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La Route de Haut-Safran

Jasper Fforde revient en force avec la trilogie de La Tyrannie de l’arc en ciel. Plus connu pour les aventures de son héroïne, la détective littéraire Thursday Next, qui débutait ses enquêtes dans le très remarqué L’Affaire Jane Eyre (éd. 10/18), Fforde nous propose aujourd’hui un petit voyage dystopique dans une dictature aux codes plutôt déroutants. Jugez plutôt… Depuis cinq siècles, l’humanité telle que nous la connaissons n’existe plus. La raison ? Inconnue, oubliée. La société, totalitaire, est maintenant régie par les couleurs. Le statut, le rang, la profession, la descendance, tout est déterminé par sa propre perception des couleurs. Les gris sont aux pieds de l’échelle (le petit peuple surexploité), et les pourpres au plus haut (bourgeoisie, bureaucratie). Edward Rousseau, jeune rouge dont la perception exacte des couleurs n’a pas encore été évaluée, fils d’un swatcheur (sorte de médecin utilisant les couleurs pour soigner ses patients), est envoyé dans les Franges Extérieures pour effectuer un recensement des chaises afin de récupérer un peu d’humilité après une blague foireuse d’adolescent ( ?!). Le décor est posé, ça va être un délire. L’oppression menée par cette nouvelle société est fondée sur deux éléments : la régression par l’abandon progressif des technologies des « Précédents » (téléphones, histoire, voitures — sauf la Ford T !), et la menace par la peur, omniprésente (peur de la nuit, des attaques de cygnes, des éclairs…). Pour Eddy, tout va basculer lorsqu’il rencontre Jane, une jeune Grise au nez retroussé dont il tombe immédiatement amoureux, et pour laquelle il va mener une enquête pour le moins périlleuse qui le mènera hors des limites de Franges, sur la route de Haut-Safran… à la découverte de la vérité, mais est-elle réellement bonne à connaitre ?

Autant le préciser tout de suite, nous avons là un très bon roman, incisif, intelligent, bien écrit et aux personnages bien campés. La « symphonie chromatique » peut être déroutante en début de lecture, l’auteur usant et abusant de la palette de couleurs avec gourmandise. Mais si on arrive à passer les cinquante premières pages, on est happé par ce monde étonnant dont les échos résonnent volontiers avec Un bonheur insoutenable d’Ira Levin, 1984 de George Orwell et Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley. Autre référence, et elle est incontournable pour apprécier l’ouvrage, l’humour anglais, voire so British, voire too much British ! Il y a du Monty Python dans l’écriture de Jasper Fforde, de cette petite folie lunaire et absurde qui peut vous faire bêtement pouffer de rire. Mais il est vrai qu’il faut aimer. Exemples : « Pour faciliter les compléments alimentaires des végétariens, le premier mardi de chaque mois, le poulet est officiellement déclaré un légume. » Ou encore ce musée où cinq siècles après le « Truc-Qui-S’est-Passé » on découvre avec enthousiasme une Ford Fiesta, quatorze secondes de « Something Got me Started » de Simply Red, ou encore une publicité pour Ovomaltine parce que la consonance rouge y est prédominante ! Certains trouveront ça nul, d’autres totalement hilarant. Nous, on aime. Un délire sur près de six cents pages bourrées de jeux de mots, d’allusions, de calembours et autres situations loufoques. Attention, il n’y a pas dans ce livre qu’humour et bonnes blagues : l’auteur britannique confirme ici son talent d’écrivain. L’intrigue savamment orchestrée, les dialogues, assez vifs pour ne pas être inutiles, et le fond de l’histoire en suspens à la fin de ce premier volet, suffisent largement pour éprouver l’envie d’en savoir beaucoup plus et de poursuivre les aventures de maître Rousseau. Bref, une très bonne cuvée 2012 que ce nouveau Jasper Fforde.

Destination Univers

Les éditions Griffe d’Encre nous proposent avec Destination Univers une anthologie ayant pour thème le space opera. Au sommaire, huit récits, une postface et quelques fiches de présentation des anthologistes et de l’illustrateur, Alexandre Dainche, qui nous offre pour l’occasion une illustration assez réussie, en tout cas dans les canons du genre, même si le vert reste toujours un choix audacieux (la poisse, vade retro…). Space opera, donc, exercice difficile s’il en est puisque le genre est submergé de productions plus ou moins bonnes, en littérature comme au cinéma. On s’attend de fait au pire, surtout que la postface, qu’on aura lu en premier (!), affiche quelque chose de l’ordre de la simplicité, du joyeux, du tranquille, du cool… non mais ! Quelle honte, par les temps qui courent : pourriez pas faire comme tout le monde, baisser les yeux, courber l’échine et suivre la file jusqu’aux urnes ! Bon, pourquoi pas ? Alors on s’y colle… et là, c’est la bonne surprise, voire la très bonne, peut-être même de celle où l’on verra certains auteurs primés pour l’excellence du travail fourni… Eh oui ! Tout d’abord, le sommaire est équilibré, quatre auteurs plus ou moins confirmés (Anne Fakhouri, Thomas Geha, Laurent Genefort, Olivier Paquet), et quatre petits jeunes (Anthony Boulanger, Célia Deiana, Olivier Gechter, Aurélie Ligier). C’est pour le moins agréable de voir qu’un éditeur joue réellement le jeu d’ouvrir ses colonnes à de nouveaux talents. Et il ne s’y est pas trompé. Ensuite, parce que la qualité d’écriture est au rendez-vous pour chaque nouvelle, conférant à l’en-semble un niveau d’exigence assez rare. Enfin, parce que chaque thème abordé, sans être totalement révolutionnaire (pas simple d’être innovant dans le genre choisi), apporte au lecteur quelque chose de stimulant. Environnement, personnages, contextes, sujets pro-posés, idées… rien ne laisse indifférent. On ne se limite pas ici au sense of wonder, on a aussi droit à un peu de mécanique neuronale. Et franchement, docteur, ça fait du bien ! Thomas Geha, avec « Les Tiges », nous invite dans un monde post-humain où les hom-mes ne sont plus que des objets génétiquement modifiés au service de deux civilisations extraterrestres qui s’opposent. Un must. Anthony Boulanger, avec « Evaporation et sublimation », nous propose un voyage aux accents oniriques, poétiques et apocalyptiques à découvrir ; Célia Deiana, avec « Le Bal des méduses », nous révèle l’étrange rituel des enfants vogueurs ; Anne Fakhouri, avec son « Sleeping Beauty », livre une manière de western galactique réussi ; Olivier Gechter, avec « Le Gambit de Hunger », étonne par tant de sense of wonder et de jugeote (intrigue, contre- intrigue…) ; « Le Marathon des trois lunes », d’Aurélie Ligier, résonne de l’empreinte de Stephen King ; Laurent Genefort nous propose avec ses « Dieux bruyants » un récit ciselé ; et pour finir, Olivier Paquet, avec son « Khan Mergen », nous offre une mise en bouche prometteuse d’un roman à paraitre aux éditions l’Atalante, Le Melkine. N’en jetons plus, la coupe est pleine. En Bifrosty, quand on n’aime pas, on le dit, et quand on aime, on le dit aussi, haut et fort. Destination Univers est une anthologie cent pour cent française à ranger tout près des meilleures : Genèses d’Ayerdhal ou Escales sur l’horizon de Serge Lehman. Point barre.

Sentinelle

[Critique commune à Eden et Sentinelle.]

« Certaines questions sont fragiles, monsieur Sensini. Il y a dans ce monde beaucoup de gens pour les négliger, pour les balayer et vouloir donner la place aux seules réponses. C’est économique et bien plus confortable. »

Rien ne prédestinait Renzo Sensini à côtoyer le Complex, mystérieuse organisation dont les partners When, Where, Who, Why et tutti quanti agissent dans les coulisses de l’Histoire. Mais voilà, Renzo est the right man, in the right place. Autrement dit, un emmerdeur. Une sentinelle animée par un souci de vérité et une indépendance d’esprit admirables sur le papier, mais beaucoup plus gênants dans la réalité. Sans surprise, cette attitude lui a valu une mise au placard au sein de la vénérable institution d’Interpol. Renzo est désormais chargé de s’occuper des affaires d’éco-terrorisme, un secteur peu réputé pour son hyperactivité. Jusqu’au jour où son unique adjoint, un petit génie de l’informatique aux tenues pour le moins voyantes, l’aiguille sur un attentat perpétré contre un riche cultivateur de roses. Des noms, une date, des revendications, mais bizarrement pas de sinistre car aux dires de la victime, l’attentat n’a pas eu lieu. En temps ordinaire, il n’y aurait pas lieu d’accorder d’importance à cette rumeur. Toutefois, Renzo a le coup pour dénicher les affaires louches suscitant de multiples interrogations. Une impression confirmée dans les faits, les membres du commando commençant à tomber comme des mouches sans révéler leur secret. Plus tard, pendant sa convalescence, l’inspecteur d’Interpol découvre que l’on ressuscite d’antiques pratiques du côté de Delphes sous couvert de fouilles archéologiques. Une opération financée par un homme d’affaires pour le moins sans scrupules, déçu du caractère trop aléatoire des prévisions de croissance boursière, et qui s’est mis en tête de les remplacer par des prédictions. Là aussi, les questions ne vont pas manquer…

L’éclatement du Bloc Est a mis un terme à une longue séquence historique, faite de crises internationales et de relâchements de tension, la dislocation des certitudes des uns renforçant au final celles des autres. Dans cette fin de l’Histoire, d’aucuns ont cru voir le triomphe de leurs valeurs, prédisant dans la même foulée le début d’une ère de paix et de progrès. Les attentats du 11 septembre 2001 et les excès de la mondialisation les ont ramenés sur terre, rappelant la seule certitude qui vaille ici-bas : tout change, sans cesse. Une réalité que la fiction s’est empressée de saisir à bras le corps, accouchant ainsi d’une nouvelle génération de thrillers, pour le meilleur comme pour le pire.

Eden et Sentinelle relèvent assurément de la première catégorie, et l’on se réjouit de la réédition en poche des deux premiers volets d’une trilogie, dont l’ultime opus reste encore à paraître (aux éditions du Masque). Si, par certains aspects, les deux romans évoquent ceux de la série « Epicur » de Stéphanie Benson, Bretin et Bonzon se distinguent par leur talent de raconteurs d’histoire. A vrai dire, difficile de lâcher ces deux titres tant leur rythme happe le lecteur, lui faisant oublier le côté répétitif de l’intrigue et le caractère redondant des effets. Ainsi, Eden et Sentinelle n’usurpent pas le qualificatif de page-turner, lorgnant du côté de l’Histoire, de la géopolitique et des séries télévisées, notamment Le Prisonnier.

Des vestiges du Rideau de fer aux décombres du World Trade Center, Bretin et Bonzon collent à l’air du temps. Terrorisme, manipulations génétiques, capitalisme prédateur, écologie, post-communisme, nos deux compères manient quelques-uns des poncifs issus d’une géopolitique incertaine, saupoudrant l’ensemble d’un zeste de SF et d’une pincée d’humour.

Bref, voici une série divertissante, un tantinet roublarde sur le fond, mais suffisamment bien fichue pour que l’on en recommande la lecture. Et l’on attend le troisième épisode… Vite !

Le Maître du Haut Château

Trente années après sa mort, 2012 s’annonce comme l’année Philip K. Dick dans nos contrées, si l’on en croit l’argumentaire des éditions J’ai Lu… Pas moins de quatre omnibus regroupant ses romans de 1953 à 1969, quatre romans entièrement retraduits, un inédit (Gather yourselves together) et la fameuse exégèse de Dick, publiée par Jonathan Lethem, paraîtront entre 2012 et 2013. Une opération qui déteindra en littérature générale avec la réédition en poche des romans hors genre de l’auteur. Bref, si vous n’aimiez pas Dick, vous risquez de détester cette année, à moins que, succombant aux sirènes de la curiosité, vous ne tentiez un second essai.

En prélude à ce débarquement massif dans les librairies, J’ai Lu propose la réédition de Le Maître du Haut Château, seul prix Hugo de l’auteur. Un ouvrage pourvu d’une nouvelle traduction, d’une postface de Laurent Queyssi, avec en supplément les deux premiers chapitres de sa suite inachevée. De quoi réconcilier le lectorat avec ce roman que d’aucuns jugeaient ennuyeux, mais apparaissant ici métamorphosé par le travail de Michelle Charrier. Est-il utile de résumer l’intrigue d’un des romans les plus mémorables de Dick ? Peut-être…

Adonc, les Etats-Unis ont perdu la Seconde Guerre mondiale en 1948. Près de vingt ans plus tard, l’Allemagne occupe toujours la partie Est du pays, le Japon la côte Ouest, les Etats des Rocheuses servant de zone tampon entre les anciens alliés de l’Axe. Poursuivant leur politique d’expansion, les nazis ont étendu leur Lebensraum à l’Afrique, exterminant la population noire au passage, et asséchant la Méditerranée. Ils ont lancé leurs fusées dans l’espace à la conquête de la Lune, de Vénus et de Mars, volant pour ainsi dire de succès en succès. Pendant ce temps, le Japon a déployé sa sphère de coprospérité sur les populations soumises à son autorité, exportant un mode d’occupation plus « doux », en accord avec les préceptes du Tao et du livre des mutations, le Yi King.

A l’instar d’Autant en emporte le temps de Ward Moore, une des sources d’inspiration de Dick, un livre vient remettre en cause la réalité de ce monde alternatif. Véritable best-seller, Le Poids de la sauterelle de Hawthorne Abendsen suscite des réactions contrastées. Interdit dans les territoires contrôlés par le IIIe Reich, on peut néanmoins l’acheter librement dans les Etats-Pacifiques d’Amérique. Si on ne sait pas grand-chose de son auteur — il vit reclus au fin fond du Wyoming —, le livre interpelle toutefois les autorités allemandes et quelques-uns des protagonistes du roman. L’occasion pour Philip K. Dick de nous brosser le portrait d’une poignée de petites gens. Avec leurs qualités et leurs faiblesses : Tagomi, le fonctionnaire japonais, Rudolf Wegener, l’agent de l’Abwehr, Frank Frink, le juif traqué, son ex-épouse abusée par un espion nazi, et Robert Childan, le vendeur d’antiquités folkloriques américaines, tous nous offrent leur point de vue sur ce monde, à la fois semblable et différent du nôtre, où chaque Weltanschauung influe de manière directe ou indirecte sur celle des autres, les précipitant vers une révélation de nature intime. Ces portraits empreints d’une profonde empathie contrastent avec la description du totalitarisme nazi, un sujet sur lequel l’auteur s’est documenté avec une fascination inquiète. Face à ce monde psychotique où les fous ont le pouvoir et où les hommes se comportent comme des robots dépourvus d’âme, les Etats-Pacifiques d’Amérique apparaissent comme un havre de paix. Une utopie fragile, menacée par les nazis mais également par sa fausseté hypothétique.

Ainsi, l’auteur imagine-t-il une nouvelle fois un univers contaminé par l’incertitude, l’uchronie servant de prétexte pour interroger la réalité. Le doute sur la réalité du monde reste l’un des thèmes majeurs de l’œuvre dickienne. Dans Le Maître du Haut Château, il confine à la mise en abîme, car si la réalité du Poids de la sauterelle n’est pas moins fictive que celle où vivent les personnages du Maître du Haut Château, l’authenticité et l’historicité de notre propre monde ne sont-elles pas aussi sujettes à caution ? Et que penser de la vision de Tagomi ? Bref, Dick se joue du lecteur autant que le Yi king se joue de tout le monde.

Etape essentielle dans la carrière de Philip K. Dick, ce roman méritait cette nouvelle traduction. Remercions les éditions J’ai Lu de lui fournir un écrin à la hauteur de sa réputation. C’est le moins que l’on pouvait faire pour un des auteurs américains les plus importants du XXe siècle. Assertion non négociable.

[Lire aussi l'avis de Julien Raymond paru dans le Bifrost n°18 spécial Philip K. Dick.]

Little Brother

Laboratoire d’expérimentations formelles et générateur d’images vertigineuses, la SF apparaît aussi porteuse d’un discours critique, pour ne pas dire politique. Nul besoin de remonter jusqu’à H. G. Wells pour s’en convaincre. On renverra néanmoins les étourdis à la lecture des romans La Guerre des mondes et Quand le dormeur s’éveillera pour combler leurs lacunes.

Avec Little Brother, Cory Doctorow lorgne davantage du côté de George Orwell, le titre étant une allusion transparente au magnus opus de l’auteur bri-tannique. Une intuition confirmée par le pseudo du héros sur la Toile : Winston (W1n5t0n, pour faire plus geek), un détail loin d’être anodin pour le lecteur de 1984. Du reste, les remerciements en fin d’ouvrage viennent ôter les ultimes doutes.

Nanti outre-Atlantique d’une réputation d’activiste, militant pour la liberté d’expression dans les nouveaux médias et l’Internet, Doctorow met ses actes en accord avec ses paroles. Ainsi ses écrits sont-ils placés sous licence Creative Commons et de fait téléchargeables gratuitement sur le Net.

Peu publié dans nos contrées, un fait regrettable étant donné le caractère excitant de ses idées, l’auteur canadien effectue un retour en grand format chez Pocket Jeunesse. Et on se prend à espérer que cette seconde parution, après celle de Dans la dèche au Royaume enchanté chez Folio « SF » (sans oublier bien sûr le texte au sommaire du présent Bifrost), apparaisse comme le signe annonciateur de la publication de ses autres titres, tous plus intéressants les uns que les autres.

Un mot rapide de l’histoire. Après le 11 septembre 2001, les Etats-Unis sont à nouveau les victimes d’une attaque terroriste. La cible : le Bay Bridge à San Francisco. Patriot Act II : mise entre parenthèses des droits constitutionnels ; le gouvernement don-ne tout pouvoir à un service anti-terroriste qui s’empresse de mettre la ville au pas. Parmi ses victimes figurent Marcus et sa bande. Des jeunes, fans de nouvelles technologies, de jeux vidéo en réseau, mais surtout des adolescents attachés à leur liberté. Révolté par leurs pratiques, Marcus choisit de défier les chiens de garde de l’Etat. Pour le meilleur et pour le pire. De quoi se forger une éducation citoyenne sur le tas. De quoi se coltiner avec la réalité.

Même s’il n’apparaît pas comme le cœur de cible visé, Little Brother s’avère tout à fait recommandable pour un adulte, a fortiori s’il s’intéresse à la biométrie, la cryptographie, le piratage sur le Net, et à tous les dispositifs de contrôle censés améliorer la sécurité au détriment de la liberté. De toute façon, Little Brother devrait concerner toute personne en contact avec un circuit imprimé. Autant dire tout le monde, compte tenu de la prégnance de la technologie dans notre réalité quotidienne. Sans faire du roman de Cory Doctorow un petit vade-mecum du rebelle, on ne peut nier la charge critique dont il se fait le vecteur. Certes, on peut lui reprocher un excès de didactisme, au détriment de la narration, le fameux show don’t tell, pourtant l’intrigue demeure suffisamment crédible pour faire oublier ce détail et peut-être aussi un dénouement un tantinet optimiste.

Alors que Guantánamo, Abou Ghraib, mais aussi tous ces autres centres d’interrogatoire délocalisés dans des pays « amis » peu regardants en matière de droits de l’homme, hantent encore les mémoires, Little Brother ne paraît aucunement exagéré. Cory Doctorow restitue de manière très convaincante l’atmosphère de paranoïa prévalant après un attentat terroriste. Critique à peine voilée de l’administration Bush, le roman de l’auteur canadien rappelle aussi une évidence : la technologie ne doit pas être une réponse à la peur. Une société renonçant à sa liberté pour davantage de sécurité fait le jeu du terrorisme et se coupe de ses racines démocratiques.

Auteur trop rare sous nos longitudes, Cory Doctorow écrit ici un roman malin et stimulant. Little Brother recèle une charge libératrice autrement plus convaincante que l’ensemble des nouvelles du recueil commandé aux éditions La Volte par la Ligue des Droits de l’Homme (Ceux qui nous veulent du bien). Ne passez pas outre, quitte à l’emprunter à vos enfants.

Eden

[Critique commune à Eden et Sentinelle.]

« Certaines questions sont fragiles, monsieur Sensini. Il y a dans ce monde beaucoup de gens pour les négliger, pour les balayer et vouloir donner la place aux seules réponses. C’est économique et bien plus confortable. »

Rien ne prédestinait Renzo Sensini à côtoyer le Complex, mystérieuse organisation dont les partners When, Where, Who, Why et tutti quanti agissent dans les coulisses de l’Histoire. Mais voilà, Renzo est the right man, in the right place. Autrement dit, un emmerdeur. Une sentinelle animée par un souci de vérité et une indépendance d’esprit admirables sur le papier, mais beaucoup plus gênants dans la réalité. Sans surprise, cette attitude lui a valu une mise au placard au sein de la vénérable institution d’Interpol. Renzo est désormais chargé de s’occuper des affaires d’éco-terrorisme, un secteur peu réputé pour son hyperactivité. Jusqu’au jour où son unique adjoint, un petit génie de l’informatique aux tenues pour le moins voyantes, l’aiguille sur un attentat perpétré contre un riche cultivateur de roses. Des noms, une date, des revendications, mais bizarrement pas de sinistre car aux dires de la victime, l’attentat n’a pas eu lieu. En temps ordinaire, il n’y aurait pas lieu d’accorder d’importance à cette rumeur. Toutefois, Renzo a le coup pour dénicher les affaires louches suscitant de multiples interrogations. Une impression confirmée dans les faits, les membres du commando commençant à tomber comme des mouches sans révéler leur secret. Plus tard, pendant sa convalescence, l’inspecteur d’Interpol découvre que l’on ressuscite d’antiques pratiques du côté de Delphes sous couvert de fouilles archéologiques. Une opération financée par un homme d’affaires pour le moins sans scrupules, déçu du caractère trop aléatoire des prévisions de croissance boursière, et qui s’est mis en tête de les remplacer par des prédictions. Là aussi, les questions ne vont pas manquer…

L’éclatement du Bloc Est a mis un terme à une longue séquence historique, faite de crises internationales et de relâchements de tension, la dislocation des certitudes des uns renforçant au final celles des autres. Dans cette fin de l’Histoire, d’aucuns ont cru voir le triomphe de leurs valeurs, prédisant dans la même foulée le début d’une ère de paix et de progrès. Les attentats du 11 septembre 2001 et les excès de la mondialisation les ont ramenés sur terre, rappelant la seule certitude qui vaille ici-bas : tout change, sans cesse. Une réalité que la fiction s’est empressée de saisir à bras le corps, accouchant ainsi d’une nouvelle génération de thrillers, pour le meilleur comme pour le pire.

Eden et Sentinelle relèvent assurément de la première catégorie, et l’on se réjouit de la réédition en poche des deux premiers volets d’une trilogie, dont l’ultime opus reste encore à paraître (aux éditions du Masque). Si, par certains aspects, les deux romans évoquent ceux de la série « Epicur » de Stéphanie Benson, Bretin et Bonzon se distinguent par leur talent de raconteurs d’histoire. A vrai dire, difficile de lâcher ces deux titres tant leur rythme happe le lecteur, lui faisant oublier le côté répétitif de l’intrigue et le caractère redondant des effets. Ainsi, Eden et Sentinelle n’usurpent pas le qualificatif de page-turner, lorgnant du côté de l’Histoire, de la géopolitique et des séries télévisées, notamment Le Prisonnier.

Des vestiges du Rideau de fer aux décombres du World Trade Center, Bretin et Bonzon collent à l’air du temps. Terrorisme, manipulations génétiques, capitalisme prédateur, écologie, post-communisme, nos deux compères manient quelques-uns des poncifs issus d’une géopolitique incertaine, saupoudrant l’ensemble d’un zeste de SF et d’une pincée d’humour.

Bref, voici une série divertissante, un tantinet roublarde sur le fond, mais suffisamment bien fichue pour que l’on en recommande la lecture. Et l’on attend le troisième épisode… Vite !

Le Baiser du Rasoir

Vétéran des guerres drennes et ancien flic, Prévôt n’entretient plus aucune illusion sur ses concitoyens. Installé dans les quartiers crasseux de Basse-Fosse, le bougre vit désormais d’expédients, trafiquant diverses drogues et surinant à l’occasion les fâcheux, histoire de leur apprendre à respecter ses platebandes. Aussi, lorsqu’un assassin commence à semer des cadavres d’enfants sacrifiés dans les rues, Prévôt s’agace de ces méfaits qui réveillent l’attention d’autorités jusqu’alors peu préoccupées par les tueries entre manants. De surcroît, ils font resurgir une conscience qu’il pensait avoir perdu, quelque part du côté du service des Opérations Spéciales de Maison-Noire, le quartier général de la police. Entre palais décadents, habités comme il se doit par des fins de race, et caniveaux de Basse-Fosse, en passant par les cachots sordides de Maison-Noire, Prévôt aura fort à faire pour démasquer le responsable de ces crimes. Et ses talents de limier ne seront pas superflus pour écarter les fausses pistes d’une enquête l’amenant à flirter avec son propre passé.

Loin des poncifs de la high fantasy, de ses royaumes éthérés et de ses souverains altiers, Daniel Polansky puise sans vergogne dans les archétypes et les codes du roman noir. Ici, point de quête à accomplir ou de défi à relever. Exit la lutte manichéenne et répétitive entre Royaume lumineux, Empire ténébreux ou leurs alter égos Bien et Mal. Juste l’habituel spectacle de l’humanité avec son cortège de désirs, de passions, de vices et d’actes de générosité, forcément éphémères. Et au milieu de tout cela Prévôt, le dur à cuire de l’histoire. Un type dont l’unique objectif est de rester en vie, quitte à bafouer la morale commune. Un gaillard qui sait dire non à l’occasion, mais en buvant un coup parce que c’est dur. Un lascar n’hésitant pas à réparer un tort, tout en sachant que, de toute manière, la société est pourrie jusqu’à ses fondations.

Ainsi, on se trouve face à un hybride de polar et de fantasy. Une fantasy débarrassée de son faire-valoir héroïque. Un roman noir composant avec une magie de la même nuance. Pas de quoi se pâmer en criant au génie, même s’il faut reconnaître à Daniel Polansky un certain talent pour camper les personnages et tisser les atmosphères. Toutefois, le lecteur de fantasy en quête de textes non conventionnels pourrait regretter la distanciation ironique d’un Fritz Leiber et l’ambiance vénéneuse de Aquaforte de K. J. Bishop. Et puis, malgré une grande maîtrise des descriptions, Basse-Fosse est loin d’égaler Lankhmar ou Escorionte, pour ne citer que ces deux cités.

Par ailleurs, l’amateur de roman noir pourrait juger l’intrigue du Baiser du rasoir un tantinet cousue de fil blanc. Seul Prévôt semble patauger dans les méandres d’une affaire où on devine assez rapidement le nom du coupable…

Bref, Daniel Polansky troque une routine pour une autre, greffant des thèmes plus contemporains — lutte des clans, pour ne pas dire des classes, racisme, ségrégation, paupérisation, collusion entre pègre et élite — sur une intrigue s’avérant au final plan-plan et déjà vue.

Selon la quatrième de couverture, Le Baiser du rasoir relèverait du meilleur de la « nouvelle fantasy », un courant que d’aucuns qualifient de crapule fantasy sous nos longitudes. A défaut d’être pleinement convaincu, on attendra de lire la suite pour émettre un jugement définitif. A sa décharge, reconnaissons tout de même que Le Baiser du rasoir se situe dans le haut du panier. Mais un putain de panier de linge sale !

Féerie pour les ténèbres

Auteur rare et régulièrement célébré par ses lecteurs fidèles, Jérôme Noirez attaque 2012 avec une actualité pour le moins chargée. Après ses expériences en littérature jeunesse — expériences qui ont donné de nombreux titres aussi remarquables que décalés —, le voilà qui revient avec 120 journées chez Calmann-Lévy (sorte de méta-histoire autour des célèbres Cent-vingt journées de Sodome du Marquis de Sade), et l’édition définitive du désormais culte Féerie pour les ténèbres. Aujourd’hui publiée au Bélial’ (qui semble abonné aux pavés), la trilogie originale est désormais rassemblée en deux épais  volumes, sous une couverture irréprochable d’Aurélien Police. Pour celles et ceux qui voudraient se frotter à l’œuvre de Noirez, la porte d’entrée peut sembler massive, mais, surprise, elle se révèle légère, impeccablement huilée et, pour tout dire, magnifique. Rétif aux étiquettes et voué à une littérature à la fois personnelle et originale, Jérôme Noirez se lâche dans cette première œuvre aux allures de monstre livresque, au style riche et musical, aux enchaînements parfois trop évidents (sans doute le seul et unique reproche qu’on pourra lui faire), mais à l’ambiance proprement sidérante et à l’intelligence redoutable. Retouchée par le même Jérôme Noirez — aguerri et critique —, agrémentée de plusieurs textes inédits, cette nouvelle édition s’impose d’elle-même. Aux lecteurs d’y voir la pierre fondatrice de l’œuvre future, ou le fleuve textuel ironique d’un auteur attachant et sardonique. Ici, l’horreur le dispute à l’humour, le polar à la fantasy, le gros au maigre, dans un décor décrépit de fin du monde. Emporté par la richesse et le souffle de l’histoire, on avance dans le récit comme un gamin dans un train fantôme, à la fois excité et blasé par les squelettes en plastique et autres monstres de foire qu’on sait minables et faux, mais qui — sait-on jamais — risquent de s’animer brusquement pour nous emporter dans un lieu sombre et maléfique, d’où personne ne revient jamais. Autant dire qu’une fois la dernière page tournée, on reste étonné par la profondeur du voyage, et on constate assez vite que la littérature française contemporaine régulièrement vantée dans les pages culture des hebdomadaires les plus select n’a jamais été capable de pondre un truc aussi brillant. Preuve (en fallait-il une ?) que c’est bien du côté de la SF (au sens large) qu’on trouve aujourd’hui l’innovation, le risque et la vitalité.

Impossible de chroniquer ces deux pavés sans insister sur le travail du son. On sait Jérôme Noirez musicien, le constat est assez logique. Reste que les noms propres, noms communs et autres objets merveilleux sont désignés par des mots aux sonorités gutturales, imagées, drôles ou inquiétantes, et que le procédé contribue grandement à installer l’ambiance teintée de malaise qui habille l’ensemble. On est à Caquehan, on traverse la plaine des Rioteux, on aborde l’île de Sponlieux après avoir vogué sur la mer Clapotante, on suit les aventures de Grenotte et Gourgou, on voyage par l’esprit dans l’En-Dessous, on découvre tout un monde à la fois cohérent et sale, humide et ténébreux, peuplé d’humains et de créatures dégénérées ou dangereuses (ou les deux), gouvernés par le roi Orbarin Oraprim. Et malgré l’opulence des décors, le foisonnement des personnages, l’empilement des situations et l’imbrication des intrigues, jamais le lecteur ne s’y perd. On avance à la bougie, rassuré par la présence de l’auteur qu’on imagine tout proche et moqueur. Auteur moqueur, certes, mais auteur malin, auteur qui sait tenir son lecteur en haleine. Témoin, ce début aux allures de polars, où l’inspecteur Obicion traite une affaire sordide. Une jeune femme retrouvée morte… dont l’autopsie révèle assez vite que ses os sont en plastique. Car oui, le monde de Noirez n’a vraiment rien de simple. Féerie pour les ténèbres s’inscrit dans une temporalité quasi médiévale, aux touches de modernité pourrissante, où science et magie évoquent quelque chose d’inaccessible, entre le post-apocalyptique et l’onirisme surréaliste. Partout, la Technole suinte. Et la Technole, c’est (sans doute) des résidus de notre monde à nous, lecteurs, dont s’emparent les habitants du monde de Noirez pour faire avancer le récit. Dès lors, comment ne pas parler ici de fantasy poreuse pour définir ce qui, juste-ment, échappe à toute définition ? Bref, pour Obicion, enquêteur vieillissant et désabusé, on sent que la tâche s’annonce compliquée, d’autant que la morte est la fille d’un féeur disparu, ces types capables de dériver en esprit dans les profondeurs du monde, au risque de s’y perdre. Ailleurs, on suit les aventures de Malgasta, jeune fille courageuse dans un monde de pleutres, bien décidée à éradiquer du tyran, mais qui risque gros sans vraiment le savoir. Et puis il y a Grenotte et Gourgou, enfants sans parents aux orifices bavards. Et d’autres, beaucoup d’autres… Si l’ensemble déroute, répétons-le, Jérôme Noirez sait parfaitement où il va, et le lecteur est ébahi, sonné, mais jamais assommé. Complots, combats, décors grandioses et plomberie, Féerie pour les ténèbres est un coup de maître. Un machin qui laisse pantois, un truc qu’on prête aux amis sourire en coin, en leur murmurant tiens, vas-y, essaie-moi ça, tu m’en diras des nouvelles. Un morceau de bravoure, tout simplement, dont l’envoûtante beauté et la douloureuse intelligence emportent de la première à la dernière ligne. Impressionnant.

La Porte perdue

Nouvelle série pour Orson Scott Card, qui retourne à la fantasy avec Les Mages de Westil, renouant pour l’occasion avec ce qui a fait son succès et reste sa force : sa capacité à évoquer et faire vivre des personnages d’enfant.

Danny est un fils de dieu. Enfin, pas comme nous l’entendons. Il appartient à une communauté qui vit en autarcie, loin du reste des hommes. Une communauté de mages qui ont encore des pouvoirs, mais rien au regard de ceux qu’ils possédaient auparavant. Les dieux des panthéons humains, c’était eux : les Thor, Odin et autres Jupiter. Mais depuis que ce farceur de Loki a refermé, en 632, la porte qui les reliait à leur monde, Westil, ils perdent d’une génération à l’autre de leur puissance. Ils déclinent, aigris, refermés sur eux-mêmes. Attendant l’arrivée d’un porte-mage — un créateur de portes — suffisamment puissant pour ouvrir une nouvelle liaison avec leur univers. La craignant aussi, car les différentes familles continuent à se détester et aucune ne souhaite voir les autres posséder un atout si puissant.

Apparemment, Danny n’est pas concerné par ces luttes. Enfant de mages puissants, il n’est cependant qu’un simple drekka : un être sans pouvoir. Tout juste bon à servir d’objet de moqueries. Jusqu’au jour où, en danger, il s’aperçoit qu’il sait créer des portes. Petites, certes, mais réelles. Aussitôt, il comprend que sa vie est menacée. A treize ans, il part donc seul dans le monde des somnifrères, le monde des humains ordinaires. Pendant ce temps, à Westil, un être étrange, jusqu’alors piégé dans le tronc d’un arbre, revient à la vie. Recueilli au château sous le nom de Boulette, il observe la vie des rois comme celle des serviteurs, sans prendre parti. Mais lui aussi découvre rapidement qu’il est capable de se déplacer par magie d’un endroit à un autre. Et, d’observateur, il va devenir acteur et faire des choix aux conséquences terribles.

Si depuis plusieurs romans, les déceptions se succèdent au fil des nouveautés d’Orson Scott Card, chaque nouvelle parution génère malgré tout une certaine impatience, tant on s’obstine à espérer que l’auteur parvienne à renouer avec le souffle de ses débuts. Las, le cycle ici entamé n’a pas la force lyrique d’Ender, mais il inaugure néanmoins une série qui devrait s’avérer agréable à suivre. Les personnages font preuve d’une force réelle, une grande intensité. Ils prennent vie devant nous et on se laisse entrainer sans effort. Le jeune Danny se révèle criant de vérité, avec ses doutes et ses désirs. De même que les adultes l’entourant.

Le ton, par contre, est fluctuant, et par là même déstabilisant. L’auteur mêle des moments enfantins (tellement proches de Danny et de ses envies, de sa façon de parler, qu’on réserverait volontiers la lecture de La Porte perdue aux adolescents) à des passages plus ardus, surtout quand le jeune héros s’essaie au maniement des portes et s’interroge sur leur fonctionnement ; une oscillation qui s’avère souvent lassante. A l’instar d’ailleurs de cette impression de déjà-vu face à certaines situations : difficulté à se renouveler, à sortir de clichés rebattus. Le cadre choisi par Orson Scott Card, ses familles de divinités (à rapprocher du très bon Vegas Mytho de Christophe Lambert), auraient permis de créer une saga grandiose. L’auteur en tire pour l’heure une histoire honnête, agréable à lire et sans prétention. En somme de quoi avoir envie de découvrir le prochain tome, bien que sans enthousiasme excessif…

L'Appât

Dépassés, Les Experts ! Jetés aux oubliettes, eux et leurs microscopes, leurs analyses sans fin ! L’avenir est à la psychologie. Mais pas n’importe laquelle. L’étude des psynomes, basée sur la lecture précise des œuvres de William Shakespeare. Car le dramaturge possédait, à en croire le docteur Gens, une science et une connaissance parfaites de la psyché humaine. Chacune de ses pièces serait la description, l’explication d’une philia, ce par quoi nous sommes, chacun d’entre nous, attirés. Philia d’Holocauste ou de Travail, de l’Ambigu ou de Chair. Si vous êtes philique de l’une ou de l’autre, vous ne réagirez pas aux mêmes stimuli, vous ne tomberez pas amoureux de la même personne. Car les sentiments ne sont pas une affaire de goût ou de gènes. Ce ne sont que des réactions à certains gestes, certaines intonations, certains décors, articulés ensemble avec précision.

Et depuis qu’ils ont fait cette découverte, les gouvernements entraînent, dans le plus grand secret, des appâts. Hommes, femmes, voire enfants s’exercent dans des théâtres, apprennent le pouvoir d’un mouvement de la tête ou du bras, d’un gémissement, la force de la lumière sur un vêtement. Ils développent leurs masques afin d’attirer et de capturer les criminels de tous acabits. Et ces derniers sont nombreux, dans cette Espagne encore secouée par des attentats dévastateurs. Surtout les tueurs en séries. Le Spectateur est l’un de ceux-là. Cruel et terrifiant, tant il déjoue tous les stratagèmes élaborés pour le capturer. Il ne correspond à aucun des modèles mis en place par les profileurs, malgré l’aide de leurs ordinateurs quantiques. On ne parvient pas à découvrir sa philia. Et donc le moyen de préparer un appât qui saurait le piéger. Diana Blanco, le meilleur élément de cette troupe en activité, pensait décrocher, abandonner cette profession destructrice. Mais le Spectateur en décide autrement.

Dans ce roman tout est masques, faux-semblants, apparences. Le lecteur est pris en main par José Carlos Somoza, l’auteur du très dense La Caverne des idées, et du nom moins complexe (et terrifiant !) La Théorie des cordes. Un guide qui prend son temps. Somoza distille l’information avec parcimonie, et l’on ne comprend que peu à peu le monde dans lequel gravitent ses personnages, offrant progressivement les moyens d’appréhender cet univers dérangeant parce que si proche du nôtre. Il donne vie à des êtres sensibles, cohérents, qu’on s’attend à croiser au détour d’une rue. Et il nous conduit là où il le désire, nous trompe, use à son tour de ces masques que revêtent sans cesse les appâts aux pouvoirs tellement vastes, à la fragilité si intense. Il sait mener sa narration avec talent, variant les points de vue, ménageant des pauses… Et le lecteur de toujours tomber dans ses pièges, et de se surprendre à en réclamer d’autres…

Loin des polémiques sur l’identité réelle de William Shakespeare qui hantent le milieu littéraire, et, depuis peu, le monde du cinéma grâce au très pesant Anonymous de Roland Emmerich, José Carlos Somoza nous offre le roman érudit d’un amoureux du dramaturge élisabéthain et de son œuvre. Sa passion pour cet auteur est flagrante et contagieuse. Une fois L’Appât terminé vient une envie irrépressible de plonger dans Beaucoup de bruit pour rien ou le sanglant Titus Andronicus. De redécouvrir à notre tour un écrivain capable d’inspirer un roman aussi prenant, aussi remuant, aussi intense. A ne manquer sous aucun prétexte.

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