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Les critiques de Bifrost

Le Veilleur du Jour

Le Veilleur du Jour

Jacques ABEILLE
TRIPODE (LE)
560pp - 24,00 €

Bifrost n° 79

Critique parue en juillet 2015 dans Bifrost n° 79

Le Veilleur du jour de Jacques Abeille, déjà publié à deux reprises, chez Flammarion en 1986, puis Gingko en 2007, vient d’être réédité par les éditions du Tripode.

Précieux ouvrage à prendre entre nos mains ! Le lecteur a la chance de retrouver François Schuiten sur la couverture, une habitude depuis le début de la (ré)édition du « Cycle des Contrées » (Les Jardins statuairesLes Barbares, La Barbarie). L’illustration alertera de suite les connaisseurs du Tarot divinatoire qui y reconnaîtront l’arcane majeur 9, l’ermite, symbole de prudence et de réflexion. Une lecture « à plus haut sens » s’impose donc d’entrées. Ouvrons le livre…

Deuxième et troisième de couverture se déplient pour nous livrer la carte des Contrées – dessinée par Pauline Berneron – qui a accompagné le lecteur tout au long des Barbares. Quel meilleur résumé proposer au lecteur des précédents ouvrages publiés chez Attila, puis Le Tripode ?

Aux premiers mots, l’on voit un homme sans identité, un ancien bûcheron des Hautes Brandes, qui dira bien plus tard s’appeler Barthélemy Lécriveur, marcher vers Terrèbre. Il est à la recherche du cœur de la ville, c’est un appel inexplicable.

Une fois arrivé à Terrèbre, Barthélemy prend chambre dans une auberge le temps de trouver du travail. La servante, nommée Zoé, élit pour amant cet étranger énigmatique ; l’aubergiste, lui, le met en relation avec la guilde des hôteliers qui cherche quelqu’un pour garder de jour un entrepôt vide qui ne sert, semble-t-il, que d’entrée à un très vieux cimetière oublié dans le tissu urbain de Terrèbre. Barthélemy devient ce gardien, chargé d’attendre l’élu qui, selon une antique tradition, viendra prendre possession de ce lieu. Les agissements de cette guilde attirent l’attention d’un vieil enquêteur sur le retour, Molavoine, qui se met à espionner Lécriveur et à consigner dans ses cahiers ses faits et gestes. Ignorant de tout cela, Barthélemy prend place à l’entrée de l’entrepôt ; il finit par s’y installer définitivement dans une solitude quasi monacale, avec dans les mains un livre ancien, unique, dont la couverture s’orne d’un cœur ; grâce à lui, il va percer peu à peu les secrets du bâtiment et de ses inscriptions énigmatiques. Pendant ce temps, Zoé s’est éloignée de Barthélemy ; la jeune Coralie s’approche : brillante étudiante du professeur Destre-fonds, elle se passionne très vite pour le bâtiment et son gardien, dont elle devient la maîtresse. Ils seront l’un à l’autre comme on ne peut l’être qu’une fois dans une vie, emplis du sentiment du destin qui s’accomplit – peut-être même se rejoue –, mais l’histoire de Terrèbre emportera les amants…

Le lecteur des précédents romans de Jacques Abeille retrouvera cette langue unique qui charme de sa limpidité trompeuse, demeure insaisissable et vous emporte ; les dialogues y sont empreints de mystère, souvent lourds d’un sens que l’on sent échapper, et tactiles pour ainsi dire, car les personnages y avancent avec précaution pour rencontrer l’autre ou soi-même ; le rêve y a la même prégnance, qui fait jaillir de manière hypnotique le récit ainsi qu’au début des Jardins Statuaires ; la même sensualité diffuse préside à l’écriture, et pourtant… Tout se joue dans une vibration légèrement différente : jamais le déchiffrement du monde n’y fut aussi anxieux, jamais l’érotique de la connaissance n’a occupé une telle place dans cette Terrèbre sombre comme la Prague de Gustav Meyrink.

Le plus grand mystère demeure l’identité de Barthélemy Lécriveur. Qui est-il, en effet ? Le sait-il lui-même ? Ne cesse-t-on pas de lui dire qu’il n’est pas celui qu’il prétend ? Qui reconnaît-on en lui sinon ce double, aux initiales inversées, Léo Barthe ? Voici que s’ouvre pour le lecteur le fascinant dossier Barthe, cet alter ego d’Abeille qui l’accompagne depuis ses débuts et devient non seulement un des personnages du Cycle, mais aussi un de ses auteurs. Moment de jonction important, capital, dans l’œuvre de notre auteur… Une œuvre d’ailleurs récompensée cette année par le prix Jean Arp de littérature francophone.

Bref, vous ouvrirez ce livre comme un roman et vous aurez autant de mal à le refermer qu’à tourner l’une des pages les plus intenses de votre propre vie… Intrigue policière sur fond de complot d’état, réflexion sur la vie des civilisations, légende éternelle des amants perdus qui se retrouvent au tombeau, traité sur l’érotique déchiffrement du monde, roman d’existence et d’écriture : Le Veilleur du Jour offre à son lecteur tout à la fois le charme d’un récit d’énigme et d’amour somptueusement ménagé, la splendeur d’une longue et unique métaphore de la création, et une méditation sur ce qui doit advenir, de l’œuvre et de nos vies…

Arnaud LAIMÉ

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