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Connerland

Direction l’Espagne pour la très cosmopolite collection « Exofictions », avec cet ouvrage de Laura Fernandez, auteure née en 1981, dont l’un des romans, La Chica zombie, a connu l’heur d’une traduction française (sous son titre espagnol, chez Denoël en 2014). Connerland tire son titre de Voss Van Conner, auteur de science-fiction fictif dont les cent dix-sept romans et innombrables nouvelles n’ont pas encore eu le succès escompté, malgré des thématiques parfois très intéressantes, comme celles des dinosaures fonctionnaires. La faute à son agent (entre autres) Chicken Kiev, pas assez efficace. Aussi, lorsque Voss meurt (électrocuté), son décès va provoquer un certain nombre de réactions. Kiev rencontre Ghostie Black, éditeur qui s’enthousiasme pour les romans du disparu. Lana Grietzler, sa femme, qui était à deux doigts de quitter le défunt (de son vivant, s’entend), se ravise et entend profiter de cette manne inespérée. Enfin, Miranda Sherikov, hôtesse de l’air de la compagnie Timequake, rencontre le fantôme de Voss lors d’un vol et décide de le représenter. Car Van Conner n’est pas mort, non, il est passé dans un autre monde, vêtu de sa seule serviette de bain, au milieu de standardistes à la barbe finement tressée et autres Grandes Oies…

On l’aura compris : ce roman se veut humoristique. Entre personnages drolatiques, situations décalées, invraisemblables, voire burlesques, dialogues tour à tour sans queue ni tête ou aux réparties saillantes, Fernandez nous propose un livre censé dérider les zygomatiques, un roman « qu’aurait pu écrire un Thomas Pynchon obsédé par Ghost », nous dit la quatrième de couverture (ah bon ?). Or l’humour n’est pas la chose la plus universelle au monde, comme chacun sait. Ou, pour être plus précis, on ne rit pas tous aux mêmes blagues. Alors certes, parfois, Fernandez fait mouche, et son inventivité est réjouissante, mais il arrive aussi (souvent !) que ses blagues ou ses situations ubuesques tombent à plat, au point d’en devenir assez vite pénible. On sourit ça et là, certes, mais le reste du temps, pardon, c’est l’ennui qui gagne, un temps qu’on trompe d’ailleurs en comptant les nombreuses redites et les fausses bonnes idées — à l’image des sons, retranscrits en majuscules entre parenthèses, (COMME ÇA). D’où l’autre écueil du roman : l’humour s’accommode mal des longueurs, et les textes les plus efficaces sont souvent courts (on pense ici à Fredric Brown ou Robert Sheckley). De fait, avec ses presque cinq cents pages, Connerland en affiche deux cents de trop au bas mot. Autant dire qu’on se lasse (trop) vite de toutes ces péripéties, quand bien même l’auteur a le bon goût de convier Douglas Adams, Philip K. Dick, Kurt Vonnegut et quelques autres. Sans doute les amateurs du premier, ou ceux qui ont su lire « Les Annales du Disque-Monde » sans ressentir une pointe de lassitude au bout du quinzième tome, sauront-ils apprécier ce livre. Les autres pourront picorer ici et là quelques bons mots, une ou deux scènes saugrenues et marquantes, mais regretteront surtout que Laura Fernandez n’ait pas davantage resserré son écriture et évité l’overdose.

Colonies

Comme le dit Laurent Genefort dans sa « postface savanturière », l’unité thématique de ce recueil est née du premier titre envisagé pour son roman Lum’en, à savoir Colonie. Rajoutez un « s » final et vous obtiendrez la quintessence de l’œuvre genefortienne : dans cet univers de la Panstructure, que l’auteur parcourt livre après livre, les différentes races qui le peuplent essaiment et colonisent les mondes les uns après les autres. Ses textes courts — comme nombre de ses romans, du reste — doivent alors s’envisager comme des instantanés du processus de colonisation, à court terme (la découverte d’une planète parfois hostile), à moyen terme (on y reproduit le mode de vie de son monde d’origine, ou au contraire on le rejette en bloc et on s’adapte à son nouvel environnement), ou à long terme (parfois les origines de l’expansion sont oubliées, parfois la greffe ne fonctionne pas et la colonie est abandonnée), thématiques qu’abordent ici les dix textes de ce recueil. Qui se répartissent en deux catégories, en fonction de leur décor planétaire ou spatial ; on notera que la première correspond essentiellement à des textes inédits (seul « Le Lot n° 97 » ne l’est pas, mais sa publication est très certainement passée inaperçue dans le milieu SF), alors que la seconde contient uniquement des rééditions (même si souvent revues et révisées).

Ceux qui imaginent que le space opera se résume à des histoires de batailles dans l’espace, ou des problèmes de survie dans des vaisseaux arches, risquent d’être surpris par le premier texte, « Le Lot n° 97 », très intimiste, où un homme tente la transformation ultime pour le plaisir de l’expérimentation et l’amour de l’art. « Le Dernier salinkar » est un très beau texte poignant sur la cruauté du colonisateur, parfois intéressée, mais aussi parfois totalement gratuite. « Le Bris », que l’on imagine inspiré par Solaris, de Stanislas Lem, est le récit d’une quête, sans doute vaine, mais tellement pleine de sens pour celui qui l’accomplit. Dans « Je me souviens d’Opulence », Genefort dresse par touches minuscules le récit de la conquête d’une planète ; oulipien dans sa forme, il s’en dégage une poésie certaine. Enfin, « Le Jardin aux mélodies » clôt en beauté cette première partie, très poétique, en s’attachant davantage au matériau humain qu’aux péripéties traditionnelles du space opera, même si elle contient son lot d’images puissamment évocatrices.

La seconde partie s’ouvre par « Longue vie » où, pour combattre l’oisiveté d’une vie dans des stations spatiales isolées, les protagonistes imaginent un jeu dont le but est d’éliminer les autres. « T’ien-Keou » s’inspire des traditions chinoises avec dragons modernes, dans un récit d’une cruauté rare et sophistiquée, mais qui montre qu’il est parfois utile, pour apprivoiser l’inconnu, de reproduire des schémas de pensée issus du passé millénaire. « La Fin de l’hiver » emprunte le motif de la quête, celle qui interroge le mécanisme de l’expansion humaine, dont les objectifs se sont parfois perdus dans la mémoire collective. « Proche-Horizon » est un récit d’espionnage sur fond de symbiose entre hommes et extraterrestres. Enfin, « L’Homme qui n’existait plus », jadis paru en Fleuve Noir « Anticipation », est une longue novella aux allures de thriller spatial qui fait du décor un personnage à part entière. Ces cinq textes de colonies spatiales sont beaucoup plus rythmés que ceux de la première partie, agissant en parfait contrepoint, retrouvant la vigueur des récits d’aventures des pulps, sans pour autant renier ce qui faisait en partie la force des cinq premières nouvelles : l’être humain, si minuscule au regard des dimensions de l’univers, si baigné de contradictions, mais animé d’une telle force vitale qu’il parvient à dépasser son statut de simple mortel.

Admirablement construit, présentant des récits s’étendant sur plus de vingt ans d’écriture, Colonies est un très beau recueil de nouvelles, qui prouve une fois de plus combien Laurent Genefort est devenu incontournable dans le paysage de la SF française.

Ceux des profondeurs

Avant même le début de sa carrière d’écrivain professionnel (son premier texte publié, « Two Sought Adventure », devait paraître en août 1939 dans la revue Unknown), Fritz Leiber entreprit de correspondre avec H.P. Lovecraft. Enfin, pour être tout à fait exact, il n’osait pas lui écrire, aussi est-ce son épouse, Jonquil Stephens, qui envoya une lettre à HPL, lequel répondit en indiquant avoir apprécié les qualités de « Adept’s Gambit », une des aventures de Fafhrd et du Souricier Gris, qui tournait dans les cercles littéraires à l’époque. Ceci marqua le début d’une correspondance… plutôt éphémère. Si cette correspondance débuta en octobre 1936, Lovecraft décéda en mars de l’année suivante. Il n’en reste pas moins que l’auteur des Montagnes hallucinées exerça une influence durable sur l’œuvre de Leiber : elle est l’une des inspirations du « Cycle des Épées », ainsi que de plusieurs autres textes du jeune auteur, qui écrivit également une dizaine d’articles sur le natif de Providence. Aussi est-il naturel que, lorsqu’il fut question de diriger un ouvrage baptisé The Disciples of Cthulhu, l’anthologiste Edward P. Berglund ait convié Fritz Leiber à participer à l’ouvrage, ce qui donna en 1976 Ceux des profondeurs.

La novella débute alors que Georg Reuter Fischer entame au petit matin la rédaction des événements l’ayant mené jusqu’à cet instant précis, qui marquera sans nul doute le dernier jour de son existence. Dans un long flashback, on assiste aux premières années du jeune et intelligent Georg, couvé par ses parents, dont son père, un maçon compétent, qui bâtit de ses propres mains leur maison sur les collines de Hollywood. Malheureusement, une malformation au pied droit et, surtout, une tendance au somnambulisme et à des périodes de sommeil extrêmement longues, vont peu à peu laisser leur empreinte. Une tentative d’études dans la ville d’Arkham se soldera par un échec. Tout juste pourra-t-il en rapporter un recueil de poèmes d’Edward Pickman Derby, le poète local, qui l’inspirera pour ses propres écrits. Malheureusement, par la suite, son père puis sa mère meurent dans des circonstances atroces. Son père, notamment, décède dans l’effondrement d’une grotte souterraine ; faut-il y voir un lien avec la « Porte des Rêves », bas-relief vaguement inquiétant sculpté par son père, qui attire irrésistiblement Georg et lui rappelle la poignée de rêves atroces dont il s’est souvenu au cours de son existence ?

Fritz Leiber rend ici pleinement hommage à Lovecraft, en tissant une toile aux multiples niveaux de lecture : en premier lieu, il nous livre un texte d’horreur comme les écrivait HPL, où la montée dans l’angoisse se fait progressivement, tandis que le protagoniste principal — solitaire, comme il se doit — se voit peu à peu entouré par des forces obscures échappant à toute tentative de contrôle, voire même de compréhension. D’une facture classique, le texte se révèle très efficace, alternant visions chtoniennes et moments d’angoisse plus viscérale. Leiber en profite pour disséminer de très nombreuses références à Lovecraft, entrelaçant son récit à ceux de son aîné, comme autant de clins d’œil qui parleront aux connaisseurs, sans pour autant basculer dans un hommage trop ludique qui desservirait le propos horrifique. Il se démarque en revanche de Lovecraft en abordant en outre les rapports père-fils ; si chez HPL la famille n’intervenait que peu dans les récits, elle est ici omniprésente : tous les actes de Georg s’inscrivent dans sa filiation avec Anton, comme sa fascination pour la « Porte des rêves », ce que confirme la révélation finale du récit. Nul doute ici que Leiber parsème ici son texte d’éléments autobiographiques : Georg est un prénom allemand comme Fritz, Reuter est le deuxième nom de Leiber, et son meilleur ami s’appelait Harry Otto Fischer — c’est d’ailleurs avec ce dernier que furent imaginées les aventures de Fafhrd et du Souricier Gris. Leiber entretint également une relation très forte avec son père, dont la personnalité l’a parfois écrasé, et qui, ô hasard étonnant, entreprit à Atlantic Highlands la construction d’un bungalow… inspiré de demeures californiennes.

En fin de compte, cet hommage respectueux, qui utilise à bon escient le matériau lovecraftien, fait également la part belle à des problématiques plus personnelles, rehaussant encore l’intérêt de ce formidable texte. On remerciera donc Mnémos de nous le proposer.

On ne saurait néanmoins passer sous silence le gros souci de cet ouvrage : avoir repris telle quelle la traduction de Jacques Van Herp. Le massacre, diront certains. Car, entre phrases d’une lourdeur abyssale et traductions plus qu’approximatives (dès la première page, « considerable horror » devient « étonnante horreur »), auxquelles on ajoutera absence de relecture du traducteur, de l’éditeur de l’époque (Phénix) et de l’actuel (toujours sur la première page, Georg devient George, et Pickman… Pickmann), ce texte souffre de scories qui sont autant d’outrages à la prose précise et évocatrice de Leiber, qui se fond du reste dans le moule du style lovecraftien. À l’heure où nombre de textes sont retraduits, on enrage que celui-ci n’ait pas bénéficié d’un tel traitement. Cela aurait permis de rendre pleinement hommage qui s’inscrit parmi les meilleurs récits inspirés de Lovecraft.

Les Meurtres de Molly Southbourne

Depuis sa petite enfance, Molly suit le commandement de ses parents : « Ne saigne pas. » Et si cela advient, elle doit éliminer son sang par le feu ou les détergents, avant que n’apparaissent les mollys, des doubles d’elle-même qui cherchent à la tuer. Ainsi, « son propre sang » désigne à la fois l’enfant que les parents protègent, et Molly qui doit se protéger d’elle-même. Pour se faire, un père pragmatique, et une mère qui semble issue des forces spéciales soviétiques, vont lui apprendre à survivre, autrement dit à se battre. Et puis il y a la vie, les rencontres, des hommes et quantité de mollys qui vaudront à l’héroïne nombre de rapports, faits de méfiance et d’interrogations, parfois autoérotiques, tous soldés par la violence.

La collection « Une heure-lumière » a cette qualité rare de proposer des textes courts qui, imprimés dans la mémoire, laissent un souvenir aussi fort que nombre de romans. Cette fois, la barre est placée à ce point haut que seule l’athlète nigériane Doreen Amata est capable de la franchir, ou, dans la compétition littéraire, l’écrivain et psychologue Tade Thompson.

Avec Les Meurtres de Molly Southbourne, l’auteur parvient en effet à donner une compréhension inédite à des expressions ordinaires, telles « Tu es ton pire ennemi », ou « Méfie-toi de toi-même ». Avec ici, une écriture nerveuse, qui alterne scènes d’action et moments réflexifs. Les doubles de Molly, par définition intimement proches, se tiennent dans une altérité radicale, et l’on pense au mot de Paul Valéry : « Aime ton prochain comme tu t’aimes toi-même, si le moi est haïssable, deviens une atroce plaisanterie. »

Par ailleurs, l’auteur appartient à l’ethnie yoruba, qui connaît le plus haut taux de naissances gémellaires au monde. On ne s’étonnera donc pas que la gémellité en soit un repère symbolique majeur. De fait, dans la culture yoruba, les jumeaux partagent une même âme, la mort de l’un d’eux met en danger le survivant, c’est pourquoi l’on confectionne l’ibeji, figurine destinée à recevoir l’esprit du défunt, et qui est élevée avec le jumeau restant. À titre d’hypothèse, peut-être Tade Thompson s’est-il inspiré de cette riche tradition qui est la sienne pour produire une œuvre originale et forte, un texte fascinant et indispensable, sans préjuger de la suite annoncée.

Il y a un avant et un après Tade Thompson dans l’Imaginaire.

Le Grand Midi

« Je suis immortel, jusqu’à preuve du contraire, car la mort est une chose qui n’arrive qu’aux autres ; du moins, si j’en crois mon expérience personnelle. » Voilà une boutade idéale pour introduire Le Grand Midi.

« Sous leur masque posthume, le(s) [anti]héros de ce livre poursui(ven)t la destinée tragique qui fut la sienne(leur) sur cette terre. Il(s) redevien(nen)t un(des) personnage(s) vivant(s), uni(s) par les liens du cœur et qui l’(es) enchaîne(nt) dans les rets de la fatalité. Mais à travers l’opposition des êtres et malgré la tragédie de sa(leur) destinée, les sentiments paraissent grandis d’avoir dépassé le seuil de l’enfer. »

Non, cette citation ne provient nullement d’une quelconque critique du Grand Midi mais de la présentation sur le site Amazon du roman La Comédie des Portraits du grand auteur fantastique belge Franz Hellens. Difficile de choisir de plus justes mots pour évoquer le roman des époux Rémy, aussi ne m’y risquerais-je point. Cirons encore Nosso Lar (Notre Demeure) film brésilien de Wagner De Assis, tiré d’un ouvrage du médium brésilien Chico Xavier, Morwyn, le roman de John Cowper Powys, L’Autre Rive de Georges-Olivier Châteaureynaud et bien sur La Divine Comédie de Dante Alighieri pour compléter cette cartographie situant le livre qui ici nous occupe.

Le Grand Midi, donc. Gregor Kopfmann touche le fond, faisant l’article pour un cabaret érotique de troisième ordre affublé d’un haut d’uniforme d’opérette (ne perdons pas de vue que les Rémy sont spécialistes d’histoire militaire et entre autres d’uniformes), objet des fantasmes de Léna, la meneuse de revue qui ne l’accepte que dans cette tenue pour leurs amours mortifères. Pas vraiment un beau jour, il a un malaise… C’est à ce moment qu’il croise pour la quatrième fois le colonel Ernte Lethal (le prénom signifie « moisson » dans la langue de Goethe ; quant au patronyme, il est transparent) — un personnage qui rappelle la Suzy de Et ne cherche pas à savoir ou cette « Mort en Personne » que voyait Joe Egan, le héros de Trouille, deux romans de Marc Behm. Le colonel remet à Kopfmann un billet de chemin de fer et ses recommandations à faire valoir auprès de l’El… Et le voilà passé de vie à trépas sans même qu’il s’en rende compte.

Kopfmann débarque dans une bien étrange petite ville où il fait toujours gris, où tout semble désuet, vieillot et où la police est omniprésente derrière ses micros et caméra — objets prémonitoires en 1971, quand parut ce roman pour la première fois. Notre homme est supposé se faire recruter par l’El, une tout aussi étrange entreprise… comme le seront les entretiens d’embauche auxquels il doit se soumettre. Il lui est demandé de se remémorer la première fois où il a pris conscience de la mort et où il a une première fois croisé le colonel. L’entretien se déroule comme si en exprimant ses souvenirs, il s’en dépossédait. Puis il en ira de même avec ses amours, toutes mortes…

L’El est un pays d’outre-tombe, une sorte de purgatoire, où les gens sont en stand-by, attendant qu’il soit statué sur leur sort. Entre temps, Kopfmann continue de vivre ses aventures assentimentales de séducteur soumis auxquelles il s’adonne non sans un certain masochisme — seule une certaine Blue Devil y fera exception. Si Kopfmann ne se résout pas à oublier, l’El n’hésite pas à recourir aux grands moyens pour le convaincre du son bien-fondé…

Sous-titrée « ou le pays de l’Éternel Retour » dans sa première édition, ce roman propose offre une vision de la vie par-delà la mort où le pays de l’El est une sorte de purgatoire s’ouvrant sur une sorte de paradis technique et matérialiste. Tandis que ceux qui se voit refuser à l’El sont nuitamment déportés sur l’autre rive d’un Styx qui jamais ne dit son nom, les élus accèdent au plus surprenant paradis qui soit et connaissent un sort pour le moins équivoque, à la saveur prononcée de science-fiction, en instance de Jugement Dernier et d’éventuelle résurrection des morts… Mais Kopfmann, lui, n’y voit que des âmes mortes. Laissons au lecteur la surprise de découvrir quel rôle il se choisira.

Le Grand Midi est un des plus remarquables romans proposant un fantastique allégorique — ce n’est pas de l’horreur, les chasseurs d’hémoglobine fraiche peuvent passer leur chemin —, qui flirte avec la littérature blanche et s’empreint de mysticisme et de considérations métaphysiques où le rôle de l’amour reste prépondérant. On retrouve dans ce roman ce charme suranné qui donnait aux Soldats de la mer son incomparable saveur, ses soldats d’une époque révolue quoique moins présents, ses tons automnaux… Une écriture précise sans être précieuse sur laquelle on se plaît à se retourner. Derrière la façade sur papier glacé et sans plus d’épaisseur de l’El, les époux Rémy glissent avec une fausse ingénuité une poésie toute emplie d’émotion.

Un demi-siècle après sa parution originale chez Christian Bourgois, le voilà enfin réédité chez le Visage Vert, éditeur de l’excellente revue éponyme consacrée au fantastique, une occasion à ne manquer sous aucun prétexte (on ne déplorera que la triste et terne couverture). Plus de vingt-cinq après ma découverte de ce livre, Le Grand Midi reste l’un des plus beaux romans qu’il m’ait été donné de lire…

La Forêt des araignées tristes

TROP. Voilà le mot qui résume le livre de Colin Heine en un seul mot.

La Forêt des araignées tristes est un roman steampunk sous lequel se dissimule un vague postapo écolo. On y perçoit les tensions franco-germaniques de l’avant-guerre, mais ici le design Belle Époque n’est qu’un parti pris esthétique.

Côté contexte : la vape, conséquence de la pollution, s’est répandue sur la plus grande partie du monde ; l’humanité s’est réfugiée dans des cités verticales dont la bourgeoisie occupe bien naturellement les sommets.

Dans ce monde-là, Bastien, officiellement paléontologue et officieusement anti-héros patenté, mollasson et naïf, bête comme ses pieds, a tendance à se trouver là où il ne faudrait pas quand il ne faudrait pas : le voilà tour à tour victime d’un accident ou témoin d’un attentat… Agathe, sa gouvernante, dont le langage tient bien davantage de celui d’une poissonnière et qui ne cesse de railler et d’insulter Sébastien comme s’ils entretenaient une relation SM, lui fait comprendre que son accident n’en était peut-être pas un et le pousse à enquêter. Gros bêta et mâle beta en toute splendeur, la personnalité de Bastien autorise le comportement inadmissible de sa gouvernante si peu en adéquation avec sa place sociale. Insupportables mais cohérents, l’un comme l’autre ne me donnant qu’une seule envie : celle de sortir la boite à gifles ! Et voilà donc Bastien embarqué dans une affaire d’espionnage urbaine échevelée et complètement foutraque avec assassins, détectives, sociétés secrètes, bestiole sortie des « Vaineterres » sous la vape et tout le toutim. Il y a bien TROP de péripéties souvent inutiles, TROP de personnages TROP transparents, dont Angela, une activiste germanique qui pointe son joli museau au beau milieu du roman comme un cafard dans le café pour une action à l’emporte-pièce qui file dans TOUS les azimuts… On peine à comprendre où veut nous mener l’auteur qui, en fin de compte, ne nous mène nulle part. Le roman se finit en beauté, sur les chapeaux de roue, mais me laissant pour le moins perplexe.

Sous ce beau titre et cette jolie couverture, je m’attendais à trouver un décor évoquant davantage Annihilation de Jeff VanderMeer plutôt que « Bohème » de Mathieu Gaborit. L’histoire, avec son lot de lenteurs, souvent verbeuse, est essentiellement urbaine ; forêts et araignées n’en constituant que la portion congrue, et quant à leur tristesse…

Choisir, c’est renoncer : ici, bon nombre d’éléments restent en friche ; ils auraient pu servir mais l’auteur n’en a rien fait (sans les supprimer pour autant).

La Forêt des araignées tristes nourrissait très certainement quelque ambition littéraire. On passe soudain d’une narration à la 3e personne à la première pour accéder à l’intériorité des personnages, créant des ruptures pour le moins étranges.

Colin Heine tient à donner à son livre une dimension politique en soulevant des problématiques écologiques et de lutte des classes, sauf qu’il ne parvient jamais à rattacher son intrigue à cet arrière-plan qui s’invite à gros sabots. Cette absence de lien entre l’intrigue et les problématiques en accentue le lourd aspect caricatural avec comme corollaire que le message ne passe pas.

Il aurait, selon moi, bien mieux valu situer le roman dans l’univers de « Bohème », collaborer avec Mathieu Gaborit qui a déjà partagé sa création, et peaufiner l’intrigue policière, poser (par exemple) Angela en Mata Hari ou Rosa Luxembourg.

Bien des éditeurs français entendent se dispenser des frais de traduction en publiant des auteurs francophones qu’ils vendront de toutes façons tout aussi peu. Ce qui implique de faire un travail de direction littéraire, effectué en VO en amont de la traduction par les « editors » et les agents. C’est tout ce travail qui est ici pris en défaut. Le jeune auteur n’est pas à blâmer. Il fallait lui faire remettre son œuvre cent fois sur le métier. Une pépite brute de décoffrage qu’il aurait fallu usiner et usiner encore pour en faire un joyau.

La Fleur de dieu

Voici un premier roman. Un livre comme sous influence, celle du Dune de Frank Herbert, dont il se rapproche par maints aspects, tout en s’avérant, in fine, en totale opposition avec le propos de l’inspiration souche. Une espèce d’anti-Dune, en définitive.

La fleur divine en titre a une puissante odeur d’épice, quoique ne fleurant pas la cannelle ; le seigneur de la guerre De Latroce rappelle le baron Vladimir Harkonnen ; l’époque, ici 10996, contre 10191 pour Dune ; le volumineux glossaire (45 pages !) gorgé de noms pseudo-scientifiques, de plantes imaginaires qui n’alourdissent que le texte ; chaque chapitre, bien entendu, orné d’épigraphes. Cependant, les divergences sont plus fondamentales. À commencer par l’enfant du récit, qui n’est pas un messie, contrairement à Paul Muad’Dib, « juste » prescient ; il est un dieu, affranchi des contingences de la physique, et les scènes où il intervient évoquent pour moi des combats de super héros « en costume » — ou Johnny Weissmuller se balançant de liane en liane, au premier chapitre. Quand tout devient possible, ce qui est l’apanage du divin, on frôle bien vite le n’importe quoi.

Les approches intellectuelles de Herbert et de Ré sont d’autre part radicalement différentes, pour ne pas dire opposées. L’Américain montrait la constitution et le fonctionnement de la religion comme outil de pouvoir, mettant en lumière les mécanismes agissant. Le Français, lui, n’oppose que les institutions cléricales à une dimension mystique et métaphysique de la foi. Où Herbert laisse à son lecteur le soin de réfléchir sur le processus religieux qu’il a démystifié, en réduisant le mystère (de la foi) à un modus operandi, faisant de Dune un authentique roman spéculatif, Ré donne un avis tranché sur la question. Il distribue bons et mauvais points, non aux protagonistes, mais aux « objets » intellectuels en lice. En affirmant de façon péremptoire que la foi a du bon mais que les églises sont des institutions totalitaires qui l’exploitent et la pervertissent, il shunte de fait la possible réflexion du lecteur.

Les personnages sont moins nombreux que la dramatis personnae ne le laisse entendre. L’Empereur ; le seigneur de Latroce ; le groupe de négociateurs de chacune des religions qui sont la continuité explicite de celles existant aujourd’hui augmenté de l’Ordo (une religion scientiste), dont l’état-major en réunion constitue un personnage en soi et fait figure de « méchant » ; l’enfant et la Fawdha Anarchia, qui figurent les « bons ». Autant de têtes parlantes permettant des dialogues par lesquels informer le lecteur.

Il n’y a que peu d’action : le vol de la formule de la fleur de dieu par la Fawdha Anarchia, le déclenchement de l’insurrection par le seigneur de Latroce, qui complote contre l’empereur et l’Ordo ; l’apparition mouvementée de l’enfant.

La Fleur de Dieu exige de suspendre son incrédulité, d’accepter sa dimension mystique et métaphysique.

En dépit de quoi subsiste néanmoins nombre d’irritants. « […] arracher le fruit d’un arbre, piétiner une herbe fraîche, charger un animal et tuer un homme, tout cela constitue une violation des droits de la vie » (p. 163), tel est le credo sur lequel se sont accordées les diverses religions de l’empire, faisant fi de ce que les animaux mangent d’autres êtres vivants, animaux ou végétaux ; Dieu (si l’on y croit) l’ayant ainsi voulu. Ce credo divinisant le vivant est ici si loin poussé qu’il sombre dans un ridicule achevé. Le lecteur peine par ailleurs à se représenter cet empire galactique trop vaste pour être gérable par la répression, mais où Latroce ne met qu’une poignée de secondes pour rallier la Terre à son fief… Et moult autres détails qui laissent à penser que l’auteur ne s’est pas vraiment préoccupé de cela… Le pire étant cette réflexion : « Comme si une fois chaque chose pourvue d’un nom l’univers s’en trouvait mieux ordonné, plus compréhensible. Foutaises ! » p. 235. Foutaises. Ce qui n’est pas nommé échappe à toute possibilité de compréhension qui est la raison même d’exister du langage. Bref…

Bien que perclus de mille et un défauts, chargé d’irritants comme une mule, et somme toute décevant, La Fleur de Dieu reste lisible, pas désagréable, même, pour peu qu’on fasse fi de ses défauts. Quant à l’histoire ? Une parousie, disons. Sur fond d’empire galactique riche de milliers de mondes. Et une intrigue suspendue en plein vol qui appelle une suite. Pour qui veut… Ou pas.

Trois coracles cinglaient vers le couchant

Alex Nikolavitch, spécialiste de comics et auteur de plusieurs essais aux Moutons électriques, s’était déjà signalé aux lecteurs de Bifrost avec deux romans qui revisitaient deux champions de l’Imaginaire (la cosmologie lovecraftienne dans Eschâton ; Peter Pan dans L’Île de Peter.

Avec le mythe arthurien, Nikolavitch s’attaque à un autre gros morceau. Le roman participe d’une tradition contemporaine de réappropriation du corpus initial anglo-saxon, gallois et breton, qu’on peut faire remonter à T.H. White et John Cowper Powys. L’approche choisie par Nikolavitch le rattache toutefois à la mouvance « historique » du mythe, puisqu’il revisite l’existence et les actes de ses principaux protagonistes en les inscrivant dans le contexte de la lente agonie de l’Empire romain à la fin du ve siècle. On est donc assez éloigné d’une pure fantasy tout en restant proche des procédés narratifs communs au genre pour accrocher à la fois les amateurs de fresques médiévales et les amateurs d’aventures épiques magiques.

La grande singularité du roman est d’escamoter totalement (ou presque) les figures d’Arthur et de Merlin pour se focaliser sur le couple Uther Pendragon/Ambrosius Aurelianus. Le premier est un chef de guerre breton charismatique, l’autre est l’envoyé de Rome, chargé d’enrayer le déclin des institutions et des idéaux de l’Empire dans l’île de Bretagne, malgré le retrait des légions. D’abord dans des camps adverses, les deux vont se jauger, apprendre à s’apprécier et finalement s’entendre pour protéger la province abandonnée contre les incursions des pirates Irlandais et des tribus germaines, mais aussi contre un ennemi intérieur. En effet, depuis le départ des Aigles, nombreux sont les petits potentats locaux à vouloir se servir sur la bête, et les guéguerres intestines mettent bientôt le pays à feu et à sang. De coups de main en escarmouches, de tractations en longues préparations de campagnes militaires, la troupe d’Uther et d’Ambrosius s’épuise pour de maigres résultats. Leur temps est compté. Sur l’injonction du barde Cynddylan, sorte de précepteur initié aux pratiques magiques, le duo et quelques compagnons triés sur le volet vont s’embarquer pour un périple vers les îles du couchant, où le chef breton espère trouver une aide surnaturelle qui lui permettrait d’unifier toute la province sous sa bannière…

On ne compte plus les romans traitant de l’épopée arthurienne, au point qu’y apporter quelque chose de neuf tient peu ou prou de la gageure. Nikolavitch y parvient en partie grâce à un concept plutôt malin : coller aux basques de deux personnages moins rebattus tout en respectant le plus possible la réalité historique. Il tire de ce canevas mêlant faits avérés et fiction une ambiance tout à fait crédible, grâce au travail mené sur la toponymie, sur les noms de peuplade ou les personnages, notamment celui d’Ambrosius, figure plus ou moins légendaire, bien que de nombreux textes évoquent l’action dans les deux Bretagnes d’un personnage puissant portant le nomen des Aurelii. L’arrière-plan politique est quant à lui assez fidèle à ce qu’on l’on connaît de la situation de l’île à l’époque, colonisée par les barbares et mise en coupe réglée par des roitelets romano-brittons, ceux que Gildas le Sage flétrit d’abondance dans son De excidio Britanniae. Les lecteurs les plus calés en histoire du haut moyen-âge émettront sans doute quelques réserves concernant le point de vue de l’auteur sur l’état matériel de la civilisation et la pénétration du christianisme, questions complexes traitées un peu trop cavalièrement. Sans doute manque-t-il au roman quelques pages pour restituer de manière plus prégnante la vie quotidienne durant cette période, comme ont pu le faire, par exemple, Mary Stewart, Gillian Bradshaw ou, plus près de nous, Jean-Louis Fetjaine. Le vrai problème tient à la structure. Le roman est articulé autour de deux lignes temporelles : en donnant primauté à celle relatant la navigation vers l’ouest et ses conséquences, l’auteur révèle trop tôt le destin de personnages qu’on suit en parallèle, dans une seconde ligne décrivant des évènements bien antérieurs. En clair, comment s’intéresser à quelqu’un dont on sait quand, et comment, il va évoluer ?… Si l’intention de l’auteur était de souligner, par cet effet, le poids du fatum, l’inéluctabilité du destin, c’est au prix d’une absence de tension dramatique. Un roman inégal, donc, mais intéressant à plusieurs titres, dont on retiendra surtout cette belle atmosphère de finitude, l’épée Excalibur faisant le lien entre le monde de la virtus romaine et celui des preux chevaliers chrétiens. « Voilà un dieu sur lequel je puis jurer », dit Ambrosius en faisant allégeance à Uther, devant la lame plantée au sol. Tout un symbole.

Souviens-toi des monstres

Nés dans une modeste famille de pêcheurs et contrebandiers, Raphaël et Gabriel ont été marqués dès leur naissance du sceau de la monstruosité. Deux esprits dans un seul corps, ils ont surgi au monde dans un grand cri, celui de leur mère lorsqu’elle a découvert leur condition de frères siamois. Leur survie n’a tenu à pas grand-chose, la solidarité d’une fratrie belliqueuse et l’attention de tous les instants d’une sœur aînée aux instincts maternels. Mais surtout, Raphaël et Gabriel ont tracé leur route dans l’existence grâce à leurs voix enchanteresses et aux relations entretenues avec un inframonde à la fois merveilleux et effrayant. De quoi accomplir des miracles.

Le chroniqueur confesse avoir beaucoup apprécié le travail d’éditeur de Jean-Luc A. D’Asciano, notamment pour les traductions d’Efroyabl Ange1 et de Un Chant de Pierre de Iain Banks, mais aussi pour les rééditions de Mark Twain. On renverra les éventuels curieux vers le catalogue des éditions de L’Œil d’Or et le n°83 de Bifrost pour obtenir de plus amples informations. Avec Souviens-toi des monstres, on découvre désormais l’auteur et, le moins que l’on puisse affirmer d’emblée, c’est qu’il mérite bien plus qu’un regard distrait.

Roman d’apprentissage, celui de deux frères hors norme, et récit picaresque où l’on court d’émerveillement en horreur indicible, Souviens-toi des monstres nous emmène en terre d’Italie. Mais, une Italie imaginaire n’étant pas sans rappeler celle de Carlo Collodi, de Dante ou d’Italo Calvino. Une Italie truculente, réduite à un archipel d’îles peuplées de pirates ombrageux, de pêcheurs superstitieux, de prêtres refroqués, d’athées généreux, d’assassins impitoyables, de démons échappés de l’enfer, de carbonari prêts à en découdre et autres anarchistes rêvant d’un monde idéal. Une Italie pétrie de religiosité, où les querelles politiques se résolvent au café ou au bordel, voire par un coup d’État dans les situations les plus extrêmes.

Dans sa manière de raconter des histoires, puisant dans les contes ou les mythes, voire dans les pages de l’Ecclésiastique et de l’imaginaire livresque, Jean-Luc A. D’Ascanio n’est pas sans rappeler Jean-Claude Marguerite et son Vaisseau ardent (in Bifrost n°60). Le récit digresse, sans cesse, multipliant les parenthèses en forme d’hommage aux grands conteurs. Il nous émerveille de ses sursauts romanesques, où la cocasserie des personnages côtoie l’agitation picaresque. On suspend de bonne grâce son incrédulité au foisonnement bigger than life de l’univers de Raphaël et Gabriel dont les boucles narratives se déploient sur un mode autobiographique mêlé de préoccupations politiques, au meilleur sens du terme. Le vulgaire se frotte ainsi à l’extravagance, le pittoresque côtoie le prosaïsme d’un quotidien attaché à la survie et le surnaturel affronte les ressorts terre à terre de la trahison et de l’envie, sur fond d’aventures, sans que jamais ne se relâche la tension dramatique.

À bien des égards, Souviens-toi des monstres se révèle un roman exigeant et dense, véritable livre-monde mâtiné de récit d’apprentissage, dont les circonvolutions dévoilent des trésors d’inventivité, de sensibilité et de drôlerie. En parcourant ses pages, on est littéralement subjugué par l’ambition d’un auteur qui semble vouloir nous transporter ailleurs, dans un univers où sont invoquées à bon escient les mânes d’une littérature foisonnante et d’une imagination monstrueuse. Il serait impardonnable de ne pas se laisser tenter par ce formidable roman, doté de surcroît d’une illustration très inspirée d’Elena Vieillard. Vous savez maintenant ce qu’il vous reste à faire.

Le Livre jaune

À l’ombre de Chambers, Dante, James Matthew Barrie (toujours) et Mircea Eliade, Michael Roch propose un nouveau voyage littéraire en terre d’Imaginaire. Une ballade mise en page par les éditions Mü dans un superbe écrin, peut-être un tantinet onéreux quand même. Que les esprits chagrins se consolent cependant car, si Le Livre jaune coûte un demi-rein, il recèle des pages d’une beauté fascinante, un tourbillon de mots qui vous emmène très loin. Abandonnant Peter Pan et le Pays des enfants perdus, Michael Roch cingle vers une autre île solitaire, celle abritant la cité de Carcosa, et toutes ses autres déclinaisons toponymiques situées au seuil de l’Ailleurs. Il nous embarque dans une quête, au cœur de limbes habitées de fantômes hésitant entre la vie et la mort, l’existence et le néant, en compagnie d’un pirate à la dérive, cherchant vengeance auprès du Roi en jaune, et peut-être aussi à la poursuite du sens de la vie.

« En nous résonnent deux mélodies : celle de l’être aimant le monde et celle de l’être absent du monde. Il ne convient pas de choisir l’une pour détruire l’autre, cela est impossible. Mais celle que l’on fredonne donnera la teinte de notre symphonie. Et nous serons au monde l’air que nous sifflerons. »

Il ne faut guère longtemps pour succomber à la petite musique textuelle du nouvel opus de Michael Roch, un attrait que l’on avait déjà éprouvé à la lecture de Moi, Peter Pan, et qui ne tarde pas à se manifester à nouveau dès les premières pages. Présenté comme l’« Acte Second » d’une introspection ne disant pas son nom, Le Livre jaune déroule une prose dense, tout en circonvolutions poétiques, où la puissance d’évocation se conjugue à la préciosité d’une langue empruntée au lyrisme du registre théâtral. Découpée en quatre parties, tissée de réminiscences, Le Livre jaune prend place dans le décor d’une cité aux contours changeants, dont les multiples strates évoquent à la fois le labyrinthe de la mémoire, la Tour de Babel, un château hanté par les âmes damnées et un cul-de-basse-fosse infernal que n’aurait pas désavoué ni Dante, ni Piranèse. Très rapidement, on renonce à rationaliser sa lecture, préférant s’immerger dans les pages de cette longue novella, pour goûter avec gourmandise à l’amour des mots de l’auteur et aux descriptions teintées d’onirisme où prévaut la lenteur et un champ lexical loin d’être en friche. Mais surtout, on se frotte avec délectation à la mélodie entêtante fredonnée par Michael Roch, un air nous invitant à reconsidérer le monde d’un regard dessillé de ses regrets, prêt à appréhender les aléas du quotidien, prêt à imprimer sa propre histoire sur les pages vierges de l’à venir. Bref, prêt à prendre en main son destin. Une bien belle manière de s’affranchir des carcans de l’existence pour un beau récit flirtant avec la poésie en prose. « La vie se comprend, la vie s’apprend, et puis on lui rend pièce. » Rendons donc hommage encore à Michael Roch pour cette ballade, certes parfois ardue, mais dont on ressort transformé.

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