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Les critiques de Bifrost

Trois coracles cinglaient vers le couchant

Trois coracles cinglaient vers le couchant

Alex NIKOLAVITCH
LES MOUTONS ÉLECTRIQUES
272pp - 19,90 €

Bifrost n° 95

Critique parue en juillet 2019 dans Bifrost n° 95

Alex Nikolavitch, spécialiste de comics et auteur de plusieurs essais aux Moutons électriques, s’était déjà signalé aux lecteurs de Bifrost avec deux romans qui revisitaient deux champions de l’Imaginaire (la cosmologie lovecraftienne dans Eschâton ; Peter Pan dans L’Île de Peter.

Avec le mythe arthurien, Nikolavitch s’attaque à un autre gros morceau. Le roman participe d’une tradition contemporaine de réappropriation du corpus initial anglo-saxon, gallois et breton, qu’on peut faire remonter à T.H. White et John Cowper Powys. L’approche choisie par Nikolavitch le rattache toutefois à la mouvance « historique » du mythe, puisqu’il revisite l’existence et les actes de ses principaux protagonistes en les inscrivant dans le contexte de la lente agonie de l’Empire romain à la fin du ve siècle. On est donc assez éloigné d’une pure fantasy tout en restant proche des procédés narratifs communs au genre pour accrocher à la fois les amateurs de fresques médiévales et les amateurs d’aventures épiques magiques.

La grande singularité du roman est d’escamoter totalement (ou presque) les figures d’Arthur et de Merlin pour se focaliser sur le couple Uther Pendragon/Ambrosius Aurelianus. Le premier est un chef de guerre breton charismatique, l’autre est l’envoyé de Rome, chargé d’enrayer le déclin des institutions et des idéaux de l’Empire dans l’île de Bretagne, malgré le retrait des légions. D’abord dans des camps adverses, les deux vont se jauger, apprendre à s’apprécier et finalement s’entendre pour protéger la province abandonnée contre les incursions des pirates Irlandais et des tribus germaines, mais aussi contre un ennemi intérieur. En effet, depuis le départ des Aigles, nombreux sont les petits potentats locaux à vouloir se servir sur la bête, et les guéguerres intestines mettent bientôt le pays à feu et à sang. De coups de main en escarmouches, de tractations en longues préparations de campagnes militaires, la troupe d’Uther et d’Ambrosius s’épuise pour de maigres résultats. Leur temps est compté. Sur l’injonction du barde Cynddylan, sorte de précepteur initié aux pratiques magiques, le duo et quelques compagnons triés sur le volet vont s’embarquer pour un périple vers les îles du couchant, où le chef breton espère trouver une aide surnaturelle qui lui permettrait d’unifier toute la province sous sa bannière…

On ne compte plus les romans traitant de l’épopée arthurienne, au point qu’y apporter quelque chose de neuf tient peu ou prou de la gageure. Nikolavitch y parvient en partie grâce à un concept plutôt malin : coller aux basques de deux personnages moins rebattus tout en respectant le plus possible la réalité historique. Il tire de ce canevas mêlant faits avérés et fiction une ambiance tout à fait crédible, grâce au travail mené sur la toponymie, sur les noms de peuplade ou les personnages, notamment celui d’Ambrosius, figure plus ou moins légendaire, bien que de nombreux textes évoquent l’action dans les deux Bretagnes d’un personnage puissant portant le nomen des Aurelii. L’arrière-plan politique est quant à lui assez fidèle à ce qu’on l’on connaît de la situation de l’île à l’époque, colonisée par les barbares et mise en coupe réglée par des roitelets romano-brittons, ceux que Gildas le Sage flétrit d’abondance dans son De excidio Britanniae. Les lecteurs les plus calés en histoire du haut moyen-âge émettront sans doute quelques réserves concernant le point de vue de l’auteur sur l’état matériel de la civilisation et la pénétration du christianisme, questions complexes traitées un peu trop cavalièrement. Sans doute manque-t-il au roman quelques pages pour restituer de manière plus prégnante la vie quotidienne durant cette période, comme ont pu le faire, par exemple, Mary Stewart, Gillian Bradshaw ou, plus près de nous, Jean-Louis Fetjaine. Le vrai problème tient à la structure. Le roman est articulé autour de deux lignes temporelles : en donnant primauté à celle relatant la navigation vers l’ouest et ses conséquences, l’auteur révèle trop tôt le destin de personnages qu’on suit en parallèle, dans une seconde ligne décrivant des évènements bien antérieurs. En clair, comment s’intéresser à quelqu’un dont on sait quand, et comment, il va évoluer ?… Si l’intention de l’auteur était de souligner, par cet effet, le poids du fatum, l’inéluctabilité du destin, c’est au prix d’une absence de tension dramatique. Un roman inégal, donc, mais intéressant à plusieurs titres, dont on retiendra surtout cette belle atmosphère de finitude, l’épée Excalibur faisant le lien entre le monde de la virtus romaine et celui des preux chevaliers chrétiens. « Voilà un dieu sur lequel je puis jurer », dit Ambrosius en faisant allégeance à Uther, devant la lame plantée au sol. Tout un symbole.

Sam LERMITE

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