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La viande des chiens, le sang des loups

Il est question dans la dédicace du roman d’une rencontre entre deux canidés, et l’on pense naturellement à La Fontaine parlant de loup étique et d’un chien perdu à collier.

Bien avant ça, une femme nommée Justine Niogret a lu et mélangé d’autres fables : les sagas scandinaves, la matière de Bretagne, la poésie celtique. Chien du heaume, son premier roman, paraît en 2009. Les thèmes et le registre lexical sont déjà là : des mots crus, des descriptions hyper réalistes pour dire la femme comme symbole de la souveraineté guerrière, la nature humaine froissée dans un corps social et repassée par la ferveur animale, l’impossibilité de toute relation basée sur des rapports autre que de sujétion, le motif de la morsure (jusque dans le titre du roman arthurien Mordred).

On lui a dit parfois qu’elle était hermétique, un mot poli pour ne pas dire chiante. Depuis dix ans, pourtant, Niogret écrit presque toujours la même chose et de la même façon : des histoires de losers, de marginaux et d’inutiles, qui se défont dans la violence et la matière des mots, qui tombent de leurs rêveries et se relèvent, ou pas. Quel que soit le genre ou l’éditeur qui l’accueille, Niogret ose faire de la prose poétique. Elle ne fait donc ni tout à fait l’un ni tout à fait l’autre, se contentant d’être elle-même, la femme dont les ratages sont les réussites, entre révolte, beauté… et remise en cause.

C’est ici que Misha Halden entre en scène. La Viande des chiens… doit sans doute à une certaine forme de lassitude. Les écrivains doués finissent par s’encombrer de leurs trouvailles. Besoin de quelque chose de neuf, de tourner la page. Sa nouvelle façon de raconter évolue quelque part entre le style oralisé et la confession gonzo. C’est sur une petite musique dure, un rythme haché, qu’elle conte la fable noire de ses héros désastreux.

Dans La Viande des chiens…, une louve réapprend à devenir un peu chienne et un chien apprend à devenir un peu loup. Mise à part la bande de chats punks baptisés collectivement Ludwig, ce sont les animaux les plus intéressants du roman.

Rory, le chien, est un type perdu et fatigué de la banlieue et de la classe moyenne, un écrivain raté, un rêveur vain, friable et bavard. Il en pince encore pour Noémie, qu’il a un temps suivi pour se perdre. Un jour il trouve Lupa dans son salon, plus un inconnu qui se fait sauter le caisson. Lupa a la sauvagerie splendide. Avec elle, il y a un truc. Avec elle, viennent les ennuis : porte-flingues maousses, enlèvement, cassage de gueule, séquestration par une secte de campagnards illuminés. On apprend plus tard que Lupa est un instrument et quel drame a façonné cette terrible arme humaine. Une fois l’arme brisée, inutile, Rory recueillera chez lui Lupa et l’homme qui est à la fois sa Némésis et son amant, l’Archer. L’Archer, une brute au crâne rasé et à l’instinct de mort. Rory leur fait les courses, les repas, il dort tout seul? ; l’Archer l’insulte, regarde sa télé et lit ses livres. Et longtemps Rory accepte tout, la faiblesse, l’humiliation, la soumission, parce que le seul mensonge qui dure, c’est la langue du chien qui lèche la main qui le bat. Longtemps, mais pas toujours… Si morale il y a à la fin, c’est quelques autres nous infligent non pas ce qu’on mérite, mais souvent ce qu’on cherche.

Beaucoup de symboles, des images fortes, des repères volontairement brouillés, peu d’intrigue : les amateurs ordinaires de SFF (et de polars) pourront être ennuyés, ou ralentis, par ce désordre enchanté. Niogret-Halden est déguisée en auteur de genre, mais elle n’est pas leur genre. À la limite, chez elle, le genre n’existe pas? ; il n’y a que du style. Le risque pour une plume stylée est de tomber dans son propre piège. On a pu reprocher à ses premiers livres des structures un peu lâches, un peu bancales. La Viande des chiens… ne fait pas exception. Si le livre témoigne d’une rage salutaire contre ce qui règne, il échoue toutefois à nous la transmettre. Le feu d’artifice des jeux langagiers, quand il n’est pas au service d’une progression narrative parfaitement exprimable, fait rarement éclore une émotion vraie. Bref, la furia sans la maestria, c’est assez frustrant.

Grève infernale

Grève infernale est le tout premier titre d’une nouvelle collection « SF » lancée par les éditions Goater. L’éditeur annonce la parution de textes inédits d’auteurs engagés, au format novella, suivis d’entretiens ou d’essais (voire des deux).

Pour avoir dirigé de son vivant un syndicat honni (celui des travailleurs temporaires, autrement dit des « briseurs de grève »), voilà Jimmy Di Angelo projeté en Enfer, dans le cercle réservé aux leaders syndicaux borderlines.

L’enfer selon Spinrad est un empilement de réalités alternatives totalement virtuelles, faites « à cent pour cent d’effets spéciaux ». Les caprices de Lucifer tiennent lieu de règles : il en est le scénariste, le réalisateur et le chef décorateur. Chaque pécheur reçoit un châtiment personnalisé, des sévices à la carte. Pour les syndicalistes : une usine ressemblant à s’y méprendre à un camp de concentration, du charbon à pelleter, des fourneaux à alimenter. Tout cela sous les brimades des démons. Éternellement.

Qu’à cela ne tienne. Afin d’adoucir leurs tourments, Di Angelo et ses camarades n’auront dès lors qu’une seule idée en tête : pousser les démons à se mettre en grève et à revendiquer de meilleures conditions auprès du patron (Lucifer himself). Pas facile pour ces êtres que le Tout-puissant a privés statutairement du droit de penser et d’agir par eux-mêmes…

Sous ses atours de manifeste cégétiste, Grève infernale apparaît comme une parabole sur le libre-arbitre, où la figure du diable se révèle dans toute son ambiguïté : à la fois omnipotente et esclave. Innervée de bout en bout d’un humour pince-sans-rire, la lecture s’avère toujours plaisante. Le seul bémol concerne le niveau de la traduction, qu’on qualifiera poliment de… discutable.

S’ensuit une interview de Spinrad, qui revient sur quelques épisodes marquants de sa vie et sur son parcours d’auteur. L’ensemble est complété par un essai (à charge) couvrant un large pan de l’histoire économique étasunienne : le tableau d’une économie de marché gangrenée par « la finance » et l’impuissance (ou le cynisme) des politiques publiques y font froid dans le dos. La solution de sortie de crise suggérée par Spinrad, bien qu’empreinte d’une certaine naïveté, nous rappelle fort opportunément qu’un autre projet de société, basé sur le partage des richesses et la valorisation du travail, est toujours possible.

Zones de divergence

En 2020, dans son essai Zones de divergence, l’universitaire Julian West a prédit la fin du monde tel que nous le connaissons, fondant son analyse sur la géopaléontologie, autrement dit l’observation de la disparition des grandes civilisations passées. En 2050, au crépuscule de sa vie, alors que le monde a basculé dans le chaos, validant ainsi ses prédictions, il entreprend un voyage aux quatre coins du monde, via un simulacre numérique, afin de retrouver ses trois enfants et son épouse.

Les fins du monde relèvent souvent d’un processus de catharsis où l’auteur et les lecteurs se purgent de leurs peurs en envisageant le pire pour l’humanité. D’aucuns y voient un prétexte pour laisser infuser une poésie du désastre, manière de rappeler à tous que toutes les civilisations, mêmes les plus évoluées, sont mortelles. Pour d’autres, le récit vaut pour avertissement. En anticipant les effets néfastes de l’incurie de leurs contemporains, ils espèrent ainsi les voir changer d’attitude. Zones de divergence semble se situer dans ce registre, même si le narrateur ne nourrit guère d’illusion quant à un éventuel sursaut, considérant que l’humain ne réagit que lorsqu’il se trouve au pied du mur et rarement avec altruisme.

En dépit d’un bandeau racoleur et hors de propos (« le roman de l’après-Trump »), le roman de John Feffer s’inscrit dans une perspective prospectiviste. En spécialiste des relations internationales, l’auteur américain survole ainsi diverses questions géopolitiques dont nous pouvons d’ores et déjà jauger les prémisses. Repli nationaliste, guerres asymétriques, dissolution de l’État-nation, il n’oublie fort heureusement pas de mentionner dans son tableau le réchauffement climatique, source d’aggravation de nombreux antagonismes humains déjà solidement enracinés. Pour autant, les spéculations de John Feffer ne semblent pas relever d’un effondrement systémique. Elles s’inscrivent plutôt dans la théorie de la complexité, la civilisation ne s’écroulant pas brusquement, mais au terme d’un long processus de fragmentation résultant d’interactions complexes.

Si l’on peut accorder crédit à l’expertise de John Feffer pour donner substance et vraie semblance à sa fin du monde, force est de reconnaître que Zones de divergence apparaît un peu plus maigre d’un point de vue romanesque. L’intrigue se révèle en effet fort mince. L’auteur américain réduit la caractérisation des personnages à la portion congrue, préférant se concentrer sur un compte-rendu factuel de la déliquescence de l’humanité, à la manière d’un médecin auscultant son patient. Il tente bien d’introduire un niveau de lecture supplémentaire, via un appareil critique prenant la forme de notes en bas de page, mais ce procédé de distanciation fait long feu.

Bref, les lecteurs trouveront sans doute davantage de matière littéraire dans la trilogie de Gert Nygardshaug (Le Zoo de Mengele, Le Crépuscule de Niobé et Le Bassin d’Aphrodite), voire dans Le Paradoxe de Fermi de Jean-Pierre Boudine, certes d’une manière plus mesurée pour ce second cas. Zones de divergence n’en demeure pas moins riche en hypothèses à déjouer. Hélas, ce n’est pas gagné tant l’actualité du monde ne semble pas vouloir donner tort à la fiction.

L'Exil des mécréants

Dans un futur indéterminé mais ressemblant à notre présent, croire est devenu obligatoire. Dieu, Allah, Yahvé, nul n’échappe désormais aux diktats de leurs zélotes. Et si l’on montre le moindre signe de mécréance, l’internement dans un centre d’inoculation de la foi apparaît comme le seul viatique. Libre penseur et journaliste, Boris a écrit un article trop critique sur le cardinal présidant la France. Réfugié dans la clandestinité, pourchassé par la police, il prend la route de l’exil, direction l’Espagne et plus loin encore vers des terres moins rigoristes pour les athées, rationalistes et autres sceptiques. Il ne se sait pas encore que la hiérarchie catholique lui a collé un tueur aux basques.

Le péril théocratique appartient aux futurs cauchemardesques échafaudés par une science-fiction plus attirée par la dystopie que par les perspectives d’un avenir ouvert à la multiplicité des possibles. Habitué au polar, Tito Topin vient ajouter sa pierre au mausolée d’une humanité jamais en manque d'imagination pour asservir son prochain. Une imagination ayant fait hélas défaut à l’auteur français avec ce roman. L’Exil des mécréants se contente en effet d’enfoncer les portes ouvertes, déroulant un récit poussif, convenu et au final très mauvais. L’anticipation, superficielle tant elle paraît calquée sur le présent, se révèle un prétexte perclus de poncifs pour illustrer une sorte de road novel relâché n’entretenant même pas l’illusion du suspense. L’intrigue, prévisible au possible, tient toute entière sur un extrait de baptême que l’on aurait envie de faire avaler à son auteur tant elle semble animée par un état d’esprit anti-calotin caricatural. Linéaire et sans véritable souffle, elle génère un ennui pesant, à peine tempéré par des rebondissements bâclés dont le dé roulé ne provoque qu’un agacement croissant au fil des pages. Seule la gouaille, un goût prononcé pour le sarcasme vachard, perceptible dans le traitement des personnages, égaie ce roman et écarte la tentation d’un abandon prématuré tout en nourrissant l’espoir que peut-être… Ce qui semble bien maigre au regard des attentes suscitées par l’argument de départ.

Bref, L’exil des mécréants ressuscite le pire de la collection « Ici et maintenant » des défuntes éditions Kesselring, autrement dit une politique-fiction au propos grossier, à l’intérêt limité, alourdie de surcroît par une intrigue plan-plan. Même un épisode de la série Navarro apparaît plus palpitant. C’est dire…

Boudicca

Après un premier roman convaincant, Jean-Laurent Del Socorro nous revient avec un second titre chez ActuSF, dans la jeune collection « Bad Wolf » dédiée à la fantasy. Il y est question cette fois-ci d’un héros celte, célèbre pour avoir résisté à l’envahisseur romain. Non, non, il ne s’agit pas de Vercingétorix, comme on va le voir.

Selon les historiens Tacite et Dion Cassius, Boudicca (ou Boadicée) est une reine brittonique, souveraine du clan des Icènes. Entrée dans la postérité comme l’instigatrice de la grande révolte bretonne de 60-61, qui a vu les colonies romaines de Camulodunum, Londinium et Verulanium entièrement détruites, elle reste pourtant en grande partie un mystère. Les détails concernant son existence demeurent en effet lacunaires, voire contradictoires. Un fait renforcé par l’absence de tradition écrite chez les peuples celtes. Bref, on ne peut compter que sur des sources ennemies, très partielles et partiales, pour tenter de se faire une idée du personnage. Pas le genre d’argument susceptible d’arrêter la fiction, surtout lorsqu’un auteur se décide à investir le sujet.

Difficile de trouver la moindre créature féerique ou le plus infime sortilège dans Boudicca. Fidèle aux recettes déployées dans son précédent roman, Royaume de vent et de colères, Jean-Laurent Del Socorro investit l’Histoire, ou peut-être devrait-on plutôt dire ici la légende, brossant le portrait d’une femme forte et révoltée, résolue à faire valoir ses droits jusqu’à l’obstination, sincère jusque dans ses emportements et ses passions. La Boudicca de l’auteur français doit sans doute plus à la Lavinia de Ursula Le Guin, du moins dans sa démarche de biographie imaginaire, qu’à la trame succincte fournie par les auteurs romains. De sa naissance, correspondant à la victoire de son père contre les Trinovantes (son prénom voulant dire « triomphe » en langue icène), à sa mort auréolée d’incertitude, en passant par sa jeunesse, son éducation par le druide Prydain, ses premiers pas de reine et d’épouse, Jean-Laurent Del Socorro emprunte beaucoup au légendaire celte. En cela, Boudicca se rattache indéniablement à la fantasy – les amateurs s’amuseront d’ailleurs à dresser des parallèles avec le mythe arthurien.

Si la reconstitution ne manque pas de souffle, la documentation ne bridant à aucun moment l’imagination, Boudicca lorgne toutefois davantage du côté de l’intime, délaissant les aspects épiques et guerriers du roman national britannique. Les combats, les massacres et l’éradication des colonies romaines passent ainsi à l’arrière-plan, laissant la part belle à l’humain incarné ici par la reine icène.

Formidable portrait de femme, Boudicca confirme les promesses esquissées par Royaume de vent et de colères, plaçant Jean-Laurent Del Socorro parmi les auteurs français à suivre. De très près.

La Glace et le Sel

Que s’est-il passé à bord du Demeter, durant la traversée qui le ramena des côtes de Bulgarie à celles d’Angleterre, chargé de mystérieuses caisses de terre qui contenaient le comte Dracula? ? Qu’est-il advenu de l’équipage? ? Quelles angoisses ont pu ronger les hommes à bord? ? Et surtout, quel était ce capitaine que les habitants de Whitby retrouvèrent mort, attaché à son gouvernail, lié par un chapelet et une volonté sans appel d’en découdre avec la mort? ?

Pour répondre à toutes ces questions, José Luis Zárate décide de donner un peu plus de voix à cet homme dont on peut lire des extraits du journal de bord dans le Dracula de Bram Stoker. Il dit donc Je, et le quotidien du navire depuis le chargement de la cargaison par des hommes farouches : les bakchichs pour passer les détroits des Dardanelles et du Bosphore? ; le lent voyage depuis les frimas du Pont-Euxin, à travers les bonaces enfiévrées de la Méditerranée, jusqu’aux brouillards pénétrants de la Mer du Nord? ; le passage du temps et l’inexorable altération de chacun, rongé par ce qui lève en la solitude et la promiscuité, paradoxalement indissociables à bord d’un navire. Le roman dit avec subtilité cette altération, et en premier lieu celle que subit la matière du navire, travaillée par les éléments et en premier lieu le sel, présent partout, ce feu qui se délivre des eaux mais aussi de l’homme pour brûler de sa blancheur corrosive. Le sel devient le symbole de ce qui consume le capitaine qui, seul, demeure à bord, toujours seul, jusqu’au bout. Car il se tient droit, conscient de ce qu’il doit incarner, mais rempli de doutes face à son équipage, qu’il désire en secret d’un feu irrésistible, ce même feu qui a semé la mort pour ses anciennes amours qui le hantent… Troublante intimité qui se dessine avec l’Ombre de la cale et annonce l’ultime combat entre l’homme et le monstre.

José Luis Zárate se livre à l’exercice bien connu qui consiste à se glisser dans les interstices d’un récit fameux pour en exploiter les silences, exercice que peu d’écrivains savent faire avec autant de force et d’originalité que lui, affirmons-le d’emblée, tant il a su percevoir avec bonheur les riches latences d’un récit foncièrement polyphonique – celui de Stoker, donc –, sans jamais rester l’esclave de son modèle écrasant. Ainsi, en trois parties qui mêlent des registres d’écriture assez distincts, il nous présente d’abord l’homme, ses passions et sa lente possession par le comte qui lui apparaît sous forme de rat au fil des rêves. La deuxième est une reprise du livre de bord donné par Stoker mais redéployé, adapté avec souplesse au nouveau héros du texte. La troisième narre la délivrance des victimes et du capitaine lui-même. Le tout servi par un style poétique et précis qui nous berce d’hallucinations comme le fait la houle des mille reflets du soleil.

Vous l’aurez compris, La Glace et le sel est bien plus qu’une aubaine de narration qui se glisse dans le creux d’un chef-d’œuvre : c’est un splendide livre de mer sur notre humaine condition, sur la difficile acceptation de la faim et du désir, sur la vie de la chair, innocente et réconciliée avec soi.

À ranger non loin d’un Conrad. Et propre à nous faire attendre avec impatience la traduction d’autres œuvres de cet auteur mexicain fameux dans son pays.

La Fille aux cheveux rouges

Âgé de quinze ans, Pythagore Luchon vit dans la petite ville morne de Loiret-en-Retz, seul avec sa mère : son père, scientifique de renom et spécialiste de physique quantique, est plongé dans le coma depuis trois ans après un vol à l’arrachée qui a mal tourné. Pythagore entame sa classe de seconde mais rien ne va : il a loupé sa rentrée à cause d’une gastroentérite et pendant son absence, sa meilleure amie, Louise Markarian, s’est entichée d’une « nouvelle », Foresta Erivan, la fille aux cheveux rouges. Finie leur belle complicité : Louise n’en a que pour l’intrigante Foresta qui semble l’entraîner dans une vie plus trépidante que celle qu’on peut espérer à Loiret-en-Retz… Jusqu’au jour où Foresta vient trouver Pythagore pour lui dire que Louise a disparu dans un univers parallèle dont elle-même est issue, univers qu’il est possible de rejoindre grâce à un subtil breuvage tiré d’oranges bleues tout en croisant les reflets de miroirs ou de fenêtres. Pythagore se retrouve alors mêlé à la vie des jeunes gens « de l’autre côté du miroir », des Géographes, dans un monde violent qui menace de s’écrouler dans la guerre…

Voilà plusieurs semaines que l’éditeur tente de construire autour de ce premier tome d’une trilogie intitulée « Le Projet Starpoint » l’aura de mystère censée entourer toute œuvre qui bousculera un peu le lecteur assoupi, plus précisément le « jeune adulte », comme on dit, puisque c’est lui qui est visé. Las, votre serviteur n’est ni l’un, ni l’autre, et il n’a pas senti passer le vent de la flèche qui aurait pu venir le frapper. Il est plutôt resté mollement fiché dans son fauteuil, se demandant s’il est nécessaire d’imposer à de vieux adolescents les souvenirs mornes des malaises de l’âge ingrat. Heureusement (?) qu’on ne s’en tient pas à cela et qu’en contrepoint, on trouve aussi dans ce roman le premier amour, le premier baiser, le groupe de rock-metal, le gentil punk à chiens, les substances doucement illicites, l’interro d’éco qu’on n’a pas eu le temps de réviser, le grand benêt de fils de bourgeois, arrogant et auréolé de ses succès auprès des filles, un peu mais pas trop superficielles quand elles sont belles – comme il se doit –, les premières soirées sous les étoiles, les grands un peu bêbêtes et portés sur la bouteille, les adultes empêtrés dans leur solitude, et surtout l’ado lambda, en la personne de Pythagore Luchon, coincé, par un nom dont on ne sait quoi penser, entre le mythe et la médiocrité, le héros et le mec moyen, un univers trépidant et un autre qui se refuse plus ou moins à lui, même si l’aventure, et on n’en doute pas dès le début, passera de l’un à l’autre. D’ailleurs, il n’est question que de passage, initiatique, d’un univers à l’autre, d’un âge à un autre, et d’épreuves tout aussi initiatiques, guerrières pour l’essentiel. Alors on pense à Philip Pullman, bien sûr, et il est même cité en quatrième de couverture. Mais le destin de ce livre sera tout autre : « À la croisée des mondes » fait partie de ces œuvres, comme « Le Seigneur des Anneaux » ou bien encore Watership Down de Richard Adams, qui, toutes écrites qu’elles soient pour un jeune public, entraînent derrière elles tous les âges, du plus tendre au plus affirmé, grâce à leur culture et leur capacité à nous émouvoir, à nous faire bouger. Ici, malgré les sauts incessants d’une réalité à une autre, rien ne bouge, tout est à sa place et c’est bien le problème.

Swastika Night

Les éditions Piranha livrent aujourd’hui un roman publié en 1937 par la Britannique Katharine Burdekin, une œuvre d’anticipation qui essayait d'imaginer ce que serait un monde dans lequel le nazisme aurait vaincu, et donc atteint ses objectifs. Un peu tombé dans l’oubli, il reparaît aujourd’hui dans le contexte de la montée des populismes. Si l’intention est louable, il faut néanmoins au lecteur une bonne dose d’abnégation pour arriver au bout de ce texte.

Sept siècles après la victoire d’Hitler, le Reich nazi et son pendant nippon – composés chacun d’un Heartland et d’immenses territoires soumis – se partagent la Terre. Dans le Reich nazi, le totalitarisme racial a utilisé le temps long pour modeler une société délirante, sorte d’Allemagne médiévale fantasmagorique. Revue de détail. Race : plus de Juifs (tous éliminés, même si Burdekin ne prévoit pas l’Holocauste mais une accumulation de pogroms plus ou moins épidémiques), des peuples étrangers soumis et méprisés, des chrétiens exclus et déclassés. Culture : plus de livres (seulement la Bible d’Hitler et des ouvrages techniques), plus d’Histoire, une population majoritairement analphabète. Politique : un totalitarisme – plus sous-entendu que décrit – d’essence religieuse? ; quatre cercles : les nazis (allemands de base), les chevaliers (noblesse militaire et civile nazie), le Cercle des Dix (une sorte de gouvernement formé des plus éminents chevaliers), Der Führer (successeur d’Hitler comme le pape l’est de Saint-Pierre). Religion : un culte d’Hitler et des Saints, une Bible ad hoc, une germanisation du Führer initial en colosse blond aux yeux bleus qui n’est pas sans rappeler l’occidentalisation de Jésus. Sexe : une domestication des femmes, parquées, soumises, disponibles à merci, destinées à porter des garçons (futurs nazis) que leurs pères récupéreront à dix-huit mois. Le nazi est homme? ; les femmes (et leurs filles qui formeront la génération suivante de reproductrices) ne sont que les matrices qui le fabriquent.

Dans cette Allemagne rieuse arrive Alfred, Anglais en pèlerinage et doux ami d’Hermann, le paysan nazi. À la suite de l’agression par Hermann d’un jeune éphèbe, Alfred rencontre von Hess, le chevalier d’Hermann. Celui-ci lui confie un livre, écrit par l’un de ses ancêtres, qui dit la vérité sur les origines du Reich et déconstruit les mensonges sur l’Histoire, les femmes, Hitler lui-même. Depuis des siècles, les von Hess se transmettent ce livre qui doit préparer une restauration. C’est maintenant à Alfred, anglais autant que rétif à la croyance officielle, de l’emporter car le vieux von Hess n’a plus de fils.

On reconnaîtra à Burdekin des fulgurances. Elle dit la nature totalitaire du régime, la stase mortelle qui suit la dictature réalisée, le culte de la personnalité, la reconstruction de l’Histoire. Elle montre la violence banalisée qu’induit le régime et l’insensibilité qu’il génère, ainsi que le caractère profondément homoérotique de la praxis nazie et le virilisme qui est en l’essence (elle a peut-être même eu connaissance du programme Lebensborn). Elle développe une philosophie anti-holiste de l’accomplissement et enjoint à une pratique raisonnée de la critique. Tout ceci est bel et bon.

Mais quelle purge quand même? ! Plus essai que roman, il ne se passe pas grand-chose dans Swastika Night, et le lecteur lira, avec ennui, des dizaines de pages consécutives de dialogues entre deux ou trois personnages? ; car le texte n’est plus un avertissement (date oblige), et son anticipation est, disons-le, trop excessive pour être vraiment prise au sérieux. Si le thème intéresse, mieux vaut relire Arendt.

La Cité des méduses

Après Fille de l’eau, un premier roman traduit dans vingt-et-une langues et sélectionné aux prix Philip K. Dick et Arthur C. Clarke, Emmi Itäranta nous revient avec La Cité des méduses, paru en Finlande en 2015 et récipiendaire du City of Tampere Literary Award.

La traduction du titre finnois, qui évoque une ville aux ruelles tissées, ne rend pas justice au contenu de ce roman de science-fiction. Les méduses y jouent un rôle anecdotique tandis que des toiles suspendues, tissées, détissées et retissées, reconfigurent en permanence le visage de la ville. Eliana est une de ces tisseuses, vivant et travaillant au palais des Toiles. Son frère, copiste, a rejoint le palais des Mots. Si, de prime abord, le décor paraît enchanteur – tout comme à Venise, des gondoles permettent de se déplacer sur les canaux, les édifices de pierre impressionnent par leur prestance et leur résistance aux assauts du temps, les palais manquent de faste et leurs habitants y vivent d’un dur labeur et dans la frugalité. La cité elle-même a perdu de sa superbe. Enclose dans une île menacée par des inondations de plus en plus fréquentes, ses grèves sont envahies par des algues toxiques et ses méduses aux propriétés thérapeutiques se retrouvent décimées par une étrange maladie. La société est une théocratie où l’on révère la Fileuse, un arachnide géant présent bien avant l’arrivée de l’homme. Dirigée par un Conseil tout aussi puissant qu’invisible, elle s’organise en castes et métiers pour que chacun trouve sa place et y reste. La police, redoutable d’efficacité, chasse sans scrupules les Songeurs, ces hommes et femmes capables de rêver. Dangereux car porteurs de la contagieuse peste onirique, ils sont envoyés au palais des Impurs et condamnés aux travaux forcés. Eliana dissimule sa capacité à rêver tout comme elle cache son éducation passée. Lecture et écriture sont réservées aux sages et aux puissants. Le savoir et sa diffusion font l’objet d’un contrôle strict du Conseil. Cette double transgression pourrait l’envoyer en enfer. L’arrivée de Valeria au palais des Toiles, après l’accident qui a coûté la vie à ses parents et une agression qui l’a définitivement mutilée, bouleverse la vie d’Eliana. Analphabète, Valeria ne dispose d’aucun moyen de communication depuis que ses agresseurs lui ont coupé la langue. Le prénom d’Eliana, tatoué à l’encre invisible sur la paume de la main de Valeria, marque le début d’une amitié qui les conduira à bousculer l’ordre établi de la Cité.

Emmi Itäranta emprunte aux codes de la fantasy pour produire un roman dystopique de bonne facture. Elle distille ses révélations au compte-goutte autour d’un personnage principal réussi. Le rythme, délibérément lent, se prête à l’ambiance onirique et poétique du texte. Il est contrebalancé par une narration au présent qui insuffle énergie et vivacité à un roman qui vaut qu’on s’y arrête.

Une nuit sans étoiles

Commençons l’avertissement de rigueur : si vous n’avez pas encore dévoré le premier tome des « Naufragés du Commonwealth », cessez de lire ces lignes. Par contre, si vous savez comment Slvasta a perdu un de ses bras, continuez l’esprit tranquille…

Bienvenido a échappé au Vide grâce à Nigel Sheldon. Grâce? ? Tout le monde n’est pas d’accord. Car depuis cette fuite, Laura a dû se sacrifier pour sauver leur monde en annihilant les Primiens, espèce détestable et primaire (comme son nom l’indique), occupée seulement à détruire les sociétés et les planètes placées sur son chemin. Comme si cela ne suffisait pas, plus de Vide, plus de pouvoir permettant de lutter efficacement contre les Fallers, ces monstres capables de se transformer en ceux qu’ils dévorent. Et les efforts méritoires, mais pitoyables, du gouvernement (plutôt dictatorial, cela dit en passant? ; Slvasta / Staline, même combat? ?) mis en place par l’ancien soldat devenu héros de la révolution, ne pourront pas longtemps empêcher l’annihilation de cette société humaine par l’envahisseur extraterrestre. Heureusement pour les hommes, un vaisseau du Commonwealth atterrit sur Bienvenido. À son bord, un bébé dont va devoir s’occuper Florian, un jeune Élitiste plutôt paumé. C’est le début d’une longue traque qui occupera une bonne partie de l’ouvrage. Car tout le monde recherche cette jeune enfant. La police du gouvernement, sous le commandement de Chaing : il ne faudrait pas briser l’équilibre difficilement mis en place depuis la révolution? ! Mais aussi les Élitistes, dont tous les espoirs reposent sur cette représentante du Commonwealth. Et enfin, les Fallers, persuadés de son importance capitale et prêts à tout pour utiliser ses connaissances… ou la détruire.

Si L’Abîme au-delà des rêves était une bonne surprise, Une nuit sans étoiles, sans être un accident industriel, voit Peter F. Hamilton retomber dans certains de ses travers. En premier lieu, sa tendance à tirer à la ligne. Son style fluide permet de voir les pages défiler sans déplaisir, mais les 740 pages auraient pu faire une petite cure d’amaigrissement sans desservir le sujet. Ensuite, certains personnages-types de l’auteur font à nouveau leur apparition. Logique et rassurant pour les habitués, mais néanmoins décevant, car cela donne parfois l’impression de tourner en boucle.

Des réserves qui ne doivent toutefois pas (trop) inquiéter : Peter F. Hamilton est toujours un excellent conteur. Même s’il cède à certaines facilités (davantage, en tout cas, que dans le premier opus de ce diptyque), il sait sans coup férir accrocher l’intérêt de son lecteur et l’entrainer dans des aventures vertigineuses riches de rebondissements savamment distillés et aux personnages attachants. Espérons que sa nouvelle trilogie, « Salvation », censée abandonner l’univers du Commonwealth et mettre en scène des extraterrestres à la recherche de leurs dieux, lui permette de confirmer la bonne surprise de L’Abîme au-delà des rêves, et de se renouveler réellement.

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