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Requin

C’est une plongée en apnée le temps d’un seul paragraphe de plus de 400 pages. Les multiples personnages prennent tour à tour le relais dans des narrations à la troisième ou à la première personne, parfois entrecoupées par le monologue intérieur des pensées intimes, pour narrer, le temps d’un immense trip, une multitude de récits, fragments de parcours chaotiques s’amalgamant dans l’histoire de leur époque. De quoi s’agit-il ?

Le psychiatre Zack Busner (et non Bushner comme persiste à l’orthographier la quatrième de couverture), personnage récurrent de Will Self, a imaginé avec son ami Roger Gourevitch une clinique originale où les patients ne sont pas traités comme tels et vivent sous le même toit que les psychiatres. Ce régime très permissif nécessite néanmoins la surveillance de certains pensionnaires, comme Claude Evenrude, dit Le Tordu, militaire retraité au comportement libidineux qui inquiète les femmes de la communauté. La thérapie peut intégrer la consommation de drogues, et c’est un sévère trip sous LSD que font les personnages tous ensemble qui forment l’arc narratif de ce récit sans cesse diffracté au gré des consciences et des réminiscences. Évoquer un personnage ou une situation entraîne une foule de détails secondaires dont il est difficile pour le lecteur de déterminer la pertinence, voire la provenance, submergé qu’il est, comme les protagonistes, par un flot de sensations et de pensées superposées. Tout se trouve au même niveau, reflet d’un flux de conscience sans filtre, dépourvu de hiérarchie.

Progressivement, un semblant de cohérence s’installe tandis que les biographies respectives se mettent en place, celle de vies forcément cabossées, Jeanie, toxicomane, à l’enfance malmenée par une mère violente et alcoolique, Clive, traité hors clinique à la chloropromazine, qui « se porterait comme un charme sans elle s’il pouvait vivre dans une société pré-industrielle, une société découplée de l’implacable chaîne de montage que sont le travail et la consommation  », mais surtout marquées par la guerre : Michael Lincoln, tuteur d’un pensionnaire, a été témoin d’Hiroshima tandis que Claude Evenrude a été embarqué sur l’USS Indianapolis transportant le combustible de la bombe, navire torpillé par les Japonais, dont un tiers des marins à la mer se firent dévorer par les requins, soit près d’un millier, authentique récit que rapporte une scène des Dents de la mer de Spielberg, laquelle éveille chez Zack venu voir le film en famille les souvenirs de ce trip mémorable. Tous ces récits entrecroisés se déploient sans réelle linéarité. Tout affleure en même temps dans l’éternel présent de la conscience. Ce qui en émerge est la vision, pessimiste, d’un monde traumatisé par la guerre, notamment par la bombe et la technologie qui l’a rendue possible, le rouleau compresseur de la mécanisation, cauchemar causal auquel échapper par la drogue, et que Will Self s’acharne à extirper de la fiction, roman après roman, estimant que la lisibilité dont on contente le lecteur signifie la mort de la littérature. Les gens «  cherchent à ce qu’on les distraie, pas à ce qu’on les éveille », dit-il à Fabrice Colin sur ActuaLitté.

Avec Requin, Will Self poursuit donc le procès de la société technologique entamée avec Parapluie, situé chronologiquement après celui-ci, déjà centré sur une expérience de drogue et sur la guerre des tranchées, en attendant Téléphone, dernier volet de la trilogie déjà paru en Angleterre.

Le livre est brillant, riche de références littéraires et de trouvailles linguistiques qui font d’autant plus crépiter cette superposition de récits. Science-fictif ? Pas vraiment, du moins autant que peut l’être un roman de Ballard dont Will Self est un disciple. Sa lecture peut rebuter au premier abord. Il faut accepter de lâcher prise, de se débarrasser de la linéarité, pour se laisser porter par la musicalité des phrases, leur rythme, pour entrer à son tour dans ce trip, au diapason des autres personnages : le roman, alors, se révèle étonnamment facile à lire. Une expérience à nulle autre pareille.

Nouvelles de la mère-patrie

Les seize nouvelles du recueil composent le portrait acide, cynique et railleur de la Russie d’aujourd’hui, celle de Poutine et d’une oligarchie corrompue, qui épingle politiques, journalistes, hommes d’affaires, mais aussi les naïfs et les timorés, alcooliques ou rêveurs intègres, victimes consentantes d’un système oppressant. Ici, n°1 change parfois de place avec n°2 pour conserver le pouvoir, l’animateur de télévision en baisse de popularité propose une émission où les hommes politiques s’affrontent physiquement dans une arène de boue (le nom de Nemstov, opposant assassiné en plein jour dans la rue, n’est pas changé), les informations s’ingénient à ne diffuser que les bonnes nouvelles, tandis que la corruption règne à tous les niveaux, faisant des immigrés la matière première d’un trafic bien plus lucratif que le travail au noir. L’honnêteté devient une entreprise risquée pour l’enquêteur trop scrupuleux.

La charge est féroce : c’est par l’absurde que Glukhovski dénonce les aberrations économiques de son pays, imaginant que les montgolfières poussés par le vent récupèrent l’argent qui se condense sur ses parois ; à ceux qui s’inquiètent d’une éventuelle chute du vent, les politiques prétendent la chose impossible : « Depuis lafondation même de l’Étatrusse, on a toujours fabriqué l’argent à partir du vent ! »

La Mère Patrie du recueil est ici un concept destiné à fédérer une nation autour d’un sentiment patriotique, qu’un publicitaire est chargé de réactiver. Patrie est justement le nom de l’ouvrière qui découpe dans les magazines les portraits de son chanteur de boys band préféré, chacun représentant un type masculin : « Voilà longtemps que les producteurs américains ont réduit l’âme féminine à un algorithme.  » Sauf qu’en Russie, les filles de l’atelier sont toutes amoureuses de la même effigie, celle du Leader dont le portrait s’affiche partout.

Le grotesque et le dérisoire dominent largement, quand, voulant faire disparaître les preuves d’alcool et de sexe à bord de la station spatiale, les occupants provoquent une catastrophe planétaire, ou lorsque le journaliste rêvant de scoop se voit empêché de diffuser en direct une visite extraterrestre en raison de la prééminence des discours politiques.

Le fantastique et la science-fiction sont déclinés sur le ton de la fable : le pays a passé contrat avec l’Enfer, le politique et le clergé sont des extraterrestres prêt à fuir sur un autre monde à asservir en cas de problème, les gens procèdent à des implants intellectuels, prétexte à un humour vache, avec le package « Blonde intellectuelle » ou l’implant, pour les hommes, d’un cerveau en silicone. Souvent, les mesures adoptées se retournent contre leur concepteur, surtout quand la vodka, l’essence de la Russie et même objet de foi, est frelatée aux nanobots.

Si la parole s’est libérée dans l’ex-Union Soviétique, les problèmes demeurent et Glukhovsky, ancien journaliste, reconverti comme on sait dans l’écriture avec succès (Métro 2033 et ses suites, Sumerki, Futu.re), sort la grosse artillerie et ne mâche pas ses mots. Au final, tout le monde en prend pour son grade. Les idées sont parfois simplistes et les récits ne s’embarrassent pas de subtilités, l’intrigue est menée au bulldozer, mais ces facilités sont compensées par un sens de la formule et de l’image choc qui font mouche. Dans le registre de la satire, un recueil plutôt réjouissant.

Logique de la science-fiction

« La science-fiction a toujours été en quête d’une logique. » On pourrait même la croire basée sur la Science de la Logique de Hegel, publié en 1812, ce que s’efforce de démontrer Jean-Clet Martin. Pour Deleuze, dont l’auteur fut le disciple et ami, «  un livre de philosophie doit être une sorte de science-fiction ». Placée en exergue, juste sous un extrait de L’Exégèse où P. K. Dick s’identifie comme hégélien, la suite de cette citation rappelle qu’« on n’écrit qu’à la pointe de son savoir, à cette pointe extrême qui sépare notre savoir de notre ignorance  ». C’est exactement ce que fait la science-fiction qui s’aventure aux franges du savoir et du vraisemblable et se livre, dès les pionniers comme Edward Page Mitchell, à une spéculation poussant la logique dans ses derniers retranchements.

Pour un rationaliste comme Kant, une spéculation philosophique qui ne repose sur aucune loi observable devient de la métaphysique, ce que concède volontiers l’auteur pour qui « la métaphysique, comme la science-fiction, est une pensée de l’absolu  ». Mais il montre justement que le matérialisme forcené de Kant, déjà critiqué par Marx, «  ignore la valeur ajoutée de la dimension symbolique », comme celle du rêve et de l’imaginaire. Or il est possible d’éviter les débordements de la métaphysique si l’imaginaire est guidé par une rigueur de raisonnement, qui permet de rester « sur le bord »: «  la fiction spéculative est d’abord un art de tester le réel ». C’est essentiellement de hard science dont il est question ici, ainsi que des fictions spéculatives, réelles ou fausses, qui engagent une dialectique féconde en rapport avec le réel. Comme le signale l’héroïne en détresse dans Titan de Stephen Baxter, «  la pensée ne commence que devant l’absurde ».

Il s’agit moins d’un ouvrage destiné à démontrer la portée philosophique de la science-fiction qu’à une passionnante relecture de la Logique de Hegel, dont Jean-Clet Martin reprend la structure tripartite : l’Être, l’Essence et le Concept. Il ne s’agit donc pas d’un ouvrage sur la science-fiction mais sur les rapports que celle-ci entretient avec le philosophe de La Phénoménologie de l’esprit.

Il convient de noter la solide connaissance SF, aussi bien littéraire que cinématographique, malgré quelques pardonnables lacunes (Seul sur Mars est d’abord un roman d’Andy Weir). Impossible de citer tous les auteurs, qui vont de Clarke à Dick, d’Herbert à Silverberg, de Heinlein à Priest, jusqu’à Haldeman ou Franck M. Robinson. L’index (incomplet) des titres cités court sur six pages : outre les philosophes, on relève aussi, entre Farmer et Bear, des classiques comme Borges et Melville, des contemporains comme Tristan Garcia et des poètes comme Apollinaire. Sur le plan cinématographique, Ridley Scott est particulièrement cité, ainsi que James Cameron.

Quelques opinions étonnent, qui font par exemple du film Sunshine de Danny Boyle un chef-d’œuvre, ou qui placent le cycle du « Non-A » à l’origine de la science-fiction, van Vogt ayant été le premier à appeler à une logique non-aristotélicienne et à refuser la temporalité, affirmation qui, sans être fausse, apparaît un rien excessive : il s’agit bien sûr de la science-fiction en lien avec une logique hégélienne, d’essence métaphysique. Les œuvres qui ne pratiquent pas de rupture avec le présent relèvent à son sens de l’anticipation. À ce propos Asimov, considéré comme le plus grand écrivain de son temps, est particulièrement cité pour son cycle de « Fondation », car il illustre les difficultés d’un projet basé sur un enchaînement causal, chronologique, qui ne tiendrait pas compte de la contingence de la mutation. La Fin de l’éternité est considérée ici comme l’idée absolue autour de l’idée d’absolu, en ce sens qu’il rompt avec cette boucle infernale d’un temps cyclique s’engendrant lui-même (le personnage âgé donnant à sa jeune version les éléments pour la réalisation du voyage temporel).

En son temps, Guy Lardreau affirmait que les auteurs de science-fiction philosophaient sans le savoir, comme M. Jourdain faisait de la prose, et espérait que la philosophie leur reprendrait ce qui lui revenait de droit ; loin de crier à l’imposture, Jean-Clet Martin considère la science-fiction comme une littérature majeure, s’émerveillant de croiser dans BIOS de R. C. Wilson l’adjectif hégélien, ou se réjouissant de constater à quel point des récits comme Un Feu sur l’abîme de Vernor Vinge ou Tau Zéro de Poul Anderson sont des mises en paysage et en fiction de la logique hégélienne. Il est vrai que la démonstration est étonnamment probante : le corpus est suffisamment vaste pour convaincre et n’importe quel connaisseur de la science-fiction pourra ajouter ici et là des titres qui s’y rapportent.

Cet ouvrage risque bien de relancer un débat resté célèbre autour la SF métaphysique[1], sur le forum d’ActuSF. Il reste avant tout un ouvrage incontournable pour qui s’intéresse à la science-fiction.

Lune du loup

Voilà un livre auquel j’entends éviter de donner un résumé précis, car il serait dommage que les lecteurs voulant le découvrir, ou entamer la trilogie de l’auteur nord-irlandais, en sachent trop par avance. Luna, le premier tome, faisait plus que poser le décor d’une Lune partagée entre quelques familles industrielles où tout, y compris l’eau bue et l’air respiré, est compté, et facturé. (Surtout, garder les moyens de payer.) Bien entendu, dans cette société capitaliste, les possédants ne possèdent jamais assez – on croirait presque qu’elle excède la nôtre au lieu de la refléter –, si bien que les rivalités économiques font rage, jusqu’au jour où éclate une véritable guerre, qui se solde par des morts et par la chute de l’un des clans dominants – dont certains des membres, surtout parmi les jeunes, seront pourtant épargnés. Quand s’ouvre ce deuxième volume, on les retrouve tentant qui de survivre, qui de se venger, qui de rebâtir l’empire perdu. Cela peut passer par la clandestinité, par l’intégration dans un système social original (la meute), voire par la descente sur Terre d’un natif de la Lune dont l’organisme n’est pas du tout conçu pour une pesanteur aussi impitoyable.

Il y a plus de trente-cinq ans, Ian McDonald débutait dans la revue Extro, lancée à la même période qu’Interzone sans connaître un succès comparable (trois numéros pour l’une, deux cent soixante-quatorze pour l’autre à ce jour). Au sommaire, il côtoyait des écrivains de la vieille garde britannique – James White, Bob Shaw et Richard Cowper. Il y a trente ans, il publiait un premier roman et un premier recueil également brillants, Désolation road et État de rêve. Divers titres ont suivi, souvent remarquables, parfois remarqués, parmi lesquels on distinguera Roi du matin, reine du jour, superbe fantasy irlandaise, deux ouvrages marqués par l’Inde, Le Fleuve des dieux et La Petite déesse, avec d’autres livres puisant leur inspiration en Afrique, en Turquie, au Brésil… « Luna », pour les deux volumes que nous en connaissons, constitue en quelque sorte le résumé et le couronnement de cette œuvre.

Présentée comme « Le Trône de fer sur la Lune », la série de McDonald impressionne comme peu d’œuvres depuis des années. On retrouve l’inventivité socio-sexuelle d’un Varley alliée à l’assise scientifique d’un Heinlein ou d’un Bear et à l’humanisme cultivé d’un Sturgeon ou d’un Delany. L’intelligence et la sensibilité de l’auteur lui permettent de fondre ces influences comme dans un creuset (un Creuset joue un rôle fondamental dans l’intrigue de ces romans), de reprendre certains de ses gimmicks, par exemple un vocabulaire multinational ici facile d’accès, et de dresser des portraits complexes de femmes et d’hommes en quête de pouvoir, mais selon des modalités opposées : il s’agit d’atteindre soit à la domination (de soi, des autres), soit à la libération (de soi, des autres).

Cette Lune est pleine ; son éclat n’en apparaît que plus éblouissant.

Les Chroniques de Cthulhu

Commençons par la conclusion : Les Chroniques de Cthulhu est une anthologie « lovecraftienne » globalement médiocre qui contient toutefois quelques bons textes et dont les auteurs évitent les écueils bien connus du Necronomicon à toutes les pages et du ragoût de tentacules à la japonaise.

Le plus pénible est sans conteste la traduction française : hétéroclite, avec des fautes de goût, des problèmes de niveau de langue, des contresens, des références mal comprises ou ignorées, des titres mal traduits ou pas traduits alors que les ouvrages existent en français (Only Forward de Michael Marshall Smith c’est Avance rapide, réédité chez Milady en 2014, notez l’ironie). Il est douloureux de voir le traducteur se battre avec le style de Laird Barron, style qui, visiblement, ne lui convient pas du tout (pour tout arranger, le texte de Barron est un des plus longs de l’anthologie).

Parmi les bons textes on citera : « L’Autre modèle de Pickman (1929) » de Caitlin R. Kiernan, « Deal de calmar » de Michael Shea, « Usurpation » de William Browning Spencer, et « La Correspondance de Cameron Thaddeus Nash » de Ramsey Campbell.

« Démons mineurs » de Norman Partridge n’est absolument pas lovecraftien, ni sur le fond ni sur la forme (on dirait du Joe R. Lansdale ou du Bruce Camp-bell en roue libre dans Ash vs Evil Dead), mais c’est de la mauvaise littérature (très mauvaise !) qui se lit avec grand plaisir. Déjà ça de pris.

« Substitution » de Michael Marshall Smith est de loin le texte le plus convaincant, mais peut-être pas le plus lovecraftien ; à ce jeu, Caitlin R. Kiernan et William Browning Spencer semblent plus « fidèles ».

Reste qu’en cette période de résurgences lovecraftiennes diverses et variées (tout le monde s’y met, jusqu’à Alan Moore, c’est réjouissant ou pas, selon les goûts de chacun), on peut raisonnablement se demander « À qui s’adresse cet ouvrage ? », d’autant plus que les éditeurs ont fait un effort salutaire sur le prix de vente : 19,50 euros. À qui ? Difficile à dire. Il n’y a pas grand chose à se mettre sous la dent pour les joueurs de jeu de rôles, et les lecteurs purs de Lovecraft risquent de s’ennuyer sur une bonne moitié des textes sans être pour autant renversés par l’autre moitié.

Il y avait sans doute mieux à faire d’un point de vue éditorial : publier un best of des meilleurs nouvelles d’inspiration lovecraftienne des vingt dernières années, la crème de la crème. C’était évidemment plus compliqué que de traduire une anthologie clés-en-main, mais le résultat aurait été sans doute plus enthousiasmant.

Le Pouvoir

Naomi Alderman ne s’était jusqu’à présent guère signalée dans le domaine de l’Imaginaire. Hormis une déclinaison livresque du télévisuel Doctor Who (Temps d’emprunt, chez Milady), cette romancière britannique avait essentiellement œuvré dans la littérature dite blanche (La Désobéissance et Mauvais Genre, édités par L’Olivier). Les remerciements concluant Le Pouvoir témoignent cependant du goût certain de son auteure pour les genres chers à Bifrost. Y figurent notamment les noms de Ursula K. Le Guin et de Margaret Atwood (par ailleurs dédicataire du Pouvoir). Ainsi placé sous les patronages de la créatrice de Terremer et de l’auteure du récent C’est le cœur qui lâche en dernier (critiqué dans le présent numéro), Le Pouvoir s’inscrit donc dans une approche tant féminine que féministe des littératures de l’Imaginaire. Se présentant comme un roman écrit en un futur (proche ? lointain ?) par un certain Neil Adam Armon, Le Pouvoir retrace une décennie de prodigieux bouleversements au terme de laquelle l’ordre du monde ne fut plus jamais le même… Ce « Grand Changement », selon la formule du narrateur, trouve son origine dans une étonnante mutation du corps humain. Celle-ci consiste en l’apparition d’un muscle jusque-là inconnu et baptisé « fuseau » du fait de ses contours oblongs. Ledit fuseau confère la capacité de générer un courant électrique d’une extraordinaire puissance. Touchant tous les espaces géographiques, n’excluant aucune classe sociale, cette évolution science-fictionnelle n’affecte en revanche que la seule moitié féminine de l’humanité. Du jour au lendemain – le fuseau se développe de manière quasi instantanée –, le sexe autrefois « faible » se retrouve ainsi doté d’une exceptionnelle supériorité physique face aux hommes. Ainsi en va-t-il de Roxy – la fille d’un truand anglais –, de la jeune afro-américaine Allie, ou bien encore de Margot – la mairesse d’une ville étasunienne – et de sa fille Jocelyn. Ces quatre protagonistes usent d’abord du fuseau comme d’un redoutable moyen d’auto-défense face aux différentes formes de violence masculine, lors de chapitres empruntant aux codes du polar. À ces réactions individuelles et éparpillées répondent ensuite celles, collectives et organisées, de femmes utilisant leur corps devenu arme pour renverser le viriarcat. Le récit emprunte alors la voie de la politique-fiction pour dépeindre les soulèvements victorieux des Saoudiennes ou bien encore des Indiennes contre les sociétés misogynes les asservissant. Mais après s’être paré des vives couleurs d’une utopie émancipatrice, l’ouvrage affiche bientôt une inquiétante couleur dystopique, suivant ainsi une trajectoire narrative rappelant celle de certains des récits de SF atwoodiens. Participant d’un féminisme non essentialiste, Le Pouvoir affirme en effet que les femmes ne sont parfois pas moins susceptibles que les hommes d’abuser de la puissance qui leur est échue. Ce qu’illustre la Bessapara, un néo-État matriarcal fondé aux confins orientaux de l’Europe. La vie des hommes y est devenue un enfer que Naomi Alderman dépeint avec des trésors d’une noire inventivité. Mais l’auteure y met aussi en scène des femmes refusant de s’abandonner à cette dictature misandre. Suivant alors les traces anarchistes et queer de l’auteure des Dépossédés et de La Main gauche de la nuit, le roman interroge la notion de pouvoir de manière radicalement critique tout en exaltant la capacité à se jouer des assignations de genre. Sans encore égaler ses deux patronnes littéraires – certainement efficace, l’écriture du Pouvoir manque encore de singularité stylistique –, Naomi Alderman n’en déploie pas moins une stimulante réflexion féministe et libertaire.

Celui qui dénombrait les hommes

Le Miéville millésime 2017 – si l’on s’en tient à sa date de parution française – ne manquera certainement pas de surprendre les aficionados de l’écrivain britannique et star de l’Imaginaire contemporain. Celui qui dénombrait les hommes détone d’emblée par sa taille somme toute modeste au regard des pavés constituant, jusqu’à maintenant, l’ample édifice science-fictionnel et fantastique bâti par China Miéville (on renverra ici nos lecteurs au dossier du Bifrost 53 consacré au dit Miéville). Émacié, ce roman l’est encore – et c’est en cela qu’il étonne bien évidemment le plus – par ses factures narrative et stylistique. Ainsi, son intrigue semble prendre, du fait de ses humbles proportions, le contrepied des sagas précédentes du romancier, qui embrassaient avec une envergure démiurgique l’entière topographie d’un univers imaginaire, de même que des pages complètes de son histoire apocryphe. Marqué par l’ellipse, le récit de Celui qui dénombrait les hommes n’évoque qu’un faisceau de souvenirs d’enfance de son narrateur sans nom. Tragiques et étranges, ces bribes mémorielles dépeignent la disparition brutale de sa mère, puis l’inquiétante cohabitation avec son père qui s’ensuivit, avant d’évoquer sa rencontre avec celui qui donne son titre au roman et fera de lui l’homme qu’il est devenu… Essentiellement attaché à retranscrire ce qui s’apparente à un singulier récit initiatique, son narrateur s’avère rien moins que disert quant au territoire dans lequel il réside. S’agit-il d’une périphérie encore ignorée de Bas-Lag, l’univers de fantasy exploré par Perdido Street Sation, Les Scarifiés et Le Concile de Fer ? Ou Celui qui dénombrait les hommes se déroule-t-il en un ailleurs situé outre-espace s’apparentant à celui du science-fictionnel Legationville ? À moins qu’il ne s’agisse, comme dans Le Roi des Rats ou dans Kraken, d’une déclinaison de notre propre monde ? On serait tenté d’opter pour cette dernière interprétation. Combinant modernité épuisée – le roman esquisse un monde hanté par la pénurie et la guerre – et archaïsme magique –, le père du narrateur fabrique des clefs aux pouvoirs très inhabituels –, ce roman possède des allures de dystopie volodinienne. Le rapprochement de cette nouvelle manière miévillienne avec celle de l’auteur de Terminus radieux ne tient cependant pas uniquement à l’usage d’un même cocktail d’anticipation-catastrophe et de fantastique chamanique. D’une écriture pourtant bien moins spectaculaire qu’à l’accoutumée – la phrase miévilienne est ici brève, et même sèche, quasi dénuée de ces néologismes émaillant ses romans précédents –, Celui qui dénombrait les hommes s’engage résolument dans la voie de la prose poétique. Sans égaler encore la puissance visionnaire de la langue d’Antoine Volodine, cette nouvelle direction stylistique aboutit à des pages parfois fascinantes. Proposant alors à ses lecteurs et lectrices une littérature d’essence onirique, le livre les amène ainsi au plus abyssal d’une psyché faisant l’épreuve du Mal… Autant dire que l’on attend avec une curiosité fébrile la traduction de The Last Days of New Paris – tout dernier roman en date de l’auteur – pour vérifier si Celui qui dénombrait les hommes ne fut qu’un détour expérimental. Ou bien s’il marque l’aube d’une nouvelle ère dans la création miévillienne…

C’est le cœur qui lâche en dernier

Quelque part aux États-Unis, en un futur proche, Charmaine et Stan tentent de survivre. L’Amérique de C’est le cœur qui lâche en dernier connaît une âpre période. Une violente crise financière a précipité de larges parties de la population dans une misère chaotique. Elle frappe notamment cette middle-class autrefois prospère, dont le couple formé par Charmaine et Stan constituait une incarnation exemplaire. Forts des revenus procurés par l’emploi de l’une dans une maison de retraite huppée, et de l’autre au sein d’une start-up de robotique, les trentenaires profitaient de tous les avantages de l’american way of life en leur confortable demeure. Brutalement privés de travail comme de domicile par cette dépression XXL, Charmaine et Stan vivent désormais dans leur voiture décatie, errant en quête d’expédients de plus en plus incertains. Autour des époux, la société se délite à toute allure, ne se maintenant plus qu’en quelques isolats strictement réservés aux plus riches. Non seulement menacés par l’effondrement dans la pauvreté la plus noire, Charmaine et Stan le sont encore par des hordes de pillards écumant des villes livrées à elles-mêmes. Mais le couple apprend un jour l’existence du projet Positron : rien moins que de la création d’un nouvel ordre social et économique, pensé par un groupe d’entrepreneurs visionnaires. Escomptant avoir trouvé là le remède à leur déchéance, Charmaine et Stan postulent à Positron avec enthousiasme. Ce dernier reste entier après que le couple a appris, une fois retenu, que le projet consiste en réalité à emprisonner ses participants ! Les concepteurs de Positron envisagent en effet l’institution pénitentiaire comme une source potentiellement inépuisable d’ « emplois dans la construction, dans la maintenance, dans le nettoyage, dans la sécurité.  » À condition que la prison ne désemplisse cependant jamais. D’où l’obligation pour Charmaine et Stan, ainsi que l’ensemble des positroniens, de séjourner un mois derrière les barreaux. Puis, durant le suivant, d’aller gagner leur vie en assurant les besoins de celles et ceux qui ont pris leur place en prison. Mais après quelques mois d’aller-retour entre les cases « prison » et « maison » – aussi confortables l’une que l’autre –, l’étrange utopie semi-carcérale se mue en une dystopie encore plus singulière… On se gardera d’en dire plus pour conserver intact le plaisir des futurs lecteurs et lectrices de C’est le cœur qui lâche en dernier. Illustrant le talent de construction de l’auteure de La Servante écarlate et de la Trilogie MaddAddam, ce dernier roman s’articule en une habile structure gigogne. S’enchâssant les unes dans les autres, surprises et coups de théâtre forment ainsi le ressort narratif de cette matriochka romanesque. Narrée avec une verve satirique souvent hilarante, cette cascade de rebondissements permet en outre le déploiement d’une réflexion féministe sur la servitude volontaire. Bien évidemment illustrée par l’emprisonnement consenti des positroniens, l’auto-aliénation s’exprime encore dans les autres inventions science-fictionnelles du livre. Qu’il s’agisse des « prostibots » et autres androïdes sexuels, ou bien encore d’un traitement neurologique tout à fait révolutionnaire… Placé sous le patronage d’Angela Carter – le roman lui est dédié –, C’est le cœur qui lâche en dernier démontre une nouvelle fois la capacité de Margaret Atwood à user au mieux des formes de l’Imaginaire pour plonger au plus trouble des psychés féminine et masculine.

Teigneux

Iowa, 1981. Voilà neuf ans que la famille Burke vit avec le souvenir d’une nuit de cauchemar dont elle ne parvient pas à se remettre. Ry a aujourd’hui dix-neuf ans et en a gardé les stigmates, tant physiques que psychologiques. Sarah, sa petite sœur, était trop jeune pour être consciente de ce qu’ils ont subi. Ce n’est pas le cas de sa mère, Jo Beth, qui depuis tente tant bien que mal – plutôt mal – de gérer la ferme familiale et de subvenir aux besoins de ses enfants en l’absence de leur père, Marvin. Un père absent mais dont l’ombre menaçante est pourtant omniprésente dans l’esprit de chacun. Sur ces terres agricoles, la vie s’est arrêtée neuf ans plus tôt, et chacun semble attendre que l’inéluctable se produise et que le cauchemar recommence.

Dans la première partie de son roman, Daniel Kraus parvient remarquablement bien à nous faire ressentir le poids de cette menace permanente qui plane sur la famille Burke et à dessiner en creux le portrait de ce père monstrueux. Les détails ne nous sont révélés que progressivement, et ne viennent que confirmer ce que l’on pressentait depuis le début. La suite du récit repose sur une coïncidence certes improbable mais que l’on accepte d’autant mieux qu’elle nous est annoncée dès les premières pages. Débute alors un huis clos tendu que l’auteur parvient à tenir pratiquement jusqu’au bout.

Le récit se focalise plus particulièrement sur Ry Burke, sur le traumatisme qu’il a subi enfant et sur les mécanismes psychologiques qui lui ont permis de se reconstruire, au moins pour un temps. Des mécanismes qui prennent la forme de trois jouets dérisoires : un ourson miteux, un Christ en plastique et une créature grimaçante, le Teigneux du titre. Autant de souvenirs d’une enfance tragique que Ry va devoir invoquer une nouvelle fois s’il veut espérer survivre à cette seconde nuit de cauchemar.

Entre fantasmes incarnés et délires hallucinés, Teigneux flirte souvent avec les frontières du fantastique sans jamais les franchir tout à fait. En revanche, dans ses ultimes séquences, il se laisse aller à des débordements horrifiques, pour ne pas dire grand-guignolesques, qui font basculer le roman dans un registre très différent de tout ce qui a précédé. On peut regretter ce choix du spectaculaire outrancier en guise d’apothéose à cette histoire, mais au final cela n’enlève pas grand-chose aux qualités de ce roman, tendu à souhait dans son écriture et suffisamment proche de ses personnages pour nous faire partager leur tragédie.

Les Souterrains du temps

Ingénieur à la société Quantech, Alain Migea est envoyé en mission aux États-Unis, le temps d’une intervention technique sur l’accélérateur de particules du Brooklyn National Laboratory. Mais très vite, la raison première de sa traversée de l’Atlantique va passer au second plan. Il y a d’abord le mystère qui entoure la disparition de l’un de ses collègues, Jeffrey Weirdlight, qui n’a plus donné signe de vie depuis des mois. Et plus Alain tente de retrouver sa trace, plus les indices laissant supposer que son silence prolongé n’a rien de naturel se multiplient. Il y a ensuite ces histoires qui circulent sur cette région de Long Island, mélange de délires complotistes et de fadaises ufologiques, qui pourtant, dans ce décor particulier, paraissent soudain davantage plausibles. Surtout lorsqu’on commence à découvrir des cadavres d’animaux ne ressemblant à rien de connu, ou que l’armée américaine vous envoie quelques-uns de ses hauts gradés pour vous interroger.

Claude Ecken, collaborateur bifrostien bien connu, a plus d’une corde à son arc. Parmi elles, il en est une qu’il est l’un des rares auteurs français à savoir manier : la maîtrise d’un discours scientifique de pointe qui lui permet de donner un socle solide à ses extrapolations. C’est le cas dans Les Souterrains du temps, où il est question des cônes de lumière de Minkowski, de la courbure du tenseur de Weyl ou des violations d’invariance de Lorentz. Autant de concepts dont il se sert pour donner corps à la théorie qu’il développe ici. Laquelle, si elle n’a dans le fond rien d’original, y gagne beaucoup en vraisemblance.

Pourtant, Les Souterrains du temps n’est pas un roman tout à fait réussi. Notamment parce que sa scène cruciale fonctionne mal. Tant le comportement du narrateur que les réactions de ses interlocuteurs, et surtout l’enchaînement des événements sonnent faux et font basculer le récit dans le mauvais thriller.

Par ailleurs, Claude Ecken ne semble pas avoir su trouver la bonne distance pour raconter cette histoire. Il aurait fallu soit couper dans les nombreuses digressions et pérégrinations de ses personnages pour en faire une très bonne nouvelle, soit, à l’inverse, développer certains éléments qui ne sont ici qu’esquissés (les divers ratés et effets indésirables de cette expérience et la manière dont ils nourrissent les spéculations les plus tordues de certains). En l’état, Les Souterrains du temps est un roman globalement plaisant mais qui laisse une regrettable impression d’inabouti.

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