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Les Producteurs

C.F.R. : qui connaît aujourd’hui ce sigle banal, perdu parmi des dizaines d’autres ? Et pourtant, le Consortium de Falsification du Réel a changé notre existence et continuera à le faire, de manière profonde et durable. Cette organisation secrète tente en effet depuis des années de guider nos sociétés dans des directions plus humaines, plus démocratiques, plus ouvertes sur les autres. Partant de scénarios travaillés avec minutie, ses agents « falsifient le réel » en fabriquant des pièces plus vraies que nature et en les insérant au milieu d’éléments authentiques – ils orientent ainsi de manière subtile le cours de l’histoire. Sliv Dartunghuver, jeune Islandais fraîchement engagé par le C.F.R., espère de fait venir en aide au peuple Bochiman menacé par une multinationale : quelques histoires émouvantes à la David contre Goliath glissées dans les bonnes oreilles, et les médias du monde entier dénoncent les turpitudes des puissants contre les démunis. Mais toutes les actions menées n’aboutissent pas au résultat escompté, comme le montre l’essor d’Al-Qaida, poussé à ses débuts par l’organisation. Et qui a plongé le monde, et le C.F.R. avec, dans une tourmente aux conséquences incalculables. C’est d’ailleurs pour comprendre comment fonctionne cette machine, comment elle a pu se tromper à ce point, que Sliv va gravir les échelons un à un et tenter d’atteindre le sommet, le Comex.

Antoine Bello, lors d’une interview radiophonique, disait que, plus jeune, il était persuadé que les œuvres lues étaient plus réelles que ce qu’il vivait. Même s’il a changé d’opinion par la suite, il a gardé cette jubilation devant les possibilités offertes par la littérature de nous plonger dans un monde différent, une réalité alternative. Ce plaisir se retrouve dans ses romans, accrocheurs, enthousiasmants. Le postulat de base des « Falsificateurs », loin des théories complotistes qui fleurissent sur l’Internet, s’avère des plus séduisants, un postulat que l’auteur a su développer avec aisance et rigueur. Comme on le vérifiera à coup sûr dans d’autres récits n’appartenant pas à la présente trilogie (Enquête sur la disparition d’Émilie Brunet, par exemple), Bello sait construire ses textes. Il ne part pas au petit bonheur la chance avec une idée ténue. Derrière une histoire entraînante s’élabore une réflexion profonde – qu’on la partage ou pas, c’est en revanche à chacun de voir. Accepter de se perdre dans les aventures de Sliv Dartunghuver (quel nom !), de se laisser embarquer dans son univers, c’est avoir l’assurance de partager des moments grandioses tant l’auteur ne recule devant aucun sacrifice pour distraire son lecteur, la certitude d’être transporté à travers la planète avec un guide talentueux, de finir par observer ce qui nous entoure avec un regard un brin décalé. L’essence même de la littérature, en somme. Enrichissant et jouissif !

Akiloë

Au cœur de la forêt guyanaise, décimée par la grippe amenée par les Blancs, la tribu Wayana se meurt lentement. Lorsque les conditions deviennent intenables, Akiloë et sa mère Kuliwallilu rejoignent la civilisation pour y trouver de l’aide. Quelle chance a un enfant de la jungle de réussir dans l’école de la République ? De Pidima, village au cœur de la réserve, à Papa Ichton, avant-poste de la civilisation où l’instruit Clarisse, de Saint-Laurent-du-Maroni, où un Polonais désabusé l’initie aux plaisirs de la table et à la physique quantique, à Kourou, au centre spatial, la trajectoire d’Akiloë ressemble moins à une parabole qu’à un parcours erratique, avec de nécessaires épisodes lui assurant de conserver ses racines. L’interprétation animiste du monde, qui lui fait imaginer Awale, un troisième pied indépendant de sa personne, à qui il impute sa lenteur lorsqu’on lui reproche sa démarche atypique, semble peu compatible avec la raison et la logique dont on veut l’abreuver. Pourtant il existe des zones de contact où l’esprit de la forêt jointe avec le monde des figures mathématiques. C’est bien parce que l’enfant intelligent et curieux est parfaitement adapté à son milieu qu’il dispose de cette richesse d’imagination lui permettant de voir au-delà des apparences. L’intelligence d’Akiloë passe avant tout par les sens : c’est un festival d’odeurs et de couleurs, d’impressions instinctives qui lui permet d’élaborer des relations révélant la structure intime des choses.

Ainsi, son intérêt pour la gastronomie s’explique par la découverte et le désir de maîtrise de sensations plus élaborées. C’est aussi la compréhension de la texture du béton qui lui fait entrevoir les états de la matière. C’est encore par l’exploit physique qu’il s’élève, au sens propre comme au figuré, dans la société, jusqu’à finir par tutoyer les étoiles. Akiloë réalise cet exploit sans jamais en adopter tout à fait les codes, ni renoncer à son savoir ancestral duquel il tire des rêves primitifs épousant les visions les plus futuristes des Blancs. Car s’il se passionne pour la science occidentale, Akiloë récuse le fait qu’elle puisse être appliquée à la forêt : lui la connaît de l’intérieur. Les problèmes qu’apporte la civilisation lui donnent raison, entre épidémies et pollution, conflits ethniques et saccages écologiques, nuisances économiques et sociales aux graves répercussions sur les autochtones.

Le roman, dense, généreux, propose une large palette de sensations et d’émotions. Curval use pour ce faire d’une solide connaissance de la forêt guyanaise et d’une grande richesse de vocabulaire. On ne peut que suivre avec intérêt l’itinéraire romantique de cet attachant Indien ni rester insensible à la poésie de l’écriture.

Akiloë est un roman auquel Philippe Curval tient beaucoup. En 2003, il annonçait déjà (cf. Bifrost n° 31) son intention de réécrire la version parue précédemment chez Flammarion en 1988, sous la houlette de Françoise Verny, version ici considérablement augmentée. Il s’agit, comme il l’affirme, d’une autobiographie imaginaire qui réunit les plaisirs de la table et de l’entendement, sa passion pour l’espace. L’attitude instinctuelle adoptée par Akiloë ne s’apparente-t-elle pas, dans une certaine mesure, à une démarche surréaliste à laquelle Curval est attaché ?

Peut-on parler de science-fiction ? Absolument pas, même si la trajectoire d’Akiloë s’achève dans l’espace et qu’il effectue mentalement l’équivalent d’une téléportation quantique pour réaliser un exploit sportif. Mais il est pourtant question de thèmes que seule la science-fiction sait traiter. Nul ne sera surpris de constater qu’on aborde des notions de physique en pleine jungle, ni qu’on y réalise une expérience imaginaire du pendule de Foucault. Le livre est traversé par cette sensibilité particulière qui permet d’observer le monde avec le regard particulier de la SF. Ce choc des civilisations est assez proche, en définitive, de la fameuse suspension de l’incrédulité propre aux littératures de l’Imaginaire, cette sidération devant la brutale découverte d’un autre monde.

Si Akiloë n’est pas un roman de science-fiction, il parle avant tout à son lecteur qui, comme Curval l’a bien compris, reste ce sauvage émerveillé devant un océan de possibles à partir desquels spéculer. Une réussite à tous points de vue.

Le Guide Howard

Certains auteurs deviennent aussi légendaires que leurs œuvres. Hélas, cela peut aussi leur porter tort, car le mythe véhicule souvent des contrevérités ou des faux sens. Dans nos domaines, on a vu ce phénomène à l’œuvre pour Lovecraft, et dans une moindre mesure pour Dick. Il joue à plein sur Robert E. Howard, le créateur de Conan le Barbare, du fait notamment de Lyon Sprague de Camp, qui a donné des versions arrangées de certains récits et commis une biographie dont on a fini par découvrir qu’elle l’était aussi.

De vrais passionnés et spécialistes ont depuis des années entrepris de rétablir la vérité sur le plan des textes comme sur celui des faits. Patrice Louinet est des leurs ; il élabore peu à peu chez Bragelonne une belle bibliothèque howardienne comptant à ce jour une douzaine de titres. On pouvait donc espérer de sa plume un essai sur Howard qui ferait le tour de la question, et ce livre au format poche, plutôt fourni, dépasse encore les attentes.

Après une introduction qui vaut déclaration d’intention et mode d’emploi, le guide proprement dit commence par examiner – et dissiper – dix idées reçues sur Howard, y compris sur les plans du sexe et de la politique. Salutaire, voire jouissif. Le plus long chapitre du livre suit, qui détaille les vingt nouvelles qu’il faut avoir lues, avant une biographie succincte mais complète qui fait le tour de la question en trente pages. Ensuite, Louinet évoque d’autres textes, reprend le format de son premier chapitre pour rendre à Conan ce qui lui revient, aborde divers aspects de la carrière de l’écrivain, dont sa relation aux pulps et surtout à Weird Tales, traite les déclinaisons dans les autres médias – une phrase choc : « Il n’existe à ce jour aucune adaptation d’un texte de Howard au cinéma » –, règle une bonne fois pour toutes son compte au travail du couple de Camp, les « biographes » originels, rend hommage à Glenn Lord, « Gardien de l’idole », donne des extraits de la correspondance Lovecraft/Howard, passe en revue les publications les plus intéressantes sur le Texan… et j’en oublie.

Si Howard – ou Conan, mais il serait vraiment dommage de se limiter à cet aspect de son travail – vous intrigue un tant soit peu, ce manuel vous apportera les réponses et, surtout, vous indiquera de nouvelles pistes fructueuses. Plaisant et rigoureux, ludique et vigoureux, voilà un modèle d’érudition et d’intelligence.

Sovok

Rendons grâce aux Moutons électriques de nous proposer un bel et singulier ouvrage avec le second roman de Cédric Ferrand, auteur du très remarqué Wastburg. Magnifiée par l’agréable format de la « Bibliothèque voltaïque », la superbe couverture de Prince Gigi met tout de suite le lecteur dans l’ambiance : grise, lourde, neigeuse et quinquennale, la seule couleur émettant une quelconque chaleur étant ce rouge terriblement évocateur. Oui ! nous sommes bien en Russie. Mais pas le Grand Ours que nous connaissons ; ici, point de camarade Poutine, nous plongeons en territoire uchronique.

« Il sait bien qu’une entrevue pour un travail, c’est la rencontre de deux menteurs qui s’entreprennent réciproquement. L’un se met à son avantage en embellissant des emplois merdiques et en montant en épingle ses petites réussites, l’autre garantit qu’il y aura des possibilités de prendre du galon et que la paye suivra. Même que le café sera gratuit, tiens. »

Dans un futur proche et alternatif, Méhoudar, un Russe d’origine birobidjanaise, postule pour un emploi d’ambulancier chez Blinji, une compagnie installée dans une ancienne cathédrale. On l’affecte comme stagiaire à un duo d’urgentistes chevronnés qui assure les interventions de nuit : Manya et Vinkenti. Les tribulations nocturnes du trio sillonnant Moscou à bord de son ambulance volante sont l’occasion de découvrir une Russie désertée par le pouvoir exécutif, asservie par la milice, ruinée par une économie en panne sèche et assaillie par les entreprises européennes à la technologie plus avancée.

Cédric Ferrand avoue lors d’une entrevue accordée au site ActuSF : « Toutefois, il serait vain de chercher le point de divergence précis de cet univers car il n’est même pas fixé dans ma tête. » Si certains éléments de réponse sont disséminés de part et d’autre du récit (la mort de Brejnev, l’accident de Tchernobyl), il reste difficile de savoir exactement ce qui a précipité le pays dans une situation aussi désastreuse.

Peut-être est-ce le sovok, que l’on pourrait traduire du russe argotique par « pauvre Soviet ringard » et rattacher à la notion d’Homo sovieticus chère à certains sociologues de l’Est : le soi-disant homme « nouveau » produit par soixante-dix années d’un régime soviétique plus ou moins sévère, celui dont il est difficile d’effacer les traces malgré les chutes de murs et autres effets de transparence…

Loin de « l’intrigue au rythme crescendo » promise par le quatrième de couverture, Sovok est une impressionnante peinture d’un Moscou imaginaire, le parti pris littéraire d’un auteur réellement doué qui peut se permettre de sacrifier ladite intrigue sur l’autel d’une vision soignée à l’extrême et terriblement immersive.

Il ne fait aucun doute que sur cette lancée, Cédric Ferrand produira un jour quelque chose de très grand. Sovok aidera le lecteur à patienter jusque-là.

Prime Time

You can run on for a long time, run on for a long time
Run on for a long time, sooner or later God’ll cut you down
Sooner or later God’ll cut you down
(auteur inconnu – notamment repris par Johnny Cash)

Le thème de Dieu se lassant de la planète Terre ne date pas d’hier : de l’Apocalypse de Jeanle Presbytre (86-96) au Rapport Gabriel de Jean d’Ormesson (1999), les exercices de style n’ont pas manqué au fil des âges. Mais voilà : tous les littérateurs qui se sont penchés sur le sujet ont eu tort, quelle que soit leur thèse. La sinistre vérité est que la Terre, cette planète remplie de guignols frappadingues, agressifs et globalement suicidaires, sert de cadre à un show continu de téléréalité qui a jusqu’à maintenant remporté un immense succès dans toute la galaxie. Jusqu’à maintenant, donc. L’audience dégringole tellement vite que Desmond Icarus EUpsilon, le grand patron de la firme Galaxy Entertainment, propriétaire de la chaine, annonce par note de service « que l’heure est venue de supprimer la Terre ». Il s’agit donc d’organiser un final prestigieux et mémorable pour clore ce show qui a fait son temps. Cette décision ne fait pas l’unanimité au sein de la firme : la productrice Amanda Mundo ne peut se résoudre à laisser partir la planète bleue en fumée et va tenter d’obtenir l’aide d’un terricule (comprenez « Terrien ») dont elle suit avidement les cours d’écriture : Perry Bunt, un scénariste raté et obsédé sexuel. Autant dire que la partie est loin d’être gagnée.

So remember, when you’re feeling very small and insecure
How amazingly unlikely is your birth
And pray that there’s intelligent life some-where up in space

Cause there’s bugger all down here on Earth
(Du Prez/Idle)

Scénariste sur plusieurs séries américaines peu connues en France et collaborateur régulier de Michael Moore, Jay Martel signe un très drôle premier roman dont les influences vont de Fredric Brown à Robert Sheckley en passant par Rudy Rucker. Sa puissance satyrique n’épargne personne et les surprenantes finesses disséminées au gré des pages évitent au texte de sombrer dans un style trop potache qui aurait tout gâché. Merci donc aux éditions Super 8 pour ce Prime Time très divertissant : qu’elles ne se privent pas de nous sortir d’autres volumes du même acabit.

Le Fossoyeur

« Je tue des hommes. Et des femmes, aussi, parce que je ne suis pas sexiste. Mais pas les enfants ; je ne suis pas ce genre de psychopathe. »

New-York, dans quelque temps : une ville à moitié vide, désertée de ses résidents et boudée par les touristes du monde entier depuis une vague d’attentats aussi sales que meurtriers. Ancien éboueur, nouveau veuf, l’homme qui se fait appeler Spademan a dû se recycler dare-dare. Il a choisi d’utiliser un savoir-faire acquis lors de son précédent emploi : le maniement du cutter. On le contacte, il questionne et, s’il accepte, il exécute. Le bouche à oreille est la meilleure des publicités, la conversion réussie, les affaires florissantes.

Jusqu’au jour où T. K. Harrow, télévangéliste très puissant, lui demande d’assassiner rien de moins que sa fille. Il faut dire qu’à ses dires, la donzelle à la fraîche majorité fait preuve d’un comportement peu orthodoxe, voire très… déluré. Une attitude qui cadre mal avec les activités de son père : le saint homme projette d’utiliser les dernières avancées technologiques en matière de réalité virtuelle pour créer son propre Paradis. Une chose est certaine, en acceptant la commande, Spademan se fourre dans un sacré guêpier.

« La robe de Mark ondule dans son dos.
Puis se déchire.
Le dos de Mark ondule à son tour.
Et se déchire lui aussi.
Mon ami se penche en avant.
Une bosse lui pousse dans le dos.
Puis il devient un ange.
Aux ailes déployées
. »

Au-delà de la maîtrise science-fictive, des allusions franches au roman noir (Spademan en référence à Sam Spade, héros du Faucon maltais, par exemple) ou des jeux de mots lourds de sens sur les outils de jardin (les anglophones distinguent le terme « shovel », pelle destinée à ramasser, du mot « spade » désignant l’outil qui sert à creuser et à décaisser ; le titre original étantShovel’s ready et le nom du personnage Spademan, chacun mesurera l’ampleur de la symbolique…), ce qui frappe vraiment dans Le Fossoyeur, c’est la dimension poétique de la narration, ce rythme savamment orchestré par Adam Sternbergh et consciencieusement rendu par Florence Dolisi.

Grâce à cette musique dont les nombreuses ellipses sont toutes gérées pour qu’on goûte pleinement leur saveur, la lecture du Fossoyeur procure un ravissement hypnotique qui occulte totalement les rares erreurs formelles du roman (comme ce petit égarement du point de vue au chapitre 27).

Honnêtement, Le Fossoyeur est un livre si bien écrit qu’on a envie de le reprendre sitôt fini pour en savourer de nouveau la facture. On a envie de dire merci avant d’imiter Oliver Twist : « S’il vous plaît, Monsieur, j’en veux encore. » Et pas de salades, on sait qu’il y en a… Merci.

Ætherna

Parfois, on peut être victime d’une pulsion. On voit un titre (Ætherna), une couverture (vision macro et psychédélique d’une abeille dorée à l’or fin 24 carats), on survole un résumé (adaptation, États-Unis… Hollywood ?) et hop ! On s’engage sur le chemin obscur de la critique amère, voire assassine. Après tout, chacun sait bien que les critères objectifs permettant d’évaluer les qualités littéraires d’un texte n’ont plus cours au XXIe siècle, époque hautement spirituelle dont le point d’orgue sera la suppression de tous les termes négatifs figurant dans le dictionnaire. Ainsi, nous, pauvres pécheurs nés en des temps obscurs pourrons enfin vénérer librement Jean Yanne qui, il y a bien longtemps, nous offrait cette maxime que nous devrions tous nous faire tatouer sur le poitrail : « Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil. » Le chroniqueur va donc essayer de dépasser ses bas instincts et d’évoluer vers une version de lui-même plus adaptée aux exigences d’aujourd’hui.

L’histoire s’avérant simple et linéaire comme un épisode de Scooby Doo, il va être difficile de faire un résumé d’Ætherna sans tout en dévoiler. Afin de préserver l’éventuel plaisir des plus téméraires, il sera préférable de ne divulguer que des détails techniques : ce roman, qui cherche à sensibiliser son public sur la préoccupante disparition des abeilles, ne risque pas de provoquer de surcharge cérébrale chez le lecteur (avec la vie qu’on mène, ce n’est pas du luxe). Les personnages sont très standards et peu nombreux. La lecture d’Ætherna reste tout au long de l’ouvrage facile et peu fatigante. Enfin, l’emploi de très nombreux verbes déclaratifs dans les dialogues permet de savoir qui parle et dans quel état d’esprit. Ætherna est donc un roman pratique à lire devant la télé, pendant les coupures publicitaires, ou dans la voiture, s’il y a des bouchons ou beaucoup de feux sur le chemin. Précisons aussi qu’Ætherna a été n° 1 des ventes jeunesse sur Kindle avant d’être repris en version Bois mort garanti chez J’ai Lu sans aucune mention du public de destination.

Certains directeurs de collection (comme ce Dumaysberg de malheur) ayant pour habitude de nous faire bouffer des quantités indigestes de prose farcie de figures de style aussi inutiles qu’épuisantes, feraient bien de s’inspirer de ce charmant roman au lieu de nous servir leurs histoires alambiquées qu’on est obligé de lire plusieurs fois pour les comprendre. Faut pas s’étonner qu’ils vendent moins.

Merci de votre attention… Vous êtes tous beaux et gentils.

Grégory Drake Tom Bisounours

Accelerando

Pour le lancement de la collection « Incertain Futur », destinée à publier entre autres de la science-fiction, les éditions Piranha frappent fort d’emblée avec la traduction longtemps attendue (le livre original est paru il y a pile dix ans de cela) d’Accelerando de Charles Stross, auteur que l’on aimerait voir un peu plus souvent traduit (pour la suite de la « Laverie » par exemple ?). Or, Accelerando, ce n’est pas rien : à vrai dire, on a du mal à trouver parmi les publications récentes un livre à même de rivaliser en termes d’ambition avec ce roman (fix-up, peut-être) qui, à partir du XXIesiècle tristounet, bâtit une histoire du futur globale et bluffante du genre à amener une redéfinition radicale du « sense of wonder » cher à la SF du supposé « âge d’or ».

Tout commence avec Manfred Macx, courtier de génie capable de décider de dix brevets déterminants avant le petit déjeuner, et qui pourrait du coup être un des hommes les plus riches du monde. Sauf que la richesse au sens où l’on entend dans notre société capitaliste ne l’intéresse pas vraiment. Non, lui, il est plutôt du genre à télécharger des langoustes intelligentes dans l’espace, ou encore à soumettre un paradigme entièrement nouveau à un ex-ponte du parti communiste italien. Car Macx vit déjà dans le futur, à l’instar de son compère Franklin – ils sont de ces gens, ces nouveaux geeks, qui, pour être restés un poil asociaux et n’avoir à la bouche que les mots « singularité » et « posthumanisme », n’en sont pas moins à même de changer le monde tant leurs concepts sont avancés. Or, puisqu’ils ont les moyens, intellectuels et, indirectement, financiers, de concrétiser tout cela, ils ne vont pas se gêner pour accélérer le processus et faire en sorte que le XXIe siècle s’avère déterminant, et radicalement différent de tout ce que pouvait prédire la prospective frileuse à papa…

Manifestation d’un certain sens de la démesure ? Sans aucun doute. Mais au milieu de tous ces romans catastrophes ou post-apocalyptiques, l’idée d’une humanité qui change tout, à commencer par elle-même, et relance la conquête de l’espace bien au-delà des limites les plus « optimistes » avancées de nos jours, a quelque chose de rafraîchissant – pour dire le moins !

D’autant plus que pour nous conter cette « histoire du futur » au niveau le plus global, Charles Stross a emprunté la voie inattendue d’un savoureux et cruel mélodrame familial sur quatre complexes générations de Macx (un foutoir intégral, on peut bien le dire ici). Sans parler d’une chatte artificielle qui, pour être simplement kawaï au départ, s’avère rapidement bien plus que cela et se transforme en type idéal du félin vicieux. Le tout saupoudré d’une bonne dose d’humour à base d’absurde et de quiproquos censés rendre l’ensemble plus digeste. Ouf…

Car c’est à vrai dire le seul problème avec Accelerando (on mettra de côté la traduction hasardeuse de Jean Bonnefoy – il avait du boulot, certes –, et le lexique en fin d’ouvrage, bienvenu mais parcellaire) : nous parlons ici de « geeks » d’un genre particulier, ne correspondant ni à la définition péjorative originelle, ni au profil des acharnés de World of Warcraft ; Charles Stross, en geek, s’adresse à d’autres geeks férus de domaines variés, des nano-technologies à la propriété intellectuelle en passant par l’informatique, la physique et des conceptions économiques à ce point révolutionnaires que personne ne les comprend totalement. Seul un geek ayant ce profil (particulier !) sera sans doute à même d’apprécier pleinement Accelerando, c’est-à-dire de le comprendre de bout en bout. Les autres – dont votre serviteur, qui plaide coupable – seront régulièrement laissés en rade devant les développements les plus pointus du roman. Or, Accelerando est très, très pointu, fourmillant de concepts et de notions, parfois « authentiques », parfois fictionnels, et ce à chaque page. Bref, ne prenez pas Accelerando pour le métro ou la plage, ce n’est pas une lecture indiquée dans ces conditions.

Mais peu importe, en fait. Comme chez, disons, un Baxter ou, pire, un Egan, il suffit, au-delà des concepts dans ce qu’ils ont de plus complexe, d’entrapercevoir ce qu’ils impliquent. C’est amplement suffisant pour se prendre une énorme baffe de « sense of wonder », et pour envisager la réalité d’un œil différent. Ce que fait la meilleure science-fiction, d’autant plus rare et précieuse.

Et Accelerando figure incontestablement dans cet ensemble mal défini du rare et précieux. La démesure, ici, est une qualité que l’on aimerait rencontrer bien plus souvent, sous une forme ou une autre.

Oui, Accelerando a quelque chose de monstrueux, qui provient sans doute, si l’on ose dire, de sa… singularité. Mais le fond du propos est d’une intelligence telle, dans tous les sens du terme, que ces soucis formels sont d’emblée balayés. Et c’est ainsi que, de « monstre », Accelerando accède au statut de chef-d’œuvre ; pour une fois que le terme n’est pas galvaudé…

 

Note : On regrettera de fait une implication éditoriale manifestement insuffisante, pas à la hauteur, en tout cas, de l’exigence du choix initial de la présente publication dans cette nouvelle collection. [NdRC] 

L'Instinct du troll

C’est l’histoire d’un troll qui raconte quatre histoires qui n’en font qu’une. Ce troll (qui, tel Bourvil, ne tient guère l’eau ferrugineuse) est contremaître dans une mine rongée par la bureaucratie (et transformée en emmental par des nains). Parfois, on lui assigne des missions de type search and destroy contre un nécromant particulièrement pénible. Au moment où commence cette tétralogie très ramassée, le supérieur hiérarchique du narrateur lui met dans les pattes un stagiaire. Et que peut-il arriver de pire à un troll ?

Sorti en librairie une semaine après la mort de Terry Pratchett, le 19 mars 2015, donc, L’Instinct du troll est une fantasy humoristique pleine d’anachronismes qui fait évidemment penser au « Disque-Monde » et, plus proche de nous, à la trilogie de Catherine Dufour « Quand les dieux buvaient ». L’humour étant la chose la moins bien partagée au monde (surtout que ce volume contient de l’humour d’informaticien, qui est à l’humour ce que Rammstein est à la musique), il est difficile de se faire un avis définitif sur cette composante du livre. Ça passe ou ça casse. La vraie surprise est ailleurs : on ne comprend pas très bien pourquoi Jean-Claude Dunyach, auteur de SF surdoué (« Déchiffrer la trame », par exemple), est allé se fourvoyer dans cette voie littéraire. Non seulement il ne s’y sent pas totalement à l’aise, mais il donne surtout l’impression d’arriver non pas au sortir de la bataille, mais bel et bien après la fin de la guerre (le 12 mars 2015, donc, pour ceux qui n’auraient pas suivi). Ce petit livre contient quelques jolis passages, quelques trouvailles qui font mouche, mais on est loin, très loin, d’un Terry Pratchett en grande forme.

Et maintenant, si le rédacteur en chef le permet (en fait, il a pas vraiment le choix), je laisse la conclusion à une connaissance dont on finit toujours par croiser la route : « AMI DUNYACH ! JE CROIS QU’IL EST PLUS QUE TEMPS QUE VOUS VOUS REMETTIEZ À LA SCIENCE-FICTION. »

L'Étrange Cas de l'homme mécanique

Si vous avez l’impression que le steampunk est partout, ne vous inquiétez pas : nous venons en paix. Surtout que votre impression est en partie erronée. La présence éditoriale du steampunkdemeure assez limitée dans le domaine littéraire francophone. C’est pour cela que l’initiative annuelle des éditions Bragelonne, publiant un trio de romans avec un magnifique travail autour de l’objet livre, mettant en avant le label steampunk, est une bonne chose. Bien sûr, le choix des textes peut prêter à discussion d’une année sur l’autre. Mais il est un auteur contemporain dont la légitimité ne peut être mise en question et dont la présence dans le rayon d’une bibliothèque steampunk ne prête pas à discussion : Mark Hodder.

Avec le premier volume des aventures de Burton et Swinburne, Mark Hodder réussissait un tour de force. Dans L’étrange affaire de Spring Heeled Jack, il racontait comment un monde victorien devenait progressivement, par la multiplication des boucles temporelles causées par un voyageur du temps maladroit, un monde steampunk.

Ce deuxième roman est celui de l’exploration dudit monde. Il reprend de nombreux personnages secondaires, et surtout continue à s’appuyer sur le duo constitué par l’explorateur vieillissant Sir Richard Francis Burton et le poète masochiste Algernon Swinburne. Nous retrouvons également l’humour (ah, les perroquets messagers sont dignes des Monty Python !) et le sens de l’invention visuelle qui faisaient déjà la saveur du premier volume.

Dès les premières pages, Burton, un rien dépressif, en pleine crise de malaria, entame une course-poursuite à travers les rue de Londres. Il s’agit d’empêcher un vol de pierres précieuses, qui met en scène l’homme mécanique du titre. Ensuite, comme dans un roman de Conan Doyle, Burton doit démêler une affaire de potentielle usurpation d’identité concernant un descendant de la famille Tichborne. Ce dernier avait disparu depuis des années et revient réclamer son titre et son héritage. Les sombres créatures qui hantent l’ancienne demeure de Tichborne cachent peut-être un complot contre l’empire…

Hodder explore au fil des pages le principe d’incertitude posé dans le premier livre, quand Burton avait choisi une réalité plutôt qu’une autre. Burton sait que le monde dans lequel il vit n’est pas celui qui aurait dû être. Les figures historiques apparaissent, le spiritisme joue un grand rôle, les degrés de la fiction semblent parfois se mélanger et Hodder orchestre le tout avec beaucoup de maîtrise. Lesteampunk d’Hodder est tout sauf gratuit. La technologie, qu’elle soit d’origine scientifique ou magique, y est considérée non seulement comme un effet d’émerveillement, mais aussi dans ses conséquences sociales et politiques. Ce qui est exactement ce que propose le steampunk à son meilleur : de l’aventure et de l’action dans un monde cohérent problématique, un mélange détonnant d’uchronie, de science-fiction et de fantasy.

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