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Boneshaker

Tout d’abord, notons que les éditions Eclipse nous offrent ici un bel objet-livre — couverture à rabats intérieurs avec marque-page prédécoupé, typographie et iconographie adaptées à l’esprit steampunk, sans oublier la superbe illustration de Jon Foster (en fait, la reprise de l’illustration VO). Sur la forme, le rapport qualité-prix est plutôt exceptionnel. Seul bémol : les deux pages (!) intitulées « Concert de louanges pour Boneshaker » recensant des critiques élogieuses de personnalités (?) pour beaucoup méconnues par chez nous. Cette partie totalement dispensable et racoleuse n’apporte rien et pollue une lecture objective du texte. Que l’on fasse du marketing en quatrième de couverture, pourquoi pas, mais la limite est ici pour le moins dépassée… Bref.

Premier roman de l’américaine Cherie Priest traduit en français, Boneshaker est le volet initial de la trilogie Le Siècle mécanique, un livre non seulement finaliste des prix Hugo et Nebula 2010, mais qui plus est lauréat du prix Locus — tout de même !

1880 : l’Amérique est en pleine guerre de Sécession et la fièvre de l’or ouvre la voie à une course technologique effrénée. Le savant fou Leviticus Blue invente une machine extraordinaire capable d’extraire le précieux métal enfoui sous les glaces d’Alaska, le Boneshaker. Lors de son premier essai, la machine détruit une partie de Seattle et libère accidentellement un gaz (le fléau) qui transforme les habitants en « pourris ». Afin de maitriser la horde de zombies ainsi créée et canaliser cette horreur, un mur est construit autour de la zone dévastée. Seize ans plus tard, Briar Wilkes, la veuve du Dr Blue disparu dans la catastrophe, et son fils Zeke tentent de survivre dans les faubourgs de la zone confinée. L’adolescent, en quête de réponses quant à son passé familial, fugue et s’infiltre dans la zone sinistrée. Sa mère part à sa recherche…

Rien à dire, les canons du genre sont respectés, les personnages plutôt attachants, et l’intrigue, eh bien… disons qu’elle en vaut bien une autre. Seulement voilà, le texte souffre, et il souffre beaucoup.

D’abord, les dialogues. Priest (ou en tous cas son traducteur) use et abuse des verbes déclaratifs — et allons-y pour les : « tint-il à clarifier », « grommela-t-il », « murmura violemment » (?!), « asséna-t-elle », « pleurnicha-t-il » et autres « rétorqua-t-il ». Comment vous dire… C’est un peu comme les tics de langage : à la fin, on ne suit plus la conversation, on les compte. Eh bien voyez-vous, là c’est pareil. Comme l’affirmait Stephen King dans Ecriture, mémoires d’un métier à propos des verbes déclaratifs : « N’écrivez pas comme ça… S’il vous plait ! »

Ensuite, le développement du texte. Je reprends mon petit Stephen King illustré au chapitre « Enlevez tout mot inutile » et je vous laisse jouer en famille avec ces quelques exemples :

« Le passage suivait une pente ascendante et Zeke montait donc, très légèrement » ; « D’un rapide coup d’œil, il compta une dizaine de semelles différentes (…) Or, les empreintes… eh bien… Elles impliquaient qu’il pouvait rencontrer des gens à tout moment » ; « Je me souviens, acquiesça-t-il avec un signe de tête, même si Rudy lui tournait le dos et ne pouvait donc pas le voir » ; « Je vois, dit-elle, car l’explication lui parut en effet limpide. » Aussi improbable que cela puisse paraître, je n’ai rien inventé…

Heureusement, Boneshaker regorge de suspense. En voici un bon exemple, développé sur trois pages : « Et là, quelque chose de froid et de dur vint se poser contre sa nuque (…) il était seul, à l’exception de la personne qui se tenait derrière lui et le menaçait avec un pistolet au canon glacé (…) le contact glacial de quelque chose de circulaire, dur et dangereux n’avait pas quitté la parcelle de peau exposée à la base de son crâne (…) Zeke sentit le cercle froid contre son cou qui s’éloignait (…) l’arme était en fait une bouteille en verre. » Sans déc’ !?

A ce stade, on en vient à se demander si Cherie Priest n’aurait pas trouvé son prix Locus dans une pochette surprise. Mais on s’accroche, plus que 250 pages ! Et c’est alors qu’on tombe sur le magnifique, l’exceptionnel « couina-t-il ». Eh bien, vous me croirez si vous voulez, mais depuis c’est précisément ici que se trouve mon joli marque-page offert par Eclipse, et ce afin que, tous les soirs, avant de m’endormir en priant Saint Jack D., je puisse relire avec émotion ce bijou de précision, de justesse, de finesse et finalement, oui, de simplicité, qu’est le fameux « couina-t-il ».

Enfin passera-t-on sur l’intrigue parsemée d’invraisemblances qui resteront sans réponse : d’où vient ce gaz mystérieux ? Pourquoi les pourris restent-ils dans la zone contaminée ? Comment fait-on pour canaliser un gaz avec des murs à ciel ouvert…?

Boneshaker disposait des ingrédients pour faire, sinon un bon steampunk, en tout cas un steampunk honorable. L’ensemble est gâché par une écriture (une traduction ?) maladroite, lourde et trop longue, beaucoup trop longue. Dommage ! Passez votre chemin et courrez relire Jeter et Powers.

Sens interdit

En ce début de XXIe siècle, Mathis apparaît comme une anomalie. Doté d’un odorat absolu, le jeune homme perçoit la moindre fragrance ou puanteur, qu’elle émane d’un animal, d’un végétal ou d’un minéral. Une faculté révolutionnaire qu’il se garde bien de révéler, de peur de provoquer la curiosité, voire la répulsion. En effet, depuis plus d’une centaine d’années, l’humanité a accepté le fléau qui a effacé en partie l’odorat de son paysage sensoriel. Une calamité découlant de la pandémie de grippe espagnole. Par la force des choses, les hommes se sont habitués à l’épaississement de leurs muqueuses nasales, établissant une nouvelle hiérarchie fondée sur la ségrégation par les odeurs. La routine, en somme, pour une humanité jamais en manque d’idées lorsqu’il s’agit d’exclure, de proscrire ou d’interdire. Ainsi, pendant que certains accomplissent les basses besognes, méprisés de tous, nouveaux intouchables d’un monde divisé en castes, d’autres sont destinés à de hautes fonctions. On comprend pourquoi Mathis préfère se taire. Un silence dicté par les circonstances et imposé également par l’existence d’un ordre religieux extrémiste : les Flagellants. Orphelin de père et de mère, isolé en Tanzanie où il ne fait pas bon vivre lorsqu’on est blanc, Mathis devient l’enjeu d’une lutte de pouvoir entre la science et les croyances religieuses, entre la lumière et l’obscurantisme. Un motif classique et un tantinet caricatural en littérature, dont on se demande comment les auteurs vont se détacher…

L’argument de départ de Sens interdit a de quoi intriguer. On s’écarte des sempiternelles divergences fondées sur l’Histoire traité-bataille et les grands personnages historiques. Ici, c’est une épidémie qui contraint l’Histoire à bifurquer sur une voie divergente. Certes, les amateurs d’uchronie rétorqueront à bon droit que Robert Silverberg et Kim Stanley Robinson n’ont pas fait autre chose avec la peste noire. Cependant, le virus n’introduit pas une extinction massive, modifiant l’équilibre des civilisations. Il ne modifie qu’un des cinq sens, introduisant une nouvelle organisation sociale à l’intérieur des puissances mondiales.

Sens interdit se cantonne grosso modo à la France et à son empire colonial. L’Hexagone vit sous la férule d’un régime pour le moins autoritaire, lui-même sous l’influence d’un ordre religieux réactionnaire né du traumatisme provoqué par la perte de l’odorat. Même si l’hypothèse scientifique et la proposition d’Histoire alternative paraissent vraisemblables, pour l’originalité on repassera. Clichés sur clichés sont alignés comme des perles sur le chapelet d’un moine intégriste. Pour aggraver cette impression, les auteurs s’enferrent dans un conflit de nature manichéenne, animé par des personnages à la psychologie transparente. Le pompon dans ce domaine revenant incontestablement au duo Lucius Millepierres et sœur Bérengère. Dans le genre zizi panpan et miss patouche, les auteurs ne craignent pas le ridicule. Amateurs de série Z et d’humour déviant, vous voilà avertis.

Nullement troublés par l’aspect involontairement drolatique de la chose, Alain Grousset et Danielle Martinigol déroulent de surcroît un récit linéaire et sans véritable surprise, convoquant le ban et l’arrière-ban des stéréotypes et les recettes éventées du roman d’aventures.

Bref, on se dit que l’on est passé à côté d’une uchronie vraiment originale. Dommage.

Pêcheur de la mer intérieure

Ursula K. Le Guin fait partie des auteurs n’ayant plus rien à prouver et dont on attend pourtant avec angoisse chaque publication. Les microéditions Souffle du Rêve, sises dans l’Orléanais, nous gratifient de huit nouveaux textes de l’auteure américaine. Nouveau au sens d’inédit dans l’Hexagone, car, à l’exception de « La Première pierre », déjà publié chez le même éditeur, les autres titres sont des inédits parus entre 1983 et 1994.

Après « Ailleurs & demain » puis l’Atalante, nous n’en finissons pas de découvrir et d’explorer l’œuvre d’un auteur s’aventurant avec un égal bonheur dans les domaines de la fantasy — le cycle de Terremer —, de la S-F — L’Ekumen —, et de la littérature générale. Un auteur à l’aise dans la forme courte comme longue.

Pêcheur de la mer Intérieure regroupe des textes illustrant le versant science-fictif de Le Guin. Le recueil révèle également un aspect de sa personnalité que d’aucuns ont trop souvent tendance à ignorer : l’humour. « Première Rencontre avec les Gorgonides » et « L’Ascension de la face nord » témoignent de cette veine et, dans le genre surprenant, la dame ne fait pas les choses à moitié. On se trouve en effet devant deux blagues dont on peut juger l’effet raté, surtout pour la seconde, mais donnant une image plus légère de leur auteur.

Les choses redeviennent plus habituelles et intéressantes avec « Le Sommeil de Newton ». Le titre de cette histoire fait référence à une phrase du poète William Blake mettant en garde les hommes contre le danger de la vision unique. On est immergé au sein d’une microsociété, quelque peu sectaire dans ses prémisses, dont les membres/adeptes se sont réfugiés dans l’espace pour échapper aux turpitudes terrestres d’une humanité qu’ils observent avec condescendance. Hygiénistes, technophiles et scientistes, les membres de cette communauté rejettent le sentimentalisme qui les rattache à la Terre. Mais, si le sommeil de la raison engendre des monstres, celui de Newton est hanté d’apparitions bien peu cartésiennes qui mettent à dure épreuve les certitudes de l’un d’entre eux. Au-delà du drame personnel, Ursula Le Guin écorche aussi quelque peu une certaine vision élitiste de la S-F. Si l’avenir de l’homme se trouve dans l’espace, il demeure toutefois une créature enracinée dans la boue de sa Terre natale.

Continuant dans l’excellence avec « La Première pierre », on touche cette fois-ci à la question de la rébellion, sujet récurrent dans l’œuvre de la dame. A l’université d’Obling, les nurolb sont les serviteurs. Ils préparent les repas, nettoient les bâtiments, les réparent à la fin des crues et rangent les objets que laissent traîner les obls, leurs maîtres. Ils subissent également leurs sévices, viol et violence, en silence, car il serait tout à fait inconvenant de se révolter. Bu vit pour servir les obls, accomplissant sa besogne avec zèle. Un jour, elle découvre que les galets, utilisés pour composer les mosaïques ornant les terrasses de l’université, dessinent un message coloré. Un message forcément écrit par les nurolbs l’ayant précédée puisque les olbs ne distinguent pas les couleurs. Mais avoir connaissance d’un tel secret, n’est-ce pas déjà chercher à s’émanciper ? Usant du procédé de la parabole, Ursula Le Guin évoque ici un sujet universel : celui de l’oppression et du processus qui mène à la révolution. Le tout avec une économie de moyens admirable. On en redemande.

Passons rapidement sur « Le Kerastion », court texte dramatique sur les méfaits du conformisme social, pour chroniquer plus longuement « L’Histoire des Shobies », « La Danse de Ganam » et « Pêcheur de la mer Intérieure », un trio se rattachant à « L’Ekumen ». En concevant ce cycle, Ursula Le Guin n’a suivi aucun plan ou schéma directeur préétabli. Planifier une histoire du futur de l’humanité n’a que peu d’intérêt à ses yeux. Elle préfère mettre en scène des destins individuels et des sociétés, optant pour un point de vue anthropologique. Visiteurs étrangers au monde qu’ils observent ou plus simplement autochtones en rupture de ban, les personnages de Le Guin sont les médiateurs d’une réflexion éthique, voire politique. Ils mettent en scène l’altérité et se frottent aux limites de la liberté. Une succession de romans et de nouvelles est ainsi née des efforts de l’auteur, comme une série de motifs brodés sur une trame générale. Un pseudo univers qui a des trous aux coudes, selon ses propres dires, mais jouissant au final d’une grande cohérence interne.

Ayant résolu la question de la communication, via l’ansible, un raccourci narratif pratique, Ursula Le Guin imagine avec « L’Histoire des Shobies » un moyen de voyage instantané. Une sorte de téléportation trichant avec la théorie d’Einstein et dénommée effet churten. Un équipage est réuni pour effectuer le premier transit. Les plans sont dressés, il ne reste plus qu’à expérimenter. Mais la transilience a une conséquence imprévue. L’équipage ne parvient pas à réintégrer la réalité consensuelle, une fois arrivé à destination. Confusion des sens, sentiment d’irréalité, l’expérience manque de lui être fatale. S’amusant beaucoup de la situation, Le Guin dénoue le drame d’une manière originale. En convoquant l’art du conteur plutôt que celui du scientifique. Une manière de dire que pour exister, il faut raconter son histoire à autrui. Une conclusion qui n’est pas sans rappeler le propos du Dit d’Aka.

« La Danse de Ganam » fait un peu penser à L’Homme qui voulut être roi de Kipling. Un groupe de Mobiles se rend sur un monde nouvellement contacté, via la transilience. Une planète morcelée entre plusieurs cités préindustrielles respectant le principe du matriarcat. Le groupe s’intègre sans faire de vagues, conformément à l’éthique de l’Ekumen, mais son meneur devient l’époux de la reine, position lui promettant un destin funeste. Sous couvert d’étude ethnologique, Le Guin traite surtout ici de la divergence des points de vue par rapport à un événement, ajoutant comme paramètre supplémentaire la disharmonie résultant du churten.

Point d’orgue du recueil, « Pêcheur de la mer Intérieure » s’impose comme un des textes majeurs de la dame. Finesse de la psychologie des personnages, usage subtil de métaphores encapsulées dans le récit, tension dramatique admirable et construction narrative impeccable, le texte conjugue de nombreux points forts. L’histoire prend place sur la planète O, un monde ayant déjà servi de décor à deux nouvelles figurant au sommaire du recueil L’Anniversaire du Monde (disponible au Livre de Poche). C’est l’occasion de goûter à nouveau au mariage sedoretu, union complexe à quatre personnes, et de voir Ursula Le Guin réaliser un vieux rêve : permettre à un de ses personnages de mener une double vie simultanément. Au final, on ressort impressionné par ce récit recyclant avec brio un des plus vieux thèmes de la S-F : le voyage temporel.

Par sa vitalité, son ampleur, la précision de son imagination, son aspect ludique, la richesse et la puissance de ses métaphores, le recueil Pêcheur de la mer Intérieure illustre idéalement le propos tenu par Ursula Le Guin dans la préface. Voici une lecture indispensable pour ceux appréciant la beauté des idées, des mots et des émotions.

Kinshasa

Rintintin, Lassie, Benji et tutti quanti. On ne compte plus les chiens ayant égayé de leur jeu un tantinet cabot les séries télévisées, films et publications destinés à la jeunesse. Il faut croire que le meilleur ami de l’homme jouit d’une place privilégiée parmi les animaux à plumes et à poils.

Kinshasa, tel est le nom d’un labrador, doté d’une robe noire, dont le pedigree ne se limite pas à tenir compagnie à sa mémère ou à décorer la pelouse d’un pavillon de banlieue. Dans le roman éponyme de Jonas Lenn, Kinshasa se révèle même être un as dans son genre. Un genre génétiquement modifié, science-fiction oblige. Doté d’un odorat maousse, bardé de caméras, micros, pourvu d’une vision télescopique, d’un embryon de parole et de la faculté de faire le zombie, c’est-à-dire de quitter son corps pour se livrer à des investigations plus poussées, Kinshasa est un supertoutou. Le fleuron de la brigade cynophile de New York. Appelé sur une scène de crime, le cyberchien ne tarde pas à flairer une piste. Il guide son maître jusqu’aux installations portuaires s’étendant à proximité, sans se douter un seul instant que le voyage lui sera fatal. Le bonhomme termine ainsi sa vie au fond des eaux glaciales de l’East River et le chien échappe de justesse au même sort. Contraint à la fuite, il rejoint à la nage les rives d’une île apparemment déserte d’où il espère être récupéré afin de témoigner…

A la lecture de ce résumé, on sent bien que l’enthousiasme ne l’emporte guère. Certes, Jonas Lenn écrit un roman pour la jeunesse honorable. Toutefois, l’intrigue reste assez plan-plan, animée par des rebondissement téléphonés et s’achevant sur un dénouement expéditif. Comme pour compenser la faiblesse de l’histoire, l’auteur ne s’embarrasse pas d’un préambule interminable. Une fois le cadre posé, les divers protagonistes entrés en scène, l’action démarre, adoptant un rythme faussement haletant. Bref, Lenn déroule son intrigue, sans esbroufe stylistique ni mièvrerie, ne s’encombrant d’aucune psychologie compliquée.

Quid des points forts du roman ? Ils sont peu nombreux. Pour commencer, Jonas Lenn adopte le point de vue d’un animal, un chien dont le cheminement olfactif, à hauteur de… (on ne le dira pas) guide le déroulé du récit. Un chien certes quelque peu amélioré, dont les facultés dopées grâce aux technosciences lui permettent d’accomplir des prodiges. Mais un chien quand même, conservant grosso modo la psychologie — enfin, façon de parler — d’un brave toutou. Sur ce point, le pari de l’auteur semble tenu.

Abandonnant vite le registre et les codes du roman policier, l’auteur opte pour le huis clos. L’île sur laquelle échoue Kinshasa est le siège d’une micro société enfantine, rappelant celle de Neverland, tout amateur de James Matthew Barrie aura immédiatement fait le lien. Jonas Lenn ne fait d’ailleurs pas secret de cette inspiration. Les allusions aux enfants perdus, à l’organisation sociétale dépourvue d’adultes et rejetant les filles, sautent aux yeux. Cependant, on se situe dans le registre du clin d’œil, voire de l’hommage, plutôt que dans celui du simple pastiche.

Au final, Kinshasa apparaît comme un roman sympathique, sans plus. Une lecture légère, adoptant un point de vue original et pas trop ridicule.

Chevaucheur d'ouragan

Chroniquer un premier roman n’est jamais chose aisée. On pèse ses mots, on hésite dans son accroche, oscillant entre enthousiasme modéré et agacement tempéré. On tourne le sujet dans tous les sens, guettant l’inspiration, histoire de voir si sa muse s’amuse de ses tourments. Et puis, on finit par lâcher le morceau parce que le rédacteur en chef trépigne d’impatience.

De Chevaucheur d’Ouragan, on ne dira pas que l’on ressort bouleversé. Certes, le roman de Sam Nell ne manque ni d’ampleur, ni d’imagination. Le genre d’ampleur ne demandant qu’à prendre ses aises dans une multitude de suites, comme de coutume en fantasy nous rétorquera-t-on. Une imagination nourrie par les mythes et leurs créatures : stryge, ondine, dryade, minotaure, golem, dragon et tutti quanti. Rien de neuf en définitive.

Le prière d’insérer évoque l’hommage à Michael Moorcock. L’un des personnages emprunte son apparence au prince albinos déchu, comme un clin d’œil adressé à l’auteur britannique. De même, l’ambiance et les ressorts du roman s’inscrivent dans les codes d’une dark fantasy empruntée au multivers moorcokien, lorgnant du côté de l’affrontement entre Ordre et Chaos. Toutefois, point d’antihéros torturé dans Chevaucheur d’Ouragan. Tout au plus croise-t-on quelques archétypes au caractère ambivalent, en lutte contre leur destin. Pas de quoi tomber en pâmoison. Et puis, on pense plus d’une fois à Mathieu Gaborit ou à Michel Robert (au secours !), en particulier L’Ange du chaos (au secours bis !) édité aux mêmes éditions Mnémos.

Quid de l’histoire ? Faisons simple. D’une écriture engluée parfois dans une multitude de fioritures, Sam Nell entremêle trois destins sur fond de guerre cyclopéenne et de complots byzantins. Par ordre d’entrée en scène, Abel de Tyr, yeux gris, teint d’albinos, cheveux blancs. Le bougre tue son spleen dans l’alcool lorsqu’une inconnue lui propose de rejoindre l’avire (le navire volant) de Trestan Vortigern, prince atlante maudit en exil. Il devient ainsi le chroniqueur de ses aventures. Deuxième à entrer en scène, Tres-tan Vortigern, prince de la famille Vortex, Chevaucheur d’Ouragan, corsaire de la Reine des Orages, commandant Le Souffle de l’âme, avire de la flotte atlante. Ce fin de race porte sur/en lui (on ne sait plus) les misères d’une malédiction ancestrale. Un lourd passif qu’il supporte avec une morgue toute aristocratique, la cicatrice qu’il arbore autour du cou brasillant selon ses humeurs. Shi’ndra, jeune dryade affriolante, un peu naïve, pour ne pas dire gourde (trop tard, c’est fait), est la féminine de l’étape. Un rôle assez transparent consistant à passer de mâle en mâle, telle une parure de lit un peu bavarde.

Tout ce beau monde, et quelques autres, embarquent pour un périple qui les mène à l’Observatoire d’Ar-Zalaam, lieu de confluence de toutes les forces élémentaires de l’univers. Naturellement, moult obstacles s’opposent à leurs projets…

Inutile de surcharger davantage une intrigue au parfum entêtant de déjà-lu. Allons à l’essentiel. L’amateur d’épopée chargée d’hormones appréciera Chevaucheur d’Ouragan, même si les enjeux de l’histoire se montrent quelque peu confus, les scènes de combat souvent illisibles et les descriptions percluses de loevenbruckeries. Les crânes qui éclatent dans une gerbe de sang et les membres virils dressés peuvent titiller les zygomatiques.

De son côté, l’adolescent boutonneux délaissera la veuve poignet, le temps d’enquiller l’ouvrage avec passion. Le tout en écoutant, à s’en faire péter les trompes d’Eustache, la playlist composée par Sam Nell lui-même sur le site chevaucheurdouragan.com.

Les autres ? Ils feront comme moi : passer leur chemin.

Khanaor

Inutile de le nier : chez Bifrost, Francis Berthelot fascine. Que ce soit pour sa science-fiction — comment oublier La Lune noire d’Orion, aujourd’hui disparu des librairies, ou le splendide Rivage des intouchables, réédité chez Folio « SF » — ou pour l’inclassable Cycle du Démiurge, qui, de roman en roman1 invite à un lent glissement dans le fantastique et dans les profondeurs tourmentées de l’être. La récente réédition de Khanaor vient nous rappeler qu’il s’est aussi aventuré en terres de fantasy. A une époque (1983) où le genre n’était quasiment représenté en France que par la production anglo-saxonne, il fallait s’attendre à ce que Berthelot s’aventure hors de ses sentiers balisés pour en interpréter la partition d’une manière toute personnelle. Vingt-sept ans plus tard, ce roman n’a rien perdu de sa force et de son originalité.

Khanaor : une île que les aléas de l’Histoire ont scindée en quatre territoires — l’Eau, la Terre, le Feu et l’Air — profondément antagonistes. Une terre qui souffre de ces divisions, au point qu’un jour l’équilibre se rompt. Les ressources se tarissent : en Aquimeur, la faune et la flore dépérissent, et la reine Mervine se voit contrainte de réclamer de la puissante Ardamance le sacrifice de quatre de ses mages… Quitte à s’appuyer pour l’obtenir sur la puissance militaire de la Goldèbe, créancière de l’Aquimeur, bientôt réduite au désespoir après des années de mauvaises récoltes. Les tensions montent, la terre de Khanaor en accuse les symptômes et s’empoisonne. Seuls les monts d’Espréol semblent épargnés, mais pour combien de temps encore ?

Au gré des convulsions politiques, alors que la reine d’Aquimeur sombre peu à peu dans la folie, le roi Leuthiag de Goldèbe dans la barbarie et les barons d’Ardamance dans la peur, quelques destins vont se croiser, se mêler, se lier.

Il y a Sigrid, fillette apprentie magicienne lancée à la recherche de sa grand-mère promise au bûcher pour sorcellerie, et l’Anserf, l’esprit de l’île, âme d’un noyé arrachée à la mort qui dans sa souffrance a oublié ses origines ; Kurt, le jeune charmeur de plantes traître à Sigrid, traître à son pays, amoureux du trop beau Raïleh, traître à toutes les causes hormis la sienne ; Judith, mage d’Ardamance, et Craès, l’ermite d’Espréol, prisonniers du passé et impuissants à résoudre le présent…

Chez Berthelot, la fantasy oublie les grands destins, les héros et les batailles, pour plonger au plus profond de l’être. Et le long des chemins secrets de Khanaor se dessinent les paysages intérieurs de ces personnages meurtris par la violence des guerres que savent se livrer corps et esprit, par les violences faites au corps ou à l’esprit, par l’exclusion que vaut, encore et toujours, la différence. Autant de thèmes qui hantent ce roman et toute l’œuvre de l’auteur, portés, ici comme toujours, par un style ciselé, incisif, aiguisé : un scalpel prêt à fouiller nos chairs et nos cœurs pour, à la lumière des équilibres rompus de Khanaor, dévoiler les monstres que nourrissent nos déséquilibres fondamentaux.

Avec ce roman sensible et militant, intensément humain, Francis Berthelot a écrit à lui seul un chapitre de l’histoire de la fantasy en France : une réédition à ne pas rater.

Note :
Et d'éditeur en éditeur — Denoël, Fayard, Flammarion et enfin le Bélial', ce dernier nous promettant une intégrale dudit cycle pour 2012, alors que le huitième opus de la série, soit l'avant-dernier, devrait à cette heure être disponible chez le petit éditeur Rivière Blanche sous le titre de Carnaval sans roi. [NDRC].

CLEER

Deux Kloetzer pour le prix d’un, c’est la promotion de rentrée offerte par la collection « Lunes d’encre », avec en prime un habillage impeccable et résolument hype. Roman à quatre mains signé Laurent et Laure Kloetzer (L.L. Kloetzer, donc), Cleer s’impose d’entrée de jeu comme un texte à part, littérairement et physiquement. Le graphisme soignée rend l’objet aussi curieux que désirable, et l’étiquetage « Fantaisie Corporate » le classe parmi les ovnis littéraires. De fait, Cleer se range sans doute plus facilement du côté des transfictions qu’autre chose, la saveur politique en plus. Car même si les Kloetzer s’en défendent et s’abritent derrière une neutralité ironique, Cleer est une interrogation politique sur le monde moderne, traitée comme un texte d’anticipations aux accents fantastiques. A travers les aventures (?) de deux employés d’une multinationale tentaculaire qui symbolise à peu près tout ce que le capitalisme tertiaire fait de pire, on contemple par petites touches (cinq nouvelles, en fait) un paysage moderne et quasi extraterrestre de l’aliénation voulue. Charlotte Audiberti et Vinh Tran sont jeunes, beaux, intelligents et super efficaces. Ils sont recrutés par la société Cleer pour gérer les situations de crise. Si les Kloetzer baptisent ce service Cohésion Interne, la Gestion de Crise existe bel et bien dans l’organigramme des entreprises d’aujourd’hui. En gros, il s’agit de jouer les interfaces entre la boîte et les médias, de remettre de l’ordre quand il le faut et de savoir se montrer discret quand tout devient gênant. Et ceux qui bossent dans ce service font de l’argent. Beaucoup d’argent. Entités en plastique aux allures de Ken et Barbie, Charlotte et Vinh avancent comme des automates dans un monde parfait, où les écologistes sont des terroristes, où les saboteurs font du social, où les cultures transgéniques sont aussi belles qu’utiles. Les deux agents servent un mode de vie aussi glaçant que totalitaire, sans jamais s’interroger sur le bien fondé de leur action. A l’image de ces scientifiques sympathiques, chevelus et fumeurs de joints qui travaillent pour Matra à la mise au point d’un missile révolutionnaire par guidage laser, Charlotte et Vinh sont tout simplement déconnectés du monde réel et vivent littéralement pour leur entreprise. Si les émotions et le sexe ne sont pas absents de leur existence, ils les relèguent à la marge. Seul compte le board, les résultats, les meetings, le traitement des données et la neutralisation des problèmes. Le reste, c’est de la morale. Et c’est là où les Kloetzer tapent juste, dans la représentation d’un univers tautologique qui se suffit à lui-même dont la morale (et l’éthique) touche au vide. Ici, ni bien, ni mal. Deux personnages qui font ce qui doit l’être. Et qui le font bien. Le tout dans une ambiance blanche, lumineuse, propre. Flippante, en fait. Impossible de ne pas se souvenir de la dernière phrase de l’indispensable 1984 : « Il aimait Big Brother. »

Glaçant, effrayant, bien ficelé, Cleer impressionne. Malheureusement, le côté collage de nouvelles lasse sur la longueur. C’est d’ailleurs le seul défaut du roman. Quelques pages sabrées et sans doute un peu moins d’explications auraient encore renforcé cette impression de réalisme magique assez unique. Défaut mineur, tant la lecture de Cleer interroge. Un questionnement renforcé par les étranges passages fantastiques (rêvés ?) dans lesquels s’embourbent les personnages. Magie, prescience, troisième œil ? On n’en saura rien et c’est très bien comme ça. Le livre refermé, le lecteur pense. Le lecteur réfléchit. Et les livres capables d’entraîner ce genre de réactions ne sont pas si nombreux.

Drone

Troisième roman de l’anglais fou Neal Asher publié par chez nous après L’Ecorcheur et Voyageurs, mais second titre du cycle Polity — l’univers ultra futuriste dudit anglais fou (après L’Ecorcheur) —, Drone, dans la droite ligne des deux titres précités, ne fait pas dans la dentelle, ou alors une dentelle tricotée à la sulfateuse calibre mammouth, façon puzzle… Ainsi, après le planet opera débridé et sanglant (L’Ecorcheur), après le voyage temporel barzingue sur fond de guerre galactique mitonné sauce Terminator (Voyageurs), voici le space op’ militaire de gauche (si si) mâtiné de Memento, quelque chose à mi chemin entre Etoiles, garde à vous ! (revu par Paul Verhoeven), Le Vieil homme et la guerre de John Scalzi, voire La Guerre éternelle de Joe Haldeman, le tout soutenu par une écriture certes minimaliste, mais une aptitude au rentre-dedans et à la tripaille à tous les étages assez peu commune. Neal Asher ça dépote, c’est pas du Mickey, ça arrache son slip à mémé. Tout ça en même temps, et plus si affinité. Bref, le prototype du livre qui nous rappelle pourquoi on aime la S-F, ou en tous cas qu’on l’aime aussi pour ça, même si ça nous fout un peu la honte.

Ian Cormac est fils et frère de soldats, aussi sera-t-il soldat lui-même, histoire d’aller à son tour casser du Prador, ces saloperies de crabes géants qui élèvent les humains en batterie à l’échelle de planètes entières pour, au choix, les bouloter à l’apéro ou en faire des machines à tuer décervelées (une mutation sans doute facile à mettre en œuvre, diront les mauvaises langues). On suit donc, sur deux lignes narratives distinctes, Cormac jeune, vivant avec sa mère archéologue et croisant un frère aîné condamné à se faire effacer les souvenir tant ce qu’il a vu sur le front est insupportable, et Cormac moins jeune, devenu soldat, et bientôt soldat d’élite, qui va découvrir au fil du temps combien son passé n’est pas aussi lisse qu’il y paraît, un passé qui ne va pas tarder à lui exploser en pleine poire par l’entremise d’un drone de guerre intelligent aux allures de scorpion géant (oui, celui de la couverture).

On l’a dit, Neal Asher brasse du lourd, y compris en termes d’influences (ici, outre les précités un peu plus haut, on pourrait évoquer Iain M. Banks). Et si la science-fiction s’avère bel et bien une littérature de strates ou chaque auteur peut (doit ?) puiser dans le sédiment culturel de ses prédécesseurs, Neal Asher ratisse large et synthétise à tout va. Mais avec talent. Et pas que. Ainsi, à l’instar de Banks (encore lui) ou même, dans un autre registre, de Peter Watts (auquel il rend d’ailleurs ici un hommage appuyé en guise de clin d’œil), Asher se livre mine de rien à une déconstruction habile du domaine au fil de ses romans, conférant de fait une vigueur nouvelle à nombres de tropes éculés. Habile, le Neal Asher, on l’a dit, et aussi d’une efficacité redoutable, même si tout n’est pas toujours ici d’une cohérence imperméable. On ajoutera enfin que le présent Drone, en révélant les origines du personnage central du cycle du Polity, s’avère une introduction parfaite à l’œuvre de l’auteur, et on aura compris qu’il serait dommage de se priver de cette série B haut de gamme comme la S-F en produit finalement trop peu.

Plaguers

Période faste pour Jeanne-A Debats. Après son recueil de nouvelles, Stratégies du réenchantement, paru chez Griffe d’encre en mai dernier, c’est désormais au tour de Plaguers, chez l’Atalante cette fois. Dans ce roman, le premier de l’auteure en collection « adulte », cette dernière revient sur ses thèmes de prédilection et pousse plus loin certaines idées abordées dans ses nouvelles : un groupe d’individus différents doit vivre, voire survivre, dans un environnement hostile, un monde dévasté par le manque d’attention qu’on lui a porté.

Quentin est un jeune homme dont la vie d’adolescent rebelle a basculé lorsque de l’eau s’est écoulée de ses pieds. Nouvelle victime de ce mal récent, de cette « Plaie », il est devenu ce que les autres appellent des « Plaguers », des jeunes hommes et femmes touchés par cette malédiction aux formes diverses. Certains font naître des végétaux, d’autres créent et vivent entourés d’animaux — serpents, abeilles ou loups. Au début, personne ne maîtrise ce pouvoir. Leurs détenteurs sont donc isolés, ou plus précisément parqués dans des Réserves. Quentin se retrouve dans celle de Paris. Il y pénètre en même temps qu’Illya, jeune fille transformée en homme par ses parents pour tenter d’échapper à sa Plaie. Sans succès. Ils vont devoir apprendre comment vivre dans cette communauté. Comment supporter, puis, peut-être, contrôler leur « talent ». Ils vont finir par comprendre comment l’humanité en est arrivée à ce point de déliquescence et comment eux-mêmes ont été créés…

Jeanne-A Debats sait conduire le lecteur au milieu de ses personnages ; elle a cette tendresse à leur encontre qui les humanise. Dès les premières pages, elle caractérise les deux principaux protagonistes, expose leurs faiblesses, leurs doutes, leurs fragilités. A travers les yeux du jeune Quentin, la communauté des Plaguers, des Uns et des Multiples, prend rapidement vie. On sent que l’auteure apprécie ce mode de fonctionnement : une certaine anarchie, régulée par la bonne volonté de chacun, guidée par les plus anciens, les plus « sages ». Pas de pouvoir central pour imposer, sans explication, des règles à priori injustes. Pas de privilèges pour une minorité. Le respect des différences de chacun, mais aussi de la nature.

C’est un autre thème important du roman. Le monde dans lequel évoluent les personnages est cauchemardesque. L’air est tellement pollué qu’il faut sortir avec un masque. L’énergie est à ce point rare que les quartiers les plus pauvres en sont quasiment dépourvus. On a bien trouvé une nouvelle façon d’en produire, mais elle est insuffisante. La société est donc encore plus clivée qu’aujourd’hui : les riches, enfermés dans leurs quartiers, laissent les pauvres suffoquer, mourir à petit feu. La nourriture et les autres ressources sont stockées dans des zones protégées. Tout le monde n’y a pas accès.

Corollaire de ces souffrances, de cette déshumanisation : la haine de l’autre. Et qui détester sinon ces mutants aux pouvoirs étranges et dévastateurs (certains peuvent créer des virus tueurs, des tsunamis ravageurs) ? Certains d’entre eux, déjà, se méprisent et ne supportent pas leur transformation…

Plaguers s’avère en définitive un roman profondément humain et non dénué d’optimisme en dépit de la noirceur du monde décrit, malgré la violence de certains sentiments, de certains personnages. On pourrait presque parler de naïveté — un reliquat, peut-être, des habitudes prises par l’auteure au cours de l’écriture de ses romans « jeunesse ». Mais tout cela demeure remarquablement mené, avec une belle justesse dans les portraits, un réel enthousiasme bienveillant, au point qu’on se laisse emporter dans ce récit d’un avenir certes sombre mais où palpite encore l’espoir.

Le Coup du cavalier

Louons les efforts des éditions l’Atalante, qui poursuivent la publication des romans de Walter Jon Williams, auteur finalement assez méconnu en France au-delà du désormais classique Câblé (Denoël « Lunes d’encre »). En février 2010, il était question de Ceci n’est pas un jeu. Sept mois plus tard, il s’agit désormais d’une œuvre moins récente, puisque publiée aux Etats-Unis en 1985.

Le Coup du cavalier est un roman de science-fiction des plus classiques : dans un avenir lointain, la Terre s’est vidée de ses habitants. Un homme, Doran Falkner, s’emploie à la racheter progressivement aux derniers Irréductibles qui refusent de la quitter — refusant aussi, au passage, l’immortalité offerte à tous.

Doran, lui, à l’instar de la majorité des humains, l’a acceptée. Il est même à l’origine de sa découverte (aidé, il est vrai, par un extraterrestre assez étrange, Elastos). Grâce à cela et à l’« in-vention » d’une nouvelle source d’énergie inépuisable, il est devenu riche. Immensément. Il a donc pu réaliser ses rêves et s’installer à Delphes, siège de la Pythie, lien supposé entre le dieu Apollon et l’Humanité. Il en a en partie reconstitué les mo-numents antiques, créant au pas-sage une nouvelle race inspirée de la mythologie : les centaures. Doués de parole, ces derniers discutent en grec ancien et cultivent le souvenir des poètes classiques, composent, chantent et dansent, font revivre en les actualisant ces moments passés depuis tant de siècles… Si Doran vit seul, dans sa maison si perfectionnée qu’elle est à l’écoute de son moindre désir, il garde toutefois quelques contacts avec certains de ses enfants, en tous cas ceux dont il connaît l’existence, car après tout, à son âge, on ne se rappelle plus précisément le détail de ses actes…

Un jour, son associé vient lui parler d’une découverte à même, pour peu qu’on en perce le secret, de bouleverser à nouveau le destin de l’Humanité : des animaux, les lugs (sorte de kangourous stupides), parviennent à se téléporter instantanément d’un endroit à un autre. Doran Falkner est appelé à la rescousse afin d’élucider ce mystère aux enjeux colossaux…

On pourrait croire que cette aventure scientifique va servir de fil conducteur au roman, mais elle ne s’avère finalement qu’un prétexte, prétexte qui ne se verra traité que dans le dernier tiers du récit. Ici, ce qui intéresse Walter Jon Williams, c’est le thème de l’immortalité, l’un des tropes de la science-fiction, un sujet souvent traité sous l’angle de l’ennui. Des entités, si puissantes qu’elles ont terrassé la mort, ne cherchent plus qu’à vaincre ce nouvel ennemi délétère, cette lassitude qui finit par les miner, les rendre fous. Et cela, par tous les moyens, y compris, paradoxalement, par la mort elle-même. C’est ce que vivent Hergal et d’autres dans Ne mords pas le soleil ! de Tanith Lee, eux qui passent leur temps à se suicider (Hergal en est à sa quarantième tentative au début du roman). Chez Moorcock, cette immortalité entraîne tous les excès, baroques et décadents dans Une chaleur venue d’ailleurs, Les Terres creuses et La Fin de tous les chants. Dans Le Coup du cavalier, Walter Jon Williams nous offre une galerie assez variée de réactions devant cette chance aux allures de fardeau. Des humains et des extra-terrestres cherchent et trouvent des distractions, des solutions ou des pis-aller.

Pour l’auteur de Câblé, le risque dans l’immortalité, c’est tout simplement de perdre son humanité, devenir esclave des machines et de ses propres fantasmes. De se transformer, comme ce savant de renom, le docteur Zimmerman, en être geignard et infantilisé, tributaire d’une IA protectrice et tyrannique ayant pris la place de sa mère défunte. Voilà ce que refuse Mary, femme aimée de Doran. C’est une Irréductible. Elle a choisi de vieillir afin de rester elle-même alors que Doran Falkner a basculé dans l’immortalité. Leurs réflexions, leurs doutes, leurs envies contradictoires sont l’intérêt principal de ce roman. Comment accepter le choix de celle qu’on aime alors que cela implique sa mort prochaine ? Comment vivre avec quelqu’un qui restera éternellement jeune alors que l’on vieillit inexorablement, qu’on évite les miroirs de peur d’y croiser son reflet ?

Ces questions et d’autres font de ce Coup du cavalier un roman attachant quoique souvent brouillon, un livre qui n’évite pas toujours au lecteur l’ennui que vivent certains de ses personnages, mais qui mérite néanmoins le temps qu’on lui consacre. Et tant pis si nous ne disposons pas encore de la vie éternelle. D’ailleurs, après tout, est-ce vraiment souhaitable ? Sans doute pas, si on en croit Walter Jon Williams…

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