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Le Dieu venu du Centaure

Dès le début, Barney Mayerson ne sait pas où il est. Sa confusion initiale est vite dissipée : il s'est réveillé dans le lit de sa nouvelle assistante, Roni, d'une beauté renversante et d'une inquiétante ambition. Barney et Roni travaillent dans le département précog des Combinés P.P. (Poupée Pat), une firme qui vend aux colons de Mars (et d'ailleurs) des maisons de poupée (analogues à l'univers de Barbie). Pourquoi les habitants d'environnements aussi stériles et hostiles que ceux de Mars et des satellites de Jupiter se jettent-ils comme un seul homme sur des jouets ? C'est que les combinés s'utilisent avec une drogue, le D-Liss, qui permet à ses consommateurs de se projeter en hallucination dans le monde luxueux de Pat. Et c'est Léo Bulero, patron des CPP qui organise le réseau clandestin de vente du D-Liss.

Tout se complique avec le retour du système du Centaure de Palmer Eldritch, un industriel parti là-bas depuis dix ans (et sans doute entre-temps possédé par un extraterrestre). Eldritch et son organisation proposent aux colons une nouvelle drogue, le K-Priss, qui menace le marché de Léo Bulero, et celui-ci s'apprête à lutter contre Eldritch par tous les moyens. Mais quand Eldritch lui fait absorber du K-Priss, il se retrouve perdu dans un univers hallucinatoire empli de visions du futur, ou tout au moins d'un futur probable, comme ceux que Barney et Roni entrevoient avec leurs talents précognitifs. Un futur dans lequel il va devoir tuer Eldritch.

Quand Barney est envoyé sur Mars, il prend lui aussi du K-Priss, et toute la dernière partie du roman se passe dans des univers hallucinatoires qui prennent le visage de la réalité. Quand ce n'est pas la réalité elle-même qui est contaminée par la présence envahissante d'Eldritch ou de ses stigmates (bras artificiel, dents d'acier, yeux à fentes). Et là, Barney Mayerson ne sait vraiment plus du tout où il est… ni même qui il est quand il voit son propre bras se transformer en celui d'Eldritch…

Écrit au milieu de la période de productivité la plus intense de Philip K. Dick (en 1963-64, il pondit aussi Dr Bloodmoney, Les Clans de la lune alphane, En attendant l'année dernière, Simulacres, La Vérité avant-dernière, Dedalusman [Le Zappeur de mondes], Les Joueurs de Titan, Brèche dans l'espace, et une première version de Mensonges et Cie : excusez du peu !), Le Dieu venu du Centaure est un des chefs-d'œuvre de Dick. On y retrouve une imagination extravagante, pas toujours soucieuse de cohérence logique (le New York du futur, où il fait 80 °C à midi en raison du réchauffement climatique, paraît difficilement vivable). On retrouve un réseau de personnages analogue à celui de beaucoup de ses œuvres — comme dans En Attendant l'année dernière, on a le protagoniste, un employé (Mayerson/Sweetscent), son ex-épouse (Emily, qui ici fait de la poterie et a déjà quitté Mayerson), un patron plutôt bienveillant malgré son manque de scrupule (Leo Bulero/Gino Molinari), et un certain nombre de personnages secondaires — ici, les colons martiens sont intéressants, mais leurs petits démêlés sont laissés de côté une fois que la drogue est ingérée. On retrouve le mélange d'humour et de compassion caractéristique de Dick. Les Combinés P.P. sont un produit à la limite du ridicule, un regard ironique sur toute la société de consommation ; pourtant la loyauté à l'égard de Leo Bulero est un pivot moral pour Barney, qui ne se pardonne jamais de n'avoir pas risqué sa vie pour son patron quand ce dernier se confrontait à Palmer Eldritch sur la Lune. Son départ pour Mars est un exil expiatoire pour le désert, et la première personne qu'il rencontre dans le vaisseau spatial du voyage est une missionnaire. On retrouve aussi, bien entendu, les univers hallucinatoires qui préfigurent Ubik.

Mais ces univers (ou ces futurs potentiels) sont chargés d'un poids métaphysique qui les relient autant à la Trilogie divine de la fin de la vie de l'auteur (Siva, L'Invasion divine, La Transmigration de Timothy Archer) qu'à une oeuvre mineure de ses débuts, Les Pantins cosmiques, où une petite ville américaine était le théâtre de la lutte éternelle entre Mazda et Ahriman, dieux respectifs du bien et du mal dans l'ancienne religion persane. Toute sa vie, Philip K. Dick a été obsédé par les théories gnostiques, ou dualistes, dont les représentants les plus connus en France furent les Cathares languedociens aux XIIe et XIIIe siècles. Pour résumer brièvement, si Dieu, le vrai, est bon, l'univers que nous connaissons est mauvais, car il a été créé non par Dieu, mais par un démiurge, qui est mauvais. Les âmes humaines, qui sont d'essence divine, souffrent dans leurs gangues de chair, et doivent tendre à une réincarnation dans l'univers du vrai Dieu, un univers spirituel et bon. Dans certaines versions de la doctrine, ce parcours ne peut être accompli qu'après une succession de réincarnations — que Philip K. Dick, toujours foisonnant, voit comme un passage par une ribambelle d'univers parallèles qui se rapprochent de l'univers du Bien (voir sa conférence à Metz en 1977 ; mais ces univers sont déjà évoqués ici, où ils sont créés par le K-Priss).

Le dualisme imprègne Le Dieu venu du Centaure (dont le titre original, soit dit en passant, est The Three Stigmata of Palmer Eldritch ; référence religieuse aussi, aux stigmates du Christ, qui serait plutôt l'adversaire du démiurge dans les théories cathares). C'est bien entendu Palmer Eldritch qui joue le rôle du démiurge, créateur d'univers et persécuteur des hommes. Un dialogue à la fin du chapitre 12 est explicite sur ce point ; "« Vous voulez parler de Dieu », fit Anne Hawthorne. (…) « Mais… un dieu qui fait le mal ? » murmura Fran Schein dans un souffle."

La publicité pour le K-Priss proclamait : « Dieu promet la vie éternelle. Nous, nous la dispensons ». Une éternité de terreur, sous les yeux à fentes de l'omniprésent Eldritch ! Pourtant, alors même qu'ils ne savent plus dans quelle réalité ils sont, ni même parfois qui ils sont, les personnages de Dick, « créatures issues de la poussière », ne perdent pas l'espoir. Sacré Phil K. Dick !

Le Maître du Haut-Château

« Lorsqu'on referme un roman de Dick, les quelques secondes d'hébétude qui s'ensuivent sont encore de Dick », pourrait-on dire, en paraphrasant un poncif célèbre. Et jamais ça n'a été plus vrai que pour ce Maître du Haut-Château, qui dispute à Ubik le titre de chef-d'œuvre absolu de l'auteur dans le cœur de ses admirateurs. Écrit en 1961, alors que Dick sort d'une grave dépression causée par la dégradation de son couple et le refus systématique des éditeurs de publier ses romans de littérature générale, ce roman coup de poing sera son premier gros succès commercial, couronné par le prix Hugo en 1963.

L'idée de départ du roman semble tenir en une phrase : les puissances de l'Axe ont gagné la deuxième guerre mondiale, et occupent les États-Unis (les Japonais à l'ouest, les nazis à l'est). Cet axiome pourrait donc naturellement rattacher le roman au concept d'uchronie, mais il va en réalité bien au-delà. Il ne s'agit pas pour Dick d'imaginer simplement le monde tel qu'il aurait été si… Dick, tel qu'en lui-même, préfère brosser les humbles, les faibles qui subissent le système. Les passages où il disserte ponctuellement sur la géopolitique de l'ordre nouveau font figure d'exposés scolaires où l'auteur démontre (avec un soupçon de pédantisme laborieux) l'étendue de ses connaissances sur les rouages des dictatures de la première moitié du siècle. Car Le Maître du Haut-Château touche à des thèmes très personnels à l'auteur. Ses biographes ont maintes fois souligné le traumatisme enduré par le jeune Dick à la vue d'un soldat japonais brûlé vif, pendant les actualités cinématographiques, alors que l'ensemble de la salle s'esclaffait bruyamment. Deux ans plus tard, c'est à nouveau au sujet des Japonais qu'il s'opposera de manière violente et définitive à son père, en prenant ouvertement parti contre la bombe d'Hiroshima. Dick ne s'est en outre jamais caché d'une certaine curiosité mêlée de répulsion à l'égard du IIIe Reich, et d'une certaine tendresse vis-à-vis des Japonais.

L'action du roman se déroule sur la côte pacifique, sous une férule nippone sensiblement plus souple que celle des nazis. Les orientaux ont apporté avec eux le Yi-King, ouvrage de divination chinois, auquel occupés et occupants se réfèrent souvent pour résoudre leurs problèmes importants. Dans ce monde dominé, un auteur, Hawthorne Abendsen, reclus dans un château fortifié, a pourtant écrit un récit audacieux, « La Sauterelle pèse lourd », où il raconte comment les Alliés ont défait nazis et japonais et remporté la guerre… en suivant alternativement plusieurs personnages dont les destins s'entrecroisent (Robert Childan, vendeur d'antiquités folkloriques américaines ; Tagomi, un fonctionnaire japonais ; Frank Frink, un artisan juif qui se lance dans la joaillerie d'art ; et Juliana, l'ex-femme de ce dernier partie à la rencontre d'Abendsen après avoir lu son livre), Dick va amener le lecteur à se poser une unique question : en quoi notre monde est-il plus réel et vraisemblable que celui du roman, et que celui du roman dans le roman, « La Sauterelle pèse lourd » ? Cette réflexion s'appuie sur l'utilisation judicieuse et visionnaire des philosophies orientales, qui préfigure leur popularisation durant une décennie qui se nourrira jusqu'à l'excès de Yi-King et autres Livre des morts tibétain.

On peut supposer avec un brin d'amertume que ce récit a triomphé en son temps grâce à son premier degré (uchronie intelligente, avec une touche de patriotisme qui n'a pas dû être sans flatter le lectorat américain). Il ne s'intègre pourtant pas moins à l'œuvre de Dick et annonce sans aucun doute ses réflexions sur la réalité et ses leurres (notamment Le Dieu venu du Centaure et Ubik). Cependant, ces thèmes sont explorés ici d'une façon plus allusive que dans ses romans à venir, et il sera demandé au lecteur un effort de réflexion supplémentaire, subtilement dickien : percer les apparences et mettre à jour une vérité déconcertante, que l'on n'est d'ailleurs pas sûr de jamais comprendre.

Loterie solaire

À l'époque où il publie Loterie solaire, Philip K. Dick, qui n'est alors âgé que de 26 ans, n'a rien d'un écrivain débutant : il est en effet l'auteur de plus de 70 nouvelles et d'une poignée de romans de littérature générale qui n'ont pas trouvé acquéreur. On peut cependant considérer qu'il s'agit là de son premier vrai roman de science-fiction publié puisque le manuscrit des Pantins cosmiques, écrit antérieurement, dort encore dans ses tiroirs. Ce premier opus a souvent été assimilé — et Dick lui-même, loin de s'en cacher, l'a revendiqué en diverses occasions — à un exercice de style vanvogtien, tant l'ombre de l'auteur du Monde des à (paru six ans plus tôt) plane sur le récit. Influence flagrante des maîtres (Van Vogt, mais aussi Bester ou Sheckley) d'ailleurs clairement perçue par la critique qui accueillit plutôt bien le roman.

Dans le futur qu'imagine Dick, le pouvoir absolu sur le système solaire est attribué aléatoirement à un citoyen quelconque (le Meneur de Jeu), élu par une roue de la fortune atomique, le Minimax (ou bouteille). Mais le système a aussi son pendant : conjointement à la désignation du Meneur, le Minimax désigne un assassin légal, chargé d'éliminer le Meneur par tous les moyens. Il revient à ce dernier de démontrer ses capacités de chef en survivant au Défi durant les 13 années de son mandat, à la condition que les aléas du Minimax ne décident pas de son remplacement dans l'intervalle. Comme le remarque l'un des personnages avec une logique déconcertante, si le principe du Minimax débarrasse la société des intrigues politiciennes, le Défi préserve dans le même temps la charge suprême des incompétents que le hasard pourrait y installer.

Après avoir disposé ses pièces sur l'échiquier, Dick les lance avec virtuosité dans un chassé-croisé dont l'enjeu n'est rien de moins que l'équilibre du monde. D'un côté, Reese Verrick, Meneur de Jeu depuis dix ans, évincé par une saute brutale de la bouteille, entouré de ses vassaux (parmi lesquels l'infortuné et idéaliste Ted Benteley, qui lui a prêté allégeance alors qu'il le croyait encore Meneur). De l'autre, Leon Cartwright, son successeur, un humble technicien adepte de l'utopie prestonite (qui professe l'existence d'une dixième planète, le mythique Disque de flammes), protégé par une garde personnelle de télépathes. Entre les deux, Keith Pellig, le régicide officiel, téléguidé par un Verrick prêt à tout pour éliminer le nouveau Meneur. Et quelque part dans l'espace, au-delà des colonies du Directoire, le vaisseau des prestonites qui fonce à la recherche d'une hypothétique planète…

S'il n'est pas toujours évident de déceler derrière l'académisme juvénile de cette Loterie solaire les germes des futures thématiques qu'abordera Dick, il n'en demeure pas moins que l'auteur fait déjà preuve d'une maîtrise indiscutable des ficelles de son récit, acquise par son expérience de nouvelliste, tout en paravents et en subtils doubles-fonds. Car ce meilleur des mondes que les mathématiques ont créé et dont Dick dépeint les rouages avec application, est un idéal sophistique qui a tôt fait de partir en morceaux sous sa plume corrosive : cette société tellement moderne vit dans les faits selon une hiérarchie qui ressuscite un lien féodal médiéval et une ribambelle de superstitions archaïques (interprétation des augures, monomanie des amulettes). La corruption et le clientélisme rongent le système, et il apparaît bientôt évident que le monde de joueurs dépeint par Dick se résume essentiellement à un monde de tricheurs.

Philip K. Dick, souvent acide dans l'autocritique, n'a jamais renié cette oeuvre de jeunesse, avec tout ce qu'elle comporte d'emprunts aux maîtres du genre. Sans être l'unique pierre sur laquelle s'édifiera l'une des plus complexes et des plus fluctuantes œuvres personnelles de la science-fiction, Loterie solaire n'en est pas moins le résultat d'une réelle réflexion d'auteur, et la preuve d'une incontestable maturité de conteur.

Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?

Curieux destin que celui de ce roman, publié en 1968, sous le titre original, ô combien plus savoureux, de Do Androids Dream of Electric Sheep ? (Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, titre repris par la traduction française de 1979). Écrit en 1966 (la même année qu'Ubik), alors que Dick sort difficilement d'une période creuse de plus d'un an en matière d'écriture, ce récit n'était assurément pas prédisposé à devenir un polar futuriste culte devant l'objectif de Ridley Scott. Mais revenons au roman.

En cette fin de vingtième siècle, la Terre a subi les profondes blessures d'une guerre nucléaire totale, forçant l'humanité à émigrer massivement vers les colonies du système solaire, et provoquant l'extinction quasi-définitive de nombreuses espèces animales. Malgré une propagande massive en faveur de l'émigration, une poignée d'humains est restée sur Terre et occupe les grands ensembles dépeuplés. Pour tenir le coup, ils disposent des boîtes à empathie qui leur permettent de fusionner spirituellement et presque charnellement avec Wilbur Mercer, un curieux prophète qui semble charrier toute la misère du monde sur ses frêles épaules. Ils disposent aussi de « l'orgue d'humeur » grâce auquel ils peuvent déterminer artificiellement la tournure que prendra leur état d'esprit. Cette société disloquée reconnaît au moins un signe fort d'identification sociale : la possession d'un authentique animal vivant, dont la valeur, selon l'espèce, est soumise aux lois du marché.

Rick Deckard est un blade runner, un chasseur de primes officiel dont la besogne exclusive est de « réformer » les androïdes — qui servent en temps normal de main d'œuvre aux émigrants — lorsqu'ils réussissent à s'introduire frauduleusement sur Terre. Mais les androïdes, à l'instar du dernier modèle Nexus-6 fabriqué par la firme d'Eldon Rosen, se confondent de plus en plus avec les humains, dont ils ne diffèrent presque plus que par leur singulier manque d'empathie. Un vice qui les rapproche des « spéciaux », ces humains rendus simples d'esprit par les retombées, et mis au ban de la société. Six androïdes sont dans la nature, et Deckard compte bien rafler la prime pour remplacer son mouton électrique par tout autre gros animal, pour peu qu'il soit, cette fois-ci, bien vivant.

Définir l'humain, c'est une fois encore le pari que relève Dick avec virtuosité dans son récit. Pari qui télescope ici son autre thématique de prédilection, la réalité truquée, avec toutefois une variante notable : ce n'est pas une réalité artificielle qui se substitue — ou se superpose — à la nôtre, mais notre propre réalité qui se détériore, envahie d'une part par la « bistouille » (principe entropique défini par le « spécial » John Isidore, engendré par la prolifération d'objets et de déchets inutiles), et d'autre part en voyant ses éléments vivants remplacés par autant de simulacres, parmi lesquels les androïdes, qui n'ont d'ailleurs pas forcément conscience de leur non-humanité lorsque des souvenirs factices leur tiennent lieu de mémoire. Deckard est en proie aux mêmes incertitudes qu'éprouverait tout autre personnage dickien dans une réalité divergente : l'homme auquel je suis confronté est-il réel ? le suis-je moi-même ? puis-je éprouver de l'empathie, voire des sentiments, envers une androïde ? Le mercerisme, qui fait office d'ultime béquille à une empathie humaine chancelante, pourrait-il n'être qu'une imposture de plus ?

Blade Runner est un roman remarquable qui ne doit pas être éclipsé par le succès de son adaptation à l'écran. On le rapprochera de préférence de la période martienne de l'auteur (à l'inverse du Dieu venu du Centaure, ce sont ici les terriens qui ont besoin de dérivatifs pour ne pas sombrer dans la schizophrénie).

Dick aurait pu être le fossoyeur de son propre roman en acceptant l'offre juteuse qui lui était faite d'écrire la novélisation du film de Ridley Scott. Remercions son orgueil d'écrivain de l'en avoir dissuadé.

Ubik

Tous les univers de la science-fiction sont dans Ubik.

Des nouvelles inédites du monde entier, une partie rédactionnelle sérieuse et rigoureuse, des infos sur toutes les conventions et les critiques de toutes les nouveautés.

Fongus de Ganymède et autres Bleeks martiens, Ubik est la revue qu'il vous faut.

Sans danger pour la santé mentale si lu dans le bon sens.

En 1966, Dick rédige Death of an Anti-Watcher (« Mort d'un anti-guetteur »), qui paraîtra en 1969 sous le titre d'Ubik. C'est la France qui, comme souvent, accueillera avec le plus d'enthousiasme le roman lors de sa parution en 1970 chez Laffont (les fameuses couvertures argentées). « Texte phare », « chef-d'œuvre », les qualificatifs ne manquent pas à propos de ce livre qui termine fréquemment numéro 1 lors des référendums demandant aux lecteurs leur roman de S-F préféré.

Imaginez maintenant la surprise d'un adolescent de 14 ans, dans les années 90, découvrant un roman que tous considèrent comme une œuvre majeure du genre qu'il affectionne. Il a lu et entendu tellement de bien à son propos qu'il ne peut qu'être déçu ; c'est inévitable.

Et pourtant…

Dès le départ, il se montre intéressé par le problème de Glen Runciter. Il trouve fascinant le concept de semi-vie permettant à Ella, la défunte femme de Runciter, de communiquer avec le monde extérieur. L'idée de groupes de télépathes se combattant, bien que peu originale, lui paraît intéressante. Et puis, il y a Joe Chip, le prototype du personnage insignifiant qui travaille dans l'équipe de Runciter et qui lutte sans cesse contre ses appareils ménagers et contre sa porte qui ne veut jamais s'ouvrir. Les leitmotive dickiens sont là, avec le changement de réalité qu'opéré le pouvoir psy de Pat Conley le conapt et Jory l'enfant en semi-vie qui perturbe les communications du Moratorium où se trouve Ella. Bref, l'exposition est drôle, bizarre et ne déçoit pas l'adolescent.

Tout va vraiment débuter avec l'arrivée sur la Lune de l'équipe de Runciter, dont la mission est de contrer le groupe concurrent, celui de Ray Hollis. Mais l'affrontement tant attendu par le jeune homme n'aura pas lieu. Le combat de pouvoirs psi avorte (en même temps que l'intrigue échafaudée par Dick) avec l'explosion d'une bombe qui tue Glen Runciter et oblige son équipe à le rapatrier sur Terre et plus précisément dans le Moratorium, aux côtés de sa femme. C'est à ce moment-là que le jeune lecteur commence à comprendre le pouvoir de fascination qu'exerce le livre qu'il est en train de lire. Il n'a jamais été confronté à cela auparavant et il n'est pas au bout de ses surprises. Tous les personnages vont devoir maintenant lutter contre l'entropie (autre leitmotiv dickien), adversaire qui réduit certains d'entre eux, au sens propre, en cendres. Le roman n'est plus qu'une course contre la montre dans laquelle les protagonistes essayent de sauver leur peau alors que leur environnement régresse.

C'est sous forme de graffiti qu'une partie de la vérité va apparaître à Joe Chip et que l'adolescent va enfin rallier le camp de ceux qui ont lu le livre et qui hurlent à qui veut l'entendre qu'Ubik est un chef-d'œuvre !

Le retournement de situation paraît, avec le recul, être une ficelle maintes fois utilisée, et pourtant… Le roman est tellement passionnant que Dick manipule son lecteur du début à la fin avec une rare maestria. Le choc de la première lecture passée, l'adolescent se replonge dans le texte en se disant qu'après tout, il n'y a qu'un peu d'esbroufe, de poudre aux yeux dont l'auteur se sert pour faire monter la sauce. Encore une fois, il doit se rendre à l'évidence, Ubik est beaucoup plus complexe qu'il n'en a l'air. Les coups de théâtre ne sont pas là pour masquer un manque de fond mais participent, au contraire, à l'opacité, au malaise dont sont pris les protagonistes et, par ricochet, le lecteur. La bouée de sauvetage qu'est l'entité Ubik n'a que peu (on pourrait en discuter longtemps) de connotations religieuses et reste un des concepts les plus fascinants créé par Dick, tout au moins dans la forme qu'elle revêt. La construction narrative non linéaire est un essai transformé par un auteur en quête de renouvellement. Pour autant et en cherchant bien, le texte n'est pas exempt de certains défauts dus à des tics d'écriture dickiens que viennent combler et ensevelir la puissance dévastatrice et novatrice des idées de l'auteur.

Mais l'adolescent de 14 ans, quant à lui, lit ou relit toujours des livres de Dick et reste convaincu que plus jamais il n'aura un choc comparable à celui qu'il a eu à la découverte d'Ubik. Il continue pourtant de rêver…

Ah, au fait… l'adolescent n'est pas celui que vous croyez : je suis lecteur et vous êtes critiques !

L'Œil dans le ciel

C'est au début de l'année 1955 que Dick entreprend la rédaction d'un manuscrit qu'il termine en deux semaines et qu'il intitule With Opened Mind. Comme souvent, c'est Don A. Wollheim, alors responsable éditorial des fameux « Ace double », qui va imposer le titre définitif : Eye in the Sky. Publié en 1957, le roman paraît sous la forme d'un volume double, titre honorifique permettant à l'éditeur de rendre hommage à la qualité du texte.

L'idée originale est, du propre aveu de Dick (dans sa bibliographie commentée publiée dans Science et Fiction n° 7/8 [Denoël] et disponible sur le site internet Le ParaDick), « volée à L'Univers en folie de Fredric Brown et adaptée ». Pourtant, le fossé semble grand entre ces deux œuvres : à la parodie de S-F déjantée Dick va opposer un voyage à travers la psyché de plusieurs personnages et créer des mondes divergents à faire pleurer d'envie un scénariste de Sliders.

Le point de départ de l'intrigue est un bon exemple de la façon dont l'auteur conçoit le genre : pour lui, l'extrapolation scientifique n'est qu'un moyen d'arriver à ses fins, de mener son intrigue vers les terrains vierges qu'il veut explorer. L'artifice utilisé ici est l'explosion dans le Bévatron du déflecteur de rayon à protons à proximité de sept visiteurs et de leur guide. Gisant au sol, inconscient, chaque personnage va être en mesure (sans que Dick se soucie de donner une quelconque explication à cela), de créer un monde et de l'imposer aux autres. Ainsi, chaque protagoniste qui redevient conscient fait basculer ses compagnons d'infortune dans un monde qui lui ressemble et qui émane de sa psyché.

C'est Jack Hamilton, homme ordinaire qui vient de perdre son emploi d'ingénieur à cause des supposées sympathies communistes qu'entretiendrait sa femme, c'est Jack, donc, que Dick va choisir pour servir de relais et donner à voir au lecteur les mondes fantasmatiques qui vont être traversés. Tour à tour, ce sont la société religieuse intégriste de l'ancien combattant Horace Clamp, le reflet tout en guimauve du réel émanant de Mrs. Pritchett et le monde paranoïaque de Joan Reiss qui vont être mis en scène par l'auteur. Le dernier « univers parallèle » sera celui où Dick va dénoncer à la fois le régime totalitaire communiste et la chasse aux sorcières, autrement dit les deux extrêmes qu'il réprouve.

Comme dans tout bon roman de Dick, une fille aux cheveux noirs va se mêler de la partie. Il s'agit ici de Silky, une vamp qui va, bien entendu, évoluer aux fils des mondes traversés par les personnages. Quelques morceaux de bravoure dickiens sont aussi au programme, citons pêle-mêle : la désagrégation du monde par énumération de catégories dans une surenchère verbale proprement hallucinante, un effet de désorientation en forme de spirale dans un escalier (qui ne l'est pas, lui, en spirale), un envol en parapluie débouchant sur une vision cosmique, une machine qui reproduit tout en quantités supérieures, la chute de lettres d'un slogan communiste qui vont mettre le feu à une maison, etc. Malgré le nombre d'idées folles que semble contenir ce roman, jamais le lecteur ne se retrouve dans une position de désorientation. Tout est magnifiquement agencé par une construction romanesque remarquable.

Ce roman marque un tournant dans la carrière de Dick car il est le premier où la question qui sous-tendra toute son œuvre future, « qu'est-ce qui est réel ? », se pose avec autant d'acuité. Sur le strict plan littéraire, ce texte est une pure merveille de composition et révèle un trait marquant du style de l'auteur. En effet, en faisant se suivre plusieurs mondes correspondants aux personnages qui les émettent, Dick fait figurer dans son texte, consciemment ou non, les relais de narration qui serviront de base à l'utilisation de la multifocalisation, trait caractéristique de l'œuvre à suivre. Chaque personnage dont l'univers est décrit devient ainsi le « narrateur » de sa propre histoire. L'intrigue romanesque suit donc pas à pas l'écriture d'un texte telle que la pratique l'auteur. L'importance de ce roman n'est donc peut-être pas là où on la cherche. Sans doute se situe-t-elle dans l'élaboration d'un style, d'une méthode de travail, et ce même si, à 28 ans, Dick est déjà un grand écrivain.

Glissement de temps sur Mars

Écrit à la suite du Maître du Haut-Château, en 1962, ce livre n'est paru qu'en 1964 chez Ballantine, directement en poche, non sans avoir été publié en magazine en 63 sous le titre « All We Marsmen ». Ambitieux sur bien des points mais manquant de relief sur d'autres, le roman nous entraîne sur une colonie martienne de l'an 1994 qui pourrait très bien passer pour un lotissement californien des sixties. Le héros typiquement dickien, le gars ordinaire, le travailleur manuel, s'appelle ici Jack Bohlen, réparateur et ancien schizophrène enclin à la rechute. Pris dans une affaire qui le dépasse et qui concerne le sort de la planète, il va se débattre tout le long du texte entre ses problèmes personnels, conjugaux, et les affaires d'achats de terrains dans lesquelles il va se retrouver mêlé. Somme toute une intrigue classique pour du Dick, croisant plusieurs niveaux scénaristiques.

L'homme de pouvoir du livre, Arme Kott, est à la tête du syndicat des plombiers. Lorsqu'il découvre un jeune enfant autiste aux pouvoirs psychiques étranges, Manfred Steiner, il charge Jack, qui se trouve être le voisin des parents du garçon, de développer un moyen d'entrer en contact avec lui. Kott espère ainsi voir l'avenir et acheter puis revendre plus cher les terrains désertiques qui pourront intéresser l'ONU. Or, rien ne va se passer comme prévu et la présence de Manfred va replonger Jack dans des crises de schizophrénie particulièrement douloureuses. Un personnage intéressant et atypique apparaît ici : Héliogabale est un Bleek, un autochtone, un extraterrestre qui, à l'opposé d'Arnie Kott, fait preuve de bonté et arrive à communiquer avec l'enfant autiste. Bien que secondaire, ce protagoniste représente la caritas, l'empathie que professe Dick et qui selon lui caractérise l'humain.

L'intrigue initiale va monter en puissance et se complexifier à chaque glissement temporel de Manfred, mettant le lecteur au centre d'une spirale vertigineuse autant sensorielle que mentale. C'est que, derrière le vernis des motifs dickiens tels que la présence de l'entropie (que Manfred appelle rongeasse) et la rivalité entre deux personnages que tout oppose, se cache une expérience particulièrement fascinante pour celui qui osera s'y aventurer. Le jeu sur la réalité est ici beaucoup plus tortueux que dans d'autres romans de l'auteur. Les chapitres 10, 11 et 12 de Glissement de temps sur Mars sont, de ce point de vue, les plus complexes structurellement de l'œuvre de Dick. En effet, le principe de dislocation du récit (c'est-à-dire le principe de juxtaposition des points de vue des personnages et la superposition de plusieurs intrigues) y atteint son paroxysme. En 56 pages, on change seize fois de narrateur alors que s'effectue un incessant va-et-vient entre le présent et le futur. Sans entrer dans les détails, on s'aperçoit de la précision de l'auteur dans la construction d'un récit qui va petit à petit contaminer le lecteur et le mettre dans la peau d'un autiste et d'un schizophrène. Du grand art.

Dans un monde parfait, ce roman aurait connu le même succès que son prédécesseur, Le Maître du Haut-Château, et permis à Dick de s'envoler vers de nouvelles expérimentations toujours plus époustouflantes.

Même si l'intrigue est un peu longue à démarrer et malgré l'apparence de roman typiquement dickien que revêt le texte, Glissement de temps sur Mars est un diamant brut : au lecteur de le tailler.

Au bout du labyrinthe

Ben Tallchief s'ennuie. Son boulot de contrôleur des stocks le barbe. Il décide donc d'envoyer par radio une prière à l'Intercesseur et il se voit exaucé. Il est transféré dans une petite colonie sur la planète Delmak-O. Pour s'y rendre, un seul moyen : le fuseur, petit vaisseau à deux places ne pouvant effectuer qu'un aller et pas de retour. C'est aussi ce moyen de transport que vont prendre Seth et Mary Morley couple qui végète depuis huit ans dans le kibboutz Thecel Pharès, pour se rendre dans la colonie. Arrivés sur Delmak-O, les trois personnages vont être présentés à Bert Kostler le gardien, à Maggie Walsh la théologienne, à Ignatz Thugg le thermoplasticien, etc… Tallchief, le premier à atterrir, va prendre part à une conversation qui va se répéter mot pour mot lorsque le couple arrivera. Mais le plus bizarre se produira avec la perte des communications, la découverte d'un mystérieux édifice et la mort de… non, je ne le dirai pas.

Une fois de plus le titre original du roman a été changé, puisque Dick avait d'abord pensé à The Name of the Game Is Death (« La mort est la règle du jeu »). Rédigé en 1968 et paru en 1970 (1972 en France), il portera finalement le titre, choisi par l'éditeur, A Maze of Death (« Un labyrinthe de mort »).

Au Bout du labyrinthe marque d'une certaine manière la fin d'un cycle commencé avec L'Œil dans le ciel. Là où ce dernier introduisait des thèmes qui allaient devenir récurrents dans l'oeuvre de Dick, le roman qui nous intéresse signe l'arrêt de mort, en même temps que le paroxysme, de l'utilisation de ficelles propres à l'auteur. Comme dans Ubik et L'Œil dans le ciel, on retrouve un groupe d'individus confronté à un dérèglement de la réalité Or, ici, Dick tente d'aller au bout de ce système en une sorte de quitte ou double, de « coup de poker » (l'expression est de l'auteur) mais sans véritablement apporter du neuf. Malgré tout le roman reste fascinant par cette capacité, cette facilité à jongler avec les mêmes thèmes sans que le texte puisse apparaître un instant comme le calque d'un livre antérieur. Le huis clos permet le travail le plus passionnant jamais réalisé par Dick sur l'interaction entre personnages ; la tension est extrêmement bien rendue, notamment par la mise en scène des meurtres. Le renversement final, bien que paraissant facile pour un lecteur habitué à l'œuvre du maître, éclaire à rebours tout le contenu du roman. L'utilisation d'une religion échafaudée de toute pièce, d'un livre sacré et de la multifocalisation marquent clairement la fin d'un certain système dickien qui fera dire à l'auteur : « Après Au Bout du labyrinthe, il ne pouvait en aucune façon y avoir de nouveau roman fondé sur les mêmes prémices. II fallait faire du neuf. »

Dans son utilisation de clichés propres à Dick, le roman se rapproche de la nouvelle « La Foi de nos pères » publiée dans l'anthologie d'Harlan Ellison Dangereuses Visions. En effet, ces deux textes représentent une limite dans l'œuvre de Dick (« La Foi de nos pères » ressemble même à une autoparodie) qui, lucide, essaiera de se renouveler. Pourtant, à ce stade, l'écriture et les idées sont tellement maîtrisés qu'il est ardu de trouver des défauts à Au Bout du labyrinthe. Tout semble être naturel, facile pour Dick dans la façon dont il agence son récit. Le texte n'est peut-être pas un chef-d'œuvre mais représente l'archétype du roman dickien d'une certaine période. Il reste donc une expérience fascinante pour le lecteur : un livre de Monsieur Dick, quoi !

Le Temps désarticulé

Le Temps désarticulé marque une rupture dans l'œuvre dickienne comme dans la science-fiction. Ce roman gomme presque tout futurisme et nous place face au quotidien, au monde culturel commun imposé par l'éducation, dont nous allons découvrir les failles et les embûches. La réalité est truquée, mensongère, et l'illusion bien difficile à fuir, mais même dans le monde « réel », il n'y a ni progrès technique échevelé ni futurisme convenu, simplement le décollage d'un vaisseau spatial.

Philip K. Dick est doublement subversif : le roman de science-fiction lui-même est attaqué, par ce refus des thèmes classiques, et la critique politique du quotidien est féroce. L'enfance, sa créativité et ses potentialités, étouffées par la culture dominante, est le vrai thème du roman.

Le Temps désarticulé est l'histoire d'un homme, Ragle Gumm, habitant une ville sans nom des années 50. Il gagne jour après jour un concours de journal, occupation puérile et aliénante mais lucrative. Vivant chez sa sœur Margo et son beau-frère Vic Nielson, il assume très mal sa situation sociale. Tout ce monde qui se fissure sous ses yeux, que Ragle va fuir, n'est qu'une vaste illusion entretenue à des fins totalitaires et militaires.

Dick se livre à une satire impitoyable de son temps. Liz, caissière de supermarché, ressemble à une vulgaire actrice publicitaire. Devenue républicaine depuis son arrivée dans un État républicain, pur produit de la culture de son temps, Liz est confortablement installée dans le monde des adultes. La logeuse chez qui Ragle et Vic commenceront à entrevoir la vérité à la fin du roman est son miroir. Cette Mme McFee présente le même conformisme, la même soumission à la culture dominante jusque dans sa manière de critiquer le discours gouvernemental sans aucune réflexion personnelle : Liz ne croit pas à la crise économique, Mme McFee ne croit pas à l'existence de Ragle Gumm, personnage mythique du monde « réel ». Liz, Mme McFee, Vic et Margo Nielson, notre quotidien est fait de tels personnages. Ce sont nos collègues de travail, nos voisins, notre marchand de primeurs au coin de la rue, etc… Dick met en scène l'illusion et l'aliénation de notre quotidien. Seuls les enfants se démarquent, avec eux seulement Ragle trouve une connivence, une complicité car ils sont porteurs de la nouveauté, du sens, de l'avenir.

Mais qui est responsable de cette illusion ? Qui est chargé de l'entretenir ? Le personnage de Bill Black, voisin de Ragle, est fascinant. Il n'a pas subi le conditionnement qui maintient tous les habitants dans l'illusion, il est un militaire responsable de l'ensemble du projet, jouant le rôle de simple employé municipal. Son portrait est encore une critique sociale féroce : « ce qu'il y a de bizarre dans le monde, c'est qu'un jeune loup sans idées originales qui imite ses supérieurs jusqu’au nœud de cravate et au grattement de menton se fait toujours remarquer. (…) Tout juste s'ils n'allaient pas envoyer leur femme appâter devant les bâtiments administratifs » (p.21). La soumission à l'autorité, ressort fondamental de sa personnalité, l'a conduit à faire bien pire puisque Margo Nielson est sa vraie femme… Corollaire de Liz, non plus celui qui se soumet à la culture, mais qui maintient les instruments de soumission à défaut de les créer, Bill Black prendra de nombreuses figures dans l'œuvre dickienne : ainsi les fonctionnaires de l'ONU de Glissement de temps sur Mars, responsables du système éducatif créant tant d'autismes, forme infantile de la schizophrénie ; ou encore les programmeurs de simulacres et spectacles médiatiques de La Vérité avant-dernière, ou enfin Barnes, chef de la police de Message de Frolix 8.

Ragle Gumm finira par s'affranchir de l'illusion en compagnie de son beau-frère Vic. Ils découvrent un univers froid, morne, totalitaire, où des enfants les guideront. Que peut il y avoir de neuf dans un monde gouverné par le conformisme culturel le plus abouti, qui refuse la nouveauté de la conquête spatiale, rêve de l'enfant que Ragle n'a jamais cessé d'être ? Le monde réel n'est pas un univers attendu de science-fiction. Le Temps désarticulé préfigure ainsi des thèmes aujourd'hui communs de manière bien plus subtile que Matrix et rend possible Truman Show, son adaptation déguisée.

Vic Nielson et Ragle prendront deux chemins opposés. Le premier choisira l'illusion, et retournera dans la Vieille Ville tout en sachant qu'elle est mensongère. Sa décision lucide de victime consentante est la métaphore de la puissance de l'idéologie et de la tyrannie invisibles que nous subissons aujourd'hui (Matrix montre une trahison similaire). Ainsi la science-fiction nous permet-elle de réaliser combien nous sommes enrégimentés par un pouvoir qui sait nous masquer combien profondément sous terre il nous enterre et nous fait travailler en vue d'intérêts insoupçonnés. Mais une telle caverne peut être si confortable pour ceux qui n'ont pas sombré dans la schizophrénie, maladie du réel et conscience de notre aliénation.

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La Transmigration de Timothy Archer

[Critique commune à SIVAL'Invasion divine et La Transmigration de Timothy Archer.]

La dernière période de l'œuvre de Philip K. Dick est très controversée, parfois même rejetée par les plus fervents défenseurs des romans plus anciens. De retour après un long silence s'étendant sur les deux premiers tiers des années 70, Dick semble métamorphosé à bien des égards. Ces derniers textes posent ainsi d'importants problèmes de cohérence, entre eux et par rapport au reste de l'œuvre. Ceci concerne surtout un groupe de romans que certains considèrent comme l'aboutissement et la continuité de l'œuvre d'une vie, d'autres comme une trahison de l'esprit de ce que Dick écrivit auparavant : ce que l'on a coutume d'appeler la Trilogie divine, soit Siva, L'Invasion Divine et La Transmigration de Timothy Archer.

D'abord, peut-on réellement parler de « trilogie divine », ou ne devrait-on pas considérer un groupe de textes plus large ? Ces romans forment-ils un tout que l'on pourrait couper du reste des écrits du dernier Philip K. Dick ?

Mais ensuite, peut-on vraiment admettre une coupure, pour admettre que tout ce qui suit Coulez mes larmes, dit le policier constitue une partie autonome de l'œuvre, que l'on serait peut-être en droit de ne pas reconnaître comme « authentiquement dickienne » ? Au contraire, ces quelques romans ne permettent-ils pas de considérer l'ensemble sous un jour nouveau ? Ces questions posent un problème de cohérence : y a-t-il un ou plusieurs Philip K. Dick ? La Trilogie divine peut-elle nous donner des clefs d'interprétation de l'ensemble, si l'on peut penser y trouver certaines réponses aux questions soulevées parfois dès les premiers textes des années cinquante ?

Il est impossible d'expliquer les modifications survenues dans l'œuvre, ni même si ce long silence, sans références biographiques, amplement détaillées dans l'article de Gilles Goullet ici même comme dans la seule biographie sérieuse parue en français : Invasions divines de Lawrence Sutin (Denoël, « Présences »). Dick lui-même expose ces aspects de sa vie dans nombre des romans de cette dernière période, Siv[v]a1 en particulier. En février/mars 1974, ainsi que dans les mois qui suivirent, Dick vécut de bien étranges événements, qui le marquèrent très profondément et qu'il interpréta comme une expérience mystique. Il devait passer le reste de sa vie à tenter de comprendre ce qui lui arriva, et travailla avec acharnement, nuit après nuit, écrivant les milliers de pages où sont consignées ses réflexions, qu'il nomma lui-même Exégèse, sans envisager leur publication2. Celle-ci constitue tout de même la toile de fond sur laquelle se profile notre Trilogie divine. Les problématiques religieuses sont tout sauf nouvelles chez Dick (Le Dieu venu du Centaure, par exemple, est ainsi profondément chrétien) mais elles le concernent maintenant de manière encore plus essentielle. Il va même en parler publiquement, lors de la conférence donnée en France, à Metz, en 1977, qui fut très mal reçue par un public qui attendait plus un discours gauchiste et révolutionnaire que ce qui fut interprété au mieux comme bigoterie, au pire comme pathologie mentale, Pourtant, le texte de cette conférence3 nous donne les clefs d'interprétation des autres romans, en ce qu'elle expose tout l'arrière-plan théorique des textes à venir, de manière extrêmement claire. Ainsi, il n'y a clairement pas de trilogie divine, mais un ensemble plus large de textes où s'insèrent les romans qu'on met habituellement en avant. Quelles sont donc les préoccupations religieuses et philosophiques de Philip K Dick à la fin de sa vie ?

Notre monde est régi par les lois de la causalité, déterminisme mécanique et aveugle. À ce déterminisme, nous ne pouvons rationnellement attribuer aucune fin ni sens (qu'on se rappelle Héliogabale dans Glissement de temps sur Mars, p. 110.) Les phénomènes se déroulent selon des lois immuables et nous envoient une image d'absurdité, qui prend la figure de la souffrance et de la mort, de l'aliénation et de la tyrannie ; ceci relève de l'irrationnel. Où pouvons-nous trouver un sens absolu, une justification de nos existences et de nos souffrances ? La question récurrente dans Siv[v]a de la mort d'un chat innocent est bien là. Où trouver le salut ? Pas dans le cours ordinaire du temps, que nous pouvons nous représenter comme cette Prison de Fer Noir aux dimensions de l'univers matériel. D'autre part l'éternité Divine est figée : elle est plénitude et absolu en acte, mais rien ne peut s'y dérouler puisque rien ne s'y produit. Comment cette éternité Divine pourrait-elle assurer notre salut, par l'écroulement de cette Prison qui est la nôtre et que nous nommons causalité aveugle et irrationnelle ? En réponse à cette question, Dick introduit l'idée d'un temps orthogonal à notre temps linéaire, temps qui est celui de l'actualisation des possibles4.

Dans la partie d'échecs que Dieu mène contre le Prince de ce monde, il se fait que nous sommes en progrès vers un meilleur état de choses. Mais ce progrès ne se déroule pas sur la ligne du temps que nous connaissons, le cours des choses et de la réalité se modifie à notre insu, par l'invalidation de présents possibles que nous ne vivrons pas mais dont notre cerveau pourra conserver des souvenirs, qui renvoient à des présents parallèles. Nous vivons dans une échelle ascendante du temps, à travers laquelle Dieu se meut librement, et il fait que notre présent soit en amélioration continue. Quelque part au plus bas des possibles invalidés se trouve une tyrannie bien pire que celle de Richard Nixon (décrite à la fois dans Coulez mes larmes… et Radio Libre Albemuth) ; il faut ainsi voir sa chute en août 1974 comme l'invalidation d'un présent qui se continue toujours, mais sans autre substrat ontologique que celui de possibilité invalidée par Dieu qui a rendu réel un monde meilleur. En nous peuvent subsister des traces mémorielles, semblables à des impressions de déjà-vu mais qui ne font nulle référence à une quelconque expérience passée. C'est une image christique : l'élévation verticale de la croix symbolise l'accès à ce temps orthogonal, au-dessus de nos trois dimensions gouvernées par le déterminisme aveugle.

Que nous prouve la validité d'une telle théorie ? Les expériences mystiques de Dick lui-même ! Il annonça ainsi à la fin de la conférence avoir reçu la vision du monde qui nous attend, au-delà de notre présent, sous la forme d'une déesse dans une palmeraie5, une des clefs de la Trilogie divine car l'image même du salut.

Un vent de panique s'empara alors de la salle de conférences de Metz, et peut-être cèdera-t-on à la facilité en ne voyant là que profond dérangement mental et troubles de la personnalité. Mentionnons simplement que la folie est destruction de soi et perte de lucidité. Or le dernier Philip K. Dick demeure un grand créateur, parfaitement conscient des thèmes avec lesquels il joue, au premier rang desquels le dédoublement de personnalité et la schizophrénie.

Dick se posa en effet pendant longtemps la question suivante : comment écrire un roman de S-F avec une expérience mystique vécue ? Comment faire en sorte que ce soit un roman, déjà, et non une autobiographie pure et simple passant pour l'expression d'un esprit manifestement dérangé ? Autant donc s'inventer une psychose imaginaire : celle d'un dédoublement de la personnalité étranger à la vie de l'auteur.

Cette idée trouve ses origines dans le posthume Radio Libre Albemuth, qui fait pleinement partie du cycle romanesque que l'on appellerait donc plus proprement tétralogie divine. Si un personnage du roman s'appelle bien Philip K. Dick, les événements de février/mars 1974 sont vécus par un de ses amis. L'éditeur refusa ce texte, mais accepta ensuite une version complètement différente nommée Siv[v]a. Il est passionnant de fouiller les deux textes pour explorer les différences, tant narratives, stylistiques, que philosophiques ou religieuses. Remarquons brièvement que les thèmes politiques du premier roman, un univers totalitaire sous la coupe de Ferris F. Freemont, métaphore de Nixon, sont quelque peu en retrait dans Siv[v]a. Mais l'origine du dédoublement de personnalité qui fait tout le sens de ce dernier est clairement identifiable dans cette bizarre et brillante idée consistant à se donner la place de témoin d'événements vécus pour le moins marquants qui arrivent à quelqu'un d'autre dans une fiction narrative.

Le narrateur de Siv[v]a n'est évidemment pas l'auteur du roman, ou du moins il cesse rapidement de l'être. Ce narrateur s'appelle Phil : « Horselover Fat c'est moi, et j'écris tout ceci à la troisième personne afin d'acquérir une objectivité dont le besoin se faisait rudement sentir ». Ce Fat va gagner en substance et en réalité dans la trame de Siv[v]a, en dépouillant Phil de la sienne : « non seulement je suis célibataire, mais je n'ai jamais été marié », finit-il par dire. Ils se retrouvent ensemble dans un bar pour boire un verre, et rigoler tristement jusqu'aux larmes suite à la mort d'une amie cancéreuse, pour prendre conscience de leur unité au plus profond de leur dualité morbide : « si tu meurs, je mourrai aussi ». Ici s'exprime tout le paradoxe du double Phil/Fat, deux personnages imaginaires ont pris corps et substance dans la chair de la trame narrative au-delà de la biographie. En ce sens nous sommes bien en plein roman et non dans l'autobiographie, en particulier lorsque Phil et Fat élaborent des théories différentes expliquant les expériences mystiques vécues par Philip K Dick et attribuées à Horselover Fat. La signification profonde, qui concerne tout lecteur, n'a rien de biographique. Le seul vrai enjeu est la santé mentale de Phil le narrateur. Le salut de Phil, c'est la libération de cette malédiction nommée Horselover Fat. L'universalité d'un tel enjeu est bien sûr de nature religieuse : le salut en ce monde, car il n'y a pas de problématique de l'immortalité de l'âme chez Philip K. Dick.

La construction du roman exprime ce glissement insensible, pour mieux jouer avec l'esprit du lecteur, entre des éléments biographiques et la « réalité » narrative. La première partie consiste en une autobiographie romancée où Phil nous conte sa vie et ses amis inspirés de la vie « réelle »6. Les longs monologues intérieurs des chapitres 7 et 8 montrent ensuite le sommet de la folie (ou de la lucidité) de Fat, et nous conduisent déjà dans le romanesque, « l'irréel », à propos de la mort de cette jeune femme cancéreuse et du parachèvement d'une psychose fictive. Enfin, on glisse du registre théologico-psychologique au roman proprement dit à partir du chapitre 9, où le réel se conforme à la folie présumée de Fat. Où réside la réalité d'un univers romanesque, sinon dans la narration qui force la vraisemblance et donne substance au monde qui acquiert de la présence, de la réalité ? Dick nous présente des personnages réels, émouvants, au fil des pages de Siv[v]a, même si cette réalité devient totalement incroyable7. Ainsi la magie littéraire fait-elle son effet, le monde devient une image de la folie de Fat. L'impossible, le plus fou selon ce que nous jugeons rationnel, vint en chair : le nouveau Messie, nouvelle incarnation du Verbe. C'est une fillette de deux ans qui sauve Phil en le libérant de Fat dès qu'elle le rencontre. Comme dans le vieux Temps désarticulé, la psychose a raison contre le monde, le koinos kosmos, et se résout par le salut du psychotique : la dissipation de Fat, cette psychose. Le salut en ce monde est possible. Certes, ce n'est pas la fin du roman…

Philip K Dick commence ainsi à envisager des réponses à toutes les inquiétudes ontologiques qui animent son œuvre depuis le départ. Est-il néanmoins possible d'articuler ces réponses de manière à construire un système de pensée cohérent, embrassant l'ensemble des problèmes et permettant de parler de « dickianisme » ? Le deuxième volume de la prétendue Trilogie divine ouvre cette possibilité.

L'Invasion divine montre de prime abord le retour à la science-fiction traditionnelle : voyages spatiaux, planètes lointaines, univers futuristes et totalitaires, mais aussi réalités changeantes et quête de la femme idéale, thèmes classiques chez Dick. Mais cette fois, au contraire des grands textes comme Le Temps désarticulé, Ubik ou Le Dieu venu du Centaure, dont un des ressorts consiste à chercher qui manipule la réalité et où se trouve celle-ci au-delà des illusions, on oscille cette fois bien vite entre le point de vue de l'homme et celui de Dieu, que nous voyons concrètement manipuler la réalité et permuter les mondes en usant de sa puissance. L'omniprésence des références et spéculations gnostiques et hermétiques nous donnerait presque les clefs pour comprendre la manière dont Dieu fait passer l'homme d'un monde à l'autre, comme l'évoquait la conférence de Metz. Ce roman présente la systématicité qui fait tellement défaut dans tout le reste de l'œuvre, car Philip K Dick passa constamment d'une philosophie à une autre, d'une explication « rationnelle » à une croyance religieuse pas toujours rassurante. Or, s'il s'agit là d'une constante de sa démarche, il semble qu'il faille laisser intacte cette non-systématicité, et ouvertes les questions posées. Les réponses et théories de L'Invasion divine sont un moment d'une pensée toujours en mouvement, d'une quête spirituelle vivante et donc jamais aboutie, d'une philosophie qui demeure questionnement et ne se referme pas sur un système.

S'il n'y a pas plus de Trilogie divine que de « dickianisme », quelle sera la place de La Transmigration de Timothy Archer ? Ce dernier roman semble concerner les manuscrits esséniens dits de la Mer Morte, principalement, et de la difficulté de continuer à croire après les avoir lus. Philip K. Dick est imprégné de la lecture de John Allegro, qui croyait trouver dans ces manuscrits la preuve de l'usage de champignons hallucinogènes dans ces communautés que les Évangiles passent mystérieusement sous silence8. Le Christ a-t-il tenté d'introduire ces champignons, l'anochi, dans Jérusalem ?

Mais tout ceci concerne l'évêque Archer ! Les vrais problèmes sont ailleurs, dans l'humanité, l'amour et la souffrance d'Angel Archer, sa belle-fille, un des plus émouvants personnages dickiens. Ainsi pouvons-nous trouver une unité dans l'ensemble de cette dernière période, de même que les échos de nombreux thèmes antérieurs.

Le dernier Dick a abandonné l'éclatement du récit et la juxtaposition des regards des différents personnages ; un des derniers usages de ce procédé constitue Au Bout du labyrinthe. Les derniers romans présentent encore une distorsion du temps, mais qui est bien plus due au long monologue intérieur du narrateur ; par exemple, le va et vient entre les différents souvenirs et le présent d'Angel Archer, et les moments où Phil, le narrateur de Siv[v]a, entreprend un monologue semblable qui fait écho à ceux du Nicholas Brady de Radio libre Albemuth. Si Phil nous parle des illuminations mystiques de son copain Fat, ce n'est qu'au chapitre 7 que ces expériences sont décrites, soit au tiers du roman ! Les procédés d'altération du temps dans Substance mort sont liés à la dislocation du sujet lui-même, le récit devenant comme intemporel, dans la continuité de l'autodestruction par la drogue. Il est probable qu'un tel roman, rédigé à la fin des années soixante, aurait donné lieu à un tout autre traitement. Donna serait immanquablement apparue comme narratrice récurrente, de même que Jerry Fabin. La diversité des narrateurs de la fin du roman, où Donna prend la parole, n'a plus du tout le même sens que dans les romans des années soixante. En un sens Dick revient, à la fin de sa carrière, à des modes de traitement plus classiques du récit, même s'il ne peut s'empêcher de jouer avec le temps, la racine de la réalité, pour tout romancier la substance de son récit. Quel humour surtout dans cette dernière période ! Quelle dérision, quel tragique et quelle lucidité !

Dick semble aussi s'éloigner de la science-fiction. Souvent, on considère La Transmigration… comme relevant de la littérature générale, en oubliant peut-être que Substance mort n'a que peu de rapports avec la S-F. Siv[v]a ne relèverait plus de la science-fiction, ni même du roman. Cependant, le dernier Philip K Dick conquiert une forme totalement personnelle. Ce n'est plus de la science-fiction, dans l'acception classique du genre, ni même de la littérature « ordinaire ». Par exemple, Confessions d'un barjo [Portrait de l'artiste en jeune fou] met en scène des types psychologiques pas totalement individualisés, telle Fay l'épouse-mère castratrice. Dick s'inspire bien de personnages réels, mais nous sommes loin de la réalité saisissante de La Transmigration…, dont tous les personnage semblent sortir de notre quotidien, en particulier dans leur démesure (ce roman constitue aussi une biographie critique de James Pike, l'évêque ami de Dick à l'origine de la théologie si curieuse de Au Bout du labyrinthe). En revanche, le lecteur de roman peu habitué à la S-F et encore moins à Dick trouvera que La Transmigration… a une forme romanesque beaucoup moins achevée, du point de vue narratif, que Confessions… En effet, un roman reste-t-il ce qu'il devrait être lorsqu'il devient prétexte à de longues querelles philosophiques et théologiques ? Cette subversion des formes d'expression littéraire classiques donnent à cette dernière période son unité.

Il n'y a donc qu'artificiellement une Trilogie divine. Les textes du dernier Dick constituent l'aboutissement d'une carrière littéraire féconde : ils expriment un style propre, autonome, d'une forme achevée, totalement originale, qui appartient à Dick en propre et à nul autre. Cette forme finale est le dépassement triomphant de la dualité de la science-fiction et de la littérature générale qui le hanta pendant toute sa carrière. Nous en tenons pour preuve la définition qu'il donne de la bonne science-fiction dans une lettre de 1981 : elle consiste en « l'invasion de l'esprit du lecteur par l'idée d'une possibilité, de telle sorte que le lecteur, comme l'auteur, commence à créer au contact de cette idée ». Cette définition n'est-elle pas celle de la bonne littérature en général ? Si un roman peut nous émouvoir, nous toucher, nous concerner et nous donner à penser, n'est-ce pas que le sens profond de la création artistique est atteint ? Jusqu'au bout, Philip K Dick questionne l'unité de l'humanité et de la réalité. Ainsi ses écrits atteignent-ils l'universel, qui défie le temps, et trouve sa place parmi les grandes œuvres d'art, surtout si leur subversion les préserve des cénacles de la correction politique.

 

Notes :

1. II est impossible de se satisfaire de la traduction française, « Siva », qui évoque irrésistiblement une divinité Hindouiste, car le traducteur français a cru pouvoir se permettre l'omission du second « v ». L'anglais Valis signifie « système intelligent, vaste, vivant et actif ».

2. Des extraits ont toutefois été choisis et publiés par Lawrence Sutin sous le titre « In Pursuit of Valis », Underwood Miller, 1991

3. « Si vous trouvez ce monde mauvais, vous devriez en voir quelques autres » in Total Recall, 10/18.

4. La représentation du monde comme relevant d'une essence maligne, et l'introduction dans la transcendance de la possibilité d'un changement, une histoire divine en quelque sorte, sont des éléments de pensée profondément gnostiques.

5. Cette palmeraie est aussi évoquée à la fin de Deus Irae écrit en collaboration avec Roger Zelazny.

6. K.W. Jeter nuancera cependant ceci, en exposant le caractère stylisé, quelque peu fictif, des protagonistes du roman. Voir Larry Sutin, op. cit. p. 460. De même, la jeune femme qui meurt d'un cancer a survécu dans la vie réelle.

7. « Est réel ce qui subsiste alors qu'on cesse d'y croire », Philip K. Dick, Comment construire un univers qui ne s'effondre pas deux jours plus tard in Le Crâne, Denoël, « Présence du Futur ».

8. John Allegro s'est, depuis, rétracté.

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