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Aliss

Quelques années après Jeff Noon, dont La Volte vient tout juste de rééditer l’excellent Alice Automatique, Patrick Sénécal publiait Aliss chez Alire, au Canada, livrant sa propre déclinaison du classique de Lewis Carroll sur le mode horrifique qui le caractérise.

À 18 ans, la jeune Aliss veut découvrir ce qu’il y a au-delà de la famille et du lycée, des convenances et du conformisme. Aliss s’ennuie dans sa banlieue bourgeoise de Brossard, elle brûle d’aller au bout d’elle-même, voir ce dont elle est capable… Ainsi arrive-t-elle donc à Montréal, où elle suit dans le métro Charles, aussi que son modèle le Lapin Blanc dans son terrier, et en ressort dans l’étrange quartier de Daresbury (ville de naissance de Charles Lutwidge Dodgson, véritable nom de Carroll, qui n’est qu’un pseudonyme) où se croisent les rues de Lutwige et Dodgson, reconstituant de fait l’état civil de l’auteur d’Alice. Charles qui réapparaîtra de loin en loin au fil du roman, endosse ici le double rôle du Lapin Blanc et de Lewis Caroll. C’est un mathématicien qui a dû quitter l’Angleterre suite à une affaire de mœurs qui évoque la rupture entre Lewis Caroll et la famille (d’Alice) Liddell. Toutefois, Aliss ne va pas tarder à comprendre que ce quartier de Daresbury auquel on accède et que l’on ne quitte que par le métro, est davantage le Pays des Horreurs que celui des merveilles. Une fois admise l’existence de cet improbable quartier, et l’absurdité de certaines situations, aucun élément surnaturel ne fera irruption dans l’intrigue.

Notre héroïne va y croiser toute une galerie de personnages qui renvoient à ceux de l’Alice originelle. Bone, avec son haut de forme, est bien entendu le « Chapelier Fou », et son compère Chair, le « Lièvre de Mars » ; l’un est l’autre sont bien aussi dingues l’un que l’autre — Sénécal se livre là à quelques figures imposées avec la constante cérémonie du thé, des montres goussets et des jeux de mots absurdes pour lesquels il n’a pas le talent de son modèle… L’énigmatique Chess est le « Chat du Cheshire », apparaissant ici et là. Mario est le « Valet de Cœur », qui finira par passer en procès, où la Reine Rouge officiera à l’instar de la Reine de Cœur…

Aliss va consommer des drogues qui renvoient à la gourmandise d’Alice, notamment des « micro » et des « macro », équivalentes aux potions qui font grandir et rapetisser Alice mais seulement comme psychotropes. Aliss se refuse à retourner en arrière sans avoir trouvé de réponses à la question qui la taraude sans qu’elle arrive à la formuler. Elle deviendra danseuse nue et prostituée, ira prendre le thé chez Chair et Bone pour un grand moment d’horreur pure, et finira par rencontrer la Reine Rouge dont tout le pouvoir se résume à celui qu’elle parvient à imposer, et qui démontrera à Aliss qu’il subsiste une forme de morale dans le Zarathoustra de Nietzsche…

Il va sans dire que cet Aliss n’a rien, vraiment rien, d’un livre pour enfants. Ça dégouline de sperme et de sang à bon nombre de pages. Plus d’une fois on franchit allègrement la ligne rouge qui sépare le « gore » du reste de la littérature. Fellations, exécutions, vivisections, sadomaso, viol en gros plan… On fait davantage que friser la pornographie en certaines occasions. Ce n’est certes pas à toutes les pages, mais il n’en faut pas moins avoir le cœur bien accroché. Reste un roman qui se lit, un livre non dénué de qualités qu’on se gardera de laisser innocemment trainer sous les yeux des enfants, une fan fiction bien particulière qu’on réservera aux adeptes du trash.

La Mythologie viking

Si l’œuvre de Neil Gaiman puise largement dans les contes et légendes du monde entier, force est de reconnaître que le corpus des légendes scandinaves l’a particulièrement inspiré.

La Mythologie viking est la reprise, sur un mode ludique, d’anciennes histoires du Nord sur la création du monde et autres affaires douteuses. Pourquoi ces mythes en particulier et non, disons, ceux des Celtes ou des natifs Américains ? Gaiman, qui a été initié, enfant, aux récits vikings à travers les aventures du puissant Thor (imaginées par Jack Kirby), explique très bien en introduction combien il a été fasciné par leurs protagonistes délicieusement ambivalents, ni bon ni mauvais, porteurs d’une vision sombre de l’existence. Odin, génial, indéchiffrable et dangereux. Thor, aussi épais que son prodigieux marteau. Loki, le trickster, le fripon divin, une créature sardonique qui met le feu aux poudres partout où il paraît. Le borgne, la brute et le truand.

En suivant le fil de la destinée tissé par les Nornes, du temps des dieux et des géants au temps des hommes, Gaiman dépeint une succession de mythes qui forment, si on y regarde bien, un seul et unique récit : celui des commencements d’un monde et de sa destruction par la glace, le feu et les ténèbres. Inspiré des textes antiques, L’Edda en prose de Snori Sturluson et L’Edda poétique, dont il tente d’adopter le style (elliptique) et le rythme, son livre est un hommage à ce qui est la source de toute littérature : le désir – et le plaisir – de raconter.

Demeure toutefois la question de l’originalité d’un tel ouvrage, et de sa place dans une œuvre déjà riche en réécritures et déclinaisons mythologiques de toutes sortes. Ici, pas de détournements audacieux comme dans American Gods. Pas d’envolées oniriques comme dans Sandman. Pour comprendre l’intention de l’auteur, il faut revenir aux quelques pages d’introduction. Gaiman a abordé les mythes scandinaves comme un chanteur pourrait le faire quand il enregistre une reprise. La base de l’histoire est là, chantée par des scaldes puis copiée par des moines, mais c’est à l’écrivain que revient la façon d’arranger les détails. La source de toute littérature : le désir, et le plaisir, de transmettre et de réinventer.

Gaiman a donc introduit une dimension nouvelle dans le corpus d’origine, incluant émotions, sombres motivations, dialogues enlevés, truculence rabelaisienne. Il a donné du répondant aux déesses que la tradition a cantonnées aux seconds rôles. On y voit aussi, comme aujourd’hui, des sur-mâles archaïques et violents se livrer à des querelles d’égo, le culte du pouvoir pour lui-même, le triomphe des ténèbres sur la raison et, peut-être, l’avènement d’une nouvelle ère sur les ruines de la précédente. Un exemple d’une possible lecture politique ? Le conte du maître d’œuvre : les dieux vikings, inquiets que leur demeure d’Asgard puisse être vulnérable aux incursions étrangères, cherchent un moyen de rendre leurs frontières plus sûres. « Que proposes-tu ? », demande-t-on à Odin, le plus sage d’eux tous. « Un mur », répond Odin.

Ni conte ni roman, voilà un livre qui déconcerte. Les amateurs de Gaiman pourront le trouver trop impersonnel et trop sage. Les amateurs de fantasy épique pourront juger qu’il manque d’épaisseur, de passion, des ornements propres au genre. Les érudits, eux, ne pourront s’empêcher de retourner aux sources (les deux Eddas). N’importe. Ce n’est pas pour les érudits que Gaiman écrit, ou raconte. Et la meilleure preuve que son histoire marche, c’est qu’elle nous touche toujours : une source inépuisable de rêve, de pensée et de beauté.

L'Enfer du troll

Le troll de pierre est né il y a quelques années dans une anthologie des Imaginales. Il a, depuis, connu plusieurs aventures, réunies dans un recueil paru chez le même éditeur (L’Instinct du Troll, 2015). S’il reprend de nombreux clichés de la fantasy, l’univers développé par Jean-Claude Dunyach joue à fond la carte de l’humour et de l’anachronisme, à la manière de Terry Pratchett. C’est un univers de fantasy, certes, mais qui a découvert les bienfaits de l’économie de marché. Tout le monde trime pour que quelques gros, qu’on ne voit jamais, deviennent encore plus gros. Rapporté aux codes du genre : les nains creusent, les magiciens managent, les nécromants escroquent, les chevaliers lancent des OPA hostiles sur tout ce qui ressemble à un calice, pendant qu’en coulisse des actionnaires à face de Nazgûls tirent les ficelles. Quant aux elfes, ce n’est pas très clair, mais on les imagine bien en paysans anarcho-syndicalistes. Tout semble donc pour le mieux, sauf pour le troll du titre, qui pointe à Pôle Emploi.

Répondant à une proposition de son ancien chef, le voilà bientôt lancé, avec quelques complices pittoresques, dans une mission à l’autre bout du monde, pour auditer une mine dont les résultats ne sont pas conformes aux objectifs (ils sont nettement meilleurs…).

Le troll et sa bande vont dès lors devoir affronter moult périls, en s’égarant petit à petit dans l’absurde. Croisière en mer déchaînée, virée dans un parc d’attraction infesté de zombies, armée de fonctionnaires obsédés de la badgeuse, gisement de gaz de management hautement explosif sont autant d’étapes dans cette quête en kit (heureusement assistée par GPS), dont le but (attention spoiler) n’est pas de sauver le monde mais une certaine organisation du travail. Mais il est dit qu’aucun obstacle ne saurait résister à une équipe dotée d’un budget fonctionnel…

On entre glorieusement en loufoquerie, royaume enchanteur et débridé : quand Dunyach s’attaque à la big commercial fan tasy, pas une figure féérique ne résiste au déluge de nonsense hilarant. Dérision, jeux de mots, détournement en règle de la novlangue des milieux professionnels, satire du monde du travail en général et des travers de notre société de consommation : le rire surgit de partout, infiltre tout. Alors oui, l’intrigue se révèle au mieux capillotractée, et tout ça ne va pas pisser loin, mais le résultat est plutôt distrayant.

Pornarina

Pour ses rares adeptes, Pornarina est un être mythique. Une déesse vengeresse chargée de laver les péchés des hommes dans le sang. Un hybride monstrueux conjuguant les attributs de la féminité à une mâchoire et tête chevalines. Une créature contre-nature arpentant les territoires interlopes de l’esprit humain et semant derrière elle les cadavres mutilés, comme un Petit Poucet sanguinaire. Depuis cinquante années, elle parcourt l’Europe, prostituée racolant sa clientèle auprès des pervers et déviants pour leur offrir les spasmes d’une petite mort définitive. D’aucuns aimeraient réduire cette figure castratrice à un banal émule des tueurs en série, l’auscultant à l’aune de la criminologie. Erreur ! Pornarina est bien plus que cela. Aux yeux des pornarinologues les plus fanatiques, la-prostituée-à-tête-de-cheval apparaît comme la matrice d’un légendaire s’enracinant dans le folklore et les contes. À plus de quatre-vingt-dix ans, le Dr Franz Blazek, connu de tous pour sa passion de la tératologie, nourrit l’espoir secret de capturer Pornarina pour en faire la pièce maîtresse de son cabinet de monstruosités. Il a d’ailleurs formé sa fille adoptive Antonie, créature solitaire capable de modeler son corps comme un morceau de guimauve, pour accomplir son dessein. Quitte à éliminer les éventuels concurrents…

Ne tergiversons pas : on a beaucoup aimé Pornarina. On a tremblé de dégoût, contemplant le spectacle des perversions de ses zélotes, une longue liste de dépravations dont Raphaël Eymery se plaît à dresser le compte-rendu imagé et morbide. En un court roman, déroulé en quatre mouvements sinueux entrecoupés d’autant d’ellipses, on oscille entre fascination et répulsion, deux émotions très proches dont l’irrationalité hante les recoins les moins fréquentables de la psyché. On s’est effrayé aussi des pulsions de violence ponctuant l’itinéraire d’An-tonie, démembrements, émasculations, décapitations et autres séparations corporelles choquantes, des actes propices au jaillissement de l’hémoglobine et qui offrent un contrepoint cathartique à la tension baignant les péripéties de sa quête. Mais au final, on ne peut s’empêcher de se sentir un tantinet insatisfait, frustré par un horizon d’attente qui se dégonfle comme une baudruche. Déçu également par une fin laissée trop ouverte, pour ainsi dire en devenir. Et pourtant, les choses s’annonçaient prometteuses. Inventif, habile pour tisser une atmosphère, Raphaël Eymery ne manque pas non plus de références cinématographiques et littéraires. En vrac, Joris-Karl Huysmans, Thierry Di Rollo, Thomas Ligotti, Tom Piccirilli, Thomas Harris, Frank Mignola et Mervyn Peake. Rien que du beau monde ! De quoi rendre Pornarina diablement addictif sans céder pour autant au pastiche, l’exercice étant ici finement digéré.

Pour toutes ces raisons, il sera donc beaucoup pardonné à Raphaël Eymery, d’autant plus qu’il s’agit ici d’un premier roman qui augure du meilleur.

Oregon

Qui est Oregon ? Jeune agent de la Section de Sécurité Prédictive, elle accomplit des missions risquées dans les Territoires ouverts, où se cachent les dangereux fous de Dieu et autres extrémistes contestant la réalité du monde. Certains d’entre eux, les Raconteurs, réfutent même le calendrier, prétendant vivre en 2065 au lieu de l’année 2015. Cinquante années escamotées par le pouvoir pour cacher la vérité à la population. Longtemps, Oregon a défendu l’ordre établi, chien de garde zélé, formé dans les meilleures écoles du régime. Mais un message de son père, autre loyal défenseur du système, la fait changer de trajectoire. Après un détour par l’Institut, où était confiné son frère victime d’une crise psychique, le duo rejoint le point de rendez-vous fixé par leur paternel, dans un village abandonné des Causses. Un retrait du monde, prélude à une longue attente et à l’arrivée d’un vagabond inconnu, moribond. Envoyé par son père, il propose à Oregon une drogue afin de désinhiber sa mémoire et lui dévoiler ainsi la véritable nature de la réalité…

Oregon rassemble les quatre volumes du cycle «  Les Raconteurs de nulle part », pour l’occasion découpés en cinq saisons. En grande partie remanié par rapport à la série parue dans les années 1990 au Fleuve Noir, le récit se focalise sur Alice Terance, aka Alice Viron, alias Oregon, racontant son périple jusqu’au gouffre de Padirac, épicentre d’un phénomène de falsification de la réalité. Dans Oregon, on retrouve quelques-unes des thématiques préférées de Pierre Pelot. Un monde truqué, en proie aux manipulations d’un pouvoir autoritaire. La solidarité entre des individus face aux circonstances. La quête de liberté, même si la cause semble désespérée. Le rôle démiurgique de l’auteur, raconteur d’histoire, faiseur de monde. Et enfin, un goût certain pour les trouvailles langagières. Bref, l’amateur du romancier vosgien ne peut que se réjouir de retrouver ici les ressorts ayant fait le succès de ses meilleures anticipations.

Oregon oscille entre récit post-apocalyptique et dystopie, jouant surtout sur la confusion des repères temporels et spatiaux. Une confusion qui, hélas, contamine l’intrigue, au point de provoquer l’ennui. Un fait aggravé par une histoire paresseuse, au rythme mollasson s’attachant à des détails prosaïques au lieu de donner substance aux interrogations des personnages. À force de superposer les réalités, histoire de brouiller les pistes, Pierre Pelot ne contribue qu’à perdre le lecteur dans les méandres artificiels d’une intrigue se voulant elliptique, mais qui ne s’avère au final que décousue et superficielle. Bref, on est encouragé à sauter les pages, voire les chapitres, pour atténuer le calvaire d’une lecture où même l’écriture paraît surjouée.

Dans une bibliographie pléthorique, Oregon fait donc clairement partie des titres mineurs de Pierre Pelot. Une série qu’il convient de vite oublier, même si l’on se sent l’âme d’un complétiste ou d’un fan indécrottable de l’auteur vosgien. Après tout, il y a tant d’autres bons romans à découvrir dans son œuvre.

Miro Hetzel

Septième titre de Jack Vance publié aux éditions du Bélial’, Miro Hetzel rassemble dans un même ouvrage L’Agence de voyage de Terrier et « Le Tour de Freitzke », textes figurant déjà au sommaire de deux recueils différents, Crimes et enchantements et «  Le Livre d’Or » consacré à l’auteur américain. D’aucuns diront : rien de neuf sous les multiples soleils de l’Aire Gaéane. Ils auront raison. L’ouvrage a toutefois l’intérêt de remettre en mémoire les enquêtes de l’effectueur terrien, inscrivant son personnage dans la continuité des héros vanciens tels Glawen Clattuc, Gastel Etzwane ou Kirth Gersen.

Miro Hetzel n’est en effet guère différent. Roublard, calculateur, débrouillard et sans état d’âme, à l’instar des durs à cuire du roman noir auxquels il emprunte beaucoup des traits, l’effectueur fait payer ses services très cher. De quoi lui garantir un niveau de vie enviable et obtenir une juste contrepartie aux enquêtes périlleuses qu’il mène sur les mondes lointains et désolés.

Avec L’Agence de voyage de Terrier et « Le Tour de Freitzke », Jack Vance laisse libre cours à son imagination, nous immergeant sur deux des mille et une planètes de l’Aire Gaéane. L’occasion de découvrir leur société exotique mais mortelle pour celui qui n’en maîtrise pas les arcanes.

Dans le premier récit, Miro débarque sur Maz, monde habité par les Gomaz, une espèce humanoïde fière et belliqueuse ayant jadis menacé l’Étendue Gaéane et les empires Liss et Olefract. Le commerce des armes étant désormais prohibé, la planète est dépourvue d’attrait, si ce n’est pour les touristes en quête de frissons. Il semblerait pourtant que la société Istagam ait obtenu d’une façon inavouable les services de quelques clans autochtones afin de produire des composants microniques à un coût défiant toute concurrence… Dans la seconde histoire, plus courte, Miro accepte de traquer un ancien camarade de classe jusque sur sa planète natale, manière pour lui de replonger dans son passé et d’assouvir une vengeance trop longtemps laissée de côté. Délaissant la veine socio-ethnologique pour laquelle l’écrivain est beaucoup apprécié, ce récit met surtout en exergue la capacité de Miro à déjouer les faux-semblants et les non-dits, dévoilant au passage le goût de Jack Vance pour les intrigues alambiquées. En dépit de cet aspect plus policier, « Le Tour de Freitzke » met en scène une figure de sociopathe n’ayant rien à envier aux Princes-Démons de la série éponyme, voire à Ronald, le triste héros adolescent de Méchant garçon.

Bref, vous l’aurez compris, si Miro Hetzel ne figure pas au rang des œuvres majeures de Jack Vance, les aventures de l’effecteur n’en demeurent pas moins une lecture divertissante et faussement naïve – du pur Jack Vance, en somme.

Au bal des actifs

Cinquième ouvrage collectif paru aux éditions la Volte, Au Bal des actifs prend à bras le corps un thème social devenu sociétal, une question morale s’étant muée en programme politique, faisant de la science-fiction le vecteur de son auscultation. Sous la direction de Anne Adàm, douze auteurs francophones, jeunes pousses et habitués du genre, déclinent leur vision de l’avenir du travail, avec en guise de conclusion une postface de Sophie Hiet, cocréatrice de la série Trepal lium diffusée sur Arte. Dans des registres différents oscillant entre la dystopie, l’anticipation, le récit post-apocalyptique, la nouvelle e-pistolaire et l’exercice de style, ils s’improvisent lanceurs d’alerte, extrapolant les dynamiques et souffrances présentes pour imaginer l’évolution de « l’actif » travail et de son corollaire, le chômage. Le résultat, souvent anxiogène, laisse fort heureusement planer quelque espoir, des raisons d’envisager l’avenir autrement, comme on va le voir.

Le futur du travail dessiné par l’anthologie est en effet empreint de noirceur. Dans un monde où les techniques managériales utilisent les technosciences pour soumettre et contrôler l’individu, l’émancipation ne semble plus au cœur des préoccupations démocratiques. Automatisation et robotisation rendent le travail obsolète et poussent l’homme au chômage, à l’hyper-précarité ou à l’oisiveté forcée. Pas de quoi se réjouir dans une société de marché où chacun voit ses compétences évaluées, notées, jaugées en temps réel, la performance et la popularité remplaçant la satisfaction du travail bien fait. Bore-out, burnout, bullshit jobs, esprit de compétition, inégalité génératrice d’ascension sociale constituent l’ordinaire d’une population aveuglée par le consumérisme et le miroir aux alouettes de la fin du travail et de l’auto-entrepreneuriat. Les futurs proposés par les douze auteurs au sommaire de l’anthologie sont ainsi redondants et guère enchanteurs. Leurs motifs inquiètent. Fort heureusement, Au Bal des actifs ne se contente pas de jouer le rôle de lanceur d’alerte. Certaines visions donnent des raisons d’espérer. Elles ouvrent les possibles, redonnent une valeur sociale et collective au travail afin de lutter contre l’atomisation des emplois individuels. Elles esquissent enfin des mondes plus solidaires, fraternels et chaleureux, échappant ainsi au carcan néo-libéral et faisant mentir TINA.

Parmi les textes au sommaire de l’anthologie, on retiendra surtout « Nous vivons tous dans un monde meilleur » de Karim Berrouka et sa cité totalitaire toute entière fondée sur l’accomplissement de tâches absurdes et vides de sens. Mais également « Vertigeo » d’Emmanuel Delporte et son univers vertical immersif. Sans oublier les nouvelles de Norbert Merjagnan et d’Alain Damasio, « co ve 2015 » et « Serf-made-man ? », un foisonnement conceptuel et langagier stimulant, hélas alourdi par une narration par trop didactique. On aurait aimé en effet qu’ils se montrent plus suggestifs au lieu de nous faire la leçon. On s’amusera enfin avec « Le Parapluie de Goncourt » de Léo Henry, sorte de work in progress et de mise en abyme autour d’une rencontre entre Flaubert et Goncourt sur fond de répression des communards, sans oublier « Parfum d’une mouffette » de David Calvo et le portrait grinçant qu’il dresse de la condition d’écrivain.

Loin d’être un luxe, comme Rêver 2074, publiée par le Comité Colbert, l’anthologie Au Bal des actifs se révèle une lecture salutaire, même si l’on peut déplorer sa relative frivolité quant aux aspects les plus spéculatifs que le sujet pouvait laisser présager.

Nager dans le ciel

Voici un très beau recueil de treize nouvelles d’un jeune auteur d’origine indienne de langue anglaise, Kanishk Tharoor, lui-même fils d’un des plus célèbres romanciers indiens de notre époque, Shashi Tharoor. La critique, fidèle à la quatrième de couverture, n’a pas manqué de citer des noms très élogieux (Rushdie, Borges) pour parler de lui… Mais il est probable qu’elle a bien fait. Et voir en de ce recueil une réinvention moderne des Mille et une nuits – quoique de format plus modeste – est tout aussi juste. Mais s’en tenir aux grands modèles serait trahir la profonde originalité de l’écriture…

D’un récit à l’autre, Tharoor mélange avec facilité les sujets, les époques, les situations, les degrés de réalité, les enchâssements de récit : on passe de l’Antiquité grecque et des échanges entre vétérans d’une phalange macédonienne en plein combat aux dons culinaires d’un Oriental, Persan peut-être, engagé au service d’une famille new-yorkaise d’origine italienne, peu de temps avant l’effondrement des Twin Towers ; on glisse des hauteurs d’une station orbitale où se sont réfugiées des Nations Unies qui regardent impuissante la destruction de la Terre aux explorations des confins du monde par Alexandre le Grand, illustrées par quatorze saynètes enluminées ; en ethnographe, on recueille les mots de la dernière locutrice d’une langue presque morte avant d’ouvrir la sacoche incroyable d’un facteur qui contient des lettres d’amour et de conquêtes de toutes les époques ; on écoute un ouvrier indien déstabiliser un photographe de presse dans un étrange dialogue par Skype, puis on se laisse bercer par le monologue intérieur d’un archéologue qui vend au marché noir les trésors d’un ancien peuple disparu, afin de les soustraire à la mort d’un musée ; on reste suspendu à la chute d’un cil d’une jeune émigrée avant d’être doucement grisé par le spectacle d’un éléphant mélancolique s’amusant dans le ressac des vagues nord-africaines…

On le voit, l’imagination ne manque pas et aussi mêlée soit-elle d’une nouvelle à d’une autre, elle reste toujours savamment maîtrisée. Pour autant, le cadre réaliste est assez présent, bon nombre de situations et de personnages semblent tirés du quotidien. Alors, le Bifrostien avide d’imaginaire se sentira-t-il chez lui dans ce recueil de nouvelles ? Je crois que oui : Tharoor nous rejoue savamment le coup de l’estran gement du vieil Occident par un Orient raffiné, sensuel, cruel, et rend notre quotidien fantastique, hanté par une perte des origines et de l’histoire – d’où ces incessants allers et retours dans le temps – et les ressources d’une poésie qui en jaillissent et que l’on peut encore saisir. Il ne s’agit donc pas pour ce brillant écrivain de faire de l’exotisme à bon marché : il nous démontre combien la rencontre imprévue de l’Autre — cet Autre qu’il est lui-même par son histoire et sa culture dans le monde anglo-saxon – nous arrache à nous-mêmes, nous exile et rénove notre regard posé sur le monde, comme on peut le lire dans le récit de ce capitaine russe moribond, bloqué par la banquise avec son brise-glace, et qui voit toute les nationalités le rejoindre une à une dans la stase émerveillée du pôle sud.

Alors ? À lire ! Absolument. D’autant plus que la traduction est de très bonne tenue et sait accompagner avec talent le rythme lent et prenant d’une plume simple et précieuse.

Et à suivre…

Playground

Disons que je viens de mourir. Mon corps s’arrête, mes bactéries intestinales s’apprêtent à en entamer la décomposition. Mais que devient mon âme ? Elle part, invisible, pour le grand centre de tri de l’après-vie. Là, deux possibilités : soit je suis vraiment mort et mon âme entame son dernier voyage (en bateau) vers un au-delà inconnu, soit je suis promis au réveil (après un massage cardiaque réussi, par exemple) et elle doit alors attendre le moment de réintégrer mon corps physique.

La deuxième option, c’est ce qui arrive à Jasmine. Gravement blessée en opération au Kosovo, la jeune lieutenant « arrive » dans une ville crépusculaire qui évoque fortement un port chinois. Elle y est pesée, on lui donne un visa, puis Ting, un local, l’escorte jusqu’au Terminal de Cabotage. De là, un dazibao l’appelle à revenir vers notre monde, son corps, et sa vie. D’autres ont moins de chance et attendent longtemps, assez pour qu’une vraie société des morts en stand-by se soit constituée, fondant une ville purgatoire. À son réveil, nul ne croit Jasmine. Choc post-traumatique, dit-on. Hôpital psychiatrique, traitements lourds, Jasmine finit par se reconstruire, jusqu’à devenir la mère d’un petit garçon, Dante. Puis voici qu’un jour la jeune femme est prise dans un terrible accident de voiture. Sa mère, qui conduisait, meurt ; elle et son fils sont gravement blessés. Après un nouvel aller-retour express dans la ville des morts, et alors qu’elle croit s’en être tirée, Jasmine doit y retourner volontairement – en provoquant un coma – pour escorter son fils durant son chemin de retour vers la vie. Car, dans la ville des morts, des gangs volent les visas qui permettent de revenir parmi les vivants et les revendent à ceux qui veulent s’assurer une forme d’immortalité. Pour sauver Dante, Jasmine devra lutter contre l’administration corrompue de la ville au péril de sa vie et de celle de ses alliés.

Le pitch était attirant. Bien des choses pouvaient être faites avec. D’autant que les descriptions de la ville, port franc et lieu de perdition entre la Los Angeles de Blade Runner et une Macao priapique, installent une véritable ambiance, et que de nombreux éléments laissent penser qu’on va entrer dans les secrets du lieu et de sa mythologie. Hélas, après un début alléchant, la qualité du roman ne cesse de se dégrader. Coïncidence incroyable dans les relations entre ville des morts et monde réel. Transferts peu crédibles de matériel d’un côté à l’autre. Décalages temporels à géométrie variable entre temps des morts et temps des vivants. Coma induit grâce à l’aide de la sœur de Jasmine qui n’y croit pas mais réalise néanmoins la délirante opération. Ce sont là quelques-unes des facilités de l’histoire. Ajoutons-y les deux problèmes principaux : pauvreté du récit et style. Pour le récit, dès l’affaire principale enclenchée, plus rien ne dépasse le niveau de la course-poursuite même pas palpitante tant elle est linéaire. Plus de politique, plus de mythe (un peu de folklore et de Hell Money), plus rien qui nécessite deux neurones fonctionnels. Juste des personnages fantomatiques, de la violence quelconque, un « voyeurisme » cosmétique, un peu de sexe pour émoustiller la ménagère. Le style, lui, oscille entre plat et involontairement drôle, à coup de phrases creuses qui se veulent définitives ou profondes.

Les Griffes et les Crocs

Quel étrange roman que Les Griffes et les crocs ! Quelle étrange idée de l’avoir écrit ! Et quelle merveille encore qu’il ait obtenu le World Fantasy Award en 2004. Qu’on en juge.

Le Digne Bon Agornin se meurt, le Digne Bon Agornin est mort. Ce petit self-made aristocrate rural laisse derrière lui deux fils – Penn, un pasteur, et Avan, un citadin avide d’ascension sociale – et trois filles — Selendra et Haner, encore célibataires, et Berend, mariée « vers le haut  » à l’Illustre Daverak. J’ai oublié le principal : tous ces gens sont des dragons.

En postface, Walton dit avoir grandi en lisant des romans victoriens. Elle dit s’être demandé s’il était possible de « biologiser » les comportements incongrus que ces romans attribuent à leurs personnages, notamment féminins, et s’est donc lancée dans cette adaptation libre de La Cure de Framley d’Anthony Trollope. Dans Les Griffes et les crocs, donc, les dragonnes virent au rose quand un membre de la gente masculine les touche ou les approche de trop près. La nouvelle nuance qu’elles arborent à compter de ce moment les signale au monde comme potentiellement sexualisées. Acceptable pour les fiancées et les femmes mariées, le rose marque d’un signe d’infamie les dragonnes sans dragon et en fait des « dragonnes perdues ». Cette contrainte de pureté virginale qui ne pèse que sur les femelles est la preuve de leur infériorité sociale, justifiée ici par leur absence de serre. À l’inégalité des sexes s’ajoute une inégalité sociale forte, avec des serviteurs aux ailes entravées et le droit pour les dragons puissants de dévorer les plus faibles afin d’en tirer force et pouvoir. Notons qu’on dévore aussi, pour la même raison, ses enfants débiles ou ses ancêtres morts, et c’est sur un coup pendable à ce propos que s’ouvrira l’intrigue du roman. Car si le vieux Bon avait laissé par testament le plus gros de sa fortune à ses trois enfants non installés, ses instructions concernant son cadavre étaient moins claires, ce qui permit à Daverak et à sa femme de s’attribuer, à l’esbroufe, la part du lion.

à partir de cette spoliation, le roman est victorien, ou, pour ceux qui ne sont pas familiers avec le genre, balzacien. Inégalités sociales et sexuelles, stratification du prestige, religieux omniprésent, testaments, héritages, morts en couche, projets de mariage, recherche d’homogamie, importance de la dot, développement urbain, aventuriers et prévaricateurs, premiers chemins de fer, procès et avocats, jusqu’à une conclusion où tout finit par s’arranger au mieux, avec même l’une de ces épiphanies généalogiques au terme desquelles on réalise que le dernier était en fait un premier caché. Si on aime, on pourra aimer… Mais, outre le caractère un peu surréaliste — jusqu’aux avocats dragons portant perruque  ; le pompon ! – d’une société victorienne draconique que Walton décrit toujours un peu à distance sur le plan technique tant elle est, de ce point de vue, difficile à justifier, je me suis demandé durant toute la lecture à quoi servait cette transposition. Et je n’ai pas trouvé de réponse. Les deux ou trois métaphores faciles (changement de couleur, draconophagie, entrave des ailes) n’apportent rien à un récit qui est strictement classique. Pour ces thèmes et ces histoires, on peut lire Austen ou Balzac. Pourquoi lire Walton ? Je l’ignore.

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