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Histoire de Lisey

Le célèbre écrivain Scott Landon est mort. Deux ans après, sa veuve entreprend de ranger les manuscrits et les papiers qui encombrent son bureau. Après vingt-cinq ans de vie commune, elle continue d'entretenir un dialogue avec son mari, dont elle a copié pas mal de tics de langage.

Lisey a peut-être de l'argent, mais sa vie n'est pas simple : elle a quatre sœurs dont l'une, de plus en plus fragile psychologiquement, a besoin de sa présence maintenant qu'elle est frappée d'une nouvelle crise de catatonie. Un professeur d'université qui la harcèle pour récupérer les inédits de Scott Landon a dépêché un malade mental chargé de les récupérer ; celui-ci se fait toujours plus menaçant et il est trop tard pour l'arrêter. N'ayant pas encore totalement achevé son deuil, Lisey craque. Les souvenirs l'envahissent au fur et à mesure qu'elle classe les documents : la tentative d'assassinat de son mari, le récit de son enfance martyre aux côtés de son frère Paul, qui le défendait contre un père manifestement fou, et surtout, le secret de son imagination, la mare aux histoires située dans un lieu hors du temps et de l'espace, où il va pêcher ses idées, voire s'entretenir avec les autres qui le fréquentent ou y végètent, cadavres amenés là ou esprits dérangés que le délire a conduit en ces lieux. Parfois, on n'en revient jamais. Cet endroit inquiétant, dangereux à certaines heures, Lisey s'y est rendue, il y a longtemps, guidée par Scott. Elle doit à présent y retourner seule, pour y récupérer sa sœur égarée ou pour régler son compte à ce malade mental bien décidé à la torturer. Peut-être pour y revoir son mari une dernière fois.

En affrontant les peurs du présent ou les fantômes du passé se dessinent la relation particulière qui unissait le couple et la personnalité de cet écrivain adulé. Ecrire était chez lui un processus thérapeutique le délivrant de sa cauchemardesque enfance. Stephen King reprend là le concept rebattu (et discutable) selon lequel il faut avoir souffert pour être un auteur. Il est douteux cependant de croire qu'on puisse devenir écrivain après avoir vécu l'enfance de Scott Landon : la grandeur de l'œuvre n'est pas proportionnelle aux traumatismes subis. Passons : il faut croire que Scott Landon a eu énormément de chance pour parvenir à sublimer ces horreurs tout au long de sa vie, une chance qui pourrait bien s'appeler Lisey, Babylove comme la surnommait son mari. L'épouse, en apparence effacée derrière la star, se révèle farouche et volontaire, acharnée à défendre les siens et à faire leur bonheur avec une détermination qui force l'admiration. Elle se révèle admirable à tous points de vue et ses passages à vide, ses moments de faiblesse ne la rendent que plus attachante.

D'autant plus que le bonheur qu'elle a distribué autour d'elle résulte d'un combat quotidien contre la folie et ses multiples manifestations : folie de Scott capable de se mutiler pour lui prouver son amour, folie des admirateurs excessifs, folie de sa sœur catatonique, folie des mots et du langage que l'écrivain n'a cessé de tordre jusqu'à bizarrement travestir le quotidien : Cigarette-moi, crapouasse, toufoutu, termes déclinés dans des phrases à la syntaxe malmenée, parasitées par des jeux de mots à deux balles ou crevassées d'éruptions de grossièretés, jusqu'à ce foutu nard, aux sens multiples, exprimant la surprise, qui peut-être plaisante (bon-nard) ou angoissante (traque-nard), le nard-de-sang de l'enfance de Scott présageant généralement quelque indicible cruauté. Saluons au passage le travail de la traductrice qui a cherché dans San Antonio et ailleurs, jusque dans le langage de sa fille, des transpositions françaises acceptables du style de Landon.

Ceci dit, on a du mal à croire que Landon puisse être un grand écrivain à travers l'aperçu qu'on donne de son écriture, un rien puérile (mais Landon a de nombreux côtés gamin) et plutôt artificielle. Mais King n'allait pas élaborer un véritable langage d'auteur juste pour les besoins de l'histoire : il suffit de savoir que Landon est célèbre et particulier dans son expression.

En revanche, il a voulu soigner l'écriture de ce roman, mais le collage un peu brouillon de scènes issues de diverses époques, loin de paraître moderne, désarçonne le lecteur, l'histoire peinant à démarrer. En voulant immédiatement entrer dans l'univers littéraire de Scott Landon et les pensées de Lisey, l'auteur déverse une masse d'infos telle qu'on perd le fil et qu'on peine à identifier les personnages. Le langage distordu de Scott achève de dérouter : il faut dépasser les deux cents premières pages pour que les choses se stabilisent autour d'une intrigue identifiable et que, familiarisé avec l'univers de Lisey, on puisse à son tour entrer dans l'histoire. Passé ce cap, King se révèle excellent.

Avec Misery, Stephen King a délivré les processus d'écriture qui le travaillaient. L'Histoire de Lisey n'est pas un livre sur les sources de la création comme l'affirme le dos de couverture, quand bien même l'intrigue s'articule autour de la mare aux histoires et que les souffrances de l'enfance sont à la base du processus d'écriture, mais c'est un formidable roman d'amour qui témoigne, au passage, de la fusion identitaire des vieux couples ayant en commun manies et façons de penser. L'épouse de l'écrivain se trouve au centre de son existence, elle en est le pivot, l'élément stabilisateur sans lequel l'auteur n'est rien. Et la façon que trouve Stephen King pour révéler cette dimension de l'histoire est tout simplement magnifique. Finalement, en mettant de côté la mare aux histoires, il se pourrait bien que le roman soit malgré tout basé sur les processus de création.

Espace

Il n'est pas nécessaire d'avoir lu le premier (et excellent) volume pour apprécier celui-ci. Ceux qui l'auront lu risquent même d'être déstabilisés en pensant lire la suite chronologique de ce premier opus. Or, on y retrouve Reid Malenfant alors qu'il rêve encore à l'espace ; il est toujours ce promoteur du retraitement de minerai des astéroïdes.

Cette fois, l'intrigue s'articule autour d'une autre réponse apportée au paradoxe de Fermi : si la vie intelligente est un phénomène susceptible d'apparaître ailleurs, alors, depuis le temps qu'elle existe, la Galaxie aurait déjà dû être colonisée, voire plusieurs fois.

Précisément, la scientifique japonaise Nemoto a découvert les traces d'une activité extraterrestre aux abords du système solaire. Reid Malenfant découvre ainsi une espèce mécanique auto-réplicante baptisée les Gaijin (étrangers en japonais) dont une entité le mène à travers des portes débouchant sur d'autres mondes. Cette technologie permet bientôt à des groupes d'humains de voyager à travers l'espace et de coloniser nombre de planètes et satellites du système solaire, Mercure, Io, Titan…, sachant qu'aucun d'eux ne retrouvera, du fait des déplacements relativistes, sa terre d'origine.

On est bien un peu perdu en s'efforçant de suivre, à des périodes différentes non chronologiques étalées sur un millénaire, Malenfant, bien sûr, mais également Franck Paulis, ingénieur aussi cynique que riche, Madeleine Meacher, grande voyageuse, Carole Lerner, la première à se poser sur Vénus, Dorothy Chaum, pasteur, et bien d'autres, sans parler de l'intrigante Nemoto à l'exceptionnelle longévité, qui nourrit une rancœur tenace envers les extraterrestres. Les Gaijin se contentent de piller les ressources de la ceinture de Kuiper, devant l'humanité impuissante : Nemoto sait que le jour où l'humanité en aura besoin, il n'y aura plus rien. Mais ils ont permis à l'humain d'essaimer dans l'espace et se révèlent juste désireux de nous observer et nous comprendre. Ils fuient aussi une menace autrement plus terrible. Derrière eux se profilent d'autres espèces, comme les Incendiaires, dont les voiliers solaires progressent grâce aux explosions des étoiles sur leur passage.

On est bien un peu perdu par ces tribulations en apparence éparpillées mais toujours époustouflé par l'inventivité de Baxter qui agite nombre de concepts scientifiques avec méthode et rigueur, jusqu'à les pousser dans des retranchements inattendus.

Comme souvent chez cet auteur, mais contrairement au premier volume, la vie n'est pas une exception ; elle apparaît dans les conditions les plus extrêmes et se décline sous les formes les plus inattendues. Toujours interpellé par les questions d'évolution, Baxter confronte les explorateurs à des Néandertaliens ressuscités par les Gaijin, puis montre une humanité régressant jusqu'au mode tribal, ou des colonies à l'agonie suite au manque de ressources, peut-être pour mieux rappeler que l'expansion de notre espèce dans l'espace demeure problématique voire vouée à l'échec. Et c'est ainsi que, l'air de rien, Baxter récupère son propos dans les cinquante dernières pages en expliquant pourquoi les preuves de vie extraterrestre sont apparues seulement maintenant. Le paradoxe de Fermi se trouve expliqué et immédiatement dépassé en même temps qu'il ouvre des horizons encore plus vastes sur l'évolution et le destin non seulement de l'humanité mais de toute espèce évoluée. On en reste époustouflé.

En dépit d'un milieu un peu brouillon, ce roman est remarquable par les interrogations métaphysiques qu'il suscite et le sense of wonder qu'il véhicule de bout en bout. Magistral, une fois encore.

Les Rivages de la nuit

[Chronique commune à Tropique de la nuit et Les Rivages de la nuit.]

Largement considéré comme étant le nègre d'une bonne partie des polars de l'ancien maire de Beverly Hills Robert K. Tanenbaum (série Karp & Ciampi), Michael Gruber est l'auteur de cinq livres sous son seul nom : la trilogie Jimmy Paz (Tropique de la nuit, Les Rivages de la nuit, Night of the Jaguar), Le Fils de la sorcière (Pocket « Jeunesse »), The Book of air and shadows (ce dernier étant entré dans la liste des best-sellers américain quasiment dès sa sortie en mars 2007). Titulaire d'un doctorat en biologie marine, Michael Gruber a rédigé la plupart des discours de Jimmy Carter pendant la présidence de ce dernier. Il vit maintenant à Seattle, état du Washington.

Après le formidable Tropique de la nuit, Jimmy Paz revenait en août 2007 dans Les Rivages de la nuit, cherchant à percer le secret d'Emmylou Dideroff, une femme retrouvée prostrée dans la chambre d'un homme d'affaire soudanais qui a été assassiné avant d'être défenestré. Ce coup-ci, c'est à un étrange ordre religieux que Jimmy va s'intéresser : les Sœurs Infirmières du Précieux-Sang du Christ.

Ne laissons pas planer le suspense plus longtemps : Les Rivages de la nuit est une purge. Les personnages principaux évoquent les marionnettes sans fil d'un mauvais téléfilm américain ; l'intrigue est si molle qu'il ne s'est toujours rien passé d'intéressant une fois arrivé à la page 250 ; les secrets d'Emmylou, une fois révélés, font plus sourire qu'autre chose. Ajoutez à cela l'influence mal digérée de L'Exorciste (le film) et la logorrhée de l'auteur qui ne nous épargne rien : les séances de potins de la psychiatre Lorna Wise (en charge d'Emmylou) ; les bronzettes sur la plage de Jimmy Paz ; la recette des churros et, surtout, le passé d'Emmylou (évidemment violée par son beau-père, tombée dès son plus jeune âge dans la toxicomanie, sodomisée par son premier mac, baisée par des dizaines de clients chaque jour, embrigadée par un truand antisémite fan de Nietzsche et de nazisme, etc., ad nauseam).

Son premier roman paru en français, Tropique de la nuit, est un coup de poing à l'estomac. 600 pages d'enquête à la poursuite de l'« avorteur fou », un serial killer qui tue des femmes sur le point d'accoucher et dévore une partie de leur fœtus. Un taré, à coup sûr. Sauf que « l'avorteur fou » sait très bien ce qu'il fait, il a appris son art noir (black art = magie noire) en Afrique occidentale dans une tribu dont beaucoup d'anthropologue jugent l'existence mythique. C'est Jimmy Paz et son coéquipier Cletis Barlow qui sont sur l'enquête. Une enquête qui va les obliger à retrouver Jane Doe, une experte en magie africaine qui se cache quelque part dans la région de Miami, espérant ainsi échapper à son passé terrifiant : elle ne connaît que trop bien l'identité de l'« avorteur fou ».

La force de Tropique de la nuit réside non pas dans son suspense (on sait très vite, dès les premières pages, qui est l'« avorteur fou »), mais dans la rationalisation de la magie et du chamanisme, qui nous sont présentés au fil du récit comme une technologie vieille de plusieurs millénaires, étonnamment crédible. S'ajoutent à cela un quatuor de personnages fouillés : Jimmy Paz, le flic afro-cubain qui cuisine de temps en temps dans le restaurant huppé de sa maman ; Cletis Barlow, qui cite la Bible dès qu'il a quelque chose à dire ; Jane Doe, qui fuit son passé de riche héritière ; et l'assassin qui n'est peut-être pas complètement fou, mais bien décidé, en acquérant un pouvoir inimaginable, à mettre l'Afrique au centre du Monde (de son point de vue, le malheur de l'Afrique c'est de ne pas avoir eu son Adolf Hitler).

Erudit, relativement bien écrit (Gruber ne cherche jamais à produire du style, mais chiade sa mise en scène et la construction de son récit), Tropique de la nuit se dévore malgré la hardiesse de ses passages et concepts anthropologiques. Faire de la science-fiction avec de la magie était une gageure, Michael Gruber s'en sort la tête haute.

Le seul reproche que l'on pourrait faire à ce roman, c'est sa fin, qui manque de tension, qui est peut-être un peu trop vite expédiée alors que l'auteur avait pris son temps sur les 500 premières pages. On sent, avec regret, que Gruber aurait pu, sans mal, condenser ses 500 premières pages en 400 et ajouter 50 pages de plus à sa fin.

Si Tropique de la nuit était relativement bien écrit (il y a avait un certain rythme, un vrai travail de recherches et de mise en scène), Les Rivages de la nuit est écrit comme la majeure partie des cinq cents thrillers de gare publiés chaque année — à la truelle molle. Aucun mot n'a été omis, surtout pas ceux qui étaient inutiles. Et visiblement, je ne suis pas le seul à m'être ennuyé ferme à la lecture de ce pavé-navet : Dominique Haas (la traductrice, d'habitude excellente) n'a pas poussé son effort jusqu'au bout (des grades de police ne sont pas traduits, des années d'école ont été traduits mot à mot, la huitième par exemple, etc.).

Tropique de la nuit

[Chronique commune à Tropique de la nuit et Les Rivages de la nuit.]

Largement considéré comme étant le nègre d'une bonne partie des polars de l'ancien maire de Beverly Hills Robert K. Tanenbaum (série Karp & Ciampi), Michael Gruber est l'auteur de cinq livres sous son seul nom : la trilogie Jimmy Paz (Tropique de la nuit, Les Rivages de la nuit, Night of the Jaguar), Le Fils de la sorcière (Pocket « Jeunesse »), The Book of air and shadows (ce dernier étant entré dans la liste des best-sellers américain quasiment dès sa sortie en mars 2007). Titulaire d'un doctorat en biologie marine, Michael Gruber a rédigé la plupart des discours de Jimmy Carter pendant la présidence de ce dernier. Il vit maintenant à Seattle, état du Washington.

Après le formidable Tropique de la nuit, Jimmy Paz revenait en août 2007 dans Les Rivages de la nuit, cherchant à percer le secret d'Emmylou Dideroff, une femme retrouvée prostrée dans la chambre d'un homme d'affaire soudanais qui a été assassiné avant d'être défenestré. Ce coup-ci, c'est à un étrange ordre religieux que Jimmy va s'intéresser : les Sœurs Infirmières du Précieux-Sang du Christ.

Ne laissons pas planer le suspense plus longtemps : Les Rivages de la nuit est une purge. Les personnages principaux évoquent les marionnettes sans fil d'un mauvais téléfilm américain ; l'intrigue est si molle qu'il ne s'est toujours rien passé d'intéressant une fois arrivé à la page 250 ; les secrets d'Emmylou, une fois révélés, font plus sourire qu'autre chose. Ajoutez à cela l'influence mal digérée de L'Exorciste (le film) et la logorrhée de l'auteur qui ne nous épargne rien : les séances de potins de la psychiatre Lorna Wise (en charge d'Emmylou) ; les bronzettes sur la plage de Jimmy Paz ; la recette des churros et, surtout, le passé d'Emmylou (évidemment violée par son beau-père, tombée dès son plus jeune âge dans la toxicomanie, sodomisée par son premier mac, baisée par des dizaines de clients chaque jour, embrigadée par un truand antisémite fan de Nietzsche et de nazisme, etc., ad nauseam).

Son premier roman paru en français, Tropique de la nuit, est un coup de poing à l'estomac. 600 pages d'enquête à la poursuite de l'« avorteur fou », un serial killer qui tue des femmes sur le point d'accoucher et dévore une partie de leur fœtus. Un taré, à coup sûr. Sauf que « l'avorteur fou » sait très bien ce qu'il fait, il a appris son art noir (black art = magie noire) en Afrique occidentale dans une tribu dont beaucoup d'anthropologue jugent l'existence mythique. C'est Jimmy Paz et son coéquipier Cletis Barlow qui sont sur l'enquête. Une enquête qui va les obliger à retrouver Jane Doe, une experte en magie africaine qui se cache quelque part dans la région de Miami, espérant ainsi échapper à son passé terrifiant : elle ne connaît que trop bien l'identité de l'« avorteur fou ».

La force de Tropique de la nuit réside non pas dans son suspense (on sait très vite, dès les premières pages, qui est l'« avorteur fou »), mais dans la rationalisation de la magie et du chamanisme, qui nous sont présentés au fil du récit comme une technologie vieille de plusieurs millénaires, étonnamment crédible. S'ajoutent à cela un quatuor de personnages fouillés : Jimmy Paz, le flic afro-cubain qui cuisine de temps en temps dans le restaurant huppé de sa maman ; Cletis Barlow, qui cite la Bible dès qu'il a quelque chose à dire ; Jane Doe, qui fuit son passé de riche héritière ; et l'assassin qui n'est peut-être pas complètement fou, mais bien décidé, en acquérant un pouvoir inimaginable, à mettre l'Afrique au centre du Monde (de son point de vue, le malheur de l'Afrique c'est de ne pas avoir eu son Adolf Hitler).

Erudit, relativement bien écrit (Gruber ne cherche jamais à produire du style, mais chiade sa mise en scène et la construction de son récit), Tropique de la nuit se dévore malgré la hardiesse de ses passages et concepts anthropologiques. Faire de la science-fiction avec de la magie était une gageure, Michael Gruber s'en sort la tête haute.

Le seul reproche que l'on pourrait faire à ce roman, c'est sa fin, qui manque de tension, qui est peut-être un peu trop vite expédiée alors que l'auteur avait pris son temps sur les 500 premières pages. On sent, avec regret, que Gruber aurait pu, sans mal, condenser ses 500 premières pages en 400 et ajouter 50 pages de plus à sa fin.

Si Tropique de la nuit était relativement bien écrit (il y a avait un certain rythme, un vrai travail de recherches et de mise en scène), Les Rivages de la nuit est écrit comme la majeure partie des cinq cents thrillers de gare publiés chaque année — à la truelle molle. Aucun mot n'a été omis, surtout pas ceux qui étaient inutiles. Et visiblement, je ne suis pas le seul à m'être ennuyé ferme à la lecture de ce pavé-navet : Dominique Haas (la traductrice, d'habitude excellente) n'a pas poussé son effort jusqu'au bout (des grades de police ne sont pas traduits, des années d'école ont été traduits mot à mot, la huitième par exemple, etc.).

Mémoire vive, mémoire morte

Quand on regarde l'histoire d' « Ailleurs & demain » (premier titre paru en 1969 : Le Vagabond de Fritz Leiber), on s'aperçoit que cette collection a publié dans les années 70 et au début des années 80 plusieurs recueils de nouvelles francophones (Pierre-Jean Brouillaud, Jacques Sternberg, Lorris Murail…) et même une anthologie francophone (Utopies 75), puis plus rien ou presque. Du côté des romans de langue française, on notera que le robinet (convenablement ouvert dès 1970) se ferme en 1985 avec Le Jeu du monde de Michel Jeury, puis se rouvre en 2005 avec le très dispensable Forteresse de Georges Panchard (en attendant un Philippe Curval courant 2008). Suivent le recueil La Loi du Talion de Gérard Klein, une réédition, en 2006, et donc Mémoire vive, mémoire morte du même, en 2007 — une réédition, partielle ce coup-ci, puisqu'il s'agit du recueil Les Perles du temps (initialement sorti en « PdF » chez Denoël) duquel ont été retranchés quelques textes et auquel ont été ajouté d'autres plus récents, dont une nouvelle de littérature générale, « Trois belles de Bréhat », le seul inédit.

Donc, en vingt ans, « Ailleurs & demain » a publié trois ouvrages francophones, dont deux recueils de Gérard Klein. Ce qui ne serait en rien un problème si :

1/ Gérard Klein était un auteur génial, indispensable ou plus modestement formidable (du niveau de Robert Silverberg, Greg Egan, Dan Simmons, Ursula Le Guin pour citer quelques auteurs-phares de la collection « Ailleurs & demain »).

2/ Gérard Klein n'était pas le directeur de la collection « Ailleurs & demain ».

Mais voilà, boum patatras, Gérard Klein n'est pas un auteur génial (même si Les Seigneurs de la guerre est un très bon roman de S-F) et il est bel et bien le directeur de la collection « Ailleurs & demain », collection qu'il a créée chez Robert Laffont à la fin des années soixante et qu'il dirige toujours aujourd'hui.

Par conséquent, la parution de Mémoire vive, mémoire morte (préfacé par un certain… Gérard Klein !) n'est pas un événement, pis, c'est un joli foutage de gueule comme on les aime chez Bifrost, orchestré par un auteur-éditeur-bipréfacier-multitâches qui a confondu son nombril avec une cabine UV et s'est passablement aveuglé lors de l'opération.

Preuve à l'appui : « Attention, ce recueil est historique. », extrait de la préface, page 7.

Foutage de gueule ? Un peu quand même, même si la concurrence a souvent fait bien pire. Mais ne tournant pas autour du pot plus longtemps : Mémoire vive, mémoire morte est avant tout une collection de vieilleries (extrêmement datées, peu lisibles, à la poésie forcée) issues du recueil Les Perles du temps auxquelles s'ajoutent quelques nouvelles récentes, visiblement arrachées à un auteur qui, depuis longtemps, a renoncé à se colleter avec la littérature.

Pour se convaincre de ce renoncement, il suffit de lire les deux premières nouvelles de ce recueil : « La Serre et l'ombrelle » et « Mémoire vive, mémoire morte ».

La première décrit un monde en plein dérèglement climatique sur lequel on a commencé à installer une Ombrelle, un dispositif d'une taille plutôt conséquente destiné à soustraire une partie du rayonnement solaire. Ce monde est surveillé par des veilleurs et des guetteurs que l'on devine être des intelligences artificielles (mais aussi par des arbitres cognitifs et des vigies — ces derniers étant des intelligences extraterrestres). Dans la cité de Padrillabad, les gens désespérés ont décidé de se faire sauter avec une bombe atomique que leur aurait fourni le scientifique Ramanuajan, mais la bombe n'existe pas vraiment, et leur éventuel suicide collectif est un appel au secours : « hâtez-vous de finir l'Ombrelle ». Un écrivain francophone qui n'a pas peur de la littérature (Philippe Curval) ou de l'aventure scientifique (Serge Lehman) nous aurait sans doute offert le point de vue d'une fillette de Padrillabad (ou celui de Ramanuajan) sur ce monde à l'agonie et cette Ombrelle nécessaire, mais Gérard Klein ne choisit pas, il saupoudre : un peu de veilleur, un peu de guetteur, une lettre de Ramanuajan, un petit arbitrage cognitif et, au final, le texte ne fonctionne pas, car aucun de ses segments n'est mené. Ajoutez à cela une écriture qui manque cruellement de fluidité, bien souvent pénible, et vous avez un beau ratage. Beau, car il y a des germes, des idées, des phrases qui surnagent et évoquent l'œuvre de Robert Silverberg. Mais là où Silverberg est un technicien hors pair qui a fini, malheureusement, par mécaniser son écriture vers 1975-76, Klein est un sourcier, il se promène avec sa baguette, se cogne contre une racine de temps en temps, se prend les cheveux dans les branches basses et saute de joie un peu trop ostensiblement dès qu'il trouve le moindre point d'eau fraîche.

La lecture de « Mémoire vive, mémoire morte » (autre texte au fil conducteur très lâche, constitué de morceaux hétéroclites et de souvenirs) est presque aussi pénible que celle de « La Serre et l'ombrelle », mais il y a cette première phrase inoubliable, « Le bébé invisible faisait tic tac », page 48, et trois belles pages érotiques pp 58-60. Ce n'est pas suffisant pour maintenir un intérêt constant, mais l'ensemble se lit, tout en faisant malheureusement penser à une nouvelle de Greg Egan, « En apprenant à être moi » (in Axiomatique, le Bélial', 2006), bien plus maîtrisée, et au final, bien plus vertigineuse. Une fois de plus, Gérard Klein ne sait pas ce qu'il veut raconter, le progrès scientifique, la mémoire, les femmes (ce dernier sujet étant le plus apte à être traité par un sourcier, question de baguette, évidemment)…

Le troisième texte du recueil, « ACMÉ ou l'Anti-Crusoé », plus ancien (1975), est une expérimentation très S-F politique des années 70… insupportable, comme la plupart des expérimentations de cette époque-là. Passons.

Suivent les nouvelles des Perles du temps : « Le Monstre », « La Fête », « Les Abandonnés », « L'Ecume du soleil », « Les Voix de l'espace », « Impressions de voyage », « Bruit et silence », « Civilisation 2190 », datées, peu lisibles, alourdies par une poésie forcée. On sent que Bradbury a eu une ÉNORME influence sur le jeune Gérard Klein, que ce jeune homme avait un énorme potentiel, mais ne savait pas trop quoi en faire ; pour preuve, « Les Abandonnés » qui met en scène sans brio une idée formidable de mondes parallèles.

Après la section Les Perles du temps suivent quelques pochades diverses et variées (qui feront peut-être rire votre fils de huit ans) et un florilège de textes anecdotiques mais pas scandaleux comme « Le Rôle de l'homme », originellement publié dans Bifrost n°46. Je ne suis pas sûr qu'une revue publierait aujourd'hui le meilleur de ces textes si celui-ci était signé par Jean Tartempion.

Ce recueil est historique, oui, il raconte (entre ses lignes) l'histoire d'un écrivain doué qui a décidé de diriger la meilleure collection de S-F de l'univers (ce qui ne se fait pas sans quelque dommage collatéral). Ce recueil est historique, oui, il plaira à certains vieux lecteurs de S-F qui ne supportent que les textes qui sentent la naphtaline et les années « Rayon fantastique ».

Pour conclure, une petite note personnelle : malgré toutes les horreurs que je viens d'écrire, j'aime beaucoup Gérard Klein, d'abord parce qu'il a publié (entre autres chefs-d'œuvre) Dune qui est mon livre de S-F préféré ; ensuite parce qu'il est d'une conversation au pire agréable, au mieux passionnante.

Qui aime bien, châtie bien ; en espérant, cher Gérard, que votre mémoire vive ne me mettra pas illico dans votre mémoire morte (même si je le mérite un peu).

[Voire également l'avis de Patrick Imbert.]

Freakshow !

« Un Noël au club van Helsing, c'est un peu comme une bar mitzvah au Parti nazi : possible mais improbable. »

C'est par cette phrase hilarante, et d'un mauvais goût très sûr, que commence le « CvH » de Xavier Mauméjean (50% de Wayne Barrow, récent lauréat du GPI). Voilà, c'est Noël, la Mère Noël, esseulée, vient de s'acheter le plus gros dildo du marché, un truc qui ferait même peur à une gourgandine tanzanienne d'un mètre quatre-vingt-dix et… mais qu'est-ce que j'écris ? N'importe quoi… singeant ainsi Xavier Mauméjean qui bâtit son « CvH » sur les fondations pourries que représentent Cold Gotha de Guillaume Lebeau et Mastication de Jean-Luc Bizien — sans oublier de rendre hommage à son comparse Johan Heliot (50% de Wayne Barrow) et à Catherine Dufour. Dans Freakshow ! on assiste sans vraiment y assister aux dernières ( ?) cartouches du conflit qui oppose la famille van Helsing à P.T. Barnum. L'affrontement pourrait être passionnant — Barnum est un personnage historique si riche —, mais Xavier Mauméjean sacrifie son intrigue et ses personnages de chasseurs de monstres sur l'autel du « bon mot » et celui, cousin germain, de la « phrase qui tue » — une tendance déjà remarquée dans plusieurs de ses textes précédents. Pis, il passe complètement à côté de son sujet — P.T. Barnum -, nous offrant un face à face van Helsing/Barnum aussi acéré qu'un condom percé. À côté, un épisode de Plus belle la vie est un sommet de suspens.

Le ratage n'est même pas magnifique, il est poussif, bonjour le remplissage alors que la fin est expédié en trois coups de cuiller à absinthe ! Quant aux échardes d'érudition, çà et là, elles nous rappellent qui est vraiment Xavier Mauméjean — une usine à idées, à images, à concepts renversants.

« Vous, je ne sais pas. Mais, moi j'arrête. »

C'est ainsi que se termine ce « CvH ». Le conseil est bon. Suivez-le, ça vous fera économiser quelques euros (que, malheureusement, le caddy de Bifrost vous permettra de perdre aussitôt).

Les larmes étaient leur pardon

Marc Vassart, vétérinaire, défendeur inlassable de la biodiversité, est l’auteur de trois romans : La Peau du monde, Glace noire et Les Larmes étaient leur pardon. Glace noire se situe dans un futur relativement lointain, 2094, et Les Larmes étaient leur pardon dans un futur notablement plus proche où un échantillon de foie de dugong (sorte de vache marine) pourrait faire bondir en avant la recherche scientifique médicale, notamment celle qui tente de mettre au point un vaccin contre le Sida.

Seul problème : les dugongs ont disparu de la surface de la Terre, à moins qu’il n’en reste quelques-uns dans un des coins les plus dangereux du monde, le Timor oriental, qui fait partie de l’archipel indonésien.

En compagnie d’Amélie Mailer, qui pourrait être une écoterroriste, Chris (sorte d’Indiana Jones moderne) part en Indonésie, à la recherche des derniers dugongs. Ce qu’il ignore, c’est que des hommes capables de tuer de sang-froid ont été lancés à ses trousses, car la découverte d’un vaccin contre le sida n’a pas de prix (bruits de tiroir-caisse comme dans la chanson « Money » de Pink Floyd).

Les Larmes étaient leur pardon est un très bon livre jeunesse (à réserver toutefois aux plus de douze ans — il y a un meurtre, des références difficiles, une scène de torture). Une belle aventure riche en beautés et en émotions fortes. Histoire de pinailler, je ferais juste remarquer que les pages 23-28, moralisatrices, ne servent à rien, pis, fragilisent l’ensemble et que certains détails de science-fiction, relatifs aux créatures réalisées par manipulations génétiques, ne « marchent » pas. Quant à la scène du rachat des singes, elle nous rappelle un peu trop violemment que nous sommes dans un livre jeunesse, donc relativement « léger ». Pour le reste, il s’agit d’un ouvrage remarquablement bien écrit, plein d’aventure, de politique pas trop nunuche et d’écologie plus « réaliste » qu’« idéaliste ». Une littérature engagée, posée, qui, en évitant (presque tous) les poncifs, fait du bien.

Une ordure

Tout le monde, ou presque, connaît au moins le titre d’un des livres d’Irvine Welsh : Trainspotting. Un roman qui, en son temps, a fait l’effet d’une bombe. Et il n’est pas exagéré de dire qu’avec ce seul livre, Welsh a révolutionné la littérature anglaise, l’atomisant et la réinventant tout à la fois. Il y a un avant et un après Trainspotting. L’influence de ce roman génial est encore palpable aujourd’hui, et pas seulement dans la littérature anglo-saxonne. Mais considérer Welsh comme l’homme d’un seul livre, ce serait faire une grosse erreur. La suite l’a prouvé. D’abord avec l’excellent Ecstasy, et surtout avec Une ordure (Filth en VO), un roman radical, rageur, et qui fait mal. Très mal. On peut d’ailleurs parier que certains lecteurs n’iront pas au bout de ces 508 pages, et abandonneront cette lecture en cours de route. Alors, vous me direz : mais qu’est-ce qu’il y a donc dans ce foutu bouquin qui le rend si explosif ? Eh bien, dans ce foutu bouquin, il y a Bruce Robertson, un brigadier de la police d’Edimbourg. Un flic haineux, raciste, homophobe, vicieux, violent, manipulateur, cynique, misogyne, et totalement corrompu… Rien ne l’arrête. Ruiner la carrière et la vie de famille de ses collègues, voire de son meilleur ami, pourquoi pas ? Tourner un film porno dans une grange, dans lequel une jeune femme se fait prendre par un chien, pourquoi non ? Si ça peut rapporter un peu d’argent… Bruce Robertson se considère d’ailleurs comme un bon flic, un vrai flic, à l’ancienne, exemplaire et efficace. Un digne représentant de la loi et de l’ordre social. Mais à quoi lui sert d’être flic, si ce n’est pas pour en profiter au maximum ? Alors c’est bien ce qu’il fait, nuit et jour. Et pour entretenir sa forme, il a une recette à lui : un mélange chimique à base de cocaïne, d’amphétamines, de barres de Kit Kat, de nourritures grasses et d’alcools forts. Son but ultime, c’est d’être promu inspecteur. Et pour ça, il est prêt à tout. Mais avant d’y parvenir, il lui faudra mener à bout une enquête concernant le meurtre d’un jeune noir, assassiné à coups de marteau. Et il devra également faire face à l’apparition inopinée, dans son organisme, d’un étrange ver solitaire, très bavard et un peu philosophe.

Une ordure est une lecture éprouvante. Une immersion totale dans le quotidien d’un salaud ordinaire, d’un type infect et fier de l’être. Le parti pris d’Irvine Welsh est aussi simple qu’extrême : pendant plus de 500 pages, il laisse la parole à Bruce Robertson. Ses propos sont choquants, insupportables, voire même carrément vomitifs. Mais c’est à prendre ou à laisser. Au lecteur d’accrocher sa ceinture. Irvine Welsh montre la vérité de cet homme, de cette ordure, dans toute sa crudité. Il sculpte cette pâte humaine à mains nues, sans avoir peur de se salir les doigts. Il tranche dans le lard, et ça éclabousse. Tout simplement parce que pour lui, la littérature, la vraie, est à ce prix. Et tant pis s’il perd quelques lecteurs. Il faut d’ailleurs attendre la toute fin du livre — avec une surprise qu’on ne révélera pas — pour que le récit prenne tout son sens, et pour que les failles de Robertson apparaissent enfin. Bon, ceci étant dit, il y a quand même beaucoup d’humour dans ce roman. Et notamment avec les nombreuses interventions du ver solitaire qui a élu domicile à l’intérieur de l’organisme de Robertson. Car ce surprenant parasite est bien décidé à sauver l’âme — et le corps — de son précieux hôte : un ange gardien, sous forme de ver solitaire, il fallait y penser !

Ajoutez à ça l’écriture coup de poing de Welsh, qui donne au personnage de Robertson une intensité et une vérité saisissantes. Et vous obtenez un roman magistral, d’une puissance de frappe rarement atteinte. Lire du Irvine Welsh, c’est un peu comme mettre ses doigts dans une prise électrique : c’est du 220 volts, et ça secoue vraiment. Cet homme est un grand énervé. Tant mieux. C’est surtout l’un des meilleurs écrivains d’aujourd’hui, le digne héritier de Hubert Selby Jr et de William Burroughs. On a d’ailleurs pas fini d’entendre parler de lui, puisqu’on annonce la parution imminente (au Diable Vauvert) de deux romans : Porno, la suite de Trainspotting, et Recettes intimes de grands chefs, un conte fantastique. 

Talk Talk

On a déjà eu l’occasion de dire ici tout le bien qu’il faut penser de T.C. Boyle, et notamment en tant que nouvelliste (cf. critique in Bifrost n°37). Mais du côté de ses romans, ce n’est pas mal non plus, même si c’est plus inégal. Le dernier en date, Le Cercle des initiés (Grasset), était d’ailleurs franchement décevant : lent, long, et pour tout dire assez ennuyeux. Heureusement, avec Talk Talk, Boyle retrouve du punch, grâce à un sujet fort et à un traitement nerveux. Le personnage principal de Talk Talk, c’est Dana Halter, une jeune femme de 33 ans. Elle est professeur à l’Ecole San Roque, un institut pour les malentendants. Car Dana a une particularité : elle est sourde. Une différence qu’elle a appris à gérer et à assumer. Mais suite à un banal contrôle routier, elle est arrêtée puis incarcérée. A sa grande stupéfaction, elle apprend que plusieurs mandats d’arrêt ont été lancés contre elle à travers tout le pays. Les motifs d’inculpations sont nombreux : émission de chèques sans provision, attaque à main armée… Dana se défend en plaidant l’erreur judiciaire. Et très vite, l’évidence s’impose : quelqu’un a usurpé son identité et commet des délits en son nom. Accompagnée de son petit ami, Bridger Martin — un jeune homme timide qui travaille pour Digital Dynasty, une entreprise spécialisée dans les effets spéciaux pour le cinéma — Dana se lance à la poursuite de l’homme qui lui a subtilisé son identité. Cet homme, c’est William Peck Wilson. Mais c’est aussi Franck Calabrese. Et c’est également le docteur Dana Halter… Un être insaisissable, aux identités multiples et interchangeables. Une sorte de vampire moderne, un voleur d’identité professionnel. Autant dire que Dana et Bridger ne sont pas au bout de leurs surprises, et que leur couple va être soumis à rude épreuve…

Avec Talk Talk, Boyle parvient à écrire un roman d’une richesse thématique évidente, mais sous la forme d’un road-movie haletant, qui prend souvent des allures de thriller paranoïaque. D’un côté, il met en place une étonnante parabole sur l’identité, le langage, l’usurpation et le mensonge. Mais simultanément, il accroche et capte l’attention de son lecteur avec une intrigue nerveuse, tendue, et un suspens qui va crescendo. L’écriture a du style, la narration est intelligente. Boyle a du métier, et ça se voit. Ses personnages sont fouillés, forts, et s’avèrent nettement plus complexes qu’il n’y paraît au premier abord. A commencer par le personnage de Dana Halter, qui n’a rien d’une petite chose fragile, bien au contraire : c’est une femme combative, farouchement indépendante, autoritaire, voire même parfois colérique. Et qui considère que son « handicap » est une particularité, une différence qui fait partie intégrante de sa personnalité. On est donc bien loin des stéréotypes habituels sur les malentendants. De la même façon, William Peck Wilson, le voleur d’identité, est un personnage surprenant : un homme tout à la fois cynique, totalement inconscient, et au comportement imprévisible, souvent autodestructif. Tous ces éléments font de Talk Talk un roman solide et captivant. Malgré un début un peu lent, on est pris par la tension croissante de l’intrigue, et intrigué par la relation très ambiguë qui s’instaure entre les trois personnages principaux. Car Talk Talk est aussi l’histoire d’une vengeance implacable. Dana et Bridger, littéralement obsédés par Wilson, convaincus qu’il a brisé leurs vies, sont déterminés à lui rendre coup pour coup. Pour y parvenir, ils vont devoir s’immiscer, à leur tour, dans la vie de Wilson. C’est d’ailleurs cet effet boomerang, cet effet de miroir, qui donne au récit toute sa force. Beaucoup de qualités, donc. Avec pourtant un gros reproche : ne pas avoir accentué le climat légèrement onirique de certains passages du roman. Ce qui est d’autant plus frustrant, c’est que le sujet — le vol d’identité, le fait de vivre la vie d’un autre — s’y prêtait vraiment, et qu’on sent que Boyle est plusieurs fois tenté d’aller dans cette direction. Il est tenté, et pourtant il résiste. Dommage. Car cela aurait pu donner au récit une dimension supplémentaire (et pourquoi pas un petit côté Lost highway de David Lynch, en moins délirant ?). Mais c’est une constante chez Boyle : ses romans (à l’exception du premier, Water music, son chef-d’œuvre) sont toujours plus sages que ses nouvelles. Lui qui n’hésite pas, dans ces nouvelles, à inoculer dans le récit une bonne dose de folie brute, semble beaucoup plus réticent à le faire quand il s’attaque à un roman. Curieux phénomène. Et c’est encore plus vrai depuis quelques années. C’est sans doute ce qui fait que Talk Talk n’est pas le grand livre qu’il aurait pu et dû devenir. Ceci étant dit, même un peu trop assagi, Boyle reste un écrivain largement au dessus du lot, et Talk Talk un roman formidable. Mais on aimerait bien que, pour le prochain, mister T.C. Boyle se lâche un peu plus, et donne la parole au grand fou génial qui sommeille en lui. Be nuts, be mad, and you will be great !

Leçons du monde fluctuant

En l'espace de huit ans, la collection grand format « Lunes d'encre » s'est imposée comme l'un de nos plus beaux fleurons éditoriaux consacrés aux littératures de l'imaginaire. Collection éclectique d'un niveau somme toute exigeant, proposant aussi bien des textes résolument contemporains que des cycles classiques publiés en omnibus, elle est sans conteste, et pour nombre de lecteurs, une manière de référence. Aussi quand Gilles Dumay, son responsable éditorial, notoirement connu pour son caractère de cochon et son franc-parler un tantinet excessif, critique teigneux dans nos pages et écrivain surveillé sous le nom de Thomas Day, annonce la publication d'un jeune auteur français (ce qui n'est pas si courant) en « Lunes d'encre », bien sûr, ce qui ne pourrait être qu'un bouquin de plus prend figure de petit événement dans le lanterneau de l'édition de genres. D'autant que nous parlons ici de Jérôme Noirez, déjà fort remarqué pour sa trilogie Féerie pour les ténèbres chez Nestiveqnen (si un éditeur poche est dans la salle, il serait bien avisé d'y jeter un coup d'œil pour fin d'éventuelle réédition…).

Ainsi donc, Noirez arrive en « Lunes d'encre » avec Leçons du monde fluctuant, la peinture d'un paysage imaginaire aux échos plus ou moins steampunk (encore !), tout du moins dans son background, monde où règne une Angleterre victorienne (encore !!) triomphante mais confite dans ses obsessions rigoristes, et où l'on suit le devenir d'un personnage ayant vraiment existé dans notre vrai monde à nous (encore !!!) — à savoir Charles Lutwidge Dodgson, professeur de mathématiques à l'université d'Oxford, plus connu sous le nom de Lewis Carroll. Mouais… Voici donc l'histoire du bon docteur Dodgson qui, en guise de frein à ses ardeurs déplacées envers les petites filles, se voit contraint par ses pairs oxfordiens à l'exil sur Novascholastica, une île perdue au cœur de l'océan Indien. Un bled, un trou, une misère peuplée d'indigènes plus ou moins rebelles (surtout les morts, en fait…) à l'Empire briton et ses préceptes serrés de partout. Ainsi le livre se partagera-t-il en deux trames : d'une part l'histoire de Dodgson et son voyage chez les sauvages en compagnie de Jab Renwick, le noir précepteur, et, de l'autre, celle de la petite Kematia (Alice ?) au pays des morts (des merveilles ?).

S'il ne fait aucun doute que Jérôme Noirez est doté d'un vrai talent de conteur, d'un sens aigu des dialogues et d'un humour (noir) tranchant, reste que je me suis fort ennuyé à la lecture de ces Leçons du monde fluctuant. Non pas que le livre soit mauvais (entendons-nous : il ne l'est pas). Non. Le livre est drôle (en dépit d'une absolue noirceur). Le personnage de Jab Renwick, tueur cynique monstrueux, est particulièrement réussi. Quant à la langue de Noirez, fouillée sans être précieuse, elle ne prend le temps que de quelques phrases pour faire basculer le lecteur dans l'univers si particulier du roman. Alors ? Alors pour goûter ce double périple initiatique (et cruel), sans doute faut-il goûter, aussi, l'œuvre du vrai Carroll, ce qui n'est pas mon cas (je sais, c'est mal). Y compris dans le roman, d'ailleurs, où le personnage même de Dodgson laisse froid et auprès duquel on apprend finalement peu de son modèle incarné (sans parler des passages bégayés, insupportables — oui, Carroll était bègue, mais franchement, faire balbutier Dodgson au fil des dialogues devient vite très chiant). Enfin les déboires de Kematia, morte de fraîche date avec sa vilaine cicatrice entre les jambes toujours saignante, pour drôles qu'ils puissent être, n'en sont pas moins longs et parfois répétitifs. Et voici qu'on arrive au milieu du bouquin et qu'on se dit, en dépit d'un demi sourire de temps à autre : bordel, encore 150 pages…

Leçons du monde fluctuant n'est pas un livre inintéressant, même s'il n'est pas pour moi, et même si je peine encore, ma lecture achevée, à clairement cerner le projet de l'auteur. C'est même un bouquin plutôt intelligent et sans aucun doute l'œuvre d'une plume française atypique promise à un avenir riant. J'attendrais de fait, pour ma part, son prochain roman avec curiosité pour savoir si, oui ou non, Noirez réitérera le curieux exploit de Leçons du monde fluctuant, un livre à la fois pertinent, drôle, riche, et pourtant presque chiant.

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