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Royaume de vent et de colères

1596. La République catholique indépendante proclamée à Marseille par Charles de Casaulx cinq ans auparavant vit ses dernières heures. Issue des désordres provoqués par l’avènement d’Henri IV, elle ne peut plus guère compter que sur le soutien espagnol pour résister à la reconquête royale. Enfermés entre les murs de la cité phocéenne, Victoire, Gabriel, Axelle et Armand partagent le destin de ses habitants. Deux hommes et deux femmes, vétérans désabusés des guerres de Religion. Un quatuor qui se cherche désormais un avenir ou des raisons d’en finir. Victoire, chef de la guilde secrète des assassins, a fait et défait le pouvoir pendant des décennies. Au-dessus de la mêlée, mais toujours dans le sens de ses intérêts. Désormais âgée, elle envisage de se retirer sur un ultime coup d’éclat. En ce qui concerne Gabriel, pas question de prendre sa retraite, même si les années sont un fardeau pour sa carcasse éprouvée par les combats successifs. Rallié à la foi catholique, l’ancien huguenot espère toujours racheter sa lâcheté passée en sacrifiant sa vie pour une cause dont les partisans le méprisent. Tous deux fréquentent La Roue de la Fortune, l’auberge tenue par Axelle et son mari, ex-mercenaires en quête d’un quotidien plus apaisé après la violence des combats. Un choix difficile à accepter pour l’ancienne patronne de la compagnie du Chariot. Quant à Armand, il compte sur le silence de tous, au moins le temps de trouver un navire pour quitter le royaume avec Roland, son amant, et ainsi échapper aux convoitises et aux craintes suscitées par leur don pour la magie.

On a peine à imaginer la violence des guerres de Religion. Une férocité semblable à celle de la Terreur, pour ne prendre que cet exemple dans la longue liste des conflits fratricides. Près de quarante années de guerre larvée, entrecoupée de trêves et de massacres attisés par le fanatisme religieux, les luttes entre factions et le jeu dangereux des puissances étrangères, notamment les Habsbourg. Avec Royaume de vent et de colères, Jean-Laurent Socorro nous en livre un aperçu documenté, se focalisant sur un épisode méconnu : la République de Marseille. La ville méditerranéenne et l’Histoire servent de décor au drame tissé par quatre, voire cinq destins individuels dont l’auteur se plaît à nous dévoiler le caractère ambivalent et les renoncements. À grand renfort de flashbacks et d’ellipses, d’une écriture incisive, Jean-Laurent Socorro nous brosse ainsi quatre portraits dotés d’une réelle épaisseur psychologique, se montrant à la fois sensible et crédible, tout en évitant l’écueil de la sensiblerie. Parmi ceux-ci, on retiendra surtout Axelle, dont le caractère n’est pas sans rappeler celui de Cendres de Mary Gentle, en beaucoup moins agaçant tout de même, mais également Gabin sans « aime », le bonus poignant de cet ouvrage à bien des égards merveilleux, même si la fantasy proprement dite se trouve réduite à la portion congrue.

Avec ce premier roman, Jean-Laurent Socorro démontre, s’il est encore nécessaire de le prouver, que l’on peut violer l’Histoire pour lui faire de beaux enfants. Pour ce crime, nous lui souhaitons de toucher un lectorat nombreux. Il le mérite.

Gretel and the dark

Parmi les atrocités du XXe siècle, le génocide juif apparaît comme l’abomination suprême. D’aucuns y voient l’incarnation du Mal absolu, d’autres la manifestation de sa banalité. À l’instar de Jane Yolen, Eliza Granville opte pour le conte, cette forme de récit hybride, pour évoquer l’univers concentrationnaire via le regard d’un enfant.

Adonc, il était une fois une petite fille appelée Krysta. Après la mort de sa maman, elle accompagna son père dans une nouvelle maison située près d’un zoo où étaient enfermés des animaux humains. Selon son papa, il s’agissait d’un lieu spécial où des gens importants voulaient rendre le monde meilleur, ce qui expliquait qu’il ne pouvait refuser d’y travailler. Tous les soirs, lorsqu’il rentrait, il se lavait longuement les mains, frottant inlassablement ses doigts et ses paumes jusqu’à s’en faire rougir la peau. Ensuite, il s’enquérait de la journée de sa fille. Krysta était une enfant vive mais insupportable, ne souhaitant qu’une chose : accompagner son père au zoo pour y voir les animaux, et peut-être s’y faire des amis parmi les enfants aperçus derrière la clôture.

L’histoire de Krysta aurait sans doute intéressé Josef Breuer s’il n’avait vécu beaucoup plus tôt, au XIXe siècle. Le célèbre médecin viennois y aurait sans doute trouvé matière à réflexion pour élucider le mystère posé par cette jeune fille découverte nue, amaigrie, le crâne rasé, avec un numéro tatoué au poignet, dépourvue d’émotions et ne faisant que répéter la même phrase : « Je suis revenue dans le passé pour tuer le Monstre. » Selon ses dires, il s’apprêterait à plonger l’Europe dans le chaos. Quand ? Plus tard. En tout cas, pas tout de suite, même s’il faut agir tant qu’il demeure vulnérable. Si les propos de sa patiente lui paraissent complètement insensés, le psychiatre se fait fort de la guérir en retrouvant les racines de son traumatisme, manière pour lui de conjurer également un échec personnel.

Reconnaissons que Gretel and the Dark ne manque pas d’ambition. D’emblée, on est happé par l’écriture imagée d’Eliza Granvilleet sa transposition habile de l’univers des frères Grimm. L’auteure brouille ainsi les repères en inversant les perspectives, le récit supposé correspondre à la réalité s’avérant l’histoire dans l’histoire. Par le truchement de la symboliques des contes, elle opère une sorte de thérapie par la catharsis, revenant aux racines de l’antisémitisme et des crimes nazis. On devine en effet assez rapidement que le récit fantasmatique et cruel de Krysta masque une réalité encore plus effroyable. Celle bien documentée de la déportation et de l’univers concentrationnaire. Le zoo, ses pensionnaires et le dispensaire où travaille son père apparaissent comme des images enfantines permettant de décrire de manière décalée un camp, ses déportés et le centre d’expérimentation où ils sont torturés. L’existence toute entière de Krysta baigne ainsi dans l’atmosphère des contes et de leurs archétypes, se superposant au monde pour en filtrer la crudité et ainsi atténuer la violence réelle.

Hélas, on ne sait que penser de la seconde trame, celle se déroulant à Vienne, dont les épisodes se succèdent, mettant en scène un crescendo dramatique qui ne débouche au final sur rien de probant, si ce n’est un dénouement un tantinet bâclé. Le constat agace car en brisant la continuité qui unissait les deux trames, Eliza Granville se comporte à la manière d’un enfant découpant les pages de son livre d’histoires.

Bref, en dépit de l’habileté du dispositif, on reste donc sur sa faim, abandonnant Gretel and the Dark avec un sentiment de déception. L’impression d’avoir lu un livre au potentiel gâché par un dénouement raté et un propos inabouti. Dommage.

Le Crépuscule de Niobé

« Ce qui existe réellement et qui constitue notre univers, ce sont les collisions des instants non perceptibles entre mouvement et immobilité… »

Deuxième volet de la trilogie initiée par Le Zoo de MengeleLe Crépuscule de Niobé prolonge les réflexions désabusées de Gert Nygårdshaug sur l’état du monde. Optant pour un changement de narrateur et un dispositif moins linéaire, l’auteur norvégien réserve désormais ses flèches pour l’Europe, imaginant sa reconquête future par la nature. Une tabula rasa verte, histoire de débarrasser le monde de son pire ennemi : le capitalisme prédateur. En bon militant écologiste et ancien gauchiste, Gert Nygårdshaug se fait l’avocat des peuples premiers face à l’impérialisme de l’Ancien Monde dont il pousse le processus autodestructeur jusqu’à son terme. En proie à la guerre civile, le vieux continent a implosé, donnant naissance à un no man’s land ravagé par diverses factions ayant renoué avec les démons du fascisme et du fanatisme religieux.

Pour Jens Oder Flirum, le narrateur du Crépuscule de Niobé, revenir en Europe s’apparente à un retour aux sources puisqu’il est né en Norvège. Condamné jadis pour un crime qu’il n’avait pas commis, le bonhomme a passé des années en prison avant d’être libéré lorsque le véritable coupable a été démasqué. Pourvu d’un confortable pécule par la justice norvégienne, Jens Oder a traversé l’Atlantique pour mettre en œuvre au Brésil le projet ARBETFLO, ambitieux travail de collecte, d’analyse et de conservation du patrimoine végétal de la selva. Une bibliothèque géante pour répertorier tout ce qui germe et pousse sur la planète, et ainsi préparer l’avenir au lieu de le réduire à un enfer.

Le Crépuscule de Niobé peut se lire indépendamment du Zoo de Mengele car, même s’il est fait allusion aux actions de Mino Aquiles Portoguesa, le personnage n’apparaît que tardivement, se contentant de jouer un rôle secondaire dans le récit. On ne retrouve pas davantage la violence et la radicalité du propos du premier tome, Gert Nygårdshaug préférant se focaliser sur un personnage plus paisible, du moins en apparence. À vrai dire, l’histoire de Jens Oder Flirum risque de déstabiliser ceux dont la sensibilité n’avait pas été heurtée par la lutte armée organisée par Mino et ses partisans. Pour autant, l’auteur ne retient pas ses coups contre les prédateurs, en particulier l’Europe, accusée ici de tous les maux. Manipulatrice, irrespectueuse des accords internationaux, minée par les germes de la désunion, du nationalisme et du racisme, l’Union n’est que la continuation de l’impérialisme par d’autres moyens. Du reste, c’est toute la civilisation occidentale issue du creuset européen qui passe à la moulinette critique de l’auteur norvégien. De quoi alimenter les larmes de Niobé…

Au-delà de sa dimension politique, abordée bien sûr dans la meilleure acception du terme, Le Crépuscule de Niobé révèle de réelles qualités d’écriture. La description de la selva amazonienne n’est pas sans rappeler l’atmosphère de La Forêt d’émeraude de John Boorman. Gert Nygårdshaug fait également montre d’un humour grinçant, certaines de ses saillies prenant une dimension drolatique à la lumière de l’actualité. Il ne néglige pas non plus le registre de la spéculation, imaginant un dialogue philosophique et poétique sur la nature de l’univers avec un sosie de Stephen Hawking.

Bref, pour toutes ces raisons, Le Crépuscule de Niobé paraît une lecture très recommandable, pour ne pas dire indispensable.

Le Veilleur du jour

Le Veilleur du jour de Jacques Abeille, déjà publié à deux reprises, chez Flammarion en 1986, puis Gingko en 2007, vient d’être réédité par les éditions du Tripode.

Précieux ouvrage à prendre entre nos mains ! Le lecteur a la chance de retrouver François Schuiten sur la couverture, une habitude depuis le début de la (ré)édition du « Cycle des Contrées » (Les Jardins statuairesLes Barbares, La Barbarie). L’illustration alertera de suite les connaisseurs du Tarot divinatoire qui y reconnaîtront l’arcane majeur 9, l’ermite, symbole de prudence et de réflexion. Une lecture « à plus haut sens » s’impose donc d’entrées. Ouvrons le livre…

Deuxième et troisième de couverture se déplient pour nous livrer la carte des Contrées – dessinée par Pauline Berneron – qui a accompagné le lecteur tout au long des Barbares. Quel meilleur résumé proposer au lecteur des précédents ouvrages publiés chez Attila, puis Le Tripode ?

Aux premiers mots, l’on voit un homme sans identité, un ancien bûcheron des Hautes Brandes, qui dira bien plus tard s’appeler Barthélemy Lécriveur, marcher vers Terrèbre. Il est à la recherche du cœur de la ville, c’est un appel inexplicable.

Une fois arrivé à Terrèbre, Barthélemy prend chambre dans une auberge le temps de trouver du travail. La servante, nommée Zoé, élit pour amant cet étranger énigmatique ; l’aubergiste, lui, le met en relation avec la guilde des hôteliers qui cherche quelqu’un pour garder de jour un entrepôt vide qui ne sert, semble-t-il, que d’entrée à un très vieux cimetière oublié dans le tissu urbain de Terrèbre. Barthélemy devient ce gardien, chargé d’attendre l’élu qui, selon une antique tradition, viendra prendre possession de ce lieu. Les agissements de cette guilde attirent l’attention d’un vieil enquêteur sur le retour, Molavoine, qui se met à espionner Lécriveur et à consigner dans ses cahiers ses faits et gestes. Ignorant de tout cela, Barthélemy prend place à l’entrée de l’entrepôt ; il finit par s’y installer définitivement dans une solitude quasi monacale, avec dans les mains un livre ancien, unique, dont la couverture s’orne d’un cœur ; grâce à lui, il va percer peu à peu les secrets du bâtiment et de ses inscriptions énigmatiques. Pendant ce temps, Zoé s’est éloignée de Barthélemy ; la jeune Coralie s’approche : brillante étudiante du professeur Destre-fonds, elle se passionne très vite pour le bâtiment et son gardien, dont elle devient la maîtresse. Ils seront l’un à l’autre comme on ne peut l’être qu’une fois dans une vie, emplis du sentiment du destin qui s’accomplit – peut-être même se rejoue –, mais l’histoire de Terrèbre emportera les amants…

Le lecteur des précédents romans de Jacques Abeille retrouvera cette langue unique qui charme de sa limpidité trompeuse, demeure insaisissable et vous emporte ; les dialogues y sont empreints de mystère, souvent lourds d’un sens que l’on sent échapper, et tactiles pour ainsi dire, car les personnages y avancent avec précaution pour rencontrer l’autre ou soi-même ; le rêve y a la même prégnance, qui fait jaillir de manière hypnotique le récit ainsi qu’au début des Jardins Statuaires ; la même sensualité diffuse préside à l’écriture, et pourtant… Tout se joue dans une vibration légèrement différente : jamais le déchiffrement du monde n’y fut aussi anxieux, jamais l’érotique de la connaissance n’a occupé une telle place dans cette Terrèbre sombre comme la Prague de Gustav Meyrink.

Le plus grand mystère demeure l’identité de Barthélemy Lécriveur. Qui est-il, en effet ? Le sait-il lui-même ? Ne cesse-t-on pas de lui dire qu’il n’est pas celui qu’il prétend ? Qui reconnaît-on en lui sinon ce double, aux initiales inversées, Léo Barthe ? Voici que s’ouvre pour le lecteur le fascinant dossier Barthe, cet alter ego d’Abeille qui l’accompagne depuis ses débuts et devient non seulement un des personnages du Cycle, mais aussi un de ses auteurs. Moment de jonction important, capital, dans l’œuvre de notre auteur… Une œuvre d’ailleurs récompensée cette année par le prix Jean Arp de littérature francophone.

Bref, vous ouvrirez ce livre comme un roman et vous aurez autant de mal à le refermer qu’à tourner l’une des pages les plus intenses de votre propre vie… Intrigue policière sur fond de complot d’état, réflexion sur la vie des civilisations, légende éternelle des amants perdus qui se retrouvent au tombeau, traité sur l’érotique déchiffrement du monde, roman d’existence et d’écriture : Le Veilleur du Jour offre à son lecteur tout à la fois le charme d’un récit d’énigme et d’amour somptueusement ménagé, la splendeur d’une longue et unique métaphore de la création, et une méditation sur ce qui doit advenir, de l’œuvre et de nos vies…

Le Loup dans le camion blanc

Le Loup dans un camion blanc est le premier roman du chanteur et compositeur des Mountain Goats, John Darnielle.

Sean est un jeune garçon atrocement défiguré à l’âge de 17 ans. Accident, tentative de suicide, on ne le sait pas au début. Le roman raconte des moments de sa vie, à la première personne. Déstructurée, la narration saute sans cesse du Sean enfant ou adolescent d’avant l’Événement, à celui du temps autour, puis au Sean adulte, quelques années plus tard. On y suit la vie d’un enfant imaginatif et différent, amoureux de fantasy et de jeux de rôle, dont le destin bascule un jour définitivement, et qui, par là même, obtient à la dure la possibilité de rester pour toujours un outsider, seul dans sa tête et hors du monde.

Sous les yeux du lecteur s’étale donc, par bribes et en désordre, la vie de Sean. On le voit enfant à l’écart, heureux dans son monde rêvé d’heroic fantasy, puis adolescent nanti de peu d’amis, féru de jeux de rôle au point d’en créer un par correspondance qui lui permettra, après l’Événement, de « vivre » hors d’une maison d’où il ne peut presque plus sortir, enfin adulte rattrapé par sa création quand on lui reproche en justice d’avoir sans le vouloir provoqué la mort de deux joueurs devenus incapables de faire la distinction entre le jeu et la réalité. On voit Sean transposer ses épreuves et ses espoirs dans ce monde imaginaire du jeu où se trouve la forteresse dans laquelle il pourrait être enfin en sécurité. On le voit aussi s’attacher, à distance, à quelques-uns des joueurs, ceux qui n’arrêtent pas pour commencer à vivre.

C’est de responsabilité par rapport aux autres qu’il est question, mais aussi, a contrario, de l’incapacité à admettre l’entrée dans la vie adulte. Le séisme qui ébranle la vie de Sean est ici cause et conséquence de son inadaptation au monde. L’Événement est aboutissement et générateur d’une stase sans fin. Il y a quelque chose du Morwenna de Walton dans Le Loup. On pourrait adhérer, s’émouvoir, compatir. Mais ça ne fonctionne pas. Et pourtant, tous les marqueurs y sont. Howard et la fantasy, Norman et le monde de Gor, les revues de SF, les jeux de rôle, même les chrétiens illuminés avec leur peur des jeux diaboliques comme des chansons de hard-rock qui, écoutées à l’envers, sont, on le sait bien, des prières sataniques. Mais trop déstructuré, trop cryptique, trop froid, clinique et dépourvu d’affect en dépit de quelques rares moments d’émotion, le roman ne touche jamais et finit par ennuyer.

Le Livre du Long Soleil

On ne présente pas Gene Wolfe, auteur de SF américain multiprimé. Mnémos publie aujourd’hui une intégrale du « Livre du long soleil », tétralogie importante de Wolfe, même si un peu moins connue que « Le Livre du nouveau soleil ».

Viron, ville low-tech sur un monde nommé le Méande, ce monde singulier à l’horizon concave et au soleil semblable à une immense ligne lumineuse barrant le ciel. Une ville qui devrait être régie par l’alliance entre un Conseil civil – l’Ayuntamiento et ses Conseillers –, l’Église – Prolocuteur à sa tête –, et un Caldé, le gouvernant légitime de la cité. Mais le dernier Caldé n’a jamais été remplacé après sa mort, il y a vingt ans. Viron est depuis gouvernée par un Conseil corrompu, avec la complicité passive d’une hiérarchie religieuse à la foi chancelante.

Dans ce cloaque institutionnel vit Pater Organsin, responsable d’un mantéion (église et école) et saint homme investi du désir ardent d’aider ses ouailles et de leur apporter la parole divine. Quand Organsin vit une théophanie puis qu’il apprend que son mantéion a été racheté par un ploutocrate qui veut le détruire, le paisible augure se lance à corps perdu dans la mission de sauver son église. Une avalanche d’évènements s’ensuit, conduisant à la guerre civile, la mise en place d’un nouveau pouvoir, puis la migration collective vers un monde plus jeune.

Plusieurs centaines de pages à l’écriture serrée. Le début est agréable. Usant d’une multitude de détails, Wolfe décrit finement un monde dont on comprend vite qu’il est plus qu’il ne paraît. Les objets de haute technologie y côtoient des charrettes à traction animale, des « miroirs » permettent de communiquer d’un lieu à l’autre ou avec les dieux. Les habitants bios y vivent à côté des chimios (de moins en moins nombreux). On meurt en partant pour l’Unité Centrale, où semble s’être déroulée une guerre des dieux. La quête d’Organsin implique le lecteur et avance de conserve avec sa compréhension du monde. L’écriture est belle, riche, l’histoire progresse.

Puis les pages s’accumulent. Et ça devient plus difficile. Construit comme une enfilade de dialogues, le roman déroute parfois son lecteur. Passant de dialogue en dialogue, on suit des conversations parfois hachées au fil de la pensée, ou qui sautent d’un lieu à un autre. Certaines phrases sont interrompues ou cryptiques, concluent une pensée qui s’est déroulée en off ou commentent des évènements censés connus. On se retrouve à relire pour comprendre qui parle ou s’assurer qu’on n’a pas raté un fait important. Sur des centaines de pages. Wolfe est souvent comparé à Joyce, auteur dont on sait qu’il a plus d’acheteurs que de lecteurs finisseurs. Si vous vous sentez assez d’estomac… Il en faut.

Récit prophétique, métaphore tant d’une sortie d’Égypte que de la découverte d’un Dieu unique, l’œuvre est truffée de symbolisme chrétien. Elle est passionnante mais devra être lue et relue pour en tirer la moelle.

Je suis un dragon

Avec Je suis un dragon, Martin Page signe son deuxième roman de genre après La Nuit a dévoré le monde. Il écrit ici sous son nom propre, et non sous le pseudo Pit Agarmen utilisé pour le précédent. Même s’il y fait encore référence, cela donne l’impression que Page accepte enfin d’écrire du genre sans complexe. Ça se sent dans ce roman, bien meilleur que La Nuit… car il ose s’y lâcher et rendre un hommage visible aux canons du genre.

Margot est une orpheline qui a vu, enfant, ses parents abattus sous ses yeux. Elle grandit en foyer, solitaire et différente. Un jour, des bullies l’agressent au collège. Hulk en herbe, la colère révèle ses immenses pouvoirs, de manière terriblement destructrice. Récupérée par les services secrets, elle est étudiée comme un cobaye, utilisée pour remplir des missions humanitaires ou politiques, dans une isolation monacale seulement réchauffée par l’affection que lui témoignent certains responsables de l’opération. Elle sera Dragon Girl pendant plusieurs années, icône mondiale, messagère d’espoir, menace à surveiller, outil à contrôler. Grandissant, Margot acquiert une forme d’indépendance, choisit certaines missions, tombe amoureuse et connait la trahison. Blessée, elle comprend alors qu’il lui faut devenir une adulte et s’extraire de la prison dorée dans laquelle elle a passé son adolescence.

Le roman commence par une scène qui indique au lecteur qu’il n’est pas dans Fantômette. Page connaît ses classiques super-héroïques et les décline sans réticence. On pense aux Watchmen et àAuthority, à leurs images duales, à leurs actes politiques, en lisant l’histoire de cette adolescente, aussi puissante et invincible que Superman, qui finit par comprendre, dans sa Forteresse de la Solitude, qu’il y a trop de malheur dans le monde pour que ses actes aient un effet autre que cosmétique. Adieu illusion de l’omnipotence, mieux vaut agir comme une simple humaine et faire ce qu’on peut là où on est.

Écrit comme un conte, Je suis un dragon est aussi une fable caustique sur le monde, la politique, l’opinion. Centrée sur Margot, ses pensées, ses émotions, la narration à la troisième personne ne montre et ne dit que l’essentiel. On peut la trouver parfois trop explicite mais c’est la loi de ce genre. Et l’auteur offre, dans une histoire rythmée et entrainante, l’image touchante d’une jeune fille devenant une femme en cultivant sa part d’humanité.

Baudelaire, le diable et moi

Barré, Baudelaire, le diable et moi, second roman de la Claire du même nom, l’est assurément. Qu’on en juge.

B. est une jeune femme dépressive, inactuelle, un peu gothique, qui se rêve poète. Très seule dans ce Paris vernien qui n’aime plus la poésie, elle vivote de petits boulots qui l’indiffèrent. Ses seuls émois sont pour les poètes, Baudelaire surtout. Alors, quand un diable nommé Melmoth lui propose de vendre son âme contre la possibilité d’aller dans le passé rencontrer ses poètes favoris (Baudelaire, Rimbaud, d’autres encore), elle n’hésite pas. De brèves rencontres en fugues érotiques elle réalise son rêve, jusqu’à ramener chez elle un Baudelaire, involontaire muse qui se révèle vite inadaptée à l’époque.

Le roman commence bien. Sur un ton très ironique, B. décrit à la première personne un monde de la superficialité et de la marchandise – le nôtre – qui ne fait plus de place à la beauté poétique. Truffé de références tant explicites que cachées, le texte est un cri d’amour, justifié, à la poésie du tournant XIXe/XXe. De plus, l’idée du voyage dans le temps est intéressante. Elle offre à B. l’occasion de quelques réflexions pertinentes sur la difficulté à parler vraiment à un auteur qu’on admire quand on vient à le rencontrer. Comment parler à l’auteur quand c’est l’homme qu’on a en face ? Les chasseurs de dédicaces comprendront. Elle lui donne aussi l’occasion de dire deux ou trois choses, rapides, sur le pouvoir qu’a l’art de modeler le monde.

Hélas, assez vite, l’ironie cède la place à une sorte de farce souvent lourde. Le texte y perd en force et devient progressivement une de ces blagues ratées qu’on écoute avec un peu de gêne. D’autant qu’on n’accroche jamais à B., trop peu construite pour être émouvante, et que les personnages secondaires, juste esquissés, n’aident pas. Sans parler d’un Baudelaire dont on se demande ce qu’il vient faire dans cette galère, entre slam et écriture de série TV.

Enfin, le roman se conclut par une épiphanie à la Trainspotting atrocement décevante. La B. en quête d’absolu s’adapte, choisit la vie, dit son amour aux petites joies simples de l’existence dans une succession de phrases qu’on croirait tirées d’un recueil de pensées positives. Tout ça pour ça ! Sed non satiatus.

Dark Eden

« On était la cinquième génération d’Eden après Père Tommy et Mère Angela. Mais personne n’avait jamais tué un autre être humain. Personne. Jamais. »

Dans Famille, l’histoire se transmet de génération en génération depuis cent soixante ans. L’histoire de la fondation de la colonie parée de sa tours du mythe : l’arrivée des premiers humains sur Eden. Ou comment, après un problème technique quelconque lors d’une expédition spatiale, deux terriens, Tommy et Angela, se sont retrouvés abandonnés sur ce monde étrange, cette planète au ciel sans soleil et où les seules sources de lumière et de chaleur proviennent des êtres vivants (animaux et végétaux) qui la peuplent. Dark Eden est l’histoire des descendants de ces deux fondateurs…

Ils étaient donc deux. Plus d’un siècle en demi après, Famille compte cinq cents membres (tous descendants des deux premiers). Et la vie est dure pour Famille. Rongée par la consanguinité, portée par un espoir de sauvetage en provenance de la mythique Terre qu’elle devine vain sans réellement se l’avouer. Dépourvue de technologie, de savoir, de culture même. Jusqu’à la langue qui s’appauvrit au fil des générations, dont le sens des mots se perd, se pervertit. Mais il y a John, de la branche Lampion-rouge de Famille. Lui ne se satisfait pas des vieilles légendes. De l’attente perpétuelle. Du cadre de vie limité de Famille que la démographie croissante épuise. John veut aller au-delà de Noirneige. De l’autre côté. Il ne doute pas d’y trouver une nouvelle forêt. De nouveaux espaces à conquérir. De nouvelles ressources. John est un visionnaire. Il poursuit un idéal de conquête. Et comme tout visionnaire en tout temps et tous lieux, John va rompre l’équilibre social de Famille qu’il considère comme une impasse. Une rupture qui, bien évidemment, n’ira pas sans une remise en question fondamentale, de nombreux dégâts et le réapprentissage de quelques vieilles pratiques banalement humaines mais oubliées, à commencer par le meurtre et la guerre…

Si la science-fiction est une littérature du vrai postulant que la science accroit les possibilités des connaissances, Chris Beckett met en scène une société où le vrai a tellement reculé que les connaissances de ceux qui animent ladite société sont réduites à rien ou presque. Une société obscurantiste dans un monde obscur, mais néanmoins harmonieuse et finalement paisible, libérée par la force des choses de nombre de tabous (sexuels, entre autres) et qui ne connaît pas la violence. Mais une société dans un cul-de-sac, et de fait condamnée. Jusqu’à la rupture portée par John, donc. On ne cherchera pas ici d’explication au fonctionnement du monde dans lequel Chris Beckett place ses protagonistes. Ni à trop gratter quant à la vraisemblance de tel ou tel postulat (l’aspect génétique, notamment, pourrait sembler douteux). Ce n’est pas le propos. Il n’est pas question de hard SF. Beckett place ses protagonistes dans un environnement radicalement différent. Les soumet à des contraintes extrêmes pendant près de deux siècles. Ouvre le couvercle et observe. Une manière de fable, en somme, du classique à valeur d’exemplarité, qui brasse large côté thématiques sociales et culturelles et évite l’écueil d’un manichéisme facile. Le tout, riche idée, raconté à la première personne du singulier, mais à travers des points de vue tournants (avec une récurrence plus marquée de John, évidemment).

Dark Eden est le quatrième livre de Chris Beckett (après deux romans et un recueil). Le premier à nous parvenir traduit. Lauréat d’un prix Arthur C. Clarke (le pendant anglais de notre Grand Prix de l’Imaginaire, le chèque en plus…) mérité. Nous ne sommes pas là en présence d’un chef-d’œuvre, mais d’un vrai bon bouquin de SF doté d’une forme séduisante et d’un fond aux messages nombreux. Un rien poétique, peut-être un tantinet longuet, mais un bon bouquin. Dont l’auteur vient de proposer une suite en VO, Mother of Eden (ce qu’on pourrait regretter, tant la fin ouverte du présent livre est séduisante, mais que cette suite s’avère ou non dispensable, le premier opus se suffit à lui-même). Bref, une jolie découverte.

Le Monde de la fin

Curieux métier que celui de Ben Mendelsohn : épiloguiste. Auteurs de romans bloqués à quelques pages de la fin et autres réalisateurs en panne d’inspiration pour achever leur film font appel à lui. Hélas, la vie lui propose un écueil bien difficile à accepter : la mort accidentelle et pour le moins grotesque de la femme de sa vie, Marianne. Aussi, quinze mois après ce décès, il invite ses amis à fêter les quarante ans de son épouse et, pendant que tous admirent un feu d’artifice sur la terrasse, se suicide.

Fin de l’histoire ? Non. Le voilà aussitôt plongé dans l’autre monde, celui où aboutissent les défunts. Ni paradis, ni enfer, juste un autre monde, avec ses règles bien à lui. Mais Ben n’est pas ici pour faire du tourisme ni de l’ethnologie. Seule l’intéresse Marianne… qui n’est pas là à l’attendre, devant la salle blanche, bras ouverts. Déçu par cette absence inexplicable, tant leur amour était fort et fusionnel, perdu dans ce lieu dont il ne maîtrise pas les codes, il finira par engager un détective truculent capable de repérer sans coup férir tous les mensonges, du plus énorme au plus infime. Et partira, malgré lui, à la découverte de cet univers haut en couleurs, dans un récit sans temps… mort.

Roman polyphonique, ce qui est plutôt courant, Le Monde de la fin présuppose tout de même une bonne dose de confiance de la part du lecteur, tant les histoires débutées au fil des chapitres sont déconnectées les unes des autres. Il convient de garder à l’esprit l’intime conviction qu’on finira par découvrir le lien étroit entre tous ces personnages (ce sera bien le cas, qu’on se rassure) pour entrer dans l’histoire. Passée cette légère mise en garde, il faudrait se montrer bien bégueule pour bouder son plaisir. Car Ofir Touché Gafla est un artisan habile. Une pincée de passion romanesque, voire mélodramatique, une dose d’enquête policière, pas mal de mystère (un monde entier à découvrir !), de bonnes lampées d’humour et un soupçon de célébrités (Marilyn Monroe et Shakespeare en guest-stars). Tous ces ingrédients sont reliés entre eux par un art consommé du rebondissement : chaque fin de chapitre est un tremplin, chaque nouvel élément une graine en germe destinée à éclore tôt ou tard. Quant aux personnages, ils ruissellent de vie ou de désespoir. Mais ils sont entiers, pleins de sentiments : détresse absolue d’une ex’ de Ben qui finira par choisir le sommeil définitif (eh oui ! on peut encore mourir après son décès !), soif de plaisirs sans cesse renouvelés de son oncle. Ils permettent à cette fable parfois cruelle, sans concession, mais aussi, parfois, légère et douce, de prendre corps, nous entrainant page après page sans reprendre souffle. Alors, aucune hésitation ne sera admise. Et puis, prenez cela comme un entraînement pour le grand saut. Qui sait, cela pourrait peut-être s’avérer utile…

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