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Aube d’Acier

« 1. Je suis l'Eschaton. Je ne suis pas ton dieu.
2. Je descends de toi et j'existe dans ton futur.
3. Tu ne violeras pas la causalité à l'intérieur de mon cône de lumière historique. Sinon… »

On avouera que, pour n'être pas divine, l'IA mégalomane et paranoïaque post-singularité ne manque pas d'une certaine classe. Ce « Sinon… », notamment, est lourd de menaces. Quand une étoile explose et raye de la carte galactique la civilisation terriblement ennuyeuse et banale de la Nouvelle Moscou, on pense immédiatement au grand E. En s'étonnant, tout de même, de ce que les pacifiques néo-moscovites aient pu d'une manière ou d'une autre violer la causalité.

Peut-être le coupable se trouve-t-il ailleurs, et l'Eschaton s'est-il en fait montré faillible ? Pour les survivants expatriés de la Nouvelle Moscou, il y a une cible toute désignée : la bien plus hargneuse Nouvelle Dresde. Aussi avait-elle établi à tout hasard un programme de dissuasion par riposte massive qui, à l'instant même où la planète mère disparaissait dans une aube d'acier destinée à s'étendre sur plusieurs années-lumière, a précipité des missiles nucléaires NAFAL sur les coupables supposés, à leur tour menacés d'anéantissement d'ici une trentaine d'années (décidément, tout cela fait à nouveau énormément penser au Docteur Folamour de Stanley Kubrick). À tout cela, il faut encore ajouter les manœuvres mystérieuses d'improbables nazillons de l'espace, les Recompilés, nécessairement beaux, forts, et un peu crétins tout de même.

Une nouvelle mission de choix pour la charismatique espionne terrienne Rachel Mansour et son époux Martin Springfield, qui les amènera à faire bien des rencontres marquantes, et notamment celle de l'inénarrable et bien nommée Mercredi, ado goth à baffer au service de l'Eschaton (à moins qu'elle ne soit que schizophrène).

Après avoir torpillé les clichés du space opera militariste dans Crépuscule d'acier, Charles Stross retrouve son univers post-Singularité pour un détournement en règle des lieux communs du roman d'espionnage. On aura droit à tout : Rachel Mansour fait plus que jamais figure de James Bond doté d'une forte poitrine, l'intrigue est à la fois évidente et abominablement capillotractée, les méchants sont vraiment très méchants, et ont le bon goût de révéler aux héros l'intégralité de leur plan diabolique dans les dernières pages tout en multipliant les indispensables ricanements sardoniques. Et c'est à nouveau passablement débile… et franchement jubilatoire.

Evidemment, c'est aussi quelque peu outrancier, ce qui ne sera probablement pas du goût de tous. D'autant qu'Aube d'acier se montre sans doute moins directement efficace que son prédécesseur. Cette fois, le jargon hard science — assez superflu — en arrive même à rendre certaines pages proprement illisibles, notamment vers le début du roman, un tantinet laborieux. Il serait dommage, pourtant, de s'en tenir à cette mauvaise impression. Au fur et à mesure que les personnages et l'intrigue se mettent en place — ce qui n'exclut pas un brin de tirage à la ligne de temps à autre —, le roman se fait de plus en plus réjouissant, et, pour peu que l'on se montre bon public, on retrouve finalement assez vite le plaisir pur et simple de la lecture de Crépuscule d'acier, et l'indéracinable sourire vaguement régressif qui va avec.

Alors on peut bien faire la fine bouche à l'occasion, et notamment regretter que le roman, tout en conservant une certaine gravité qui ressurgit de temps à autre, délaisse largement les thématiques de la Singularité et de l'Eschaton pour s'en tenir au pur divertissement. Mais ce divertissement reste efficace, souvent drôle — quoique un peu inégal —, et parfois franchement enthousiasmant. Le ton de Charles Stross, entre humour absurde et pince-sans-rire plus britannique qu'un five o'clock tea, cynisme destructeur et punchlines à dix sous, fait régulièrement des merveilles.

En refermant Aube d'acier, on peut difficilement prétendre avoir lu un grand roman, et certainement pas un chef-d'œuvre. En même temps, on a dans l'ensemble passé un très bon moment. Et n'est-ce pas là l'essentiel ?

La Saison de la Colère

« On ne devient adulte qu'en se frottant au réel, qui reste la seule façon de perdre l'encombrant radicalisme de l'enfance. » Outre sa poésie, cette phrase est l'une des clefs du dernier texte de Claude Ecken, publié par les toutes jeunes éditions du Somnium.

Nous sommes au milieu du XXIe siècle, au lendemain d'une tempête qui a ravagé le sud de la France, emportant cultures et habitations. Rien de nouveau, puisque cela fait des années déjà qu'inondations et sècheresses ont transformé le quotidien des hommes sur les deux rives de la Méditerranée, au point de créer une nouvelle catégorie de SDF : les réfugiés climatiques. Depuis Kyoto, les protocoles et les traités se sont succédés, en vain. Pourtant, bien qu'il soit trop tard pour enrayer le changement climatique, l'écologie est devenue le nouvel axe des politiques publiques et la maîtrise des dépenses énergétiques, le fil directeur d'un urbanisme réformé : maisons produisant leur propre électricité grâce à des peintures solaires, parfaitement isolées grâce à des matériaux à changement de phases. L'exigence d'un impact zéro sur l'environnement a multiplié les contraintes pesant sur les habitudes quotidiennes : l'eau potable est strictement rationnée, le moindre produit recyclé.

Dans une Camargue méconnaissable, qui a perdu ses cultures traditionnelles, sa flore marécageuse, ses oiseaux sauvages — à l'exception de quelques flamants faméliques —, les nouveaux quartiers d'habitation, mêlant natifs et réfugiés, vivent sous la coupe administrative de « Facteur 4 », alias « le facho vert », alias Roger Barbin. Dommage pour le jeune Tarek, qui essaye de passer son bac tout en profitant de sa jeunesse pour zoner avec ses potes — dommage parce que Roger Barbin, c'est son père. Lorsque, pendant des années, on s'est fait sermonner pour une épluchure jetée dans le mauvais conteneur ou une porte restée entrebâillée, les mondes virtuels sont la seule manière agréable de s'échapper, surtout si c'est en compagnie de Mirella, la jeune réfugiée climatique qui vient d'emménager avec toute sa famille de l'autre côté du village. Mais il vient un moment où la frustration de l'adolescence se mue en colère et doit se trouver une véritable cible. Et quand celle-ci s'avère être la même que celle du sourd ressentiment qui gronde dans les quartiers, tout peut arriver, même le pire…

Claude Ecken livre là un texte intelligent sur notre « bulle de présent ». Sur ce qui est, depuis quelques décennies déjà, en train d'advenir : un monde humain de plus en plus policé parce que de plus en plus fragile. Un monde, à une génération du nôtre, libéré de nos mauvaises habitudes de pollueurs insouciants, mais enchaîné par un nouveau dogme : celui de la vigilance environnementale. Et il nous pose une question qui n'a rien d'anodin : pourquoi les générations futures devraient-elles, en plus de payer les erreurs de la nôtre, aliéner leur liberté à tenter de les réparer ? En choisissant délibérément d'aborder le problème du point de vue d'un adolescent, en quête de sa propre identité, Claude Ecken nous permet de constater que la colère, aussi légitime soit-elle, ne suffit pas : « les deux dernières générations, celles qui savaient mais qui étaient trop occupées à se faire du fric pour prendre les mesures qui s'imposaient. Elles nous traitent en gosses qui ne respectent rien, et on devrait les écouter, ces industriels, ces ingénieurs, ces politiques, tous, qui ont considéré la planète comme leur jouet, et qui, comme tous les enfants, ont fini par le casser ? »

Bien au-delà de l'apparente sobriété de son récit (qui ne glisse guère vers l'épique, sinon dans les passages concernant le jeu Wizards of Water), Claude Ecken nous propose une mise en abyme : redéfinir le rôle que peut tenir la culture populaire, et au premier rang, la science-fiction, dans les enjeux qui montent à notre encontre de l'autre côté de l'horizon. La solution n'est pas dans le radicalisme, et le temps du récit-catastrophe est révolu. La science-fiction doit, aujourd'hui, proposer, par l'imaginaire, des solutions, des réponses, des futuribles, fondés non plus sur la dramatisation, mais sur la personnalisation. Sa fonction est moins prospective que psychologique : elle doit nous préparer, en tant que citoyens, à accepter un monde dont il nous faudra, qui plus est, faire la pédagogie à ceux qui nous survivront.

Le moindre des intérêts de ce récit n'est pas celui, précisément, d'avoir été écrit à la suite des huitièmes rencontres euroméditerranéennes de l'association Volubilis, qui portaient sur « vivre, rêver, créer la ville et les paysages contemporains avec le changement climatique ». Les débats ont permis, à n'en point douter, un bel échange d'idées. Mais seul un texte de science-fiction pouvait offrir l'expérience de leur mise en application. La science-fiction doit « se frotter au réel », prendre l'empreinte du présent. Claude Ecken l'a admirablement compris.

Lombres

Le moins que l'on puisse écrire, c'est que China Miéville a pris tout le monde de court en écrivant un roman jeunesse. Si on l'a connu auteur de romans sociaux et engagés, on ne l'attendait pas sur le terrain des contes folkloriques et de l'hommage à des textes tel qu'Alice au pays des merveilles.

À l'instar du Neverwhere, de l'autre écrivain surdoué du fantastique anglais, Neil Gaiman, Un Lun Dun relate les péripéties d'une jeune héroïne dans les rues fantasmagoriques d'un Londres transformé et méconnaissable. Un Lun Dun, c'est en fait la déformation d'UnLondon. Une altération patronymique qui s'applique à toute la ville et revêt de nombreuses formes, aussi bien syntaxiques que physiques. Les quartiers d'UnLondon regroupent des communautés sub-culturelles marquées, avec parfois une ghettoïsation profonde — ce qui permet à l'auteur de renouer avec certains de ses thèmes récurrents, comme le racisme. Toujours est-il que les fantômes, les morts sont parqués dans un seul et même lieu, tout comme les artistes, d'ailleurs, et que le pôle décisionnaire se trouve sur un pont capable d'apparaître de manière aléatoire à n'importe quel endroit sur le fleuve. Un centre de pouvoir insaisissable, en somme. Sur le fond, China Miéville reste cohérent. C'est sur la forme qu'il innove. Une innovation qui paie : Un Lun Dun a obtenu le prix Hugo du roman jeunesse.

L'histoire s'engage avec deux mignonnes petites londoniennes, Zanna et Deeba. Elles ont douze ans et n'ont d'autre souci que celui de bien travailler en classe. Pourtant, la vie de Zanna va prendre un tour étrange lorsque plusieurs évènements surviennent successivement : elle rencontre un renard incroyablement docile, voit un graffiti sur un mur qui lui est destiné, sa maîtresse l'appelle « Shwazzy », son père manque de la renverser au volant de sa voiture et un parapluie cassé vient se coller à sa fenêtre le soir même. Mue par une curiosité surnaturelle, Zanna, accompagnée de Deeba, se retrouve au beau milieu de la nuit, au fond d'un bâtiment abandonné, occupée à tourner une manivelle… Les gamines sont alors projetées dans une ville qui ressemble à Londres, mais un Londres autre, ce que confirment bientôt de nombreux détails. Et comme il n'y a aucun moyen de faire demi-tour, les deux amies commencent à errer dans UnLondon.

Dans ce livre, et ça ne surprendra personne, l'univers de China Miéville se veut aussi foisonnant et aussi généreux en inventions que celui d'Alice au pays des merveilles. L'idée n'est pas de recycler les idées de Lewis Carroll, mais bien de construire un monde au moins aussi cohérent (ou aussi incohérent) où l'on retrouverait en toile de fond le même sens de l'absurde. C'est ainsi que Deeba et la Shwazzy (l'élue) côtoient ou croisent le chemin de créatures extraordinaires et merveilleuses comme les poubelles ninjas armées de nunchakus (Binjas en VO), les araignées-fenêtres renfermant des chasseurs de trésors égarés, des bus volants dont certains sont munis de pattes, des mouches géantes servant de montures, des girafes carnivores et terriblement dangereuses, des créatures-mots, des animaux de compagnie pour cartons d'emballage… Et cette faune hétéroclite habite des lieux hors du commun qui sont les déformations littérales et réelles des lieux les plus célèbres de Londres — Westminster Abbey se trouvant rebaptisée Webminster Abbey (à cause des araignées-fenêtres, bien entendu !). Dans le jeu syntaxique et linguistique, Miéville s'en tire avec les honneurs, non sans un élégant sens de l'absurde. Les clins d'œil sont nombreux, tout comme les pichenettes assenées aux célèbres références du moment ; Miéville se permet ainsi d'envoyer valser le concept du jeune héros à la destinée exceptionnelle qui vaincra celui-qui-faut-pas-qu'on-dise-son-nom-sinon-on-est-mort.

En accord avec ses opinions politiques marquées, l'écrivain anglais profite du voyage pour égratigner les détenteurs du pouvoir de UnLondon, leur gestion de la ville discriminatoire et en particulier leur politique environnementale catastrophique qui explique la mission de la Shwazzy : elle doit s'opposer au Fog, ce brouillard formé par la pollution de Londres, ici doué d'intelligence, qui tente de prendre possession de la ville…

Bourré d'humour, pétri de références, joyeusement écologique, Un Lun Dun est un bouillon d'idées aussi farfelues les unes que les autres. Une lecture plus que recommandable, et un premier roman jeunesse remarquable.

Looking for Jake

China Miéville n’est pas de ces auteurs qui ont fait leur compagnonnage sur le format court. Entré en S-F par le grand format, il ne voit donc pas la nouvelle comme une sorte de répétition générale de ses romans à venir, mais bel et bien comme un terrain de jeu. Un espace privilégié où se livrer à des expérimentations que la forme longue ne lui autoriserait pas. Sans doute trouve-t-on ici la meilleure explication possible au singulier manque d’homogénéité de ce recueil. Il regroupe la quasi intégralité des nouvelles de l’auteur. Quatorze en tout. C’est peu, mais China Miéville nous confie dans la longue interview au sommaire du présent numéro en être conscient. Nous précisant même que cette rareté s’explique par le travail que lui demande chaque texte. De telle sorte qu’il est particulièrement fier de chacun d’entre eux. C’est légitime. Ce qui ne nous empêchera pas d’être un rien plus critique sur ce qui sort, au final, de ce sommaire hautement hétérogène.

Si Looking For Jake est inégal, son principal intérêt réside toutefois dans la volonté affichée de China Miéville de s’éloigner de Bas-Lag. Ainsi, les inconditionnels de Perdido Street Station et des Scarifiés en seront-ils pour leur frais. Seule concession qui leur est accordée, « Jake », courte nouvelle qui revient sur l’un des personnages les plus énigmatiques de l’histoire de Nouvelle-Crobuzon : Jacques l’Exauceur. Sur une trame classique de nouvelle à chute, Miéville se sort avec habileté de ce qui aurait pu être un clin d’œil par trop convenu. Pour les curieux, c’est aussi l’occasion de se frotter, dans le texte, au style « Bas-Lag », et l’on en ressort avec une admiration éperdue pour le travail titanesque de Nathalie Mège, sa traductrice.

Pour les treize autres nouvelles, en effet, China Miéville expérimente. Etrangement, pas tant d’un point de vue formel, ce qui pourrait étonner de la part d’un auteur dont le style est réputé si marqué. Il préfère tester des atmosphères, des ambiances. Aux dépends mêmes de l’histoire, qu’il peine parfois à boucler, nous plongeant dans une sorte d’univers priestien, autre piètre finisseur pour qui le voyage importe plus que la destination. Ainsi est-ce le cas avec la nouvelle éponyme. Qui n’a, hélas, pas la richesse subtile de La Fontaine pétrifiante. Tout au contraire. C’est un texte de jeunesse — à dire vrai, le premier que Miéville ait vendu —, et le moins que l’on puisse dire, c’est que ça se sent. Péniblement adolescente, cette longue description d’un Londres victime d’un (trop) énigmatique « écroulement », avec en contrepoint la vaine recherche d’un ami perdu — le fameux Jake —, tire en longueur. On sent une servilité trop prégnante à de nombreuses influences, ainsi qu’un manque évident de maturité. Dommage.

Et d’autant plus que cette nouvelle longuette donne le ton pour celles qui suivent. Dans « Foundation », on a bien du mal à se passionner pour les états d’âmes de ce vétéran qui parle aux fondations des immeubles afin de les convaincre de ne pas s’écrouler. De même avec « Familiar », restes sans doute d’une adolescence de rôliste, qui ennuie ferme avec les envies d’ailleurs du familier d’une sorcière exerçant, de nos jours, ses pauvres talents. Heureusement qu’entre-temps, notre intérêt aura été réveillé par « The Ballroom », histoire de fantôme intelligemment déplacée dans l’aire de jeu d’une sorte d’Ikéa. Dérangeante, jouant habilement, mais sans putasserie, sur « l’effet enfant », c’est une nouvelle d’horreur classique et bien menée. Et puis surtout, « Compte-rendu de certains événements survenus à Londres » nous redonnera la foi. Voilà certainement la nouvelle la plus réussie du recueil. Cette histoire folle de chevaucheur de rues sauvages, qui apparaissent entre deux murs pour disparaître quelques heures plus tard, est rien moins qu’un petit chef-d’œuvre d’inventivité. Sa construction épistolaire, qui met en scène l’auteur lui-même, ajoute à son charme. Ce récit concentre à lui seul tout ce qui fait la spécificité de Miéville : la ville, une certaine idée de la monstruosité et un sens du merveilleux imparable.

Dès lors, on sent dans les textes qui vont suivre une maîtrise plus évidente, quand bien même leur ordonnancement n’a rien de chronologique. On notera plus particulièrement « Entry Taken From A Medical Encyclopaedia », une histoire de glossolalie contagieuse que n’aurait pas reniée Jeff Noon ; le très lovecraftien « Different Skies », emprunt d’une misanthropie de bon aloi ; le non-sens très anglais de « Go Between », qui pourrait facilement se résumer à du Ludlum en pleine frénésie pataphysicienne ; et l’hilarant « ‘Tis the Season » écrit à l’origine pour la Socialist Review, et qui pousse jusqu’à l’absurde le mercantilisme de Noël. Lorsqu’on aura noté l’étrange et beau « Details », et la curiosité d’« On The Way to The Front », nouvelle muette (et totalement incompréhensible) dessinée par Liam Sharp, nous arriverons à la pièce de résistance, l’imposant « The Tain ».

Initialement publiée en standalone avec une préface de M. John Harrison, « The Tain » nous plonge dans un Londres dévasté par une guerre qu’on devine brutale et rapide. Sholl, un survivant qui ne peut manquer de nous faire penser au personnage central du roman de Richard Matheson Je suis une légende, semble s’être adapté à cette nouvelle vie. Il a organisé sa petite routine paranoïaque, et appris à éviter la faune des miroirs. Car même si China Miéville revendique l’envie de signer un texte post-apocalyptique, l’idée maîtresse de « The Tain » tient dans cette révolte de nos reflets, devenus des vampires et qui ont finalement décidé de briser leur esclavage en traversant le tain de nos miroirs. Avec une économie de moyen magnifique, Miéville plante quelques scènes d’une horreur simple, mais tellement efficace. Comme cette femme qui se souvient du reflet de son mari, dans le miroir d’un restaurant, arrêtant soudainement de mimer la conversation pour tourner vers son modèle un regard chargé d’une haine absolue. A mi-chemin de Je suis un légende et de 28 jours plus tard, « The Tain » parvient, presque incidemment, à revisiter — et cette fois toute forfanterie de quatrième de couverture oubliée — le mythe du vampire.

Apothéose brillante à un recueil qui résume finalement assez bien l’auteur, avec ses forces et ses faiblesses. Son imagination débridée, ses fulgurances qui font la marque des grands, et aussi la recherche trop laborieuse d’une maîtrise stylistique qui rate parfois sa cible et nuit à son histoire. Urbain jusqu’à l’obsession, l’imaginaire de Miéville est peut-être à l’image de ces rues sauvages qu’il décrit dans « Compte-rendu de certains événements survenus à Londres » : inattendu, protéiforme, toujours surprenant et impossible à domestiquer. Ce n’est jamais qu’avec l’apparence d’un contrôle drastique que ses textes sont écrits, par cet homme trop normal pour autant d’inventivité. Il convient d’ordinaire de prendre Miéville en bloc ou pas du tout. Looking For Jake sera peut-être la seule occasion qui vous sera offerte de ne pouvoir goûter que ce qui vous intéresse.

Le Concile de fer

Après le succès public et critique de Perdido Street Station, après le bon accueil des Scarifiés, China Miéville revient à Bas-Lag et à Nouvelle-Crobuzon. L'histoire démarre quelques années après que la menace des monstres suceurs d'âme a été écartée. Nouvelle-Crobuzon est maintenant en guerre contre Tesh, l'autre ville-état. Alors que le gouvernement tente d'étouffer les conséquences dramatiques du conflit (et ses revers successifs au front), le Comité, un groupuscule de résistance, commence à s'organiser au sein même de Nouvelle-Crobuzon. Mais les divisions sont nombreuses dans la résistance, où les prosélytes de la manière forte sont contestés par les partisans de la parole et des pamphlets venimeux. Pendant ce temps, dans Bas-Lag, au milieu de la crasse et du désespoir, on se remémore une légende qui pourrait résoudre les problèmes des citoyens : la légende du Concile de fer. Judas Bezolle le Golémiste a fait partie du Concile et il est le seul à savoir où celui-ci se trouve. Mais Judas est aussi recherché par la Milice, et ses sbires, les Mainmises, des parasites qui prennent le contrôle des êtres organiques. À la tête d'un groupe de révolutionnaires, le Faucheur part à la recherche de Judas ; il leur faudra quitter Nouvelle-Crobuzon, arpenter des territoires méconnus (voire inconnus) où les dangers ne manquent pas.

Le Concile de fer est constitué de trois lignes narratives que China Miéville alterne sans cesse : la quête du Faucheur, l'histoire personnelle de Judas et la lutte d'Ori qui complote contre le pouvoir et fomente des attentats révolutionnaires. Si le rythme est soutenu lors de la course-poursuite de Faucheur, l'histoire de Judas casse l'allure effrénée, qui reprendra peu à peu son régime de croisière. Ce va-et-vient régulier et constant est à l'image du train qui symbolise l'essence du roman, qui sera consolidé du matériau rencontré en chemin et par là même éternellement recréé.

Au fond, Le Concile de fer a une dimension sociale et politique qui faisait en partie défaut à Perdido Street Station. Comme si China Miéville transposait dans Bas-Lag l'Angleterre du milieu des années quatre-vingt, au plus fort de la crise des mineurs (aparté : ceux qui seraient intéressés par cette lutte historique liront avec profit l'imposant GB 84 de David Peace). Miéville dénonce les abus qui gangrènent tout système de gouvernement et en particulier le côté impérialiste de certains pays, les droits du travail parfois bafoués par les autorités et la haine raciale. L'illustration flagrante de cette haine est le concept de Recréation, châtiment par lequel les citoyens subissent les pires modifications génétiques, se voient greffés des corps d'animaux, sont affublés de parties mécaniques avant d'être exploités comme bêtes de somme. Ne conservant plus rien de leur aspect d'origine, grotesques, les Recréés ont parfois perdu toute sensibilité humaine, mais restent foncièrement humains et c'est sur le Concile de fer que repose leur seul espoir, peut-être chimérique, d'émancipation.

Avec Le Concile de fer, China Miéville nous invite aussi à découvrir une autre zone de son univers. On s'éloigne de la ville-état de Nouvelle-Crobuzon pour explorer des zones inconnues, non cartographiées, dans les terres médianes où les lois de la physique sont différentes : les plantes ont des yeux, le sol regorge de cire quand il ne se conduit pas en prédateur doué d'intelligence, le ciel semble en mouvement, les organismes mutants pullulent. Cet entre-deux-mondes où s'étend le paysage de Torsion est appelé « tache cacotopique ».

Au final, Le Concile de fer, récompensé par les Prix Arthur C. Clarke et Locus, se démarque des autres romans du même univers par l'engagement politique que China Miéville y manifeste de bout en bout. On en sait un peu plus sur les acteurs et la topologie des lieux, très proche du Viriconium de M. John Harrison ; Bas-Lag s'affirme comme un monde en déliquescence, au passé glorieux et au futur sans espoir, ou presque.

Les Scarifiés

Suite, méta-suite ou simple prolongement du cultissime Perdido Street Station, Les Scarifiés fonctionne comme un roman unique à part entière. Fidèle à son univers, Miéville y confirme son talent si particulier et lâche la bride à une imagination déjà foisonnante, ce dont personne ne se plaindra. On retrouve ici le monde de Bas-Lag, même si Nouvelle-Crobuzon s'éclipse doucement et intervient comme une simple évocation nostalgique, dont la présence hante le récit.

Axée autour des aventures de Bellis Frédevin, jeune linguiste obligée de fuir la fameuse cité-monde, l'intrigue des Scarifiés se présente comme une conséquence directe des événements racontés dans Perdido Street Station. Engagée comme interprète sur le Terpsichoria, un navire marchand en partance vers la lointaine colonie de Nova Esperium, Bellis constate que la cargaison se compose essentiellement de Recréés, ces condamnés auxquels on a greffé toutes sortes de saletés plus ou moins organiques et dont on se sert comme esclaves (voir Perdido Street Station pour plus de détails). Le voyage du Terpsichoria permet à Miéville de se faire plaisir en décrivant toutes sortes de créatures étranges et de s'interroger sur la nature d'un système politique basé sur l'exploitation, tout en donnant plus de chair à son personnage principal (colérique, un peu méprisante et… touchante). Le récit bouscule les genres et bascule ensuite dans la flibuste au moment où des pirates arraisonnent le navire. Après la logique exécution du commandant et de son second, les pirates libèrent les prisonniers et emmènent les passagers vers leur base arrière, Armada. Un monde flottant millénaire composé de centaines de navires liés les uns aux autres, sur lesquels s'est érigée une ville prospère. Bien décrite et étrangement réelle, la cité fonctionne comme un miroir (déformant) de l'anarchie — chère à Miéville — via la description d'un univers libertaire pas inintéressant pour celles et ceux qui sont sensibles à la question. Là, Bellis fait connaissance avec les scarifiés, les Amants, les seigneurs de la ville. Comme il s'agit tout de même d'un roman de fantasy, le côté initiatique prend le pas sur le reste, et voilà nos Amants qui embarquent Bellis dans une quête fascinante (et grandiose), aux côtés d'un mercenaire surpuissant, l'inquiétant Uther Dol. On le voit, China Mieville suit à la trace quelques illustres anglais (on citera pèle mêle Iain Banks, M. John Harrison et Neal Asher) qui travaillent selon une logique similaire : des codes classiques (ici, la fantasy), mais des codes brisés, détournés, tordus, violés, améliorés. Au final, l'univers créé prend une ampleur et une démesure qui prêterait à rire si le talent de l'auteur n'explosait pas à chaque page. Plume acérée, tour à tour lyrique ou sobre, sombre et sensuelle, personnages habités, situations loufoques et délires oniriques font des Scarifiés un voyage littéraire de haut niveau. Bien sûr, la lecture de Perdido Street Station est vivement recommandée à ceux qui voudraient tenter l'aventure, mais le roman peut se lire indépendamment. La vraie force de l'auteur, bien visible ici, c'est la façon dont il réussit à rendre crédible événements et créatures improbables, dans une sorte de pandémonium délirant, dense et étonnamment sérieux. Autre atout, non négligeable dans un genre pourtant peu avare en nombre de pages, la relative brièveté de l'œuvre (un seul tome !), et son côté à la fois puissant et léger qui l'ancre définitivement du côté de la littérature de divertissement. Littérature de divertissement, certes, mais comme on l'aime : intelligente, profonde, politique, subtile et d'une rare beauté. Littéraire, en un mot.

Perdido Street Station

Dès son second roman, China Miéville s'est fait un nom dans les littératures de l'imaginaire : Perdido Street Station a raflé outre-Manche le Prix Arthur C. Clarke et le British Fantasy Award, et par chez nous rien moins que le Grand Prix de l'Imaginaire}. Joli palmarès, qui n'est certes pas un gage absolu de qualité mais laisse néanmoins supposer qu'on tient là quelque chose qui sort de l'ordinaire. Et l'on reconnaîtra effectivement sans peine qu'il s'agit d'une œuvre ambitieuse et passablement iconoclaste : en effet, ce roman-fleuve (scindé en deux tomes pour son édition française), non content de se poser en modèle de livre-univers foisonnant, consiste également en une réjouissante entreprise de démolition des frontières un peu trop hâtivement établies entre science-fiction, fantasy et fantastique/horreur, et résiste ainsi aux classifications traditionnelles des forcenés de l'étiquette. Mais le roman n'a rien de bancal pour autant : l'univers décrit par China Miéville, d'une richesse rare, est d'une cohérence incontestable.

Et cet univers, c'est essentiellement Nouvelle-Crobuzon. Une mégalopole étouffante et fascinante, immense cité industrielle aux murs couverts de suie, melting-pot ahurissant où l'on croise indifféremment, au milieu des humains, une foule de Xénians : des Khépri, femmes à la tête de scarabées, des Vodyanoi, batraciens géants exploités sur les docks, mais aussi des hommes-cactus, et même à l'occasion des Garuda, les hommes-aigles, fiers chasseurs originaires du Cymek, ici relégués dans le plus sordide des bidonvilles ; mais il y a aussi les recréés, victimes de la justice impitoyable du Parlement, tenant tantôt du cyborg, tantôt du résultat horrifiant d'expériences entreprises par le plus cruel avatar du Dr Moreau ; et également des « artefacts », robots à l'efficacité parfois douteuse, mais dont on aura vite l'occasion de constater qu'ils sont bien plus que de vulgaires aspirateurs. Sans parler de créatures plus étranges encore ; mais il est vrai qu'à Nouvelle-Crobuzon, au détour d'un couloir de l'immense gare centrale de Perdido, on peut croiser le Diable en personne… et constater avec horreur que le Prince des Ténèbres lui-même est effrayé par les étranges abominations qui viennent à rôder, la nuit, par-dessus les toits de la cité endormie, au milieu des dirigeables et des voies aériennes, pour s'abreuver des rêves et susciter des cauchemars !

Tout cela a de quoi déstabiliser l'étranger brusquement débarqué dans la ville tentaculaire et totalement ignorant de ses us et coutumes — tel Yagharek, le Garuda aux ailes rognées en châtiment de son crime indicible, qui frappe un jour à la porte du savant farfelu Isaac Dan der Grimnebulin dans l'espoir que l'universitaire hétérodoxe saura lui permettre de voler à nouveau. Et c'est ainsi que le lecteur, tout d'abord intimidé, partira à la découverte de Nouvelle-Crobuzon, abandonnant bien vite l'inévitable carte figurant en tête de l'ouvrage pour se laisser guider par les autochtones. De fait suivra-t-on Isaac dans son laboratoire du Marais-aux-Blaireaux ; à l'Université où l'on enseigne tant la science que la magie ; ou encore dans les tavernes plus ou moins interlopes qui font les délices de la bohème, et entre autres de Lin, la compagne d'Isaac, une artiste prometteuse… et une Khépri. Nous la suivrons à son tour, confrontée à des admirateurs pas toujours recommandables, ou errant en quête d'identité dans les ghettos khépris, qu'elle a décidé de fuir au risque de couper les ponts avec sa communauté. Mais nous suivrons également leur amie la journaliste révolutionnaire Derkhan, cherchant de la matière pour la feuille clandestine Le Fléau endémique sur les quais où les dockers Vodyanoi menacent de se mettre en grève. Sur l'île d'Horrore, nous verrons les dirigeants du Parlement, et en premier lieu le maire Buseroux, gérer d'une poigne de fer Nouvelle-Crobuzon, n'hésitant pas à recourir aux impitoyables miliciens et à leurs enlèvements nocturnes ; à l'autre bout de l'échelle, on parcourra le répugnant bidonville de Chiure, où quelques Garuda tentent tant bien que mal de conserver leur fierté. De fait, tout au long de son roman, China Miéville nous guide à travers la ville monstrueuse et ses innombrables quartiers aux noms poétiques et grotesques, des grandes avenues aux ruelles coupe-gorges, du faîte des monuments aux égouts les plus nauséabonds.

Et c'est là la grande force de Perdido Street Station. L'auteur y fait preuve d'une imagination sidérante, celle qui n'appartient qu'aux grands créateurs d'univers, à un Tolkien, un Vance ou un Herbert. Il promène le lecteur partout sans jamais le perdre, il le bombarde d'idées toutes plus riches les unes que les autres sans jamais l'assommer. Et c'est avec délice que l'on s'abandonne à la découverte de Nouvelle-Crobuzon ; non pas comme à la lecture d'un vulgaire guide touristique, fatiguant d'exhaustivité, mais comme un voyageur emporté par la foule, et saisissant, au détour d'une ruelle, à l'ombre d'un porche ou autour d'un étal, une multitude de fragments authentiques et de saynètes saisissantes, facilitant l'immersion. Aussi Nouvelle-Crobuzon est-elle à bien des égards la véritable héroïne de Perdido Street Station, à l'instar de l'Ambregris de Jeff VanderMeer dans La Cité des saints et des fous (on comprend d'autant mieux la parenté affichée sous l'étiquette New Weird), mais aussi, pour citer des œuvres moins ouvertement fantaisistes, du Londres de Michael Moorcock dans Mother London (peut-être plus encore que de celui de Neil Gaiman dans Neverwhere), voire du Northampton d'Alan Moore dans La Voix du feu (mais à vrai dire, pour ce qui est de ce dernier auteur, on pensera peut-être encore davantage à From Hell et à V pour Vendetta, notamment avec le personnage de Jacques l'Exauceur…). On y trouvera peut-être même un soupçon d'Ankh-Morpork, à l'occasion de quelques scènes particulièrement loufoques… Mais tout cela se tient parfaitement, et cette longue promenade est un vrai régal pour le lecteur, qui en vient, insidieusement, à s'intégrer à la population de Nouvelle-Crobuzon (thématique essentielle du roman que celle de l'intégration, notamment pour les personnages de Yag et de Lin).

Du moins ceci est-il vrai pour celui qui n'attend pas avant tout d'un roman de fantasy ou de S-F une action trépidante et sans temps mort. Le tronçonnage de la version française en deux volumes peut faire grincer des dents, mais il n'est clairement pas fait au hasard. Pour dire les choses franchement, dans le premier volume, il ne se passe à peu près rien : c'est un long prologue de près de 400 pages, permettant au lecteur de découvrir Nouvelle-Crobuzon et les personnages principaux (pas forcément très fouillés, d'ailleurs, à l'exception de Lin ; la domination de la ville ne s'en fait que plus sentir), tandis que l'intrigue ne se met que très lentement en place, par un jeu de coïncidences plus ou moins improbables, où, à la Brazil, le simple battement d'aile d'un papillon (si l'on ose dire !) génèrera progressivement le chaos apocalyptique du second volume, plaçant enfin l'aventure « héroïque » au premier plan, et reléguant Nouvelle-Crobuzon au simple rôle de cadre.

Dès lors, tout dépend de la sensibilité personnelle du lecteur, et de ses attentes. Ceux qui ne jurent que par l'action et la fluidité trouveront probablement l'exposition longue et laborieuse, au risque de les dissuader de s'attaquer au second volume ; d'autres — et j'avouerai que ce fut mon cas — regretteront au contraire que China Miéville sacrifie en fin de compte au romanesque et délaisse l'atmosphère à la fois picturale et vivante du premier volume au profit d'une trame finalement assez banale, et quasi « rôlistique » par moments. L'histoire n'est pas inintéressante, loin de là, et l'imagination de l'auteur tourne toujours à plein régime, mais l'effet est tout autre : les descriptions, tantôt longues, tantôt fragmentaires, participaient jusqu'alors de l'immersion du lecteur dans la fascinante Nouvelle-Crobuzon. Dans la seconde partie, le foisonnement d'idées géniales, à se noyer dans les sous intrigues, se révèle souvent frustrant. China Miéville saisit régulièrement le lecteur avec un concept intriguant, un personnage séduisant, un cadre précis, mais s'empresse bien trop vite de passer à autre chose ; une autre idée géniale, le plus souvent, certes. Mais l'on passe ainsi un peu trop souvent du coq à l'âne, dans un déferlement d'inventivité qui tient quelque peu de la fuite en avant. Et l'on en vient à regretter, parfois, de voir brusquement délaissé tel personnage auquel on s'était progressivement attaché, ou telle sous intrigue qui avait su nous accrocher, pour passer à tout autre chose, de plus ou moins vital à la narration. Au final, à accumuler rebondissements et digressions, le récit se fait feuilletonesque : cela peut séduire, d'autant que la richesse de l'univers l'autorise assurément, mais peut aussi donner, en fin de compte, le sentiment que l'auteur tire à la ligne… On ne s'ennuie pas, non, il y a trop de belles idées pour cela, mais on regrette parfois que l'auteur n'aille pas jusqu'au bout de ses idées, ne se maîtrise pas davantage, en somme.

Le style de China Miéville, coloré, ampoulé, parfois émouvant, non dénué d'humour, mais quelque peu lourd à l'occasion (et plus ou moins bien servi par la traduction de Nathalie Mège, dans l'ensemble excellente, mais qui trébuche çà et là sur des ruptures de ton incongrues ou des répétitions pénibles à l'oreille), renforce encore cette impression : les longues et riches descriptions de la première partie étaient tout à fait appropriées, souvent même remarquables, mais quand l'intrigue débute véritablement, la persistance de certains de ces traits d'écriture en vient souvent à nuire au rythme du récit en trop décomposant l'action ou en se livrant à de nouvelles digressions rendant l'ensemble confus.

On se gardera donc de faire de Perdido Street Station un chef-d'œuvre. Mais c'est assurément un livre qui mérite d'être lu : foisonnant, inventif, original, il est une remarquable invitation au voyage comme on n'en rencontre que trop rarement. Si, en refermant la dernière page, on ne peut s'empêcher de formuler quelques critiques, on n'en est pas moins convaincu du talent de créateur d'univers et de conteur de China Miéville. Il y a là, c'est certain, de quoi donner envie de lire sa production ultérieure, et de se replonger avec délice dans le sombre et superbe univers de Nouvelle-Crobuzon.

Le Roi des Rats

Lorsque paraît ce premier roman, en 1998, China Miéville est encore un débutant. À peine une poignée de nouvelles publiées. Mais toutefois, un parcours personnel qui le singularise déjà, avec notamment un engagement politique très marqué, et une passion pour la drum’n’bass. Deux aspects de sa vie qui vont se retrouver, à des degrés divers, au centre de cette œuvre de jeunesse.

Pour Saul Garamond, tout commence à Londres, un soir. Fatigué par de longues heures de train, il va directement se coucher, sans réveiller son père qu'il voit somnoler devant la télévision. À six heures du matin la police force l'entrée de son domicile, le tire du lit et l'arrête. Dans le salon, la fenêtre est brisée et au bas de l'immeuble, démembré par le choc de la chute, gît le vieil homme.

Immédiatement soupçonné de l'avoir défenestré, Saul est placé en garde à vue aux fins d'interrogatoire. On sait qu'il avait avec son père des rapports houleux. Les premières heures de sa captivité lui laissent tout le temps pour revenir sur leur relation père/fils qui s'était lentement délitée avec l'âge. Saul s'enfonçant dans l'indolence des espoirs déçus de la génération post-Thatcher, et le vieux syndicaliste candide se calcifiant autour des souvenirs des combats anciens et du morne constat de leur inutilité future.

C'est alors que se matérialise, dans la cellule où Saul est retenu, un étrange clochard. Son visage accroche l'ombre avec obstination, il pue les ordures et l'humidité, mais ses loques crasseuses, son grand manteau noir et ses rangers crottées le font ressembler à un seigneur de guerre. Un seigneur de la guerre urbaine. Lorsqu'il s'adresse à Saul, c'est par le truchement d'un chuchotement rauque qui semble venir de nulle part et explose littéralement aux oreilles du jeune homme. L'intrus se présente comme le roi des rats et lui révèle qu'il est son oncle. Il est venu ce soir, a déjoué l'attention des policiers en faction, pour sortir son neveu de ce mauvais pas et l'initier aux secrets de son nouveau peuple. À Saul de choisir s'il désire assumer devant la justice des hommes les conséquences d'un acte qu'il n'a pas commis, ou, s'il a le courage d'accepter l'héritage du sang, de partir rejoindre à tout jamais le demi-monde de l'ombre. Et il lui faut choisir vite. Très vite.

Ainsi donc, Saul va disparaître aux yeux des hommes — laissant derrière lui ses amis en proie à l'inquiétude — pour découvrir bien vite que les intentions du son « oncle » ne sont pas aussi pieuses qu'elles en avaient l'air, car une menace à la mesure des pouvoirs qui s'exercent dans ce Londres fantasmatique plane sur tous.

L'artifice de la ville alternative n'est pas neuf, et rien que pour Londres, deux autres auteurs vont, en l'espace de trois ans, y avoir recours. Neil Gaiman, évidemment, avec son Neverwhere, mais aussi Christopher Fowler avec La Ligue de Prométhée. Difficile donc, à la lecture de cette reprise tardive (l'édition française date de 2006) de s'affranchir d'une impression de déjà-vu. D'autant que Le Roi des rats n'a ni l'imagination débridée du premier, ni la pertinence glaciale du second. C'est un premier roman, honnête, relativement maîtrisé dans certains de ses aspects, mais lacunaire par d'autres. Aussi attachant qu'il peut — paradoxalement — être anecdotique. Sentiment renforcé par une traduction qui manque de rythme. Un comble pour cette histoire qui repose toute entière sur la musique, et surtout cette drum’n’bass qui a été la BO de la fin des années quatre-vingt-dix à Londres. Et sur ce point, au moins, China Miéville fait mouche. Certainement parce qu'il connaît bien le sujet. L'Angleterre qu'il dépeint au travers des tenants de cette sous-culture est convaincante. Dans une atmosphère qui n'est pas sans faire écho au Londres qui brûle des Clash, il dresse le portrait d'une génération désabusée, sédatée par les discours aussi lénifiants que formatés de ces travaillistes new look menés par Tony Blair. Une jeunesse sans repères, qui a préféré l'oubli sur les dance floors aux combats de leurs aînés. À cet égard, son actualisation du mythe du Joueur de flûte de Hamelin — le fameux Piper at the Gates Of Dawn du Floyd — tape juste. Intéressant de voir d'ailleurs avec quelle constance ce personnage sous-tend l'imaginaire anglais.

Mais alors que tous les ingrédients semblent réunis, y compris des personnages solidement campés, la sauce peine à prendre. L'histoire d'abord, cousue de fil blanc, bride l'intérêt. On attend sans impatience le dénouement convenu d'une quête initiatique revue à la lumière actinique des souterrains londoniens. Miéville, ensuite, pêche par ambition. Sans aller jusqu'au saugrenu, certaines scènes sont trop peu maîtrisées dans l'écriture pour laisser leur empreinte dans l'imagination du lecteur. Ainsi en va-t-il du climax du roman, dance party géante prise d'assaut par des millions d'araignées et de rats, auquel Miéville coupe court. Et le style enfin, franc et cherchant l'évocation, mais qui déroute, car on est loin de la flamboyance baroque de Perdido Street Station ou des Scarifiés. Normal, c'est un premier roman. Mais sorti trop tard sur le marché français, bien après ses successeurs, en regard desquels il fait, du coup, pâle figure.

Ne reste alors du Roi des rats que le souvenir, pas désagréable au fond, d'une lecture plaisante. Pas si mal, certes, mais eu égard à la grandiloquence fiévreuse par laquelle Miéville s'est imposé en France, on reste sur sa faim. Perplexe devant le caractère anodin de ce roman qu'on s'efforce déjà, la dernière page tournée, de ne pas oublier, puisqu'on en aime l'auteur. Une tâche qui a le goût de la dévotion fanique à défaut d'avoir celui de l'admiration sincère.

Le Serval Noir

Il était une fois Somerset Bienvenue, dit Som. Ethnolinguiste au Musée de l'Homme, c'est un grand spécialiste des langues africaines. Malheureusement, le succès du Musée des Arts Premiers du Quai Branly sonne le glas du Musée de l'Homme. De fait, il y a fort à parier qu'en ces temps d'austérité budgétaire, les jours du service de Som soient comptés. À moins qu'une découverte fondamentale n'inverse le cours fatidique des choses. Et c'est justement là qu'intervient une série d'événements qui tombent plus ou moins à pic. D'abord, la trouvaille d'un Prix Nobel de physique, Parchak, qui a inventé une machine permettant de restituer les ondulations vibratoires du son, ondulations susceptibles de se trouver dans n'importe quel objet, et ce à travers le temps, à l'instar des carottes de glace qui capturent l'atmosphère d'une époque. Or, voilà qu'une poterie kenyane pourrait bien avoir capté un dialogue dans une langue très proche de la langue originelle, mère de toutes les langues, mortes et parlées… Malheureusement pour Som, le président Bush III souhaite envahir le Kenya. Les Américains se sont en effet mis en tête de sauvegarder coûte que coûte la nature et les espaces sauvages. C'est donc pour sauvegarder la faune et la flore kenyane que les USA s'apprêtent à l'invasion. Echaudé par le pillage du Musée de Bagdad, Som va s'embarquer pour l'Afrique dans le but de récupérer la fameuse poterie. Car en effet, quoi de mieux qu'un pas décisif dans la quête de la langue originelle pour sauver son département ?

La quatrième de couverture nous parle d'Indiana Jones : force est de remarquer que Som n'a pas grand-chose à voir avec l'intrépide universitaire. Et que le roman est d'ailleurs moins palpitant qu'un Indiana Jones, si l'on excepte le dernier des quatre films, exécrable. Ceci étant, on ne peut pas non plus dire que Le Serval noir soit un mauvais livre, ni même un livre raté. On a plus l'impression d'avoir affaire à un livre assez touffu qui aurait largement mérité un retravail de la part de l'éditeur. Ainsi la quatrième partie, qui aurait très bien pu être supprimée tant elle est superflue. Que Somerset parte à la recherche de son père, pourquoi pas ? Il a bien trouvé sa poterie… Sauf que ça ne marche pas. Cette longue parenthèse n'apporte rien à l'intrigue, ni en bien, ni en mal. Oui, pas de doute : un bon dégraissage s'imposait.

Coté background, l'auteur ne nous situe pas vraiment dans la chronologie. Nous sommes dans un futur assez proche, mais sans aucune date. Quant au contexte international, et surtout politique, il aurait fallu le creuser davantage. Affirmer par exemple que les USA veulent envahir le Kenya pour sauvegarder les réserves naturelles est un peu court. Une guerre pour un prétexte aussi léger cache sans doute des enjeux stratégiques inavoués, comme la frontière du pays avec la Somalie… Le roman aurait gagné à mieux présenter, à étoffer les enjeux. Même s'il est vrai que les Américains s'embarrassent assez peu de justifications plausibles pour lancer des guerres, comme on l'a vu avec l'Irak…

Tout est cependant loin d'être négatif dans ce roman. Côté positif, il faut reconnaître que l'auteur sait maintenir l'intérêt de ses lecteurs en dépit de thèmes a priori arides. L'ethnolinguistique n'est pas ma tasse de thé, la linguistique encore moins. Pourtant, les passages où Marc Vassart parle des langues africaines ou de la généalogie des langues sont passionnants. L'auteur se montre aussi joliment lyrique quand il évoque l'Afrique, surtout quand il se dégage de la politique. Car même si l'on ne peut qu'avoir de la sympathie pour sa dénonciation de la misère, de l'exploitation et de l'abandon du Continent noir, ses digressions politiques sont, elles, en revanche, assez lourdingues. Encore une occasion perdue de dégraisser un peu…

Bref, et malgré des défauts évidents, Le Serval noir ne manque pas de qualités. S'inscrivant dans la grande mode de l'anticipation sociale et politique, il se situe plutôt dans le haut du panier — même s'il est vrai qu'on peut lire tout et surtout n'importe quoi en la matière. Un roman sympathique, en somme, à défaut de mieux. À défaut surtout de trancher entre le coté divertissement, aventure, et l'aspect intellectuel. Le mélange entre les deux relève d'une délicate alchimie, que certains auteurs ont su atteindre, comme Delany avec Babel 17, ou encore Ian Watson dans L'Enchâssement. Marc Vassart, lui, n'y parvient pas, se retrouvant de fait le cul entre deux chaises. Tout le tort n'en revient peut-être pas forcément à l'auteur. Le Diable Vauvert n'a manifestement pas fait son boulot sur le manuscrit, on l'a dit, ce qui est regrettable car le potentiel est là. Reste un agréable divertissement, qui pose qui plus est quelques bonnes questions et problématiques… tout en demeurant boiteux. Dommage, donc, mais certainement pas pour autant catastrophique.

La Forêt de Cristal

Le docteur Sanders travaille dans une léproserie à Fort Isabelle, Cameroun. Il est sans nouvelle de ses anciens collègues, Max et Suzanne Clair, depuis leur départ pour Mont Royal, n'était une unique et étrange lettre de cette dernière. C'est donc à la fois par curiosité, mais aussi pour retrouver Suzanne, son ex-maîtresse, qu'il décide de s'embarquer à destination de Mont Royal. Sanders est alors très loin d'imaginer ce qu'il va découvrir au cours de ce simple voyage dans la jungle camerounaise. Car c'est toute la forêt, la faune comme la flore, qui se retrouve mystérieusement prise dans une gangue de cristal. Le mal s'étend sans que rien ne parvienne à l'enrayer. Les scientifiques envoyés sur place n'y comprennent rien…

Le cycle apocalyptique de Ballard se clôt donc par ce bel hommage à Joseph Conrad et son Cœur des ténèbres ; un roman qui s'impose comme le plus abouti, et assurément le plus poétique de la tétralogie. L'alternance entre les scènes d'action et les somptueuses évocations de la forêt accentue encore le coté mystérieux et surtout envoûtant du livre. L'opposition entre les péripéties ridicules des personnages et le calme majestueux de la forêt révèle la profonde apathie de l'homme, dépassé et dérisoire face à cette cristallisation. L'homme n'a finalement que peu d'intérêt, et surtout aucun avenir.

On aurait cependant tort de limiter La Forêt de cristal à un hommage de Ballard à la S-F old school. S'il se coule dans le moule du roman catastrophe britannique classique, façon John Wyndham ou John Christopher, ce n'est que pour mieux le faire exploser, le subvertir. À l'écroulement de la civilisation et aux tentatives plus ou moins heureuses de survie, il oppose une vision bien plus égoïste. Sanders part simplement à la recherche de son ex. L'errance du héros est donc purement détachée du destin de l'humanité et de la vie sur Terre. Il ne songe qu'à lui, se fout complètement de l'avenir de l'humanité ou de la vie sur Terre. Les gesticulations de Sanders et des autres personnages, à commencer par le prêtre apostat, sont aussi ridicules que dérisoires. Ils ne sont finalement que des personnages secondaires. Car tout vient du paysage et y revient sans cesse. Il est à la fois le sujet et le véritable témoin de l'apocalypse. À tel point que l'on pourrait presque davantage parler de mutant que d'apocalypse. Des pôles tropicaux du Monde englouti au désert de Sécheresse, jusqu'à la présente cristallisation de la jungle, tout, dans les apocalypses ballardiennes, est prétexte à une errance lyrique au milieu d'une Terre soudainement devenue inhospitalière. L'influence de Julien Gracq est très nette, et il est difficile de ne pas voir dans cette jungle cristallisée, comme dans celle du Monde englouti, une réminiscence de la forêt d'Argol.

Cette Forêt de cristal est également le roman le plus ouvertement science-fictif de Ballard. Le mal étrange semble venir de l'espace lointain, où le temps s'est épuisé. De fait, si dans Sécheresse l'homme devait avant tout s'en prendre à lui-même, il en va différemment ici. Il est d'ailleurs difficile de ne pas penser à « Mémoires de l'ère spatiale » (magnifique nouvelle au sommaire du recueil Fièvre guerrière — Fayard). Là encore, on retrouve l'errance au milieu d'une Terre à la temporalité complètement déglinguée. Dans ce court récit, le temps peut s'écouler avec une extrême lenteur ou une effrayante rapidité, les secondes durer des jours et inversement. Sauf que dans La Forêt de cristal, tout se fige irrémédiablement. Il n'y a plus d'urgence, puisqu'il n'y a plus de temps, donc plus d'avenir. Comme dans Le Monde englouti, l'homme est dépassé par des phénomènes cosmiques qu'il est incapable de contrôler, et sur lesquels il ne peut même pas espérer influer. L'échec patent des scientifiques à extraire le cristal d'une fougère nous le rappelle cruellement.

La Forêt de cristal est un livre bigrement intéressant. Incontournable, même, auquel la présente édition rend justice par l'entremise d'une nouvelle traduction, impeccable et bienvenue, signée Michel Pagel. Nouvelle traduction à laquelle s'ajoute une indispensable bibliographie par Alain Sprauel en fin de volume, un travail qui montre combien Ballard, aux côtés de Dick et quelques autres, est l'un des auteurs les plus traduits en France. Au-delà de cette simple anecdote, cette bibliographie permet surtout de situer La Forêt de cristal dans l'œuvre de l'auteur. On réalise ainsi à quel point il s'agit là d'un roman pivot. À la différence des autres apocalypses, La Forêt de cristal est la première œuvre ouvertement picturale de Ballard, directement inspirée de L'Ile des morts d'Arnold Böcklin. Ce roman anticipe donc pleinement les expérimentations ultérieures réunies dans La Foire aux atrocités, même si on y retrouve également, déjà, le personnage du médecin, récurrent s'il en est dans les romans de l'auteur, jusqu'à Millenium people. On l'aura compris, il est difficile de trouver le moindre défaut à la présente édition (jusqu'à la très belle couverture de Vincent Froissard) : pas même une coquille !

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