou peu diffusés, on tentera sa chance chez les vendeurs en ligne ou directement sur le site de l’éditeur. [NDRC]) : l’occasion de redécouvrir un texte aussi original qu’attachant, qui, malgré quelques coquilles et maladresses, mérite le détour.

En 1863, Roland Delcroix, seize ans, étudiant prometteur de la parisienne Académie des Beaux-Arsestranges, espère pouvoir un jour capturer sa Muse et conquérir définitivement le cœur de Floriane, une Actrice aux cheveux verts. Malheureusement, on lui vole la première et il semble condamner à perdre la seconde… À lui de reconquérir les deux, entre course-poursuite sur les toits de la capitale, visite à la Cour Chtonienne et révélations de sombres complots !

Nous sommes en plein XIXe siècle et le rythme trépidant du roman populaire — fait de péripéties, coïncidences et rencontres providentielles — est de mise. Loin de chercher des modèles anglo-saxons, à base de vapeur et de corsets, le Paris steampunk de Jacques Fuentealba attire tous les regards. Ce n’est pas un steampunk de science-fiction, mais un steampunk magique, proche de la fantaisie urbaine, où le merveilleux ne ferait pas irruption dans notre monde mais en serait l’âme et le corps. Le tout vient d’une idée aussi simple qu’ingénieuse : la magie existe. Au sens propre, elle est vivante. La Fée verte, l’Inspiration, la Muse sont des métaphores incarnées que certains peuvent apprivoiser. Le danger plane littéralement au-dessus de Paris. La magie devient alors non pas un pouvoir, mais une capacité, faite de l’utilisation de couleurs, de craie et de Talent. Cette magie est l’apanage des Artistes, qu’ils soient Peintres, Acteurs, Sculpteurs ou Musiciens. Et son usage doit être compris et maîtrisé, parce qu’elle peut bien évidemment devenir dangereuse dans de mauvaises mains. Ajoutez à l’ensemble diverses créatures, allant du golem au vampire, et vous obtenez un Paris alternatif assez plaisant à visiter.

Le principal défaut que l’on pourrait trouver au roman est celui commun à ces textes qui reposent sur un univers aussi fort qu’original. Le lecteur s’y plaît, est tour à tour fasciné, intrigué et amusé, mais se tient toujours un peu en retrait par rapport aux personnages. Les malheurs d’Emile semblent ainsi moins intéressants que la description des cours sur la Mort dans le Grand Amphithéâtre de la Sorbonne (avec un lointain écho de la vie à Poudlard), ou la description onirique d’une représentation au Théâtre de l’Odéon… c’est peut-être pour cela que l’auteur retarde le démarrage de l’intrigue, laissant à son Paris uchronique tout l’espace nécessaire pour se déployer, autant dans sa vie nocturne que dans les sombres et inquiétants labyrinthes tapis sous le cimetière du Père-Lachaise. Retard largement compensé par la suite, avec une action qui ne cesse quasiment plus une fois le décor planté.

Kadath, le guide de la cité inconnue

Se réapproprier l'univers d'un auteur n'est déjà pas un exercice facile à la base, mais quand cela demande de faire vivre un monde onirique qui se forme avec ses visiteurs, il y aurait de quoi faire peur à n'importe qui. Ou, au contraire, de quoi nourrir les idées les plus folles et de s'offrir un terrain de jeu aux possibilités infinies et grisantes. C'est certainement ce qui a donné envie à David Camus, Mélanie Fazi, Raphaël Granier de Cassagnac, Laurent Poujois et Nicolas Fructus de reprendre l'exploration des contrées de Kadath, cette Cité que l'on ne peut visiter qu'en rêvant.

S'inspirant de « The Dream-Quest of Un-known Kadath » (c'est-à-dire, d'« À la recher-che de Kadath », dans Démons et merveilles paru chez 10/18 et publié également sous le titre de « La Quête onirique de Kadath l'inconnue » en tant qu'histoire indépendante chez J'ai Lu, ou encore dans le recueil Les Contrées du rêve, dans une nouvelle traduction, chez Mnémos), ce Guide de la Cité Inconnue n'a pas pour projet d'écrire « à la manière de », afin de continuer à faire vivre Kadath, mais bien de revisiter ce mythe à travers divers récits agrémentés de nombreuses illustrations et cartes qui nous donneront l'illusion d'une réalité presque tangible.

Ainsi, vous trouverez dans ce guide les récits de quatre rêveurs : « Le Témoignage de l'Innommé », l'Innommé en question étant celui qui nous propose ce livre au départ ; « L'Inédit de Carter », mettant en scène un personnage nommé HPL, dont l'identité ne fera mystère pour personne ; « L'Evangile selon Aliénor », qui nous raconte l'histoire d'une religieuse courageuse ayant vécu l'impensable ; et « Le Kitab du Saigneur », qui nous fait redécouvrir un personnage ancien que les familiers de Lovecraft reconnaîtront bien vite. Ne nous leurrons pas : pris individuellement, ces quatre récits n'auraient pas forcément été considérés comme convaincants. Mais entremêlés comme ils le sont ici, abordant des thématiques croisées s'amplifiant et se dessinant plus précisément au contact les uns des autres, ils finissent par séduire et même, emporter le lecteur.

Il ne faut cependant pas oublier de mentionner un cinquième rêveur, Nicolas Fructus, qui offre à ces récits un écrin à la fois sombre et délicat leur permettant de réellement nous transporter en ces contrées oniriques et inconnues. L'illustrateur a saupoudré ces histoires d'une magie qui fait tenir le tout et qui permet à Kadath de prendre vie. C'est d'ailleurs dommage que l'on soit quelques fois tirés de l'illusion du « guide illustré au charme suranné » par quelques pixels indésirables un peu trop marqués. Un peu plus de précision dans la reproduction des illustrations aurait été appréciée. Mais c'est là pinailler, sans doute, quand le résultat global reste plus que satisfaisant.

Une question se pose alors : l'objet est beau et arrive à convaincre, mais à qui s'adresse-t-il ? On pourrait le croire de prime abord fait pour le fanatique de Lovecraft qui sera invité à explorer plus en profondeur des terres qu'il connaissait déjà, quitte à pouvoir exploiter ce matériel à loisir dans des jeux de rôles favorisés par quelques éléments glissés ici et là au sein du guide. Et pourtant, le tout n'est pas inaccessible au néophyte. Au contraire, les auteurs-rêveurs ont eu la délicatesse de situer, l'air de rien, leurs référen-ces aux écrits lovecraftiens, permettant ainsi aux curieux de savoir de quel côté creuser pour découvrir le monde derrière l'allusion faite à l'un de ses éléments. Cette volonté d'inclure tous les lecteurs dans cette expérience est des plus appréciables.

Kadath : le Guide de la Cité Inconnue constitue donc aussi bien un bon moyen de découvrir l'univers de Lovecraft sans être dépassé par son style plutôt singulier, qu'un complément appréciable pour les amateurs qui pourront poursuivre leur expérience lovecraftienne dans les méandres kadathiens tels que proposés par cinq rêveurs les invitant à se joindre à eux.

H.P.L. (1890-1991)

« Howard Phillips Lovecraft vient de mourir à l’âge de cent un ans. »

Dans un autre plan d’existence, Howard Phillips Lovecraft n’est pas décédé d’un cancer de l’intestin à 47 ans, mais a donc vécu jusqu’à l’âge canonique de 101 ans. Roland C. Wagner s’en fait le biographe dans cette nouvelle, un charmant exercice de style plein de sympathie envers le « reclus de Providence ». Si le début de H.P.L. (1890-1991) respecte scrupuleusement la vie véritable de Lovecraft, la seconde moitié offre à ce dernier une biographie de rêve, où le créateur de Cthulhu devient un auteur reconnu et respecté, qui s’éloigne de l’horreur et du fantastique pour virer vers la SF, et qui délaisse ses opinions racistes pour adopter de vraies convictions de gauchiste. On le voit ainsi traverser un demi-siècle d’histoire de la SF américaine, publiant chez John W. Campbell, croisant le fer avec Heinlein, en prise avec le maccarthysme, adoubant Philip K. Dick, rencontrant un groupe de rock psychédélique… sans oublier un petit tacle à destination d’August Derleth.

Aussi sympathique qu’anecdotique, H.P.L. (1890-1991) n’est pas le seul texte de Roland C. Wagner à aborder l’œuvre lovecraftienne. Citons aussi le pastiche « Celui qui bave et qui glougloute ». Et le maléfique Dragon Rouge, dont la présence hante les « Futurs Mystères de Paris », a tout d’un Grand Ancien.

Cette nouvelle a été souvent republiée depuis sa prime parution en 1995. Dans sa dernière édition, en 2006 chez ActuSF, elle est accompagnée de sa traduction en anglais, par Jean-Daniel Brèque, et d’une interview de feu son auteur. Actuellement épuisée, H.P.L. (1890-1991) devrait sous peu bénéficier d’une réimpression. Pourquoi s’en priver, nom d’un shoggoth ?

(Dans un autre plan d’existence, Roland C. Wagner n’est pas décédé dans un accident de la route, et vivra jusqu’en 2061. Mais c’est là une autre histoire…)

La Peau froide

Début du XXe siècle, un républicain irlandais fuyant son passé est déposé sur une petite île de l’Atlantique Sud, non loin de l’Antarctique. Il doit y occuper le poste de météorologue, seul et loin de tout, pour une année entière. Une année, ça, oui. Mais seul… non. Malheureusement pour lui. Assiégé dès la première nuit par des hordes de monstres amphibies, il trouve un improbable allié dans le « gardien du phare », Cafis Batto, homme dur et bourru, sans doute fou, mais entrainé à la survie. Jusqu’à ce qu’un amour étrange pour un monstre femelle fasse basculer les alliances…

La Peau froide est un livre d’un élégant classicisme dans l’écriture. Maîtrise et richesse de la langue, préjugés racialistes énoncés comme des évidences, ce roman pourrait passer sans difficulté pour un ouvrage écrit il y a cent ans ou plus, ce qui, sous ma plume, est toujours laudatif.

Sur le plan narratif, l’histoire est de bon aloi pendant au moins deux bons tiers. L’isolement absolu, le retrait hors de l’Humanité, vécu par les deux naufragés encalminés sur leur île minuscule, sans moyen de communication et loin des routes maritimes, a quelque chose de vertigineux. Tekeli-li !

Réduits à focaliser toutes leurs actions, puis tout leur être, sur les nécessités de la survie par la guerre, les deux hommes finissent par se réduire à un vouloir vivre où l’intelligence n’est qu’un outil au service de l’anéantissement de l’Autre. Même plus le temps de lire le Frazer, pourtant disponible dans le phare, qui pourrait peut-être les éclairer. Dans un contexte fantastique qui rappelle Lovecraft et ses Profonds, La Peau froide a les attributs d’un roman post-apocalyptique.

Puis il y a le contact, émotionnel. Un monstre femelle vit dans le phare avec les deux hommes, servante volontaire, étrangement attirante, à la sexualité hypnotique et vénéneuse, qui amène progressivement le météorologue à dessiller les yeux.

Et là, le roman bascule dans un didactisme regrettable. Jusqu’alors, les deux niveaux de lecture n’interféraient pas. Roman effrayant d’un côté, métaphore du racisme et de la guerre de l’autre. Volonté d’anéantissement, dépersonnalisation et déshumanisation de l’ennemi, privé même de nom, solidarité « biologique » dépassant les antagonismes moraux, c’était plutôt fin, et surtout, ça laissait au lecteur le choix de la lecture souhaité ; j’y ai plaqué le conflit israélo-palestinien. Mais quand le « héros » découvre, comme une épiphanie, que, sous la peau froide des monstres, il y a un petit cœur qui bat, ça m’a rappelé un vieux sketch de Fernand Raynaud intitulé « L’Etranger ». Et c’est au contact des enfants des monstres que se produit le miracle ; rien ne nous sera donc épargné… La suite est prévisible, entre ceux qui voient plus loin, assez pour chercher à faire la paix, ceux qui refuseront ce que leurs sens leur disent, jusqu’au suicide, et la relève, fraîche et enthousiaste, qui empêchera la guerre de cesser.

Au final, si on aime le bien et le bon, il faut lire La Peau froide. Pour qui préfère un peu de finesse, mieux vaut éviter en revanche, on s’épargne la déception.

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