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Le Mangeur d'âmes

À une époque où l'on gaufre le papier pour faire croire au lecteur potentiel que les gros livres sont très gros, un roman de 190 pages seulement en vient à représenter la plus savoureuse des aubaines : un livre où l'auteur n'a pas tiré à la ligne de manière éhontée. Un récit où les idées n'ont pas été diluées dans une crue de mots jusqu'à ce que tout sens soit perdu dans un limbe d'ennui, voilà qui honore son éditeur.

Nicobar Lane, chasseur d'exception, est un homme riche et réputé. Aussi, lorsqu'un commanditaire lui commande la « peau » du Marchand de Rêves, Lane l'envoie-t-il paître, de même que le ferait tout chasseur se respectant à qui on demanderait une tête de yéti ou de serpent de mer. Mais… Dans un système où il a à faire, il rencontre un étrange objet spatial qui s'échappe aux abords d'un trou noir. En compagnie du « vieux marin », qui affirme avoir jadis croisé le Marchand de Rêves et voudrait prouver qu'il a bien encore la tête sur les épaules, Nicobar Lane finit par se mettre en quête… Une quête qui se fait vite obsession, compulsion. Comme le junkie, Nicobar Lane oscille bientôt entre un tropisme invincible et une violente répulsion pour ce qu'il est en train de devenir, prise de conscience qui renforce son obsession à vouloir la mort de cette créature. On voit Lane se désocialiser progressivement, s'éloigner de ses amis, renoncer à son métier et renier ses engagements, dilapider son capital, arnaquer et finir par sombrer dans le crime pour assouvir son penchant. Après avoir trouvé une arme susceptible de détruire le Marchand de Rêves, il poursuivra la créature par-delà les trous noirs…

Le Mangeur d'âmes est davantage un roman psychologique qu'un livre d'action. C'est un roman sur l'obsession, cette volonté de contrôler ses désirs qui doit supprimer le dégoût de soi-même éprouvé pour avoir cédé à la jouissance. L'obsession conduit Lane à perdre la maîtrise de tous les autres pans de sa vie pour n'en contrôler qu'un, celui qui l'obsède. Le Marchand de Rêves apparaît alors comme une métaphore de l'altérité radicale de l'objet lacanien du désir et, tout au long du roman, on voit Nicobar Lane perdre sa dimension symbolique dans son déficit de « Parole », on observe sa chute hors de l'Humanité. Page 183, Resnick utilise les mots « amoureuses » et « reconnaissantes », qui sont du registre symbolique et pourraient ouvrir sur la rédemption si Lane n'était allé trop loin. S'il échappe toutefois à la damnation, ce n'est que pour le purgatoire…

Voilà un bon roman, agréable, certes, mais pas uniquement. Mine de rien, ce petit space opera intimiste est bien plus près de la littérature, du roman psychologique que l'on ne s'y attend de prime abord. N'est pas Vance qui veut, aussi le dépaysement n'est-il pas vraiment au rendez-vous. Mais l'intérêt est ailleurs. On imagine tout l'ennui que ce roman aurait sécrété étendu sur 500 pages. Ici, en à peine 200, il prend toute sa mesure. Le Mangeur d'âmes est une bonne surprise.

L'Espace de la révélation

Les Presses de la Cité ont pris la bonne habitude de nous livrer de la S-F pure et dure. On leur doit la Trilogie Martienne de Kim Stanley Robinson, la « trilogie séquelle » de Fondation par Bear, Benford et Brin, et d'autres romans de Benford. Elles nous offrent ici, sous la signature jusqu'alors inconnue d'Alastair Reynolds, un grand space opera.

Bien que fort de 700 pages, force est d'admettre que l'ouvrage n'impressionne pas que par son poids. On ouvre et on commence à lire en se disant que c'est plutôt bien, éminemment lisible et puis, mine de rien, au fil des pages qui défilent, on se retrouve ferré. On s'aperçoit que c'est très bien fichu, très professionnel. Ça s'articule autour de trois personnages principaux, Dan Sylveste, Ana Khouri et Ilya Volyova, d'un nombre limité de figures secondaires, Sajaki, Hegazi, Pascale et Calvin Sylveste, respectivement femme et père numérisé de Dan, de quelques personnages de troisième plan et d'un élément, « le Voleur de Soleil », qui, bien qu'actif, ne saurait être qualifié de personnage. Deux planètes, un artefact et surtout un vaisseau spatial leur servent de théâtre. Trois lignes narratives pour commencer, dont deux se rejoignent rapidement, puis une seule avant même que le roman ne soit mis à l'équerre. Comme quoi il n'y a nul besoin de pléthore de lieux ni d'une foultitude de personnages où se perdent le lecteur et qui, à mon sens, servent à masquer l'indigence d'une intrigue et de son cadre. On notera que Reynolds n'utilise guère que les patronymes de ses personnages, y compris des femmes, à l'exception de Pascale et Calvin afin d'éviter les confusions possibles ; l'effet qui en découle cadre fort bien avec le récit et ses protagonistes. Il n'a pas davantage éprouvé le besoin de conférer de profondeur particulière aux personnages, ce n'est pas un drame mais un roman d'action. Jamais il ne le perd de vue. Il entretient savamment le suspense en sautant d'un personnage à l'autre au moment critique à la manière du David Brin d'Elévation. Le procédé n'est peut-être pas de la plus grande finesse et pourra irriter les amateurs d'élégance raffinée, certes. Mais il marche. L'ambition littéraire, la virtuosité stylistique, l'élégance de la construction ne sont en rien les préoccupations majeures de l'auteur. Le propos est de nous conter une bonne histoire de S-F. Et Alastair Reynolds s'y entend à merveille.

L'action dope le récit et le propulse au sein d'un « background » particulièrement dense, d'une richesse de science-fiction peu commune. À l'instar de Ventus, ce roman n'est pas idéal pour amener à la S-F de nouveaux lecteurs. L'usage pointu qui y est fait de la quincaillerie nécessite une culture S-F qui dépasse Star Wars de cent coudées. Ce serait comme de s'initier à l'alpinisme en s'attaquant au K2. Oui, vraiment, une certaine familiarité avec la S-F est requise. Autant le savoir… (mais comme vous avez fourré votre long nez entre les pages de Bifrost…)

Plusieurs aspects de ce gros roman renvoient aux grands space operas qui l'ont précédé : Inexistence, le tout aussi imposant ouvrage de David Zindell récemment réédité, ou Un Feu sur l'abîme de Vernor Vinge. On retrouve des éléments présents dans le cycle du « Centre Galactique » de Gregory Benford, notamment le respect de la vitesse de la lumière par les astronefs. Plus marquant, Reynolds exploite l'idée de machines intelligentes cherchant à éradiquer toute vie organique de la galaxie. Les Berserkers chers à Fred Saberhagen ne cessent de progresser. Reynolds puise son histoire à double titre dans le passé ; celui des personnages revient comme un retour de flamme tandis que l'Humanité — dont la survie est en cause, comme dans tout space op' qui se respecte — s'inscrit dans une histoire galactique vertigineuse. L'humanité est d'ailleurs plus divisée que jamais, à la manière dont on peut la voir dans Étoiles Mourantes d'Ayerdhal et Dunyach. Bref, en un mot comme en cent, Reynolds a intégré à son roman tout ce qui court l'espace science-fictif actuel, y compris ce qu'il faut de génétique et de nanotechnologie. Voilà qui risque de constituer un mur pour le lecteur inexpérimenté, mais sera un mets de choix pour les autres.

C'est un nouveau jalon dans l'évolution du genre qui se pose après « Les Fulgurs » d'E. E. "Doc" Smith et La Poussière dans l'œil de Dieu de Larry Niven et Jerry Pournelle. C'est moins écrit que L'Anneau de Ritornel de Charles L. Harness ou Hypérion et tout n'est certes pas parfait dans ce livre. Le final, notamment, déçoit un peu. Sans aller jusqu'à dire qu'il est tiré par les cheveux, il manque d'envergure, de souffle. Tombe un peu à plat. À la lueur de la fin, et bien qu'elle tienne debout et retombe sur ses pattes, l'intrigue paraît un peu branlante. Rien de rédhibitoire toutefois. On aurait préféré mieux, sans pouvoir dire quoi sinon que le deus ex machina est malvenu et que, pour une fois, on aurait souhaité une fin ouverte et peut-être plus grave. Bien des défauts subsistent et nombre d'imperfections émaillent le récit sans jamais porter atteinte au plaisir de lecture, balayés qu'ils sont par le torrent de l'action. En fait, ils ne se révèlent qu'à posteriori, quand on revient sur le livre pour en parler.

L'Espace de la révélation n'est pas un ouvrage que l'on va lire pour s'esbaudir devant sa facture. Ce n'est pas de la littérature snob. C'est un divertissement pour lecteur de S-F chevronnés. Ça aurait pu être mieux, mais, comme chacun sait, le mieux est l'ennemi du bien et l'ennemi mortel du très bien. Aussi nous satisferons nous de « pu être mieux », et pas qu'un peu…

Starplex

En 2076, les Humains et les Dauphins découvrent que leur galaxie est parcourue par un réseau de transchangeurs, des portes artificielles permettant de voyager instantanément de système stellaire en système stellaire. Des créateurs de ces portes, nulle trace. Si la plupart de ces transchangeurs sont en sommeil, quelques-uns donnent accès à des systèmes abritant la vie. C'est ainsi que les Humains et les Dauphins découvrent deux autres races, les Waldhahuds et les Ebis. Rapidement, ces quatre peuples mettent sur pied une alliance : le Commonwealth des Planètes. Trente ans plus tard, devant l'immensité de la tâche que représente l'exploration du réseau des transchangeurs, le Commonwealth décide de construire un gigantesque vaisseau spatial destiné à la recherche, le Starplex, dont la mission consiste à découvrir d'autres races intelligentes. Mais bientôt, les choses tournent mal…

Autant le dire de suite : cette histoire n'a rien de captivant. Si le rythme du récit reste soutenu, si on ne s'ennuie pas tout à fait, l'intérêt a bien du mal à décoller. La trame se compose de trois ou quatre histoires, que l'auteur parvient péniblement à lier et qui sont pour la plupart assez superficielles. Les (rares) personnages sont insignifiants et creux, avec pour seul bagage psychologique leur savoir scientifique. Certains sont même assez pénibles, notamment le capitaine du Starplex qui a la quarantaine gonflante et les problèmes qui vont avec — suis-je encore capable de séduire ? Les deux autres races du Commonwealth, qu'il aurait été intéressant de voir vivre, ne sont là que pour donner la réplique aux Humains dont la culture, omniprésente, étouffe tout sentiment d'exotisme. Et les Dauphins ! Censés constituer un des quatre peuples formant le Commonwealth, et à ce titre entrer dans la même part que les autres dans la composition de l'équipage du Starplex, on ne voit apparaître le premier représentant de cette race… qu'après la page 150 !

L'action est constamment entravée par des pages d'explications scientifiques qui semblent droit sorties de manuels universitaires, explications qui plus est d'un niveau peu accessible aux non scientifiques. Sawyer, pourtant très disert dès qu'il s'agit d'astronomie, de physique, de chimie ou d'astrophysique, se trouve subitement muet face au paradoxe temporel — il en évacue proprement toute allusion — et utilise d'énormes ficelles, telles la perte de mémoire ou la supériorité scientifique et technologique, bien commodes dès qu'il faut apporter des réponses délicates à des questions embarrassantes.

Pas franchement ennuyeux, mais pas vraiment intéressant, un de ces livres qui ne laissent aucune trace dans la mémoire après les avoir refermés. Se dire que Sawyer nous a déjà livré pire n'est hélas, en l'espèce, d'aucun réconfort…

Kwest

L'univers grouille de vie. Des milliers de races, dont les humains. Mais l'humanité ne forme pas un bloc. D'un côté l'Empire, une civilisation guerrière englobant plusieurs galaxies, des billions d'êtres humains dont l'expansion ne semble jamais devoir s'arrêter. En face, le Royaume, représentant quelques centaines de planètes et sur lequel règne le Pantap. L'Empire est aux portes du Royaume, qui ne fait pas le poids. Sous les ordres du Pantap, Eftalan Kwest, patriarche de son clan et héros de guerre, se lance dans une quête désespérée aux commandes de son gigantesque vaisseau, le Megatao : retrouver la Planète des Origines sur laquelle, selon une légende commune à des milliers de races, la vie aurait éclos pour la première fois. Comment cette planète pourrait-elle sauver le Royaume ? Nul ne le sait.

Pour la retrouver, Kwest commence une extraordinaire aventure qui passe par un contact avec les Yorsen, une race extraterrestre dont le nom signifie « les Grands Anciens », un peuple déjà vieux de plusieurs millions d'années lorsque les humains se dressaient pour la première fois sur leurs jambes. Seulement voilà, Kwest souffre d'une maladie mortelle qui, si elle avait été déclarée, aurait dû lui coûter son commandement. Ce qui fait de lui un traître. D'autant plus que la mission que Kwest impose à son équipage n'est peut-être pas forcément celle donnée par le Pantap…

Avec Kwest, Eschbach revient au space op', qui plus est dans le même univers que Des Milliards de tapis de cheveux, bien que cela n'ait pas vraiment d'importance. La quasi-totalité du roman se déroule à l'intérieur d'un vaisseau, un confinement un tantinet étouffant compensé par des situations intéressantes et des personnages aux caractères forts, quoiqu'à la limite du poncif, tel ce commandant tyrannique ou cet immortel torturé par tous les êtres chers qu'il a perdu. On a droit à un début sur les chapeaux de roue, qui malheureusement se délite pour finalement aboutir à une banale quête du divin par un homme aux portes de la mort, quête qui tourne finalement à l'absurde. On est également en présence d'une société hyper-hiérarchisée et rigide, pour laquelle Eschbach n'a pas su éviter les clichés. Enfin, la menace extérieure représentée par l'Empire, qui au début du livre créait une réelle pression narrative, bascule vite au dernier plan et fait retomber l'enjeu global du roman. Au total, le sentiment qui prédomine, lorsqu'on ferme le bouquin, n'est pas la déception mais plutôt la perplexité. Quoi ? Tout ça pour ça ! ? Classique et sans réelle invention, mais riche d'énergie, Kwest demeure une histoire agréable à lire, fluide et bien écrite. Reste que ce livre souffre d'une édition postérieure à l'époustouflant Des Milliards de tapis de cheveux et soutient difficilement la comparaison…

De la poussière à la chair

Compagnon lecteur, attention : si vous achetez ce livre, que ce ne soit ni alléché par la phrase du sous-titre, « Souvenirs d'une famille d'immortels » — si on a bien affaire à des immortels, cela n'a rien à voir avec une famille de vampires —, ni par la quatrième de couverture. En parlant d'un certain dictateur qui vient de prendre le pouvoir en Allemagne, puis en décrivant ce livre comme étant un des romans les plus engagés de Bradbury, cette dernière biaise et déforme la réalité du livre. Décidément, ça devient une manie chez « Lunes d'encre »…

Un manoir improbable et doué de vie se bâtit tout seul sur une colline en une unique nuit, puis invite au fur et à mesure les membres de la Famille à venir vivre en son sein. Des créatures immortelles et ne vivant que la nuit, qui composent une « Famille » à prendre au sens large, fait d'être surnaturels, d'archétypes, d'objets élevés au rang de dieux et devenu vivants, et bien d'autres encore, la liste est impressionnante et très imaginative. Timothy, un petit garçon de chair et de sang qui fut jadis abandonné sur les marches du manoir, va devenir leur chroniqueur et le témoin involontaire de la fin du manoir.

Que dire de ce court roman fantastico-poétique ? Rien. De la Poussière à la chair ressemble à si méprendre à une jolie boule de Noël ciselée main : c'est beau, sensible et délicat, poétique et nostalgique, féerique… et totalement creux.

Les Conquérants d'Omale

Serait-ce le challenge qui stimule Laurent Genefort ? Possible. Quoiqu'il en soit, avec Les Conquérants d'Omale, le second « Millénaires » (après Omale) de l'auteur, il nous livre une préquelle encore meilleure que le premier opus.

Les Conquérants d'Omale se déroule pendant les Âges Obscurs d'Omale et se compose de trois histoires distinctes dont les protagonistes ne se croisent jamais. Humains, Chiles et Hodgqins, les trois espèces intelligentes de la planète, se livrent une guerre sans merci depuis plusieurs siècles. Au centre, un territoire neutre où les armes s'appellent politique et diplomatie, et où un équilibre précaire semble s'être installé. Un équilibre menacé, car un complot se prépare. Sur le front Humains/Chiles, le Généralissime Haïdar organise une mission secrète qui pourrait bien faire basculer le conflit en faveur des humains. Une mission tellement secrète que même les soldats qui l'animent ne savent ni où ils vont, ni pourquoi. Ailleurs enfin, un groupe de cartographes est confronté à un phénomène d'une ampleur catastrophique : une plaque d'un noir de nuit en progression constante s'insinue entre Omale et son soleil, plongeant des régions entières dans une nouvelle ère glaciaire. Serait-ce tout simplement la fin d'Omale ?

Jusqu'à présent, le point fort de Laurent Genefort résidait dans sa façon de créer des mondes extraordinaires de complétude et de vie. Avec Les Conquérants d'Omale, il rajoute une dimension de plus à son talent et prend enfin l'envergure d'un véritable conteur. Avec son précédent roman, Genefort avait cantonné ses personnages dans une nef en perdition, nous coinçant dans un huis clos qui finissait par tourner en rond. Ici, le parti pris est radicalement différent et nous entraîne à la suite des protagonistes sur des milliers de kilomètres, nous permettant l'exploration d'une planète que nous n'avions pu jusque-là contempler que de haut. Les personnages sont de plus en plus intéressants, quoique encore un peu trop caricaturaux. Pas de temps mort dans ces trois aventures menées à cent à l'heure, avec un petit défaut cependant : l'histoire, ou plutôt les histoires dans ce cas, sont un peu longues à s'installer. Il faut dire, à la décharge de l'auteur, que passer d'un format poche calibré Fleuve Noir à un « Millénaires », avec tout ce que cela implique de place pour s'exprimer, a de quoi griser n'importe quel écrivain. Gageons qu'une fois les bulles de champagne digérées, Laurent Genefort atteindra la complète maîtrise de la gestion du rythme et du temps et donnera enfin la pleine mesure de son talent. Reste un livre qui se lit avec plaisir, assurément.

Traquemort

Rares sont les ouvrages dont le contenu figure presque intégralement sur la couverture. Tel est l’exploit pourtant réalisé par Traquemort le proscrit, livre rempli d’action, de duels et… rien d’autre. Arrivé au terme de l’ouvrage de Simon R. Green, le sentiment dominant est que l’on vient de lire un dessin animé, avec la frustration qu’on imagine.

Owen Traquemort, seigneur de Virimonde, une planète intégrée dans un empire gigantesque, se voit décrété hors-la-loi par l’impératrice, condamné à mort et contraint à la fuite. Sauvé in extremis par une trafiquante d’organes, il se réfugie sur l’un des seuls mondes inaccessibles à l’empire, Brumonde, sordide et malfamé, point de chute des bannis en tout genre. Depuis ce purgatoire, il prend la décision de mener une rébellion d’envergure contre un empire tyrannique, despote et cruel. Son unique espoir de succès réside dans le négateur de Noirvide, arme absolue capable d’éteindre en une seconde des milliers d’étoiles et des millions de vies. Celle-ci se trouve sur Shandrakor, planète aux coordonnées inconnues de l’empire, où son ancêtre, le Traquemort originel, l’y a cachée après l’avoir utilisée neuf cent ans auparavant. Accompagné de cinq compagnons, il y mettra en déroute l’armée impériale lancée à ses trousses, récupérera le négateur et lèvera une armée de hadéniens, hommes génétiquement modifiés pour le combat et reposant en stase depuis des années sur Shandrakor. La rébellion peut commencer, et là se termine « la première époque de la geste de Traquemort ».

Immense fourre-tout — on y trouvera, pêle-mêle, nobles, vampires futuristes, loup-garou, elfes, téléportation, cyberespace, génétique, Gestalt, clones et télépathes —, si Traquemort le proscrit prétend au titre de space opera, il n’émarge en fait qu’au rang de série B de bas étage. Le roman ne disposant ni de propos, ni d’intrigue, ni donc de suspense, Simon R. Green ne cesse d’introduire de nouveaux personnages, de nouveaux complots pour rejouer à l’infini la même scène. Celle du combat que l’on imagine aisément sur un écran mais qui, à force d’être ici écrit et réécrit, lasse de façon radicale. Confrontés à un mur, jamais les héros ne le contournent, ni même reculent : ils le démolissent frontalement, brutalement, avec un succès récurrent. Non content de se répéter, l’auteur règle chacune des situations critiques par des pirouettes révélatrices de son manque d’imagination. Les héros sont acculés dans un château ? Celui-ci était en fait un vaisseau spatial ! Traquemort ne connaît pas le code secret nécessaire à réveiller une armée en stase ? La seule personne le connaissant, qui vient de se faire décapiter (!), réussit néanmoins à le lui transmettre ! L’issue  sans  nuance  et  victorieuse  de chaque situation étant connue par avance, aucun événement ne parvient à dérouter le lecteur, à remettre en cause un équilibre connu, donc à émouvoir.

Là où l’agacement produit par des combats répétés à l’envi pourrait être atténué par des descriptions variées et originales, on les découvre plombées par la pauvreté du vocabulaire et plaçant sans cesse une distance entre le lecteur et le récit, conséquence d’un recours incessant aux digressions et aux remarques humoristiques. Et gageons qu’ici, pour une fois, la traduction n’est pas en cause : on connaît la qualité du travail de Pierre-Paul Durastanti — on se souvient, par exemple, de la splendide traduction de L’I.A. et son double de Scott Westerfeld chez Flammarion — et d’Arnaud Mousnier-Lompré…

Dernier défaut de taille : l’aspect sommaire de la psychologie des héros et les enchaînements bâclés. Les péripéties sont assenées sans construction et s’empilent sans souci narratif, sans recherche de crédibilité. Lorsque Traquemort décide de se rebeller contre l’empire, choix pourtant lourd de conséquences, l’évolution de son personnage (de noble oisif à pourfendeur des injustices) tient en deux pages (p. 206-207). Lorsque son ancêtre lui livre l’arme absolue, aucun questionnement ne l’assaille sur l’opportunité de livrer à un descendant qu’il connaît à peine une arme capable de reléguer Hiroshima au rang de fait divers. Un dialogue d’une pauvreté navrante, de quelques lignes à peine (p. 426-427), suffit à expliquer son choix.

Et dire que ces six cent pages ne sont que le prélude à la véritable rébellion contre l’empire, prétexte à noircir les pages d’au moins cinq autres énormes livres non encore traduits…

Qui vient du bruit

Les grandes guerres de la Dispersion ont éparpillé les humains aux quatre coins de la galaxie. Désormais dans l’impossibilité de communiquer entre eux, isolés dans des espaces-temps éloignés, ils glissent inexorablement vers des destins épars, privés de mémoire collective, oublieux de la spécificité de l’essence humaine. Seul lien entre ces communautés peu à peu détachées de leur passé commun et fondateur,  les  griots  célestes. Voyageant sur les flots de la Chaldria, flux unifiant les mondes accessible à quelques élus, ils offrent à travers leurs chants un passé, une histoire, des émotions ; ils racontent l’homme dans sa diversité et son unité. Mais ils se font rares et sont en butte à une hostilité grandissante. L’Anguiz, mouvement secret, tentaculaire, immémorial, ne cesse d’étendre son ombre sur le monde. Sous des appellations différentes mais toujours au service du néant, afin de libérer l’homme de la misère physique et de purifier le monde, il a juré leur perte. Les « adorateurs du vide » s’élèvent contre le chant des griots, qui seul permet à l’espèce humaine de prendre sens. C’est dans ce décor que grandit Qui-vient-du-bruit, qui suit l’apprentissage escarpé de la fonction de griot…

Roman initiatique, Griots célestes : Qui vient du bruit est une vaste parabole ayant l’Homme pour sujet. Sur les pas de l’apprenti griot, plusieurs mondes sont explorés où le mal est toujours semblable : le désespoir, l’absence de foi en l’humain, l’obscurantisme, le défaut de mémoire collective.

Parfois naïf dans son cantique à l’humanité, quelquefois irritant par sa tendance à parsemer son ouvrage de bons sentiments, Pierre Bordage propose cependant un beau roman. La complexité de ses personnages, leur psychologie fouillée, le doute qui les traverse évoquent souvent l’écriture d’Orson Scott Card. Le parallèle est en particulier patent avec Les Maîtres chanteurs, où le chant d’êtres exceptionnels offre aux hommes normaux la connaissance de leurs sentiments dans toute leur véracité.

Jamais simplificateur, s’interrogeant ouvertement sur l’opportunité d’imposer un destin, même enviable, à un peuple qui n’en veut pas, relevant les contradictions d’une caste des griots elle-même gangrenée par l’intolérance et le découragement, Pierre Bordage aborde en outre plusieurs sous-thèmes avec finesse. Ainsi son analyse du terrorisme et du fanatisme est-elle franchement convaincante, au fil des quelques chapitres où il approche ce phénomène par le biais de la désespérance et de l’oubli de soi.

Avec le souci de présenter l’histoire et sa transmission par le biais de la culture (du Verbe) comme unique moyen de préserver l’humanité de l’homme et d’offrir une cohérence à ses projets, Griots célestes : Qui vient du bruit est un roman militant. Voici un bon exemple d’œuvre où la science-fiction est mise au service d’une idée, et présente l’avantage d’occuper une position de surplomb afin de mieux parler de l’homme et de son quotidien.

Certes, on pourra toujours être en désaccord avec les idées de Bordage, leur reprocher leur apparente évidence et déplorer un ton parfois moralisateur, mais il faut s’accorder sur le fait qu’il signe ici un livre de combat, utile et bien écrit (avec une suite et fin dont la sortie est annoncée comme imminente). Ne serait-il pas lui-même l’un de ces griots qui énervent tant ses congénères en livrant des vérités toutes simples et en leur tendant sans relâche un miroir ?

Zodiac

Sangamon Taylor est un mauvais coucheur, cynique, empêcheur de tourner en rond, écologiste convaincu aux méthodes parfois douteuses. Taylor reste cependant un non-violent qui récuse les actions de Boone, considéré comme un terroriste écologique pour avoir coulé des baleinières. Son enquête dans le port de Boston, autour de crustacés empoisonnés, fait apparaître une pollution aux PCB d'autant plus curieuse qu'elle disparaît mystérieusement ou se raréfie à sa source. Poursuivi par la mafia locale ainsi que par les membres d'une secte satanique accro au heavy metal et polluée au PCP, manipulée par le groupe industriel responsable de ces empoisonnements, lequel dispose en outre d'appuis politiques solides, Taylor a tout du musclé redresseur de torts en phase avec son époque. Ce James Bond qui se déplace en VTT et en Zodiac, s'il demeure lucide sur la portée de ses actions, « parce que c'est dégueulasse partout. Parce que les idéaux ont fichu le camp et que tout le monde s'en fiche quand vous dénoncez un empoisonneur de la planète », a encore beaucoup à apprendre sur la duplicité des riches et des puissants…

Certes, les impressionnantes connaissances écologiques développées dans Zodiac (le lecteur n'ignorera plus rien de la chimie du chlore et du sodium) engendrent effroi et pessimisme quand sont évoquées les conséquences de certaines pollutions bien actuelles, ou celles, à venir, résultantes de manipulations génétiques inconséquentes. Mais cela n'empêche en rien le Zodiac d'être un excellent bouquin d'action doublé d'une solide intrigue, qui plus est traversé par un humour noir ravageur.

Ce premier roman de Neal Stephenson n'a pas encore la richesse et la texture de L'Age de diamant ou du Samouraï virtuel (tous deux au Livre de Poche), mais tout ce qui fait les qualités de l'auteur est déjà à l'œuvre, au point qu'on se demande pourquoi il a fallu attendre près de quinze ans pour le traduire. Il était grand temps.

Super État

Sous-titré L'Union européenne dans quarante ans, ce roman est un instantané sans concession de la société future : l'isolationnisme inspiré par un État fort et désireux de le rester amène le président de Bourcey à couler un cargo de deux mille réfugiés du Tébarou, entraînant par là les représailles de cette petite nation asiatique. Bien que le Tébarou présente ses excuses pour l'envoi par erreur d'un missile sur une ville autrichienne, de Bourcey envisage d'entrer en guerre. Alors que les Foudéments jouent les trublions sur l'ambiant (le réseau électronique), Esme Brackentoth, la toute fraîche épouse du fils du président (représentée à son mariage par un androïde faisant office de doublure, alors qu'elle inaugurait un restaurant chic au sommet de l'Everest), est enlevée par des terroristes désireux de contrer la politique de de Bourcey. Dans le même temps, suite au réchauffement de la planète, un morceau de banquise s'effondrant dans l'océan provoque un raz-de-marée de l'Irlande à la Bretagne, tandis que l'expédition spatiale parvenue sur le satellite de Jupiter, Europe, trouve sous la glace une forme de vie… comestible.

On se perd parfois dans la foule de personnages qui tressent la trame de ce récit aux destins imbriqués. Procédant par touches, Aldiss multiplie les séquences courtes intercalées de messages, publicités et micros-trottoirs, pour proposer une vision éclatée et foisonnante de sa société. Le tableau qu'il brosse est une charge contre une Europe réductrice de libertés, soumise aux délires d'un président belliqueux ; ainsi, l'aide aux défavorisés impose des conditions comme le renoncement au tabac et à l'alcool, le bannissement de la culture pop, de la vidéo et de l'idolâtrie des vedettes du sport ou de la télé, encourage la lecture par l'envoi trimestriel d'un livre dont le choix est malheureusement orienté ou trop ambitieux.

Super État n'a pas l'ampleur visionnaire du Brunner de Tous à Zanzibar ou du Troupeau aveugle. Mais l'auteur est moins enclin à spéculer sur la société future qu'à soulever des questions métaphysiques portant sur le vide spirituel du monde contemporain. « La vie était plutôt agréable… en réalité elle était passionnante. Pourtant, elle était… vide. » La plupart des protagonistes sont hantés par un sentiment d'inutilité et de vacuité qui les pousse vers une quête de sens. Sarcastique, Aldiss, à l'image des I. A. et androïdes s'efforçant de comprendre ces déroutants humains, porte sur le futur un regard désabusé teinté d'un humour très british. Un livre d'une envergure moyenne, mais agréable à lire.

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