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Contretemps

Les éditions Aux Forges de Vulcain, dirigées par le sémillant David Meulemans, ont un catalogue partagé entre la littérature générale et l’Imaginaire (citons Williams Morris et Edward Bellamy pour les classiques, Jonathan Carroll pour les modernes, et Alex Burrett et Charles Yu pour les auteurs récents). Rien d’étonnant donc à ce que, sur certains titres, les deux se rejoignent, comme Contretemps de Charles Marie, et La Nuit je vole de Michèle Astrud : un premier roman (publié de manière confidentielle en 2009) qui emprunte délibérément aux genres sans tomber dedans totalement, et un livre d’une auteure qui publie depuis une vingtaine d’années et saute ici à pieds joints dans une thématique genrée tout en utilisant le prisme de la blanche.

Dans Contretemps, Melvin Épineuse (quel nom !) se voit confier une enquête : retrouver Bruno Bar, un barjot qui passe son temps à baptiser les personnes qu’il rencontrent, surtout si elles professent une haine de tout ce qui touche à la religion. Problème : Melvin n’est pas réellement enquêteur, aussi va-t-il devoir faire confiance à sa chance, quitte à assister à des sauteries secrètes dans les catacombes au cours desquelles il se fera canarder, et à être l’objet d’une lutte de pouvoir entre plusieurs groupes de personnes, au péril de sa vie… La première chose que l’on remarque dans ce livre, c’est la langue de l’auteur ; précise, cinglante, elle ménage quelques fous rires au gré de dialogues ciselés aux petits oignons qui virent au n’importe quoi jouissif, et réserve des phrases alambiquées qui ne dévoilent leur itinéraire qu’à l’arrivée au point final. Bref : pour un premier roman, le monsieur a déjà un sacré style et en use à merveille, le faisant évoluer au cours du récit, selon la nature des scènes, essentiellement drolatiques au début, mais lorgnant de plus en plus vers des moments dramatiques ou inquiétants. Et c’est ici que le bât blesse (un poil). Même si l’on a toujours plaisir à lire la prose de Marie, l’intérêt s’émousse peu à peu. L’auteur, à trop vouloir déstabiliser son lecteur en partant dans tous les sens, et abandonner la farce pour une intrigue plus classique de conflit entre clans, ne convainc pas vraiment. Dommage, car la longueur du roman (moins de 200 pages) aurait pu permettre de garder la même dynamique. Il n’en reste pas moins que, par moments, l’auteur retrouve sa verve et nous donne à penser que, d’ici peu de temps, il devrait être capable de gommer ses imperfections et produire un roman qui satisfera de la première à la dernière page.

[…]

Au final, ces deux romans, disparates dans la forme et le fond, se rejoignent dans leur volonté de rendre perméables les frontières entre Imaginaire et littérature blanche. Ce qui, en somme, correspond bien à l’ADN des Forges de Vulcain.

L'Androgyne

S’il est un auteur oublié de nos jours, c’est bien André Couvreur. Certes, quelques-uns connaissent vaguement son Invasion de macrobes (1909), mais sa dernière édition date déjà d’il y a vingt ans (chez Ombres). Auparavant ? Il faut a priori remonter à 1940 (dixit la BnF) pour trouver trace d’une de ses publications. On ne saurait donc tenir grief à ceux qui, humblement, avouent le découvrir via le présent titre. Et on remerciera la même BnF qui nous le propose avec, comme toujours dans cette collection des « Orpailleurs », une préface érudite de Roger Musnik.

Même s’il date de 1922, cet Androgyne résonne éminemment moderne. Jugez-en plutôt : dans une soirée mondaine, Georges croise le professeur Tornada, savant fou, et héros récurrent de plusieurs textes de Couvreur. Lors d’une discussion enflammée sur les disparités homme-femme, George s’écrie : « Et vive le savant qui, un jour ou l’autre, modifiera mon anatomie pour m’élever sur le pavois de faiblesse !  » Comprenez : pour me transformer en femme. Ce vœu ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd et, ni une ni deux, Tornada kidnappe Georges, en fait un sujet d’expérimentations, et de Georges crée Georgette. Bien sûr, l’aspect scientifique n’est aucunement abordé ici, car c’est ce qui va suivre qui intéresse Couvreur : comment expliquer la disparition soudaine de Georges, et l’apparition tout aussi brusque de Georgette, qui, par commodité, prend le rôle de la sœur de Georges, dont personne n’avait jamais entendu parler auparavant ? Et comment Georgette va-t-elle pouvoir trouver sa place, et interagir avec les connaissances de Georges, à commencer par sa maîtresse, Rolande, avec qui il projetait de partir loin ?

À lire ce qui précède, on sent venir le pur vaudeville. Et, à la vérité, Couvreur en utilise les ressorts, nous faisant régulièrement sourire, comme par exemple lorsque Georges découvre certains secrets que Rolande lui avait cachés (et pour cause). Les traits d’humour sont souvent savoureux, d’autant que Couvreur manie à merveille la langue française. Toutefois, derrière ses atours de satire, le propos se fait çà et là plus sérieux, car il s’agit d’aborder ici, sous le prisme d’une vision décalée – celle d’un homme, donc –, la condition féminine telle que vécue par une femme. Vaste programme. Georges, lorsqu’il était masculin, n’était pas le plus macho des hommes. Intelligent, plutôt sensé et sensible, une partie de son vécu en tant que femme ne le déstabilisera pas, aussi le miroir n’est-il pas trop déformant. Mais il n’en découvrira pas moins que, aussi « Éclairé » soit-il, il reste le produit de siècles de patriarcat difficiles oublier, et que de fait, certains de ses comportements n’en heurtent pas moins la sensibilité féminine. En gardant à l’esprit que nous sommes en 1922, bien entendu… Ce qui n’empêche pas le récit d’offrir par moments de réjouissants changements de perspective, et en ces temps où la place de la femme est régulièrement (et à juste titre) questionnée, gageons que ces derniers toucheront la corde sensible de certains.

Sujet moderne, humour qui fait mouche, langue de qualité : décidément, Musnik et la BnF ne se sont pas trompés en rééditant cet Androgyne. On se souvient qu’il a été précisé plus haut que Tornada était un héros récurrent dans l’œuvre d’André Couvreur. À quand une réédition de ses autres aventures ?

Sur les chemins de la peur

Terre de Brume continue d’exhumer des textes de John Flanders, alias Jean Ray, pour les offrir à de nouvelles générations de lecteurs. Le grand écrivain gantois est aujourd’hui surtout connu pour ses écrits fantastiques, mais son œuvre est bien loin de ressortir exclusivement à son genre de prédilection ainsi que allons le voir ici.

Ce recueil est composé d’un excellent roman d’intrigue policière, L’Engoulevent, qu’encadre deux nouvelles d’aventures plus ou moins maritimes, plutôt orientées pour la jeunesse… La première, qui donne son titre au recueil, voit une partie de l’Angleterre submergée par un étrange phénomène et deux adolescents en fuite, poursuivis par une cohorte de pirates fantômes vraiment très méchants, issus d’une mutinerie. C’est le seul texte qui possède un caractère un tant soit peu fantastique sans pour autant qu’un authentique surnaturel y fasse irruption. L’aventure se termine dans des cavernes – un lieu hautement prisé de la littérature juvénile. On tient là un récit qui n’est pas sans analogie avec Les Contrebandiers de Moonfleet, film de Fritz Lang, mais avec un brin d’étrange en plus.

Rien d’étrange par contre dans « Les Prisonniers de Morstanhill », pure aventure pour la jeunesse, où, finalement, justice est rendue aux jeunes héros par le Robin des Mers de service tandis que les bourgeois du cru en prennent pour leur grade – obséquieux devant plus forts, puissants et redoutables qu’eux, mais de la plus implacable cruauté envers les pauvres et les faibles. La force de ces gens-là n’étant nullement inhérente à une quelconque grandeur qui leur fut propre, mais au contraire, juste l’expression de leur propension à écraser les petites gens et tous ceux que la vie place à leur merci.

L’Engoulevent constitue le plat de résistance de ce recueil. On a là une intrigue policière où l’auteur prend ses lecteurs par la main pour les perdre dans un labyrinthe de miroirs et de faux-semblants, brouillant les pistes à qui mieux mieux. L’Engoulevent est-il un génial malfrat ? Est-ce Bradfield ? Sinon qui ? Sont-ils plusieurs ? Complices ? Rivaux ? A-t-on affaire à un nouveau Robin des Bois ? Le lecteur a de quoi se perdre en conjecture parmi la foultitude de personnages s’il se laisse prendre au jeu de cette histoire trépidante où John Flanders s’amuse à faire des clins d’œil à Harry Dickson.

En fin de compte, ces récits penchent davantage du côté de L’Île au Trésor plutôt que de celui du Dr Jekyll, et rappellent ces histoires policières emberlificotées à souhait. Du divertissement de qualité rehaussé d’une juste pincée de satire sociale qui trouverait parfaitement sa place sur les rayons de littérature jeunesse. Un bon moment.

La Maison du cygne

La Maison du Cygne fut en quelque sorte le chant du cygne des époux Rémy vers la fin des années 70. Après avoir donné en 1968 Les Soldats de la Mer, une superbe fantasy, puis, en 1971, Le Grand Midi, un extraordinaire roman fantastique chez Christian Bourgois, ils s’attaquèrent à la science-fiction avec ce roman qui fut publié en 1978 dans la prestigieuse collection « Ailleurs & Demain ». Si ce dernier allait au final s’avérer quelque peu en retrait des deux précédents, il n’en reste pas moins un très bon livre. Les auteurs francophones alors publiés dans la collection argentée n’avaient vraiment rien à envier à leurs confrères anglo-saxons.

La Maison du Cygne nous rappelle furieusement le navrant Shikasta, de Doris Lessing bien qu’il ait précédé l’ouvrage raté de la prix Nobel 2007 de plusieurs années. Comme quoi, on est auteur de l’imaginaire ou on ne l’est pas !

La Terre est l’enjeu d’un conflit entre les constellations de l’Aigle et du Cygne qui tour à tour influe sur l’évolution du monde par l’intermédiaire d’agents incarnés. Pour livrer cette guerre, la maison du cygne a décidé de former deux douzaines d’enfant à El Golem, un castel perdu au fin fond du désert mauritanien, de les initier aux pouvoirs psi dans le dessein qu’ils prennent en main de destin du monde… La première partie du roman se déroule exclusivement au castel, où le maître guide et développe ses oisillons, tout en essayant, souvent en vain, de les protéger des menées de l’Aigle. Et en fin de compte, tout n’est peut-être pas si simple…

Cette première partie s’avère un tantinet longuette. Bien qu’en butte aux actions de l’Aigle et en dépit des pertes, les enfants du castel sont heureux, ce qui ne se prête guère à l’intensité dramatique. Le rythme est défaillant et le lecteur, à l’instar des enfants du castel, n’est pas sans se poser un certain nombre de questions.

Avec la seconde partie viendra le temps des réponses dont certaines seront pour le moins surprenantes. Si la première partie est intemporelle, la seconde va parfois accuser les quarante ans que compte désormais ce roman : l’auto-stop, les fiches du téléphone, le mouvement hippie… C’est clairement la société post soixante-huitarde que les auteurs mettent en scène et en l’Aigle et le Cygne s’incarnent les pôles qui déchiraient la société d’alors.

La Maison du Cygne n’est certainement pas un roman aussi éblouissant que le sontLe Grand Midi (que l’on espère voir réédité un jour) et Les Soldats de la Mer mais il n’en est pas moins tout à fait remarquable en dépit de quelques lenteurs, et Gérard Klein ne s’y est pas trompé en l’accueillant dans sa collection chez Robert Laffont. Il s’agit là d’un roman volontiers déroutant où le lecteur ne cesse d’être entraîné sur de fausses pistes et ce n’est qu’en se retournant sur le livre, la dernière page lue, qu’on en vient à pleinement l’apprécier.

Invasion

Si l’on considère L’Anneau de Ritornel de Charles L. Harness comme la Rolls-Royce du space opera, alors Invasion en sera la Fiat Tipo, pas tout à fait en bas de l’échelle, mais presque. Ça se lit facilement mais s’oublie encore bien plus aisément. Le moins équipé des poissons rouges devrait parvenir à suivre sans trop de peine… Y a rien là-dedans ! Plus creux qu’une boite de corned beef vide. Ce n’est absolument pas de la fiction spéculative. Aussi intéressant qu’une dalle de parking…

Pour « Les Sept mercenaires dans l’espace », accroche dont se gargarise la 4e de couverture, tu repasseras ! On est à des mégaparsecs du chef-d’œuvre de John Sturges ou de son modèle nippon, Les Sept samouraïs d’Akira Kurosawa. L’idée de base est bien là, certes. Une petite planète sans importance – au lieu d’un village – est menacée par une immense flotte robot programmée pour éradiquer toute vie rencontrée – en place de bandits –, et nul ne juge qu’il vaille la peine de la défendre. Deux religieuses – à la place des paysans – partent chercher des guerriers susceptibles de les sauver. Elles ne trouvent que Lanoe, un vieux pilote de chasse las des combats pour des causes auxquelles il ne croit pas, qui finit par battre le rappel de ses anciennes sœurs d’armes : Zhang, l’amour non dit de sa vie, devenue aveugle et ne percevant le monde qu’au moyen de prothèses, et Etha, qui ne peut plus voler. S’ajoutent à elles Valk, un ancien héros ennemi – le seul a être un tant soit peu intéressant –, Thom, un jeune pilote de régates spatiales qui s’est foutu dans une merde noire dont Lanoe l’a plus ou moins tiré, et Maggs, un officier corrompu qui se retrouve mêlée à l’affaire après l’échec de l’arnaque dont nos « bonnes sœurs » devaient faire les frais, leur planète étant censée passer par pertes et profits. Ajoutons encore madame l’ingénieur Derrow, qui fera ce qu’elle peut, c’est-à-dire beaucoup, beaucoup trop, comme les autres, pour que ce soit crédible. Bon, on n’a pas dit non plus que les modèles cinématographiques étaient crédibles… C’est héroïque, mais ça passe mal de l’écran au livre. En lisant, j’avais plutôt à l’esprit les derniers pilotes de chasse de la Luftwaffe qui montaient à un contre vingt face aux flottes de bombardiers alliées ; mais eux n’ont pas gagné…

Kurosawa est l’un des plus grands cinéastes de l’histoire du cinéma mondial  ; Sturges, un géant du western ; et D. Nolan Clark, un tâcheron produisant de la littérature d’action kilométrique. Il peine même à rivaliser avec James S. A. Corey ou Kevin J. Anderson et, pour tout dire, n’y parvient pas… Pour sa première incursion dans le domaine du space opera, dont nous pouvons surtout espérer qu’elle soit la dernière, D. Nolan Clark nourrit l’ambition somme toute mesurée de devenir David Weber à la place de David Weber. Il devrait pouvoir pondre pas mal de kilomètres d’Honor Harrington… Et basta.

Le Dieu assis

« Tout vient à point à qui sait attendre » illustre comme il se doit l’édition de ce roman de jeunesse de Pierre Stolze, rédigé à l’automne 1977, alors qu’il était encore un jeune écrivain, pour ne le voir publier que cette année, chez Rroyzz, un éditeur mosellan… Dans sa préface, l’auteur reconnaît n’avoir certes pas fait le forcing pour le publier — mais quarante ans, c’est tout de même bien long.

Qu’avons-nous dû si longtemps attendre ? Un roman de SF, bien sûr, bâti sur une trame de roman policier avec une chute dans le plus pur style de la New Wave et des expérimentations stylistiques et littéraires qui prévalaient alors. Philipp Warding, flic spatial de choc, se voit confier l’enquête sur l’assassinat d’un ancien secrétaire général de l’ONU qui ne s’opposait plus qu’à ce que tous les pouvoirs soient délégués à Mark/Mickey, le super-ordinateur planqué sous les Montagnes Rocheuses avec lequel Warding va devoir faire équipe. Cette science-fiction vintage est celle des ordinateurs géants, avides de pouvoir et paranoïaques à souhait. Dans sa préface, l’auteur évoque entre autres Colossus de D. F. Jones, qui fut porté à l’écran par Joseph Sargent. Ajoutez-y deux entités d’outre-espace plus ou moins rivales venues faire joujou sur notre belle planète pour faire bonne mesure, et vous pourrez obtenir une conclusion dans la tonalité de ce qui se faisait à la fin des années 70.

La préface, toujours elle, met en condition un lecteur qui ne saurait plus lire la SF vieille de quelques décennies. On se retrouve dès lors avec un agréable divertissement à la lecture aisée qui n’est certainement pas ce que Pierre Stolze a écrit de mieux, de loin s’en faut, mais permet de passer un bon moment. Le Dieu assis aurait pu ou dû trouver sa place dans la collection « Anticipation » en 85 qui l’a refusé, allez savoir pourquoi ? À cette époque-là, le Fleuve Noir avait pourtant déjà publié Mais l’espace… Mais le temps… de Daniel Walther, par exemple…

Il suffit de se souvenir que la SF n’a rien d’une littérature intemporelle  ; elle est ancrée dans l’époque qui l’a vu écrire et dont elle est un reflet.

Créatures

D’une régularité de coucou, l’anthologie des Imaginales continue de paraître chaque printemps, à l’occasion du festival éponyme.

Cette livraison, la huitième, se veut dans l’ensemble une réflexion (ou un plaidoyer) sur le libre-arbitre et la différence. Ça commence avec « La Machine différente », de Jean-Laurent Del Socorro, qui transpose au xixe siècle un thème classique de la SF : l’éveil à la conscience de la machine. On se pince pour y croire, mais le récit ménage de beaux moments d’émotion. Il faut en revanche une bonne dose d’abnégation pour poursuivre la lecture de l’anthologie après s’être fadé les nouvelles qui suivent (Anthelme Hauchecorne, les époux Belmas et Patrick Moran), oscillant entre l’indigeste, le laborieux et le n’importe quoi. « Une chance sur Six », de Gabriel Katz, relève le niveau. L’auteur y convoque tous les codes du western et une certaine mythologie littéraire pour en tirer un récit de vengeance qui tourne au jeu de dupes. Malgré une maîtrise indéniable, la chute laisse le lecteur sur sa faim. Adrien Tomas, spécialiste ès fantasy, promène son «  Homme d’argile » à travers les siècles mais la balade laisse de marbre. Elisabeth Vonarburg, au métier, livre un fort récit d’apprentissage. « Les Portes du monde » peuvent dérouter par excès de densité, on s’y accroche grâce à des personnages bien caractérisés. Les nouvelles suivantes peinent à convaincre : Olivier Gechter a une plume correcte mais manque d’ambition, Fabien Cerutti a de l’ambition mais manque de clarté, Fabien Fernandez manquant quant à lui un peu de tout… Hélène Larbaigt propose de son côté une nouvelle médiocre de bout en bout. D’un tout autre calibre est «  Casser la coquille », le texte de Jean-Claude Dunyach. Vétéran d’une guerre contre les Wanis, d’étranges créatures ovoïdes, Gabe saute d’une base militaire à l’autre, d’une planète à l’autre. Une fuite perpétuelle provoquée par l’attention particulière que lui porte l’ancienne race ennemie : en effet, où qu’il aille et pour une raison qu’il ignore, les Wanis convergent vers lui… Sans doute la meilleure contribution de l’an-tho. Du lourd aussi chez Jean-Louis Trudel (« La Traductrice et les monstres »), où une gamine subit les pires manipulations pour devenir capable de déchiffrer la langue d’une espèce incompréhensible. En quelques pages à peine, Trudel dresse le portrait d’une colonie humaine sur une planète étrangère ; un bémol, toutefois, car l’auteur semble au final dépassé par son projet, et l’on ressort un peu confus de la lecture. On se souvient qu’avec des ingrédients similaires, Ted Chiang avait accouché d’un chef-d’œuvre. Enfin, Estelle Faye produit du style, mais son histoire de mercenaire cherchant à travers toute la galaxie les pièces détachées de sa compagne défunte, piochant à diverses influences (notamment cinématographiques, de Ridley Scott à Real Steel), a un goût de déjà-vu.

À noter que, contrairement à l’édition précédente, ce sont clairement quelques textes de SF (y compris la contribution vintage de Del Socorro) qui tiennent la baraque. Et ça n’est pas pour déplaire à Bifrost, ça…

Uter Pandragon

À la croisée de l’Historia regum Britannia de Geoffroy de Monmouth et de l’œuvre de Robert de Boron, Uter Pandragon convoque le ban et l’arrière-ban du légendaire arthurien pour accoucher d’une fantasy chevaleresque délicieusement anachronique. Ne tergiversons pas un instant, le jeune auteur français, dont il s’agit ici du premier roman, livre avec Uter Pandragon un récit tenant plus de la « Matière de Bretagne  » que de l’histoire des âges sombres de la Grande-Bretagne. Pour qui n’est pas un familier du légendaire, rappelons que les romans arthuriens forment un vaste corpus de textes ayant contribué à forger la culture d’une grande partie des élites aristocratiques européennes au Moyen-âge. Une œuvre dont on peut suivre l’évolution au fil de ses multiples réécritures, ajouts et autres amendements ayant contribué à tisser un cycle au moins aussi populaire que celui de Star Wars, si l’on peut se permettre un parallèle osé avec l’époque contemporaine (et peut-être pas tant que cela, si l’on pense aux nombreux emprunts de la saga lucasienne aux motifs traditionnels de la littérature chevaleresque). Bref, Thomas Spok se laisse aller à réinventer la légende, nous délivrant une version épique jalonnée de combats et de batailles acharnées dépeints comme autant de tableaux, mais aussi fantastique car traversée de moments surnaturels propices à une magie païenne ou d’obédience plus chrétienne. Des visions surréalistes, à la frontière de l’allégorie, où s’affrontent les champions de causes antagonistes.

Sans rien céder à la symbolique chrétienne, Thomas Spok imagine ainsi un astucieux syncrétisme entre le monde celte et celui de Byzance, entre le christianisme, ardent et conquérant, et le paganisme primitif, toujours aux aguets dans les angles morts de la civilisation, au cœur des forêts, telle Brocéliande. L’auteur français déroule un récit tragique, animé par le fatum, la vengeance et surtout la foi, objet de toutes les convoitises et ultime viatique du pouvoir. Chemin faisant, il fait et défait les archétypes imaginés par Robert de Boron et ses devanciers, réinterprétant la « Matière de Bretagne » à sa manière en donnant la part belle aux outsiders. Sous sa plume très travaillée, Merlin, fils du diable, combat son atavisme paternel tout en essayant de donner corps aux oracles de ses visions. Et pendant que Vortigern sombre dans la folie et le néant, dévoré par l’ombre de Constant, le précédent souverain britton dont il a été le sénéchal avant d’usurper le pouvoir, les Saisnes, par l’intermédiaire de leur chef Hengist, placent leurs pions pour tenter d’accaparer les terres bretonnes. Quant à Uter et Pandragon, les fils du souverain défunt, ils fourbissent leurs armes, attendant le moment propice pour reconquérir leur trône.

Première pierre d’une trilogie dont les épisodes peuvent se lire indépendamment les uns des autres, Uter Pandragon devrait être suivi d’une préquelle consacrée au personnage de Merlin et d’un autre roman centré sur la quête du Graal. L’occasion de suivre les aventures de Gauvain, Perceval et Judas. Il va sans dire que l’on auscultera cela de très près.

Le Fini des mers

Longtemps annoncés par les prophètes de mauvais augure et par la science-fiction, les extraterrestres ont fini par débarquer sur Terre. Dans leurs astronefs en forme d’œuf, dont la coque reste impénétrable aux armes et aux instruments d’observation, ils sont apparus sans avertissement. Quatre vaisseaux tombés du ciel sur le continent américain, provoquant aussitôt la peur et la curiosité. Bien loin de l’agitation des militaires et de l’analyse froide des IA du système de défense, Tommy se rend à contrecœur à l’école. Depuis quelque temps, il rechigne en effet à rejoindre sa classe, arrivant de plus en plus en retard. Si les disputes de ses parents ne sont pas étrangères à ce fait, l’attitude des adultes de son établissement n’arrange guère les choses. Jusque-là, sa connaissance de l’autre monde lui avait permis de supporter ce calvaire. Mais, jibelins, kernes, daléons et thents, toutes ces créatures évoluant aux marges du monde physique et qu’il est le seul à voir, semblent désormais l’ignorer. Et ce désintérêt soudain lui fait pressentir le pire. Quelque chose de grave et de définitif…

Gardner Dozois ne figure pas parmi les auteurs les plus connus dans nos contrées. La faute à la faible appétence pour la forme courte dans l’Hexagone, format de prédilection d’un écrivain s’étant également illustré outre-Atlantique comme essayiste, rédacteur en chef du magazine Asimov’s Science Fiction et anthologiste, notamment avec les fameux Year’s Best Science Fiction. Le Fini des mers aura mis plus de quarante ans pour être traduit par Pierre-Paul Durastanti et ainsi rejoindre la petite vingtaine de titres de la collection « Une heure-lumière », entrant en résonance avec une actualité funeste : le décès de Gardner Dozois. Le destin est parfois facétieux. Certes, on ne retiendra pas ce texte pour l’extrême originalité de sa thématique. À vrai dire, le premier contact avec les extra-terrestres fait partie des lieux communs de la science-fiction. La novella de Gardner Dozois pâtit sans doute aussi d’une traduction tardive sous nos longitudes, donnant la fausse impression que le texte ne fait que ressasser des motifs déjà lus ou vus par ailleurs, dans des œuvres plus récentes. Pourtant, en dépit de son âge (il a été publié en 1973 outre-Atlantique), Le Fini des mers se distingue par son traitement particulier, alternant le registre de la tragi-comédie lorsqu’il s’agit de relater l’agitation absurde des gouvernements confrontés à l’arrivée des extraterrestres, et celui plus dramatique de l’enfance en souffrance. On s’émeut ainsi de l’existence de Tommy, pauvre gosse tiraillé entre un quotidien sordide et une imagination débordante, stimulée par sa faculté à percevoir et à communiquer avec les Autres. Témoin indirect de la fin programmée d’une humanité s’étant toujours comportée en sale gosse, il se retrouve dans une situation d’impuissance absolue, dans l’impossibilité à communiquer son mal être avec des adultes qui le dédaignent, ne cherchent pas à le comprendre et font le vide autour de lui. Et, lorsque le dénouement brutal survient, on referme le livre avec la gorge serrée, choqué par sa froideur et son caractère impitoyable. Bref, si Le Fini des mers ne brille pas pour le vertige de ses spéculations, il compense amplement ce fait par l’émotion et le malaise qu’il suscite. Après tout, c’est aussi pour cela qu’on aime la science-fiction.

L’Été de la haine

Premier roman de David Means, auteur américain réputé jusque-là pour ses nouvelles, L’Été de la haine est un peu passé sous les radars d’une actualité littéraire guère prolixe avec les transfictions. Le titre mérite pourtant bien plus qu’un regard distrait pour sa couverture arty, son traitement et ses thématiques évoquant à la fois Tommaso Pincio et Lewis Shiner. De quoi donner du grain à moudre à l’amateur d’Imaginaire, on va le voir, mais à la condition de s’accrocher.

La fiction permet souvent à la résilience de s’exprimer, cicatrisant les plaies de l’esprit et atténuant les cauchemars. Pour surmonter le trauma de la guerre du Vietnam, Eugene Allen s’est construit un univers fictif, puisant dans son vécu et dans l’histoire des États-Unis les éléments d’un roman en forme de catharsis personnelle. De son expérience de la guerre, de l’assassinat de Kennedy pendant son troisième mandat et de la mort de sa sœur, dont la police a retrouvé le corps, abandonné au bord d’une route, il tire un récit immersif, sorte de bad trip à rebours, intitulé Hystopia. Il imagine ainsi une course-poursuite entre Rake, un tueur en série, et un duo de flics appartenant à la Brigade Psycho, l’agence fédérale créée par Kennedy pour neutraliser les « mal repliés », autrement dit les vétérans rétifs au traitement à la Tripizoïde, un stupéfiant puissant supposé permettre le repliement de leur stress post-traumatique en effaçant leur mémoire.

Livre gigogne, uchronie personnelle et mise en abyme de la société américaine contemporaine, L’ Été de la haine est aussi le portrait d’une nation malade, incapable de surmonter ses multiples troubles après avoir longtemps flirté avec le déni de la prospérité. Avec ses gangs de motards ultra-violents, le Black flag, attirés par l’État du Michigan comme un aimant pour s’y livrer à des batailles rangées impitoyables, avec son président handicapé, rescapé de plusieurs attentats, avec sa guerre du Vietnam toujours plus meurtrière, pourvoyeuse de vétérans inadaptés dont on cherche à replier le mal être grâce à un traitement médicamenteux, avec ses cités en proie aux émeutes raciales et sociales, l’Amérique d’Eugene Allen apparaît comme le reflet décalé de celle de David Means. Une Amérique alternative où le Summer of Love cède la place à un Summer of Hate, libéré du joug chimique de la Tripizoïde et de l’illusion de la Nouvelle Frontière de John Fitzgerald Kennedy. Une Amérique où les dépliés, purgés de leurs traumas et libérés du carcan d’une société prospérant sur le mensonge et la frustration, optent pour une vie plus sincère, au son du Raw Power d’Iggy Pop et des Stooges.

Bref, en dépit d’une construction narrative déroutante ne facilitant sans doute pas la lecture, David Means nous livre avec L’Été de la haine un roman désenchanté, mais qui recèle des fulgurances stylistiques étonnantes et des trésors d’émotions inoubliables. À découvrir assurément, mais non sans effort.

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