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Le Grand Silence

Mike Carmichael, ancien pilote de l'Air Force, prête comme chaque année main forte aux secours qui luttent contre les incendies de forêts qui ravagent les collines de Los Angeles. Mais quelle n'est pas sa surprise lorsqu'il découvre que, pour une fois, ce ne sont pas les mégots d'inconséquents touristes qui ont allumé les brasiers, mais les réacteurs de vaisseaux manifestement extraterrestres. Leurs occupants ne se sont manifestés qu'indirectement, en faisant monter à leurs bords une poignée de volontaires humains, parmi lesquels sa propre épouse, un néo baba new age passablement azimutée.

L'incroyable puissance des envahisseurs va les dispenser d'une véritable attaque. Leur suprématie est tellement incontestable, qu'à aucun moment, les hommes n'auront le loisir de se défendre. De se défendre, peut-être pas, mais de résister, oui. Un acte désespéré. Futile, peut-être. Mais une affirmation de la vie. Sur cent cinquante ans nous allons suivre les générations successives du clan Carmichael, devenu fer de lance de cette sédition tenace, mais étrangement vaine. Ainsi donc, Le Grand silence, c'est d'abord un triste essor pris sur les bases d'une médiocre novella — « Le Rémissionnaire » — parue en France en 1989 dans Compagnons secrets (Denoël « PdF »). La thématique est fadasse, typique du Silverberg « troisième époque ». Une idée simple, destinée à un public mainstream (celui de Playboy en l'occurrence), sauvée d'extrême justesse par une écriture qui tutoie la perfection technique absolue. On s'accroche donc, par respect peut-être, sur une poignée de chapitres. Et on fait bien ! À dire vrai, tout comme c'était le cas pour Ciel brûlant de minuit, le roman est un habile fix-up, articulant quatre nouvelles autour d'une intrigue inédite. Une présence plutôt qu'une intrigue d'ailleurs, celle de ces extraterrestres, que Robert Silverberg va magnifier par leur silence.

Mais ce qui ne pourrait être qu'un retour flemmard (et un peu cynique) sur une thématique classique chez lui, celle de l'invasion va devenir ce dont il n'hésitera pas à parler comme de « sa réponse à La Guerre des mondes de Wells ». Une affirmation qui pourrait être d'une prétention risible, si elle n'émanait pas de la bouche même d'un des plus grands écrivains de S-F vivants.

Naturellement, Silverberg va sacrifier aux canons du genre. Chez ses personnages, avec ce patriarche, viet-vet revêche et conservateur (prénommé Anson, clin d'œil à Robert Anson Heinlein), la collabo, le rebelle, etc., mais aussi dans son intrigue, ne reculant devant aucune situation attendue. Il va même prendre un malin plaisir à se plier à ses passages obligés. Confortant son lecteur sur ses acquis, il va en profiter pour prendre ses aises, et se réapproprier le genre avec toute l'intelligence qu'on lui connaît. Auteur du conflit intérieur, il va utiliser cette menace immanente des Entités. Forçant le trait, il ira même jusqu'à nous refuser à nous, lecteurs, ce contact que les extraterrestres vont refuser aux hommes tout au long de leur présence sur Terre. De leurs origines, apparences, motivations, etc., nous ne saurons rien. Créatures semi-divinisées, leurs actions ne sont lisibles que par les réactions du clan Carmichael. Elles ne seront qu'une ombre planant sur les cinq cents et quelques pages du roman. Ce qui va permettre à Silverberg, par le prisme du clan Carmichael qu'il va transformer en balise de détresse d'un monde démantibulé, de traiter une fois encore avec son matériau de prédilection : l'humain.

Ainsi, c'est bien une lutte d'émancipation que nous suivons, mais c'est celle de l'esprit humain cherchant à gagner son indépendance et à briser le carcan de la superstition. Carcan matérialisé, comme une licence littéraire, dans la présence immanente de ces aliens mystérieux.

On le voit, se rejoignent ici, plusieurs des thématiques privilégiées de Robert Silverberg. Le conflit intérieur tout d'abord, ici projeté sur les Entités. Ensuite l'obscurantisme superstitieux, fortement teinté de religiosité. Problématique récurrente chez celui qui s'est toujours méfié des dogmes, et a vécu les croyances avec un mélange égal d'intérêt et de scepticisme. Et enfin, ce thème de l'invasion, comme catalyseur du changement. Changement qui est toujours douloureux, même s'il est finalement libérateur. C'est ce syncrétisme qui fait du Grand Silence un grand roman. L'œuvre d'un auteur arrivé à l'automne de son inspiration, mais qui jette sur ses obsessions un regard lucide. Au point de les retravailler jusqu'à l'épure. Presque jusqu'à l'abstraction. C'est aussi, à ce jour, la dernière manifestation d'intérêt de la part de Robert Silverberg pour la chose littéraire. Ultime sursaut d'art dans la routine mercantile qu'est, hélas, devenue aujourd'hui la carrière du dernier des géants.

Tout sauf un homme

Co-écrit avec Isaac Asimov, Tout sauf un homme n'est certainement pas le chef-d'œuvre qu'on aurait pu légitimement espérer des deux maîtres. Reste que le roman traite d'une idée désormais classique en S-F, la conscience du robot, et qu'il sort tout droit de la tête de son inventeur. Tirée de la célèbre nouvelle d'Asimov « L'Homme bicentenaire », cette collaboration n'en est pas vraiment une, Silverberg ayant accepté de développer l'idée pour en faire un roman à part entière. Une habitude parfois fâcheuse qui conduit à des livres souvent poussifs et ennuyeux, là où la rapidité de la nouvelle faisait mouche. Mais si Tout sauf un homme est avant tout un Silverberg mineur, voire alimentaire, il n'en reste pas moins intéressant à plus d'un titre : thème classique de la S-F (voire cliché) et rencontre de deux mondes, celui d'un âge d'or finissant incarné par un Asimov vieux et malade à l'époque du livre, et celui d'une modernité largement émancipée qui prend quand même un certain plaisir à regarder derrière elle. Côté scénario, rien de bien surprenant, mais de l'efficace. NDR-113 est un robot serviteur comme il en existe tant dans cette société futuriste qui a remplacé la chair prolétaire par l'acier plus malléable. Sauf que ce robot fait de la sculpture et que ses dons sont extraordinaires. Sauf que ce robot est immédiatement baptisé Andrew par la petite fille du couple auquel il appartient. Sauf que ce robot est finalement plus humain que les humains, mais qu'il n'a pas d'existence propre selon la loi. On le voit, tous les ingrédients sont réunis pour traiter plusieurs questions fondamentales d'un seul coup. La différence, l'exclusion, le racisme, la bêtise, et… l'humanité. Histoire touchante, donc, simple et certes un peu lénifiante, mais plus profonde qu'il n'y paraît au premier abord. Car la petite fille grandit et voudrait qu'Andrew obtienne les mêmes droits que les êtres humains. Ce qui arrive forcément. Mais malgré toutes ces avancées sociologiques, Andrew reste fondamentalement un robot, un immortel et… tout sauf un homme. Evidemment classique dans sa forme comme dans son fond, Tout sauf un homme se révèle au final nettement plus triste que ne l'avaient sans doute prévu ses auteurs. On y assiste à l'agonie d'un monde finissant. Humanité, âge d'or, deux « histoires » parallèles réunies dans ce qui ressemble fort à un testament. Douce nostalgie, amertume et regrets, autant de sensations qui hantent le récit et approfondissent parfois ce qui aurait pu n'être qu'une innocente bluette, mais qui s'avère beaucoup plus intelligent qu'une simple « commande » rédigée par un grand professionnel de l'écriture.

Les Royaumes du mur

Roman méconnu et pourtant très typique des « purs produits silverbergiens », Les Royaumes du mur s'articule entièrement autour d'une seule et brillante idée. C'est l'usage chez Silverberg et c'est aussi la raison pour laquelle nombre de ces romans souffrent de longueurs inutiles alors qu'ils auraient fait des nouvelles aussi épatantes que percutantes. Les Royaumes du mur n'échappe pas à cette règle, mais Silverberg agit en grand professionnel et capture d'entrée de jeu son lectorat en martelant un scénario qui ne peut tout simplement pas ne pas captiver le lecteur. Histoire initiatique qui relève autant de la fantasy que de la S-F (et qui n'est pas sans points communs avec la très belle nouvelle de Ted Chiang « La Tour de Babylone » — dans le recueil éponyme, chez Denoël « Lunes d'encre »), le roman érige le mystère en décor, voire en personnage, alléchant immédiatement le lecteur par la promesse d'une révélation forcément ébouriffante : sur une planète éloignée, un peuple vit au pied d'une montagne. Immense, infinie, verticale, « Kosa Saag » (c'est son nom) incarne « Le mur ». C'est aussi, à l'instar de nombreux mythes humains, le siège des Dieux. Des Dieux jaloux et autoritaires, confortablement installés au sommet de ce qui est, par essence, inaccessible et étranger. Et Robert Silverberg de s'attacher à l'initiation, à la vie et enfin, au voyage de Poilar Bancroche qui, comme le veut une tradition immémoriale, dirige l'expédition annuelle vers le sommet. Une promenade, on s'en doute, tout sauf amusante, d'autant que les rares pèlerins redescendus de la montagne y ont tous laissé quelques neurones, voire beaucoup plus que ça. L'expédition parviendra-t-elle au sommet ? Quelles surprises attendent les pèlerins ? Et quelles désillusions ? Sur ce pitch aussi universel que prenant, Silverberg déroule une histoire qui, si elle ne manque évidemment ni de sel ni de talent, n'en reste pas moins un peu trop évidente pour emporter la partie. Les ennuis s'accumulent, les dangers se multiplient et la révélation finale est… finale, justement, preuve qu'une seule idée ne fait pas un livre, aussi pagre turner soit-il. Malgré ces défauts évidents, Les Royaumes du mur a le mérite de revenir aux fondamentaux en s'alignant sur un sense of wonder millimétré, tout en s'offrant le luxe d'approfondir le thème de l'autorité, de la divinité et, plus généralement, de la crédulité face au Mythe. On connaît l'affection de Silverberg pour les légendes et les grands mythes de l'humanité, Les Royaumes du mur en est la manifestation directe, à défaut d'être inoubliable.

[Lire également l'avis de Philippe Boulier.]

Ciel brûlant de minuit

Si Robert Silverberg est l’un des meilleurs écrivains de S-F américains, c’est parce qu’il a apporté quelque chose de neuf au genre, un élément qui avant lui était la plupart du temps passé par pertes et profits. La justesse psychologique. La compassion. La vérité. Bref : le personnage.

Ce goût pour le matériau humain s’observe une nouvelle fois dans Ciel brûlant de minuit. Comme toujours lorsqu’il s’agit de S-F, l’idée et le décor sont les premières vedettes du récit : au XXIVe siècle, la Terre s’asphyxie lentement. Le niveau des océans monte et fait reculer les côtes. La pollution atmosphérique, l’agonie de la couche d’ozone contraignent l’humanité à porter respirateurs et écrans solaires injectables par voie cutanée. Quant aux grandes stations spatiales installées en orbite, elles sont depuis longtemps tombées aux mains de dictateurs semi-mafieux. Où est le salut ?

La réponse appartient peut-être à Nick Rhodes, le biologiste hanté par de sombres projets de manipulations génétiques, ou à Paul Carpenter, météorologue contraint de se reconvertir dans la chasse aux icebergs. A moins que Victor Farkas, le mutant aveugle doué d’une étonnante « vision seconde », n’incarne une autre voie. Plus franche, plus radicale aussi.

Tel est le grand mérite de Silverberg. Le décor et l’idée sont là, angoissants à force d’être réalistes. Mais jamais l’auteur ne se montre didactique. Cette Terre du futur, nous la voyons se dessiner peu à peu, à travers l’itinéraire de tous ces personnages. Nous la trouvons vivante parce qu’ils sont vivants. Et tout au bout du voyage, la grâce pure de la S-F finit par apparaître, elle aussi. Au-delà de la prospective catastrophique — effet de serre et prolétarisation assurés — il y a le concept. Le vertige. Que voit réellement Victor Farkas ?

Derrière ce ciel brûlant de minuit… les étoiles !

Tom O’Bedlam

Le nom de Tom O'Bedlam, dans la culture anglo-saxonne, est fortement connoté. On le trouve par exemple dans Le Roi Lear, où Edgar prend l'allure d'un Tom O'Bedlam pour se protéger de son frère, tandis que les Bedlam beggars hantent les rues de Londres. En 1618, on donne à la Cour une pièce chantée, intitulée Mad Tom O'Bedlam, dont Silverberg utilise les couplets successifs en tête de chapitre. Bedlam, en effet, est l'abréviation de Bethléem. Mais c'est surtout, à partir de l'an 1403, le petit nom de l'Hôpital St Bartholomé, premier hôpital anglais consacré à l'étude et au traitement des maladies mentales et où l'on peut, moyennant un penny, assister en direct au spectacle de la folie. Peu à peu, le terme entre dans le langage courant et Tom O'Bedlam devient le nom populaire des fous. Par le choix de ce titre, Robert Silverberg s'inscrit donc sciemment dans l'histoire culturelle de la folie. La transformation de l'Hôpital Bedlam en asile de fous marque le début de ce que Michel Foucault appelle l'ère du Grand Enfermement. Fini le temps du Moyen-âge et des bouffons royaux, où l'on exhibait ses fous, et où leur parole était l'objet d'une écoute mystique. Le fou appartient désormais à une marginalité que la société refuse de voir. Puis viennent les Lumières, dont le goût insatiable pour les curiosités fait renaître l'intérêt pour la folie. On va voir les fous, on s'en divertit et l'on aperçoit dans leur étrangeté une sorte d'écho troublant des tendances profondes de l'homme normal. Le regard que l'homme porte sur la folie est donc extrêmement variable et ambigu. Le fou, c'est toujours l'autre. Mais un autre dont la définition fluctue au gré des modes.

C'est à ce problème que Silverberg s'attaque ici. Il met en scène un monde post-apocalyptique, où le normal et le pathologique entretiennent des rapports ambigus, du fait de la disparition des repères traditionnels et des normes établies. On y suit successivement trois groupes de personnages, dans lesquels, toujours, la question de la folie se trouve posée. Car qui est fou ? Tom, avec ses hallucinations, ou les maraudeurs croisés en chemin, qui s'adonnent à la violence par pur désœuvrement ? Les malades mentaux de l'Institut Népenthe, ou les médecins assez fous pour prétendre définir la normalité ? Les mystiques de la secte partie à la rencontre de ses dieux, ou le professeur qui les suit dans l'espoir de rencontrer du sens — n'importe lequel ? Silverberg nous montre que la définition de la folie n'est qu'une étiquette rassurante, qui ne traduit que bien pauvrement l'extrême complexité de notre vie psychique.

Comme dans Le Château de Lord Valentin, c'est quand les rêves commencent à s'étendre que leur nature pose problème. Peut-on encore parler d'hallucinations, quand tout le monde se met à faire les mêmes songes ? Est-ce une folie collective, née de l'expérience commune d'un monde ravagé ? La manifestation d'une Vérité transcendante, révélée à un Tom messie ou prophète ? Une sorte de contagion télépathique, dont il serait la source involontaire ? Une manipulation psychique, d'origine extraterrestre ? Comment le savoir ? Pourquoi, à la limite, se le demander ? Ce qui fait l'attrait et le danger du fou, finalement, c'est qu'il g l'air d'avoir un monde à lui, tandis que nous ne sommes que des étrangers au Réel, inaptes à y trouver leur place. Et quand, comme Tom, il nous invite dans son monde, nous propose le Passage vers l'Ailleurs, il occasionne une sorte de vertige : je ne dois pas sauter… je saute.

Outre la méditation sur la folie et sur la condition humaine, qui en constitue la trame, Tom O'Bedlam est d'une grande richesse onirique. Les visions de Tom, les rêves qui en découlent, ont une qualité poétique indéniable. Les personnages de Silverberg ne se contentent pas de vivre extérieurement leurs expériences, mais en sont profondément, intimement affectés. L'impact des rêves (ou de l'absence de rêves) est traité avec une grande finesse psychologique. On retrouve des thèmes chers à l'auteur, comme le voyage initiatique, le fanatisme religieux, la quête de soi, etc. Bref, un roman subtil et dérangeant, poétique et cruel, où les personnages sont de vrais individus qui ne se laissent pas réduire à une étiquette pratique, où les explications sont à chercher et où l'ambiguïté reste entière. Jusqu'à la fin ? À chacun de le découvrir…

Gilgamesh

L'antique Sumer, trois mille ans avant J. C. Ourouk pleure Lugabanda qui a rejoint le Pays sans Retour. Monarque avisé, il siège dorénavant parmi les dieux. Son fils est initié aux charges princières, mais il doit bientôt s'exiler car Dumuzi veut régner sans partage. Le jeune garçon fuit comme un vagabond, mais il reviendra en maître, car il est Gilgamesh, « L'Elu ». Deux tiers dieu pour une part d'homme, jouisseur et guerrier d'exception, son infatigable énergie épuise le peuple, comme l'on fait ployer un bœuf sous la charge. Il irrigue les champs, laboure les femmes, et séduit même Inanna, déesse de l'amour. Mais Gilgamesh s'ennuie. Il lui faut une tâche à sa démesure. Le roi trouve dans la forêt un homme sauvage qui lui résiste au combat. Enkidu deviendra son frère car une seule âme occupe leurs deux corps. Ensemble, ils vaincront le démon Huwawa dans le Pays des Cèdres. L'orgueil de Gilgamesh finit par irriter les dieux. Enkidu décède à son retour des Enfers, le souverain d'Ourouk est à nouveau confronté à la mort d'un proche. Gilgamesh prend conscience de sa propre finitude. Il ne redoute pas de succomber au combat, mais craint d'être un jour oublié. Commence alors une nouvelle errance qui le conduira au pays de Dilmoun où vit Ziusudra, unique survivant du déluge. Regrettant le sacrifice de l'ancienne humanité, les dieux l'ont rendu immortel, d'une éternité qui stupéfie Gilgamesh. Le souverain s'en retourne à Ourouk avec un présent de longue vie, qu'il perdra en chemin. Mais Gilgamesh a retenu la leçon : une heure fugitive de grandeur vaut mieux que mille ans de médiocrité. L'homme est tout entier dans son oeuvre. Le souvenir de Gilgamesh ne s'effacera pas.

Ecrit en 1984, ce roman est une reprise de L'Epopée de Gilgamesh, que l'on tient pour le plus ancien texte écrit. L'histoire originelle, sombre et désabusée, parfaitement représentative de la littérature mésopotamienne, était propre à séduire Silverberg. Au prix toutefois de changements. Dans sa postface, l'auteur justifie sa narration à la première personne et sa volonté de revenir au héros historique. Ainsi, la relation privilégiée de Gilgamesh aux dieux prend la forme de crises épileptiques, le dépit amoureux d'Inanna est celui d'une prêtresse, et l'immortalité une acceptation de la mort quand elle ne signifie pas disparaître. Le récit, brillant, est en surface une relecture de mythes. À partir d'une matière imposée, l'écrivain parvient à proposer une synthèse parfaite de son œuvre. Ziusudra, survivant du déluge, est un reliquat du passé, à la façon de Clay dans Le Fils de l'homme. Tout comme dans Le Livre des crânes, l'objet de la quête est l'immortalité. Muller, héros de L'Homme dans le labyrinthe, ne s'attache pas aux femmes, erre dans les méandres de la vie, et devra retourner chez lui. Enfin, le divin roi d'Ourouk est isolé par son don, tenu loin de ses proches, état qu'il partage avec le fragile David Selig de L'Oreille interne.

Dans sa nouvelle « Breckenridge et le continuum », Robert Silverberg rappelait la nécessaire réappropriation des archétypes. L'entreprise est ici parfaitement réussie.

Le Seigneur des ténèbres

Tout commence à la fin du XVIe siècle, où Andrew Battel, de Leigh dans l’Essex, voit son père et ses frères partir sur des navires britanniques et revenir riches, tannés par le soleil, nantis de souvenirs et de récits d’aventures. En âge de partir, Andrew se heurte tout d’abord aux réticences de son père puis aux velléités du destin : sa femme et l’enfant qu’elle portait meurent subitement. Il surmonte son chagrin et rencontre Anne Katherine, une jeune femme à la peau d’albâtre et aux cheveux aussi blonds que lui. C’est peu après qu’il embarque sur son premier bateau, promettant à sa fiancée son retour quelques mois plus tard, lesté des richesses nécessaires pour lui faire un beau mariage. Il ne la reverra jamais. Au détour d’une île d’Amérique du Sud, il est fait prisonnier par les Portugais — alors ennemis des Anglais. Il échouera en Afrique en commençant son épopée comme esclave…

Avec cet hommage implicite au célèbre roman Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad, Silverberg nous plonge dans le XVIe siècle Elisabéthain de manière radicale. L’immersion se fait sur le fond et sur la forme, l’auteur ayant choisi de reprendre les idiomes et expressions de l’époque (parfaitement retranscrits par la traduction française). L’auteur réussit totalement à recréer l’ambiance historique du moment, un siècle seulement après que Christophe Colomb a abordé les îles américaines, non sans camper le personnage d’Andrew Battel de manière remarquable.

Mais c’est dès lors que l’Anglais se retrouve en Afrique, aux côtés des Portugais d’abord, puis des Africains, dont les fameux Jaqqas — des cannibales sanguinaires — que l’aventure devient palpitante. Si les pérégrinations de la première partie du roman donnent un faux rythme du fait de quelques longueurs, l’horreur grandissante et la terreur qu’éprouvent les personnages européens face à la menace jaqqa scotchent littéralement le lecteur. De la même manière que Joseph Conrad laisse perplexe face au mystère grandissant de Kurtz, Silverberg nous met mal à l’aise dès la première apparition de l’Imbe Jaqqa Calandola, le géant d’ébène, chef guerrier mais, aussi et surtout, guide spirituel vénéré de tout un peuple. La découverte de cette tribu composée des meilleurs guerriers d’Afrique occidentale, de sa culture, de ses rites barbares pour un Européen blanc comme Andrew est le cœur du roman, passage palpitant, sanguinaire et passionnant. Car à l’instar du personnage, au-delà du cannibalisme, le lecteur est fasciné par cette autre façon de penser qui conduit à considérer l’homme blanc plus fourbe et plus barbare en ces terres. Du coup, ce volumineux roman devient une formidable critique de la colonisation, mais aussi de l’esclavagisme.

Le Seigneur des ténèbres est une véritable œuvre de cœur, loin des romans alimentaires des « années Majipoor ». Une de ces anomalies littéraires comme on aime à les découvrir.

Shadrak dans la fournaise

En 2012 Gengis Mao règne sur une Terre au bord du chaos, à Oulan Bator, dans un empire Mongol hérité de l'ancienne URSS. La population humaine a été réduite des deux tiers en raison d'une éruption volcanique gigantesque survenue en Amérique du Sud, et des séquelles d'une guerre bactériologique qui condamne les survivants au « pourrissement organique », sorte de peste du futur.

Réfugié au sommet d'une Tour en compagnie d'une oligarchie, le tyran dirige, observe, contrôle le monde par l'intermédiaire d'innombrables satellites ou caméras.

Ce n'est pas sa seule occupation. Prévoyant, il s'est adjoint les services d'un médecin à temps complet, Shadrak Mordecai, dont le corps est incrusté d'une multitude de capteurs qui le renseignent constamment sur l'état de santé de son patient, ou ses activités en cours.

Pourquoi se doter d'un tel attirail médical ? Gengis Mao est en fait un vieil homme obsédé par la mort dont il repousse l'échéance à coup de transplantations d'organes. Quant à son successeur désigné, Mangu, c'est en réalité un pantin, futur réceptacle de l'esprit du dictateur.

Mais voilà que Mangu décède. Oui va le remplacer ?

Paru en 1976, ce roman fut un échec commercial et constitua un tournant dans la carrière de Robert Silverberg. En professionnel de l'écriture, l'auteur cherchera d'autres voies romanesques. S'ensuivront le cycle de Majipoor et une série de volumes inégaux, plus volumineux, moins « personnels ».

C'en sera fini des ouvrages courts et haletants de la « période faste », des flamboyances stylistiques de L'Oreille interne ou du Fils de l'homme.

Pourtant, à y regarder de plus près, Shadrak dans la fournaise ne mérite pas cet ostracisme.

Ainsi, les deux thèmes traités par Silverberg, l'identité corporelle (ou plus précisément ici le transfert) et l'interrogation éthique sont au coeur d'Axiomatique, le très remarqué et remarquable recueil de nouvelles de Greg Egan (éditions du Bélial').

Deux consciences pour un corps unique, à l'instar de L'Homme programmé, autre roman de Silverberg, voilà donc la première bonne surprise conceptuelle de ce livre. Via les capteurs, Gengis Mao et Shadrak se partagent le corps du dictateur. Le médecin est ainsi averti des dérèglements organiques de son patient avant même que les manifestations symptomatiques remontent à la conscience de celui-ci. Silverberg pousse même plus loin l'idée de la confusion identitaire en faisant rédiger le journal intime de Gengis Mao par Shadrak.

Au-delà du thème du transfert (qu'a exploité à outrance un certain Alfred Hitchcock), ce roman invite le lecteur à d'autres réflexions : surgissent en effet aujourd'hui des injonctions médicalo-marketing du type « être à l'écoute de son propre corps » ou « être conscient de son corps ». Mais justement, que savons-nous de notre intimité en dehors de manifestations pathologiques qu'il faut absolument réprimer ? L'idée profonde de Silverberg est peut-être là : le corps, cet étranger que nous devons réduire au silence.

Deuxième grand thème abordé dans l'ouvrage : le débat éthique.

Shadrak dans la fournaise, comme beaucoup de récits de Robert Silverberg, retrace l'itinéraire spirituel d'un personnage. Le nom du médecin n'est d'ailleurs pas anecdotique. Le romancier l'a emprunté à un épisode biblique, le Livre de Daniel.

La question posée est celle-ci : Gengis Mao est-il un Mal nécessaire garant de l'ordre du monde et de sa survie, ou est-il un Mal absolu ?

Dans un premier temps, Shadrak prend parti pour le Mal nécessaire. Mais la mort de Mangu et la révélation qui s'ensuit soulèvent une deuxième question : peut-on traiter le Mal sans y succomber à son tour ?

Les affres de la fournaise évoquée dans le titre s'apparentent donc aux affres de la conscience et du choix.

Pour résoudre ce dilemme, Shadrak s'efforce de rompre son emmurement moral (les tours n'ont pas bonne réputation chez Silverberg) et d'aller à la rencontre de l'humanité souffrante.

Voilà donc la matière d'un roman très riche.

Ces mouvements de l'âme humaine, que renforce le choix narratif du présent de l'indicatif, ne devraient pas laisser le lecteur indifférent.

Le Maître du hasard

Robert Silverberg a écrit Le Maître du hasard (L'Homme stochastique) quelques années après L'Oreille interne. On retrouve plusieurs similarités entre ces deux romans, soit dans la forme, soit dans le fond. Le roman se déploie par la narration du personnage principal, Lew Nichols. Ce dernier est stochasticien, c'est-à-dire chercheur en probabilités événementielles, statisticien clairvoyant. En travaillant pour le compte de Paul Quinn, politicien charismatique, il lui permet d'accéder au poste de maire de New York. Nichols nourrit l'espoir que Paul Quinn accédera un jour à la Maison Blanche. Le stochasticien, désireux de jouir du pouvoir par procuration, rencontre Martin Carjaval, personnage excentrique voyant l'avenir.

Nichols veut profiter de cette faculté pour influer sur ses projets politiques. Mais contre son attente, la philosophie de Carjaval va bouleverser sa conception du monde, car l'avenir est déjà écrit et ne peut pas être modifié.

La description et l'élaboration de ce futur proche s'appuient principalement sur la nuance. Ainsi, Silverberg construit finement son New York en s'attardant sur des détails qu'il avait déjà esquissés dans L'Oreille interne : les relations sociales, les mœurs, la politique. L'auteur compose en quelque sorte une variation du premier roman ; la lente disparition de l'être au sein d'une masse sociale, disparition qui s'explique par l'importance sociale donnée aux modes (vestimentaire, drogue, nourriture), à la religion ou à l'ethnie plutôt qu'à l'individu. La narration, limitée au cadre new-yorkais, s'oppose littéralement au don de Carjaval. C'est un voyant, certes, mais dont la vision est bornée à son propre champ. Silverberg montre par là que la prescience a ses propres limites. Toujours dans cette optique nuancée, l'auteur met en place un certain décalage en narrant l'histoire passée d'un homme qui voit l'avenir. Cette tension narrative se retrouve dans le personnage. La situation de Lew Nichols rappelle les problèmes de David Selig. Tous deux sont dans l'empêchement d'agir : le premier parce qu'il n'a pas encore le don, le second parce qu'il le perd. Ils ne peuvent ni l'un ni l'autre transformer leur situation malgré leur faculté. Toutefois, Nichols est aussi l'opposé de Selig, comme un miroir antinomique. Son pouvoir naissant est un don que chacun a en soi et contrairement à la télépathie, qui fait accéder au monde intérieur et personnel de l'autre, la prescience montre le futur partagé par tous.

Si la vision est différente, la problématique reste la même : l'histoire d'un homme désabusé, dépassé par le monde qui l'entoure. Carjaval tente d'expliquer à sa manière le « comment » de son don. Mais, il fait l'impasse sur le « pourquoi » de celui-ci. De son côté, Nichols veut trouver un but à cette faculté. Il voit la possibilité « utopique » de guider l'humanité, puis, empêché par le déterminisme, il réduit son désir à « pouvoir regarder l'avenir ». Philosophie d'un désabusement accepté, la prescience permet l'omniscience mais n'autorise pas d'influer sur les événements. L'acceptation de cette prescience déterministe modifie la vision de Nichols. Désormais, l'univers est une « contre-entropie », un univers qui tend vers un but qui n'en est pas un. Dans Les Particules élémentaires, les personnages de Houellebecq étaient résignés, leurs existences annonçant fatalement l'inutilité de l'espèce humaine et sa fin prochaine, alors que dans Le Maître du hasard, le déterminisme n'est finalement pas un obstacle, car si l'homme est un rouage parmi d'autres, il se distingue de ceux-ci parce qu'il en a conscience.

Le Livre des crânes

« Ils sont quatre :
Timothy 22 ans, riche, jouisseur, dominateur.
Oliver, 21 ans, beau, athlétique, bloc lisse à la faille secrète.
Ned, 21 ans, homosexuel, amoral, poète à ses heures.
Eli, 20 ans, juif, introverti, philologue, découvreur du Livre des Crânes.

 Tous partis en quête du secret de l'immortalité : celle promise par le Livre des Crânes. Au terme de cette quête, une épreuve initiatique terrible qui amènera chacun d'eux à contempler en face le rictus de son propre visage. Une épreuve au cours de laquelle deux d'entre eux doivent trouver la mort (l'un assassiné par un de ses compagnons, l'autre suicidé) et les deux autres survivre à jamais. » Texte de la quatrième de couverture de la première édition française (qui trace parfaitement l'intrigue de l'ouvrage, ou plutôt son absence).

Dans la production de Robert Silverberg du début des années 70, Le Livre des crânes est un texte atypique, avant tout car il est censé se situer peu ou prou à la période où il a été écrit. Ce roman, relecture « contemporaine », donc, du mythe de la Fontaine de Jouvence, nous mène de New York à un étrange monastère perdu au fin fond de l'Arizona, monastère qu'Eli compare dès la seconde page du livre à Shangri-La. Comparaison fallacieuse, car « sur quatre, deux devront mourir ». On comprend tout de suite que l'immortalité (récompense et malédiction, ambivalente par essence) se dressera au bout du chemin. Dès lors, le suspense est ailleurs : Qui va mourir ? Et comment ?

C'est dans ce « qui » et ce « comment » que se situe, à mon sens, la seule véritable faiblesse d'un livre très ambitieux sur les plans stylistique et thématique. Car Silverberg, consciemment ou inconsciemment (ce dont on se permettra de douter), lie de façon dérangeante (et un brin complaisante) l'homosexualité et la mort — amalgame (homosexualité = déviance morbide) que d'autres auteurs, avant et après lui, ont commis, mais le plus souvent en étant homosexuels (voir à ce sujet Sacrements de Clive Barker, chef-d'œuvre méconnu sur la noire destination de l'espèce humaine). Par conséquent, les scènes finales paraîtront sans doute un brin ridicules (voire nauséabondes) au lecteur actuel (surtout s'il est homosexuel) ; mais pourraient aussi paraître d'un humour noir jouissif à un lecteur à la religion ouvertement homophobe (n'oublions pas qu'elles le sont quasiment toutes).

Roman coup de poing, souvent vertigineux, d'une ambition stylistique rare, Le Livre des crânes n'a pas très bien vieilli (sa traduction française, plus que compétente, mériterait sans doute un coup de pinceau) et pourtant il s'agit sans conteste d'un des chefs-d'œuvre de Silverberg qui, à l'époque (1972), avait osé décrire une jeunesse réaliste rêvant de « chattes », de « cul » et de supériorité, car la suprême récompense (pour ces quatre pèlerins américains), ce n'est pas de trouver sa place parmi les hommes (le commun des mortels), mais bien de la trouver au-dessus. En jouant avec cette notion de « race supérieure », Silverberg ne nie pas sa judéité, il la met à l'épreuve.

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