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El Gordo

Voici quelques années que Xavier Mauméjean ne nous avait donné de ses fictionnelles nouvelles, son roman précédent, La Société des faux visages (cf. Bifrost n° 88), datant de 2017. Un lustre au cours duquel l’auteur a avant tout mené une active carrière d’essayiste, avec entre autres un conséquent ouvrage consacré à l’artiste « outsider » Henry Darger (cf. Bifrost n° 102). C’est donc une manière de retour à l’Imaginaire, qui plus est en pleine forme, que marque pour Xavier Mauméjean la publication d’El Gordo, en cet automne 2022. Car c’est une fort belle chimère littéraire que l’auteur compose avec ce roman, fidèle en cela à sa conception, à la fois érudite et métisse, de l’Imaginaire. Pour celles et ceux ne l’ayant point encore goûtée, rappelons qu’il s’agit de relire une Histoire réellement advenue (ici, celle de la guerre qui déchira l’Espagne entre 1936 et 1939) à l’aune d’un prisme fictif composite, agençant avec un grand plaisir narratif des figures et motifs de la culture la plus considérée comme de la plus populaire.

Soit une séduisante synthèse dont les protagonistes d’El Gordo constituent, chacun à leur manière, les exemplaires incarnations. Le roman met en scène les aventures, à travers l’Espagne de 1936, de deux garçonnets : le disert William, sujet prépubère de sa Gracieuse Majesté, et le muet Passe-Montagne, d’origine parfaitement inconnue, ainsi surnommé du fait de son indéfectible attachement à son couvre-chef laineux. Quant à savoir ce que ledit Passe-Montagne est venu faire dans une péninsule ibérique à feu et à sang, lecteurs et lectrices ne le sauront jamais. Claires en revanche sont les motivations de William, sans pour autant être communes. Le jeune Anglais ne s’est en effet pas rendu en Espagne tel Eric Blair (alias George Orwell) pour prendre part à la guerre, mais pour y récupérer le considérable gain d’un heureux billet de la loterie espagnole. Nullement égoïste, l’entreprise de William revêt d’inédites allures chevaleresques, car ledit billet gagnant (surnommé « El Gordo », c’est-à-dire « le gros lot ») appartenait au défunt père de Sweet, la jeune fille dont il est innocemment épris. N’ayant pour armure que des culottes courtes évoquant celles de Bennett et autres héros enfantins d’Anthony Buckeridge, William s’érige ainsi en anachronique paladin au cœur d’une Espagne du XXe siècle déchiquetée par des orages d’acier et d’idéologie, où la chevalerie n’est définitivement plus de mise. Déjà prégnant, le cousinage de William avec l’hidalgo décalé de Cervantes (sous le patronage duquel Xavier Mauméjean place liminairement El Gordo) devient encore plus manifeste après que se soit attaché à lui (à moins que ce ne soit l’inverse) le coi et débrouillard Passe-Montagne. Ce dernier s’affirmant comme un croisement assez extraordinaire entre l’ibère Sancho Panza de Don Quichotte et les ketjes (ou gamins, en bruxellois dans le texte) de Quick et Flupke d’Hergé…

… car si El Gordo convoque nombre de références littéraires (à celles déjà citées, et selon un même œcuménisme transgénérique, on pourrait ajouter le drame shakespearien et les chroniques guerrières de Sven Hassel), c’est peut-être aux bandes dessinées de Hergé qu’il doit in fine le plus. Sorte de relecture hardcore de Tintin (avec en guise de principal méchant le très réel et « surfasciste » Julius Evola), El Gordo se réapproprie les caractéristiques essentielles des aventures géopolitiques du reporter à la houppette, dressant ainsi un portrait aussi enlevé que saisissant de l’âge des extrêmes dont l’Espagne fut l’un des terrifiants théâtres…

Carnum

Amateurs et amatrices de Christophe Carpentier se rappelleront que cette figure à la fois singulière et passionnante de la SF francophone avait emprunté une nouvelle voie formelle avec L’Homme-canon. C’est-à-dire celle plus théâtrale que romanesque d’une anticipation développant son imaginaire spéculatif par le biais du seul dialogue, organisé à la manière d’une pièce en scènes, elles-mêmes émaillées de didascalies. Pour celles et ceux encore ignorants de cette nouvelle manière carpentérienne, et craignant peut-être qu’elle n’empèse son propos science-fictionnel par quelque raide artificialité, l’on précisera que, tout comme la lecture de L’Homme-canon, celle de Carnum s’avère des plus acidement réjouissantes. Avec ce nouvel opus, Christophe Carpentier demeure heureusement fidèle au style d’une modernité enlevée et distanciée dont il faisait montre dans le précédent. L’auteur continue à se réapproprier avec une ironie redoutablement mordante (vu le sujet de Carnum, on s’autorisera le jeu de mots…) les codes et formules consensuels du stand-up ou bien encore de la shortcom. Sous sa plume affutée, ceux-là deviennent autant d’armes littéraires d’une irrésistible efficacité, mises au service d’une corrosive prospective. Un peu comme si les univers télévisuels et lénitifs d’Un gars, une fille et autre Scènes de ménage étaient relus à l’aune de l’univers, rien moins que rassérénant, de J.G. Ballard…

S’inscrivant dans un futur fort proche, à moins qu’il ne s’agisse d’un présent alternatif, Carnum met en scène Jérôme, un chef d’entreprise qui bascule purement et profondément dans la dépression, après avoir quitté sa femme, puis vu s’évanouir les bribes ultimes d’un sens du business ayant autrefois fait de lui une star entrepreneuriale. Devenu une sorte de mélancolique houellebecquien (l’une des références revendiquées de Christophe Carpentier), l’ex très grand patron tutoie dès lors dangereusement la clochardisation, jusqu’à sa décisive rencontre avec Edwige – une chirurgienne reconnue, spécialisée en traumatologie. Et c’est pourtant cette praticienne qui va redonner à Jérôme le goût d’entreprendre, en lui proposant une inédite et pour le moins troublante extension du domaine des affaires. S’étant auto-initiée à l’anthropophagie après avoir goûté un peu d’un pied d’enfant récupéré à la suite d’une amputation, Edwige a connu une épiphanie gustative sans précédent… Persuadée que la consommation de la viande humaine représente un extraordinaire potentiel commercial, elle ne tarde pas à en convaincre Jérôme. Ainsi associés, la chirurgienne et le patron adeptes d’un cannibalisme, précisons-le, non homicide et librement consenti vont s’engager dans une très inhabituelle et très lucrative aventure économique. Et qui se muera peu à peu en révolution anthropologique…

Empruntant les voies des sciences économiques ou encore celle de la sociologie, la futurologie fictive de Carnum développe une fine et effrayante réflexion sur un (très) possible devenir du capitalisme. Et ce, à coup d’éclats d’un rire grinçant qui fait de Christophe Carpentier le contemporain continuateur de Swift, l’auteur lui aussi d’un « bon usage du cannibalisme » avec sa fameuse Modeste proposition pour empêcher les enfants des pauvres d’être à la charge de leurs parents ou de leur pays et pour les rendre utiles au public.

La Vie alien

Y a-t-il une vie dans les étoiles ? Et si oui, sous quelle forme existe-t-elle ? Où peut-elle se nicher ? Que vous soyez juste curieux, amateur d’astrophysique et/ou de science-fiction, voire simplement rêveur, ces questions vous ont sans doute traversé l’esprit quand vous levez le nez en l’air, la nuit. Ce nouvel opus de la collection « Parallaxe », La Vie alien, se propose de donner diverses pistes de réponses auxdites questions. Avec, à chaque fois, des allers-retours entre le monde réel tel qu’on le connaît et des œuvres de fiction (livres ou films principalement), selon le principe bien connu de cette collection. Les première et deuxième parties, rédigées par Roland Lehoucq, abordent l’infiniment grand : formation d’une étoile (ou de plusieurs cheminant de concert dans l’espace) et de son système planétaire, des planètes du système en question, de leurs satellites, etc. Avec à chaque fois les conséquences physiques, mais aussi intellectuelles, qu’emplacement et composition des corps célestes pourraient avoir sur les formes de vies qu’ils sont susceptibles d’héberger. Une vie née au milieu d’un amas d’étoiles, sur une planète à la gravité imposante ou avec plusieurs satellites naturels, n’aurait pas la même physionomie, ni même les mêmes curiosités intellectuelles ou croyances… La troisième partie, par Jean-Sébastien Steyer, s’intéresse au vivant dans son ensemble, et pas uniquement à une espèce sentiente potentiellement capable d’interagir avec des êtres humains. Là aussi, la définition de ce qu’est le vivant, ou des capacités de communications et d’interactions entre espèces, telles qu’elles existent actuellement, dépassent souvent ce qu’a pu imaginer la fiction. Enfin, les trois derniers textes, écrits par un scientifique et deux auteurs de science-fiction (respectivement Willy Ley, Hal Clement et Laurent Genefort), à plusieurs décennies d’écarts, expliquent comment élaborer des aliens crédibles dans ses récits. Si chaque auteur aura une méthode différente, tous s’appuient sur l’état des sciences de leur époque (et les domaines scientifiques à la mode de leur temps – modes qui ont bien changé entre le milieu du XXe siècle et le XXIe siècle), sans oublier des exemples fictifs.

Pour une collection ambitionnant de « faire dialoguer science et science-fiction », force est de constater que La Vie alien est une réussite. Venus d’horizons divers, les auteurs ont tous parfaitement joué le jeu en mêlant ce que l’on sait, ce qui a été imaginé (avec ses avantages et ses incohérences), et ce qu’on peut imaginer (en attendant peut-être de rencontrer des aliens). Le tout en demeurant accessible, sans obliger sans cesse le lecteur à se replonger dans un dictionnaire ou un manuel scolaire. Le seul bémol, à la lecture en version papier, est le positionnement des notes à la fin de chaque grand chapitre plutôt qu’en bas de pages ou en toute fin d’ouvrage. Un parti pris qui oblige à multiplier les marque-pages et les allers-retours, et freine la lecture.

L'Île de Silicium

La science-fiction chinoise ne se limite pas à Liu Cixin et au Problème à trois corps. Il existe bien d’autres auteurs œuvrant dans des styles différents. À l’image de Chen Qiufan, notamment, choisi par Rivages pour être le titre initial d’une nouvelle collection dédiée à l’Imaginaire (une de plus, principalement SF et fantastique d’après les textes annoncés pour 2023). Premier roman de son auteur, L’Île de silicium, écrit en 2013, garde fermement les pieds sur terre. Il nous projette dans un futur proche, sur une île au sud de la Chine, non loin de Hong Kong, et servant de décharge et de centre de retraitement à ciel ouvert des détritus électroniques venus du monde entier. Sur l’île nommée Silicium, tellement polluée que l’eau potable y est une denrée rare, acheminée à grands frais tous les jours, trois clans se partagent les recettes de cette industrie du recyclage ; ces insulaires méprisent les « déchetiers », migrants venus du reste de la Chine, employés comme main-d’œuvre à bas coût et dont la vie n’a finalement que peu de valeur. Dans un futur où les prothèses remplacent membres et organes, et où toutes sortes d’implants, de lunettes et de tatouages assurent une connexion permanente, Silicium, classée « zone à débit restreint », fait figure de parent pauvre de la grande famille des nations. Insulaires comme déchetiers survivent à coup de bidouillages, souvent au péril de leur santé, physique comme mentale. Quand Xiaomi, déchetière sans particularité, trouve une prothèse médicale étrange, elle va déclencher une cascade d’événements qui vont attiser la convoitise des clans et de mystérieux investisseurs américains…

Avec L’Île de Silicium, Chen Qiufan signe un polar cyberpunk classique, et dans ses enjeux, et dans sa trame. On pourrait presque dire que le polar est dans son jus, tant il rappelle certains textes, et surtout certains mangas et animes cyberpunks des années 90 (Gunnm, Ghost in the Shell ou Neon Genesis Evangelion pour les plus évidents). Mais… passée une exposition en première partie qui prend son temps pour bien présenter les personnages et les enjeux, il se révèle vite prenant et se dévore assez rapidement. Le mélange entre le côté anticipation et les coutumes et croyances chinoises aboutit à une conclusion surprenante pour les lecteurs occidentaux. Et à travers le prisme d’une histoire se déroulant dans le futur, Chen Qiufan nous parle de plusieurs réalités bien présentes que nous ne voulons pas forcément voir : comment l’Occident sous-traite le problème de ses déchets à d’autres avec les conséquences écologiques et sanitaires que cela entraîne, la surveillance permanente d’une population chinoise hyperconnectée, qu’elle le veuille ou non, et l’existence d’une migration interne importante avec des déclassements et des affrontements économiques sanglants.

Apocalypse blanche

Une apocalypse due à des mégaséismes tout autour du globe ? L’émergence de chaînes de montagnes donc les sommets percent la stratosphère (de 6 à 9 km de hauteur vers les pôles, à 12 km de hauteur en moyenne) ? Et des survivants fondus d’alpinisme ? Et une intrigue policière en plus ? Le tout entre Chamonix et l’Alaska ? Sur le papier, Apocalypse blanche de Jacques Amblard, roman présenté par l’éditeur comme un « polar grinçant, une ode aux bêtes, une comédie écologique aux envolées poétiques, de l’alpinisme d’anticipation », a de quoi intriguer. Dans les faits, gageons qu’il divisera surtout les lecteurs. Certains vont être happés par l’histoire, par l’ivresse des cimes, par l’enquête elle-même et le désir de comprendre le narrateur et son incroyable passivité par rapport à ce qui lui arrive. Celle-ci s’explique par ses rapports avec son père, « le vieux » adepte de l’alpinisme dans le plus simple appareil, puis avec d’autres figures paternelles assez malsaines (Chris tueur de chats et grimpeur vedette par exemple), mais elle reste assez pesante. D’autres encore vont aimer les néologismes inventés par l’auteur, et certaines situations rocambolesques. Mais d’autres vont simplement décrocher face au texte. Trop d’alpinisme pour qui ne connaît pas la grimpe, trop de scatologie, trop d’onomatopées (les « hi hii » du narrateur deviennent très vite insupportables), trop d’invraisemblances, trop de longueurs, trop, quoi…

Et c’est là le souci d’Apocalypse blanche : le texte proposé par Jacques Amblard est comme une raclette particulièrement copieuse où se mêlent fromage fondu, charcuteries multiples, patates chaudes et légumes variés, le tout généreusement arrosé de vin. Si vous avez faim de ce type de récit et êtes prêts à avancer pas à pas, en vous laissant surprendre à chaque paragraphe par l’auteur, alors ce livre est pour vous. En revanche, si vous n’avez pas de temps de cerveau disponible pour accueillir favorablement ses élucubrations sublimes, vous risquez de passer à côté (et de vous faire une bonne tendinite eu égard au pavé qu’il représente).

Unity

Les imaginaires post-apocalyptiques ont de nos jours la cote et le décor de Unity rattache bel et bien ce roman à ce fonds sans doute trop riche. Milieu du XXIIe siècle, autant dire demain. La Terre est devenue bien peu habitable, à force de réchauffement climatique et de guerres nucléaires ou biologiques. Pourtant la civilisation se maintient, non plus tenue à bout de bras par les ultimes héritiers des États-nations, mais par des formes de coopération – dont le commerce et la culture – et au fond, par les forces conjuguées de l’habitude et du désespoir. Le pire est à venir, bien sûr, sous la forme d’un conflit nanotechnologique imminent promettant son ultime transformation à la planète à travers le scénario de la gelée grise, nommée ici « le Gris » : une issue cauchemardesque mais vraisemblable, puisque les derniers acteurs d’envergure étatique sont engagés dans une guerre de moins en moins froide. En 1962, les acteurs de la crise de Cuba voyaient leur rationalité soutenue par leurs incertitudes : en 2159, et selon Elly Bangs, la succession des catastrophes vient faire de la raison un ennemi de la survie du plus grand nombre, puisque l’expérience montre « que l’apocalypse a déjà eu lieu » et « qu’il est possible d’en tirer parti » : alors, pourquoi la redouter ?

Indissociable de ce thème post-apocalyptique – puisqu’ils sont proclamés en même temps dès la deuxième page du roman – est celui de la post-humanité, qui semble définir au fond beaucoup mieux Unity. Dans ce futur de cauchemar, l’espèce humaine continue à s’interroger quant à sa nature et à la relation toujours plus poussée qu’elle entretient avec ses outils. Si les aquapoles ne sont que des variations sur le thème de l’habitat humain (enclore un espace afin d’en maîtriser au mieux l’environnement), la citation des implants cybernétiques se révèle plus audacieuse puisqu’elle permet aux individus de s’interfacer avec un Internet amélioré, ou d’augmenter leurs performances, par exemple au tir. Bien qu’au bord de l’extinction, l’humanité ne renonce par conséquent pas à envisager sa propre évolution – et elle le fait d’autant moins que certains de ses représentants vont bien plus loin que d’autres sur ce chemin sans fin. L’unité à laquelle fait référence le titre est en réalité celle d’un individu multiple, dont la nature est affirmée dès les premières pages, qui, à la faveur d’une percée scientifique, devient capable d’hybrider ses souvenirs et sa conscience avec ceux des autres. Elly Bangs ne tombe toutefois pas dans le piège qui consisterait à faire de cette étonnante idée une panacée : réécrire la mémoire des gens a plusieurs implications possibles, et il en est certaines qui sont horrifiantes par leur stérilité – ce qui oppose au personnage de Danaë au moins deux ennemis terrifiants.

L’espèce humaine ordinaire ayant failli dans sa gestion du monde, il devient peu à peu évident au lecteur que la solution, s’il en est une, viendra des personnages qui assument et comprennent leur propre post-humanité. La leçon pourrait se résumer par les simplistes l’union fait la force et tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir – et pourtant, elle reste belle et convaincante car assez originale en SF contemporaine. Elly Bangs signe donc ici un roman de SF important et d’une belle ambition : bravo !

Le Nez-boussole d’Ulfänt Banderõz

Ce livre s’ouvre par une préface de Simmons lui-même, où il révèle sa source d’inspiration pour ce court roman : le cycle de la « Terre mourante », signé Jack Vance, dont il explicite par ailleurs les circonstances de la découverte qu’il en fit adolescent. C’est la raison pour laquelle Le Nez-boussole d’Ulfänt Banderõz, publié en 2013 en VO, se qualifie comme pastiche, à savoir une imitation assumée d’un texte plus ancien. Le lecteur de Vance et connaisseur du cycle en question devrait prendre du plaisir à participer au voyage en nostalgie que s’offre Simmons ; pour d’autres, il sera possible, dès les premières pages, de se sentir comme dans l’Yragaël de Druillet et Demuth.

Le décor n’est autre que cette Terre mourante célébrée par Vance : moins qu’une expression, c’est bien le nom de la planète dans ce futur si lointain que son Soleil est devenu rouge et enflé ; elle est encore la demeure d’un certain nombre d’êtres humains, bien que pour certains passés à la moulinette de l’évolution ou des manipulations génétiques, mais elle abrite aussi des entités d’ordre supérieur, et surtout des ruines qui témoignent d’un passé brillant quoique désormais obscur. Si cette Terre est dite mourante, ce n’est pas tant parce qu’elle est ancienne – d’ailleurs, bon nombre de ses habitants semblent avoir plus ou moins vaincu la mort —, mais parce qu’elle a tout vu et tout enduré. Voyager à sa surface, c’est observer les restes incompréhensibles d’une gloire vieille de centaines de millions d’années, ce qui en fait une vanité à taille planétaire ! S’y trouve, quelque part, une bibliothèque du savoir magique rassemblée par un certain Ulfänt Banderõz, et dont le contrôle excite les convoitises – parce que, peut-être et entre autres choses, il s’y trouverait une façon de ralentir la mort de la Terre.

On sait que Dan Simmons a eu par ailleurs l’occasion de s’intéresser aux questions liées au temps et à son passage : ce n’est donc pas inattendu de le voir jouer à son propre jeu sur ce terrain qui n’est pas le sien. Si les personnages qu’il fait voyager sur la Terre mourante sont dignes dans leur apparence et leurs caractères des pages de Vance – à tel point que l’on pourrait par moments se croire quelque part sur Tschaï –, leur comportement et leurs calculs, quant à eux, relèvent bel et bien de l’écriture de Simmons. Ainsi le diaboliste Shrue, qui tient le rôle principal et dirige en fait la quête pour la bibliothèque d’Ulfänt Banderõz, est un personnage haut en couleur, antipathique et sympathique à la fois, comme seuls savent l’être certains personnages de Simmons. Il est difficile de ne pas penser ici aux voyages d’envergure interstellaire qui caractérisent les « Cantos d’Hypérion », ni au thème de la mort de la Terre qui en constitue l’un des arguments… Le rôle de la préface déjà évoquée s’avère donc multiple : on finit par comprendre, au fond, que Le Nez-boussole d’Ulfänt Banderõz apporte une précieuse et singulière clé d’interprétation de l’œuvre majeure de Simmons, rien de moins.

Il est en tout cas certain que l’auteur s’est fait plaisir à revisiter à sa façon les souvenirs de ses premières excursions littéraires en Imaginaire : que le lecteur se réjouisse, car le voyage en est d’autant plus beau et passionnant !

Aux origines de la pop culture

En France, l’immédiat après-guerre vit fleurir quantité de maisons d’édition, souvent éphémères, parmi lesquelles deux se montrèrent particulièrement prospères et innovantes : les Presses de la Cité et le Fleuve Noir, qui finirent par unir leurs destinées en 1963. Hachette avait alors le monopole de la distribution en librairie et, pour survivre, les deux nouveaux venus devaient non seulement se distinguer des éditeurs en place, mais aussi échapper à l’emprise de « la Pieuvre verte ». Dans ce but, ils choisirent comme points de vente les petits commerces puis les grands magasins, et, surtout, se forgèrent une identité contrastant fortement avec celle de leurs concurrents « légitimés » : aux Presses de la Cité les best-sellers et les romans populaires, le plus souvent importés des USA, au Fleuve Noir une brassée de collections, tout aussi populaires, animées par une écurie d’auteurs français.

Ce livre retrace la genèse puis l’évolution de ces deux éditeurs, des origines à nos jours, en détaillant les crises qui les ont secoués et qui ont rythmé leur histoire parfois chaotique. Déjà connus pour des ouvrages portant sur la littérature populaire, les auteurs ont bénéficié d’un accès aux archives des Presses comme du Fleuve – du moins à celles qui ont survécu –, mais aussi de certains de leurs auteurs. Loin de se consacrer aux seules vedettes – Frédéric Dard, Georges Simenon, Jean Bruce… –, ils examinent de près des auteurs parfois oubliés aujourd’hui, mais dont l’importance à l’époque était considérable (Paul Kenny).

Autant le dire tout de suite, il est surtout question côté Fleuve Noir des collections « Policier » et « Espionnage », « Anticipation » n’ayant droit qu’à la portion congrue. De façon générale, on peut reprocher sa brièveté à cet ouvrage, en espérant toutefois qu’il ne s’agit que de l’esquisse d’un projet de plus grande ampleur. Toujours est-il que les parties consacrées aux flics et aux barbouzes sont passionnantes, en ce sens qu’elles donnent une bonne idée des enjeux idéologiques des Trente Glorieuses et de la décolonisation.

Ce qui frappe, une fois terminée la lecture d’Aux origines de la pop culture, c’est le parallèle que l’on peut faire avec d’autres structures éditoriales dans des contextes fort différents : les éditions Dupuis dans celui de la bande dessinée franco-belge, et les Marvel Comics dans celui des comics américains. Dans tous les cas, on a une entreprise familiale qui, au fil de sa progression, passe de l’artisanat à l’industrie, puis se retrouve engloutie par une corporation dont elle finit par devenir un rouage, certes utile mais tout à fait secondaire, du simple fait que les enjeux ont changé : ce qui aujourd’hui passe au premier plan, ce n’est pas le livre mais le cinéma, la télévision et les jeux vidéo. Comme le remarquent Artiaga et Letourneux, il est significatif que le Fleuve Noir, au moment où ses collections de romans français périclitaient, se soit lancé dans les novelisations de séries télé.

Mais la structure même de son fonctionnement laissait présager une telle évolution : que ce soit dans les registres du policier, de l’espionnage ou de l’anticipation, l’éditeur ne souhaitait pas tant développer des auteurs que se constituer une écurie de « fournisseurs de contenu », comme on ne disait pas encore. Pour l’écrivain – « le forçat de l’Underwood », dixit Gilles Maurice-Dumoulin –, c’était là une situation confortable s’il assurait une production régulière, mais il pouvait être brutalement remercié quand il ne correspondait plus aux besoins de l’éditeur.

C’est ainsi que, dans le domaine de la SF, on a vu au tournant des années 1980 disparaître du catalogue des « historiques » comme Richard-Bessière, Maurice Limat et Jimmy Guieu, et, une quinzaine d’années plus tard, la collection « Anticipation » elle-même passer à la trappe, laissant sur le carreau ce qu’on a appelé la « génération perdue » (Wagner, Pagel, Ecken…).

Un livre vivement recommandé, ne serait-ce que pour les révélations qu’il dispense grâce à une exploitation intelligente des archives, et pour les documents internes qu’il propose. Quant à savoir ce que la littérature de SF peut retirer de cette « pop culture inepte et marketée en vue d’un marché monde abêtisé à des fins mercantiles », en Bifrosty la question est tranchée depuis longtemps.

Le Temps des sorcières

Le Temps des Sorcières est l’histoire des sœurs Eastwood : Bella, Agnès et Genièvre, trois gamines qui ont grandi ensemble dans l’Amérique de la fin du XIXe siècle, loin de la ville, dans l’absence d’une mère morte en couches, la présence d’un père brutal, et la bienveillance d’une grand-mère un peu sorcière qui les a initiées à la magie. Les années passant et la violence paternelle ne connaissant ni trêve ni limite, les trois sœurs vont l’une après l’autre fuir la maison familiale, brisant ainsi les liens qui les unissaient jusqu’alors. Sans nouvelles les unes des autres, elles se retrouvent pourtant des années plus tard, et par le plus grand des hasards, à New Salem, précisément au moment où un phénomène surnaturel sème la panique en ville. Pour la pieuse population locale, il ne peut s’agir que d’une manifestation maléfique. Les sœurs Eastwood y voient plutôt l’opportunité de rendre aux femmes un pouvoir qui leur a été trop longtemps confisqué.

Le Temps des sorcières est un roman qui entretient un bon nombre de points communs avec son enthousiasmant prédécesseur, Les Dix mille Portes de January (cf. Bifrost n° 105), à commencer par son contexte historique. Mais Alix E. Harrow insiste cette fois davantage encore sur les luttes sociales de l’époque, le mouvement des suffragettes réclamant le droit de vote, les conditions de travail iniques des ouvrières et, plus généralement, le peu de place accordé aux femmes dans cette société en plein essor. La sorcellerie, telle que la conçoit l’autrice, se situe aux antipodes de l’image négative que les fictions ont longtemps véhiculée. Elle est non seulement une source d’émancipation et de (contre) pouvoir, mais avant tout un savoir et une culture qu’il convient de préserver et de transmettre de génération en génération, à travers les livres, les chansons, la tradition orale, toutes ces histoires qui prolifèrent au sein du récit (formules magiques aux airs de comptines, variantes de contes célèbres, ici signées Charlotte Perrault ou les sœurs Grimm). La sorcellerie y est l’exacte opposée de l’ignorance et de la barbarie, de la force brutale à laquelle les sœurs Eastwood ont toujours dû faire face, depuis leur père jusqu’aux autorités de New Salem.

Et puis, dans ce roman comme dans le précédent, il y a cette écriture, toujours au plus près des émotions de ses personnages, de leurs désirs, leurs peurs et leurs espoirs. Sans la plume à fleur de peau d’Alix E. Harrow, les sœurs Eastwood seraient restées de mornes stéréotypes (l’érudite et timide Bella, la craintive et maternelle Agnès, la jeune et rebelle Genièvre). Au contraire, on les découvre au fil du récit dans toute leur complexité.

Le Temps des sorcières n’a sans doute pas la fougue aventurière des Dix mille portes de January. Le parcours de ses héroïnes semble tracé d’avance et, malgré les nombreuses embûches semées sur leur chemin, il ne déviera guère jusqu’à ce qu’elles aient atteint leur objectif final. Le roman n’en est pas moins réussi et doté d’une identité propre pour autant, à la fois plaidoyer féministe résolument moderne, ode à la fiction sous toutes ses formes et émouvant portrait de femmes combatives et fortes. Alix E. Harrow confirme ainsi qu’elle est l’une des voix majeures de la fantasy actuelle.

Summerland

Il y a bientôt dix ans, quelques audacieux lecteurs français découvraient Hannu Rajaniemi et son effarant premier roman, Le Voleur quantique (cf. Bifrost n° 71), œuvre de hard science aussi ardue que jubilatoire, bousculant toutes les conventions du genre pour nous immerger dans une société futuriste radicalement novatrice, puisant son inspiration aussi bien du côté de Greg Egan que de Maurice Leblanc. Les audacieux précédemment évoqués n’ayant pas été en nombre suffisant, l’aventure s’arrêta à ce premier volume et Bragelonne ne publia jamais la suite des rocambolesques aventures post-humanistes de Jean le Flambeur.

Raison de plus pour ne pas rater une seconde fois le rendez-vous que nous proposent aujourd’hui les éditions ActuSF avec l’un des auteurs les plus doués (et rares) de sa génération. Malgré une couverture qui ferait bâiller d’ennui le plus cocaïné des hyperactifs. D’autant que Summerland est une œuvre sans doute beaucoup plus abordable que ses précédents écrits. Il s’agit en premier lieu d’un classique récit d’espionnage, l’histoire d’une agente des services secrets britanniques qui, au terme d’un interrogatoire mouvementé, découvre l’existence d’une taupe et décide de prendre tous les risques pour la démasquer. Il s’agit également d’une uchronie, située en 1938, au moment où la guerre d’Espagne menace de déborder sur le reste de l’Europe. Dans cette version de l’histoire, l’Allemagne n’a jamais sombré dans le nazisme (elle n’est d’ailleurs même pas mentionnée au cours du roman) et la péninsule ibérique voit s’affronter par factions interposées les deux principales puissances du continent : la Grande-Bretagne et l’URSS. Là où les choses se compliquent un peu et font sortir ce livre du cadre habituel des genres susnommés, c’est que l’action se déroule en parallèle sur deux plans : le monde des vivants, et celui des morts. Summerland part en effet du principe que toutes les expérimentations pseudo-scientifiques menées à la fin du XIXe siècle et au début du XXe par nombre de chercheurs – par ailleurs très sérieux – pour communiquer avec l’au-delà ont conduit à la découverte d’une dimension où aboutissent les âmes des défunts. Une dimension que l’on découvre plus matérielle que spirituelle, obéissant à des règles précises, aussi éloignées soient-elles de celles qui régissent notre univers, et que Rajaniemi va nous exposer en détail sans jamais ralentir son récit, ce qui en soi constitue déjà une sacrée gageure. Les vivants peuvent donc désormais communiquer avec les défunts, via un ectophone, et les morts s’offrir de brefs séjours dans leur monde d’origine en louant le corps de mediums. La découverte et la colonisation en quelques décennies de Summerland va bouleverser tous les aspects de la vie humaine, du rapport individuel de chacun à la mort, jusqu’aux grands équilibres géopolitiques mondiaux.

Et ce sont bien tous ces aspects que Rajaniemi aborde au fil d’un récit étonnamment court compte tenu du nombre incroyable d’idées qu’il brasse. On regrette même qu’il ne se soit pas octroyé davantage de pages pour élargir son champ d’action à d’autres pays, ou pour développer certains concepts qu’il ne fait qu’effleurer, notamment la notion d’au-delà telle qu’elle est envisagée en Union Soviétique, une immortalité on ne peut plus collectiviste. En l’état, Summerland est un roman parfois un peu trop sage et convenu dans ses péripéties, mais qui, dans ses spéculations aussi improbables que rigoureuses, est proprement ébouriffant.

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