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Araminta 2

[Chronique commune à La Station d'Araminta, Araminta 2, Bonne vieille Terre et Throy.]

En raison de la riche biodiversité de la planète Cadwal, la Société naturaliste, sa propriétaire, en a fait un conservatoire écologique. Mais à la station d'Araminta, seule implantation humaine autorisée au début, sont venus s'ajouter deux autres lieux de peuplement : Stroma, où vivent les Naturalistes locaux, et l'Atoll de Lutwen, où s'entassent illégalement les Yips qui constituent une réserve de main-d'œuvre mais aussi une menace pour l'équilibre de Cadwal, car ils projettent de quitter leur îlot devenu trop petit pour déferler sur le continent le plus proche. Pour ne rien arranger, la Charte originelle définissant le statut de la planète a disparu des archives du siège de la Société naturaliste, situé sur Terre. Cadwal va-t-elle demeurer un paradis naturel comme le souhaitaient les auteurs de la Charte, ou les forces à l'œuvre pour en modifier le statut — qui s'avancent en brandissant le drapeau d'une grande cause humanitaire alors qu'elles sont mues par le seul intérêt — vont-elles triompher ? Il faudra trois romans plutôt longuets à Vance pour nous répondre.

La Station d'Araminta (coupé en deux tomes pour l'édition française) est conçu comme un roman policier, avec crime(s) et enquête(s), dans une ambiance qui, avec sa galerie de snobs et d'égoïstes, évoque un peu celle de Charmants voisins. En dépit d'une intrigue astucieuse et de quelques passages socio-ethnologiques fulgurants, dignes du meilleur de l'auteur, ce premier volume laisse une impression de pesanteur, de lenteur, de lourdeur. Le second, centré sur la recherche de la Charte sur la Bonne vieille Terre qui lui donne son titre, est sans doute le meilleur des trois — surtout en raison de sa description empreinte de nostalgie d'une Terre future car l'intrigue y est à peine plus dynamique que dans le premier. Throy, qui conclut cette trilogie mineure, résout le problème initial d'une façon brouillonne et moyennement satisfaisante d'un point de vue moral par la destruction de Stroma, la déportation des Yips outre-espace et la déconfiture de Spanchetta et de sa sœur, les méchantes femmes, parentes littéraires de l'odieuse Flora de Professeur Poltron, sans lesquelles rien ne serait arrivé.

La Station d'Araminta

[Chronique commune à La Station d'Araminta, Araminta 2, Bonne vieille Terre et Throy.]

En raison de la riche biodiversité de la planète Cadwal, la Société naturaliste, sa propriétaire, en a fait un conservatoire écologique. Mais à la station d'Araminta, seule implantation humaine autorisée au début, sont venus s'ajouter deux autres lieux de peuplement : Stroma, où vivent les Naturalistes locaux, et l'Atoll de Lutwen, où s'entassent illégalement les Yips qui constituent une réserve de main-d'œuvre mais aussi une menace pour l'équilibre de Cadwal, car ils projettent de quitter leur îlot devenu trop petit pour déferler sur le continent le plus proche. Pour ne rien arranger, la Charte originelle définissant le statut de la planète a disparu des archives du siège de la Société naturaliste, situé sur Terre. Cadwal va-t-elle demeurer un paradis naturel comme le souhaitaient les auteurs de la Charte, ou les forces à l'œuvre pour en modifier le statut — qui s'avancent en brandissant le drapeau d'une grande cause humanitaire alors qu'elles sont mues par le seul intérêt — vont-elles triompher ? Il faudra trois romans plutôt longuets à Vance pour nous répondre.

La Station d'Araminta (coupé en deux tomes pour l'édition française) est conçu comme un roman policier, avec crime(s) et enquête(s), dans une ambiance qui, avec sa galerie de snobs et d'égoïstes, évoque un peu celle de Charmants voisins. En dépit d'une intrigue astucieuse et de quelques passages socio-ethnologiques fulgurants, dignes du meilleur de l'auteur, ce premier volume laisse une impression de pesanteur, de lenteur, de lourdeur. Le second, centré sur la recherche de la Charte sur la Bonne vieille Terre qui lui donne son titre, est sans doute le meilleur des trois — surtout en raison de sa description empreinte de nostalgie d'une Terre future car l'intrigue y est à peine plus dynamique que dans le premier. Throy, qui conclut cette trilogie mineure, résout le problème initial d'une façon brouillonne et moyennement satisfaisante d'un point de vue moral par la destruction de Stroma, la déportation des Yips outre-espace et la déconfiture de Spanchetta et de sa sœur, les méchantes femmes, parentes littéraires de l'odieuse Flora de Professeur Poltron, sans lesquelles rien ne serait arrivé.

Les Chroniques de Durdane

Le Shant, sur la planète Durdane, est sans doute l'une des créations les plus fascinantes de Jack Vance. Imaginez une vaste île, presque un continent, divisée en une soixantaine de cantons aux structures sociales très différentes les uns des autres. Toutes ces sociétés coexistent en paix hors de toute centralisation sous la surveillance de l'Anome, l'Homme sans visage, qui possède le pouvoir de faire sauter la tête de n'importe qui en déclenchant l'explosion du torque que chacun porte dès l'adolescence. Dans le premier volume de cette trilogie, Gastel Etzwane, fils d'un musicien de passage, renonce à l'initiation chilite et quitte son canton d'origine pour mener une vie errante à travers le Shant. Après bien des aventures, il part en quête de l'Anome, dont l'absence de réaction face au péril représenté par les terribles Rogushkoïs lui paraît tout d'abord incompréhensible, puis criminelle. Après avoir identifié L'Homme sans visage et mis fin à son règne, Etzwane organise la résistance contre les Rogushkoïs dans Les Paladins de la liberté, pour découvrir au bout du compte que ces féroces créatures humanoïdes qui massacrent les hommes et s'accouplent avec les femmes ont été amenées depuis un autre monde. Leur origine et les raisons de leur invasion font l'objet du troisième volume, où Etzwane, enlevé par les maîtres des Rogushkoïs, se retrouve obligé de combattre pour leur compte sur une autre planète. Il réussit bien entendu à s'enfuir et regagne Durdane.

L'Homme sans visage est sans doute l'un des meilleurs romans de Vance, qui y déploie des trésors d'imagination et d'inventivité, dont le « chemin d'air » — des ballons guidés captifs guidés par des câbles au sol — est un excellent exemple. Même si Durdane n'est pas totalement coupée du reste de la galaxie, les technologies qu'on y emploie sont largement alternatives, pour le plus grand plaisir de l'amateur de dépaysement. Quant aux sociétés décrites, leur diversité et leur originalité ne peuvent que susciter l'admiration. Originalité que souligne cette phrase d'Ifness, l'observateur terrien qui croise à plusieurs reprises le chemin d'Etzwane, au sujet des Chilites : « La race humaine n'avait jamais connu une telle adaptation et elle ne la connaîtra sans doute plus jamais. » Les Paladins de la liberté poursuivent sur cette lancée avec un peu moins d'imagination, mais il est vrai que l'effet de surprise ne joue plus. L'intrigue est elle aussi plus conventionnelle : Gastel Etzwane passe son temps à organiser la résistance du Shant contre les Rogushkoïs, tout en mettant fin au système du torque. Asutra ! constitue enfin une conclusion fort décevante, comme si, après avoir tant donné dans les deux premiers volumes, Vance était à court d'idées pour boucler le cycle. Ce n'est pas à proprement parler un mauvais livre, juste un space opera standard avec une fin plutôt hâtive. Mais cette conclusion ne doit surtout pas faire oublier la formidable puissance imaginative de L'Homme sans visage, qui représente, répétons-le, un des sommets de l'œuvre de Jack Vance.

Les Domaines de Koryphon

Koryphon abrite deux peuples extraterrestres cruels et barbares — les erjins et les morphotes —, ainsi que des populations humaines issues de deux vagues de colonisation à plusieurs siècles d'intervalle. Derniers arrivés, les outkers sont les maîtres de vastes domaines sur le continent d'Uaia. Ces grands propriétaires traitent les autres occupants de leurs terres, aussi bien humains qu'extraterrestres, comme des créatures inférieures, et se montrent naturellement hostiles à tout changement. Mais un mouvement indépendantiste est apparu chez les Uldras, descendants des premiers colons humains, mené par le Prince Gris, un Uldra qui a grandi chez les outkers, dont la domination est désormais menacée.

Sur cette base, Vance greffe une intrigue sans guère de relief, simple démarquage d'une certaine thématique coloniale, n'hésitant pas à employer — et ce, jusqu'à la lie — le cliché du serviteur élevé avec les enfants de ses maîtres qui devient par la suite leader révolutionnaire. Cela dit, si l'on veut bien passer sur cet aspect, le roman est agréable, distrayant et plutôt imaginatif. Paysages et coutumes valent comme toujours le détour, avec un bonus pour le passage chez les coureurs de vents. On peut néanmoins se demander que penser de la manière dont le conflit se trouve résolu en fin de compte. L'idée que, « sauf dans certains cas isolés, les titres [de propriété] de chaque terre ont pour origine un acte de violence, plus ou moins lointain », et qu'il s'agit d'une leçon que nous donne l'histoire, quoique typiquement vancéenne dans son pessimisme, montre bien les limites de la réflexion politique de l'auteur : sur ce plan, le roman est loin de rivaliser avec, par exemple, Ce monde est nôtre, de Francis Carsac, qui présente une situation analogue. Mais il est vrai que Carsac — malgré ses dénégations — s'est apparemment inspiré de l'Algérie coloniale, tandis que Vance lorgne plutôt du côté de l'Afrique du Sud ou de la Rhodésie.

Croisades

Concocté par le maître d'œuvre du présent Bifrost, Croisades présente quatre novellas — trois rééditions de textes traduits chez nous dans les années 70 et un inédit. Le volume s'ouvre sur un récit tout à fait atypique de Jack Vance, « La Grande Bamboche » (1973), une histoire d'univers parallèles ambitieuse mais desservie par une certaine confusion — peut-être était-ce inhérent au thème — , et à laquelle il manque sans doute une véritable chute pour entraîner l'adhésion du lecteur. Un récit vraiment curieux, qui en surprendra plus d'un. Avec « Les œuvres de Dodkin » (1958), c'est plutôt du côté de Kafka que lorgne Vance lorsqu'il décrit un monde futur stratifié et bureaucratique, où l'absurdité règne en maîtresse. Parti à la recherche de l'origine d'une directive qu'il juge stupide — et le lecteur avec lui — , un personnage plus ou moins individualiste et asocial appartenant à l'une des couches les plus basses de cette société va non seulement découvrir certains vices et subtilités du système, mais aussi et surtout y trouver enfin sa place lors d'une excellente chute finale. Ironique, sarcastique et diaboliquement efficace, c'est à mon goût le meilleur texte du recueil. « Les faiseurs de miracles » (1958) décrit l'un de ces mondes coloniaux que Vance affectionne. Cette fois, tout repose sur l'affrontement en diverses factions constituées des descendants d'armées venues s'échouer des siècles plus tôt sur une planète dont les nouveaux venus ont repoussé les autochtones dans les forêts. De belles scènes de bataille servies par un humour grinçant, un peuple extraterrestre à l'esprit bien tordu comme il faut, une savoureuse inversion des valeurs entre la science et la magie, le tout conduisant à un retournement final tout à fait réjouissant. Du pur bonheur. Quant à l'inédit, « Les maîtres de Maxus » (1951), il traite d'esclavage et de vengeance, deux thèmes qui reviendront souvent dans les œuvres ultérieures de Vance, préfigurant plus ou moins la Geste des Princes-démons ou les Chroniques de Durdane. On y trouve aussi un de ces portraits de cynique absolu comme Vance sait si bien les dessiner. Bien qu'il soit le plus ancien du volume et que sa narration soit un peu légère — notamment dans la description des cultures rencontrées, souvent fragmentaire — , voilà un texte qui n'a pas pris une ride. Et c'est d'ailleurs le compliment que l'on peut faire à l'ensemble de cet excellent recueil.

Les Langages de Pao

Une planète exotique, de méchants envahisseurs, un jeune garçon dépossédé de son trône par un vil usurpateur — son oncle, évidemment — puis éduqué par un puissant guerrier en attendant l'heure de la revanche : peut-on imaginer un space opera plus conventionnel ? Mais Vance est un maître et s'il utilise cette trame éculée, c'est pour faire de la linguistique le thème central de son roman. Partant de l'hypothèse que le langage contrôle le fonctionnement de la pensée et donc les agissements de l'homme, il pose directement la question suivante : « est-ce la langue ou le comportement qui passe en premier ? » (p.67)

Pour illustrer sa réflexion, Vance nous invite sur Pao, une planète surpeuplée dont les quinze milliards d'habitants sont d'une homogénéité absolue, tous aussi « sains d'esprits » qu'insensibles à la souffrance humaine en raison d'une « compréhension intuitive du destin ». Témoin de ce fatalisme et de cette incapacité à se rebeller, la langue paonaise est passive et dépourvue de passion, ce qui empêche les paonais d'être des commerçants efficaces, des ingénieurs inventifs ou des combattants capables de s'opposer à l'invasion des Brumbos de Batmarsh.

Face à ces derniers, les paonais demanderont donc l'aide de Palafox, un « sorcier » de la planète Breakness, issu d'une société masculine de cyborgs surpuissants dont la longévité est si grande qu'ils finissent tous mégalomanes. L'individualisme y est la valeur dominante, au point que les mots « coopération », « loyauté » ou « confiance » n'existent pas ; au point que la langue de Breakness est « unique en ce qu'elle [dérive] entièrement de l'individu qui la [manie] » ; au point que « le Moi étant la base d'expression implicite, le pronom « Je » [est] inutile. »

La solution proposée par Palafox sera de modifier la seule langue de Pao, ou plus exactement de créer trois nouveaux langages artificiels, susceptibles d'influencer la personnalité des enfants dès leur plus jeune âge : le vaillant pour les militaires, le cogitant pour les commerçants et le technicant pour les industriels. En quelque sorte, Vance revisite le mythe de la tour de Babel, mais ici la diversification des langages est initialement évaluée comme un enrichissement, comme une force, comme une adaptation nécessaire à la survie. En même temps, cette division peut évidemment être source d'incompréhension et de conflits. Du coup, la complexité des buts et des moyens font que le résultat est très incertain. Loin de contrôler parfaitement la situation, les sorciers de Breakness sont des manipulateurs égoïstes dont les motivations ne sont pas claires, même pour eux-mêmes : ils déplacent parfois des pions au hasard et leurs alliances peuvent varier au gré de leur intuition. Bref, ce sont des personnages compliqués à saisir, bien loin des archétypes manichéens habituels : une nouvelle preuve du talent de Vance, toujours capable de détourner et d'enrichir des intrigues apparemment banales.

Le propos est donc à la fois intelligent et habile, jamais pesant ni prétentieux, toujours distrayant et coloré — la marque de fabrique de Vance. Pourtant, la démonstration atteint ses limites quand il serait nécessaire de faire « ressentir » les nuances des langages plutôt que les expliciter. Et pour cause : dès le chapitre deux, une longue note expose l'impossibilité pour l'auteur de bien traduire les différences fondamentales entre deux langues dans celle du lecteur. On aimerait mieux appréhender les subtilités du parler des Mercantils, mieux saisir comment peut fonctionner celui des anarchistes fous de Vale — décrit comme « une improvisation personnelle, presque complètement dénuée de règles » — ainsi que les autres exemples linguistiques dont Vance émaille son récit.

Ce défaut formel ainsi que le caractère très anecdotique de l'intrigue principale empêchent sans doute Les Langages de Pao d'atteindre au statut de chef d'œuvre. Néanmoins, ce court roman est une œuvre exceptionnelle dans la SF par l'intelligence de son approche du thème linguistique. Il demeure donc une référence incontournable qui mérite de figurer dans toute bibliothèque idéale.

Un monde d'azur

Un océan. Immense, à perte de vue. Au milieu, quelques îles paradisiaques, peuplées d'hommes organisés en castes. Tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes s'il n'y avait le Roi Kragen. Cette énorme créature marine règne sur l'archipel par l'intermédiaire des Médiateurs, des hommes qui communiquent visiblement avec lui sans que l'on sache par quel truchement. En échange de sa protection contre les autres créatures marines (essentiellement des Kragens de taille plus modeste), les hommes le vénèrent et lui fournissent de quoi contenter sa faim dévorante d'éponges.

Le héros de ce roman, Sklar Hast, est le premier assistant du Maître Transmetteur — la caste qui permet aux îliens de rester en contact permanent les uns avec les autres. Personnage déchiré entre son envie de mettre fin à l'immobilisme de certains de ses proches et son respect des traditions, sa vie va basculer le jour où il comprend que l'Homme peut assurer tout seul sa sécurité et se défaire du joug du Roi Kragen. Dès lors, il n'aura de cesse de dynamiter les acquis de sa société, et sera prêt pour cela à semer le chaos. D'où émergera — il l'espère — un monde où lui et les siens pourront regarder les flots sans crainte.

Les ingrédients propres au dépaysement vancéen sont là : des îles idylliques, des créatures étranges (le Kragen, assez différent du monstre mythique kraken dont le nom s'inspire pourtant), une société très minutieusement créée, différente et crédible, dans sa technologie comme dans son organisation — qu'on imagine très ancienne. Quelques pages suffisent à Jack Vance pour nous la décrire, puis il plonge très rapidement ce système dans le chaos, à la suite de la tentative de Sklar de tuer un petit kragen. Dès lors, le rythme trépidant ne faiblira jamais, hormis lors d'assemblées qui sont autant de procès (tradition romanesque et filmique chère à l'Amérique). Du coup, une fois qu'on tient ce livre, on ne le lâche pas, d'autant plus qu'il est assez court (à peine deux cents pages). On regrettera peut-être la fin un peu précipitée — on aurait aimé une scène finale épique de lutte contre le Roi Kragen — mais on conseillera sans problème la lecture de ce récit d'aventures inventif, exemple éclatant — à tous les sens du terme — de ce que peut écrire Jack Vance au mieux de sa forme.

Space Opéra

Space opéra. Que l'amateur de batailles spatiales et autres starwarseries ne se laisse pas abuser par ce titre. En effet, ledit amateur serait ici bien avisé de passer son chemin, sur ce livre en particulier mais aussi, d'ailleurs, sur l'essentiel de l'œuvre de Vance… Point d'enjeux intergalactiques et autres empires malfaisants. Quoi, alors ? Une balade sur divers mondes au gré de la fantaisie d'une vieille dame fortunée, excentrique et amie des arts, réac' à ses heures, qui s'est piquée d'entreprendre une tournée interplanétaire au cours de laquelle elle entend bien apporter à ces pauvres extraterrestres incultes les bienfaits de la musique classique terrienne… Pour ce faire, elle n'hésitera pas à affréter un vaisseau spatial, le Phébus, et à réunir la fine fleur des musiciens et cantatrices de la vielle Terre. Vogue la galère : tout ce petit monde embarque pour un périple où, on l'a compris, les déconvenues cocasses promettent de se succéder…

Space opéra tient sans conteste une place mineure dans l'œuvre vancéenne. Si on ne s'y ennuie pas, l'action, linéaire mais soutenue par une série de frasques amusantes, et sous-tendue en arrière-plan par le problème de l'énigmatique Madoc Roswyn, manque néanmoins de punch. Tout comme l'essentiel des personnages, falots et pour beaucoup à peine esquissés. Difficile de ne pas achever le livre en se disant que Vance rate ici ce qu'il réussit dans Les baladins de la Planète Géante, avec un canevas de base en tous points identique. Sauf qu'un roman de Vance, même moyen, se situe au-dessus du tout-venant. On se gardera donc de jeter ce Space opéra à la corbeille. D'abord parce qu'on retrouve, et de jolie manière, la théorie de mondes et peuples étranges, hauts en couleurs, véritable marque de fabrique du créateur de Tschaï. On y retrouve aussi, et c'est toujours une réussite, l'un de ces duos vancéens savoureux, à savoir la vieille tante riche et parvenue nantie de son neveu vénal, feignant et volontiers couard… Comme de coutume, le neveu sortira grandi de cette histoire — qui, pour lui, prendra des allures d'initiation — et finalement fait homme, alors que la tante, personnage monolithique et immuable, n'aura en rien changé ses vues et habitudes. Le sujet aussi, moins anodin qu'il n'y paraît, mérite qu'on s'y attarde. Vance nous parle ici, en bon libertarien, de tolérance, d'acceptation de la diversité, de racisme, finalement.

Voici donc un livre mineur, inégal mais plaisant, assez représentatif d'une certaine « manière vancéenne », qu'on lira non parce qu'il s'agit d'un incontournable, mais pour passer quelques heures de détente — un roman semblable au livret d'un opéra-bouffe : vif et enjoué. Et bien sûr on y trouvera confirmé le goût de l'auteur pour la musique en général et le jazz en particulier, lui qui la pratiqua longtemps.

Planète géante

« La Planète Géante se situe au-delà de la frontière où s'applique la loi terrienne et a été colonisée par des groupes fuyant les contraintes ou résolus à vivre selon des principes dépourvus d'orthodoxie : non-conformistes, anarchistes, fugitifs, dissidents religieux, misanthropes, déviants, marginaux. L'immensité de la Planète Géante les a tous absorbés sans distinction. »

C'est donc dans ce cadre, cette Planète Géante dénuée de technologie qui n'est pas bien sûr sans rappeler l'Amérique des colons, des grands espaces, des libertés et de la loi du talion, un Far West magnifié, une utopie en quelque sorte, que Jack Vance nous entraîne, l'espace de deux romans, deux « road books » qui, une fois réunis, forment l'une de ses créations les plus attachantes, un cycle charnière où se retrouve synthétisé l'essentiel des caractéristiques des grands récits vancéens.

De fait, si La Planète Géante, prime volet du diptyque, est l'un des tout premiers romans de notre auteur, il est étonnant de constater combien il contient en germe ce qu'on retrouve aujourd'hui, cinquante ans plus tard, dans nombre des livres majeurs constitutifs de son œuvre. Et surtout, bien sûr, dans le cycle de Tschaï. On pourrait d'ailleurs aisément parler, à propos de La Planète Géante, d'un « proto-Tschaï », tant le canevas narratif des deux œuvres est semblable.

Le vaisseau d'une des rares ambassades terriennes, alors qu'il effectue sa mise en orbite autour de la Planète Géante, est victime d'un attentat. Les survivants, perdus dans l'immensité d'un monde qu'ils ne connaissent pas, devront parcourir par leurs propres moyens les 65 000 kilomètres qui les séparent de l'enclave terrienne. Autant dire qu'il y a du pain sur la planche… On l'a dit : nous sommes ici dans La Planète Géante, mais nous pourrions tout aussi bien nous trouver dans Le Chasch du cycle de Tschaï, qui ne paraîtra pourtant que quinze ans plus tard. Les procédés narratifs sont les mêmes, tout comme les thématiques : le voyage et ses motifs — aspect formateur, la découverte, l'improvisation, le choc des cultures, etc. —, la vengeance (même si elle est un moteur narratif plus prégnant dans Les Baladins…), le retour à l'état de nature, la colonisation bien sûr, une quasi constante chez Vance… Jusqu'au personnage principal, Claude Glystra, qui, avec sa volonté inflexible, ses capacités d'adaptation et son courage à toute épreuve, ne peut qu'évoquer Adam Reith, le héros de Tschaï. Ici, l'intrigue se résume à une succession de péripéties, au gré des rencontres, au gré des villes et cités, autant de prétextes pour finalement nous faire découvrir l'extraordinaire diversité de ce monde, cette Planète Géante fascinante, entité duale et monstrueuse, d'une formidable beauté mais d'une dangerosité permanente, véritable personnage central du livre. Un roman mineur, certes, mais plaisant.

Meilleur est malgré tout Les Baladins de la Planète Géante (plus de vingt ans séparent les deux livres). Meilleur parce que plus riche de détails croustillants, beaucoup plus drôle et nourri par des personnages hauts en couleurs. Et si, en fin de compte, le canevas d'intrigue de base reste sensiblement le même pour les deux histoires (il s'agit encore d'un long voyage, qui s'effectuera cette fois en bateau sur le fleuve Vissel), il n'est plus ici question de simple prétexte à la découverte d'un environnement exotique (même s'il l'est, et ô combien !).

Le roi du lointain Soyvanesse organise un concours théâtral doté d'un prix fabuleux : un château, un titre de noblesse, et suffisamment de fer (la monnaie d'échange de la Planète Géante, pauvre en minerais) pour s'assurer une vie paisible et opulente. Apollon Zamp, le capitaine de l'Enchantement de Miralda, un magnifique, formidable, exceptionnel ( !) bateau théâtre, décide de relever le défi… Mais pour cela, il lui faudra lutter contre les autres troupes d'acteurs et histrions, à commencer par celle que dirige le fourbe et impétueux Garth Ashgale, son rival de toujours… Et puis le voyage de Coble à Mornune est long, très long, et les rives de la Haute Vissel peu sûres… S'ensuivent des aventures échevelées et colorées ponctuées par les portraits des peuples et cultures formant la mosaïque qu'est la Planète Géante, et qu'on découvre au rythme des escales de l'Enchantement de Miralda dans son trajet vers l'amont, des arrêts dans des cités, villes et villages, où la troupe donne des représentations de Macbeth, de l'antique Terre, sous l'impulsion du nouvel associé de Zamp, le pingre Gassoon (on songe, évidemment, à Space Opera, antérieur aux Baladins et moins convaincant). Bref, on s'amuse et on rigole, comme dirait Spinrad ; on s'émerveille, surtout.

Jacques Chambon, dans la préface au Livre d'or qu'il lui a consacré (Pocket, 1980), dit de Vance qu'il « nous apparaît comme un penseur de mondes, un créateur de merveilles qui s'est fait une spécialité de donner consistance aux châteaux de nos rêves. » Ce cycle, appelé à reparaître au Bélial' en un fort volume, dans des traductions révisées et complétées, en fournit l'une des plus éclatantes confirmations.

Emphyrio

Ghyl Tarvoke habite avec son père à Ambroy, au pays de Fortinone, sur la planète Halma ; ils sont sculpteurs sur bois. Ambroy vit sous la férule des Seigneurs et du Service de Protection Sociale. Ses citoyens sont des bénéficiaires, à part quelques marginaux. À Ambroy, toute production en série est prohibée pour soi-disant préserver la plus haute qualité et les guildes qui gèrent cette production s'apparentent à des coopératives monopolistiques. Grâce à la Protection Sociale qui dispense ses crédits aux bénéficiaires en rétribution de leur activité, ceux-ci ne vivent pas dans la misère quoique chichement et une vie de labeur ne leur permettra pas le luxe d'un yacht spatial. Pour garantir le statu quo et l'orthodoxie, les inspecteurs de la Protection Sociale font figure de flics. Voilà pour le cadre.

La force de Vance est de n'en point trop faire. Le régime politique d'Ambroy est vu de l'intérieur, par monsieur tout le monde. Ce n'est pas une caricature. On comprend, à le voir fonctionner, que les gens le tolèrent. Entre propagande, contrôle social, corporatisme et compensations, beaucoup y trouvent leur compte. Le modèle est inspiré du soviétisme, mais non totalitaire. Il est ainsi possible d'être non-cop, c'est à dire hors système, sans être forcément hors-la-loi. Il en résulte que cette société qui a préservé la propriété privée est plus proche de l'idéal stakhanoviste que de la démotivation globale.

Ghyl Tarvoke, reprenant le nom du légendaire libérateur Emphyrio, causera la chute du système non pour son fonctionnement intrinsèque mais parce qu'il repose sur une escroquerie. Vance voulait dénoncer le système socialiste en soit, et non en brocardant ses dérives staliniennes. C'est parce qu'il est un idéaliste épris de liberté et du désir d'aller voir ailleurs si l'herbe est plus verte que Ghyl Tarkove fera tomber le système en dénonçant l'arnaque sur laquelle il repose. Or, celle-ci n'a rien à voir avec le socialisme.

En fait, on a deux grilles de lecture possibles, Soit Vance, incapable de dénoncer l'idéal socialiste, recourt à un expédient pour boucler son intrigue, soit il est de mauvaise foi et justifie délibérément sa dénonciation du socialisme par des éléments qui lui sont extérieurs. La liberté n'en sort pas diminuée pour autant, au contraire : le déni de duperie lui est profitable. Il ressort du roman que le système était la dupe complice de l'escroquerie.

Le système tel que Vance l'a dépeint apparaît comme une version corporatiste de la social-démocratie et de l'état providence qui devrait la caractériser. Emphyrio date de 1969, soit bien avant la chute du mur de Berlin, et Vance ne pouvait tenir compte des évolutions que celle-ci a entraînées, en passant d'un régime où une large majorité trouvait son compte à un autre où une minorité peut s'offrir des yachts au détriment du plus grand nombre. En parfait arriviste, Ghyl Tarvoke aurait donc pu réussir dans Russie d'Eltsine…

Jusqu'à l'instant de rupture où il s'empare d'un vaisseau spatial, Tarvoke aura oscillé entre révolte et conformisme du fait de l'absence de conflit œdipien avec son père qui l'a laissé très libre durant son enfance au cours de laquelle il a acquis son goût pour la liberté.

On se souvient que Jack Vance fut des 72 auteurs à s'être prononcés en faveur de la poursuite de l'engagement américain au Viêtnam. Ce n'est pas la lecture d'Emphyrio qui démentira son statut d'auteur de droite. Cette prise de position a, en France, acquis davantage d'importance que le contenu politique des textes.

D'Etoiles, garde à vous ! (Starship Troopers) à Révolte sur la Lune en passant par le christique En terre étrangère, Heinlein est plus ambigu. Il n'y a pas de rupture entre ses trois textes ; ils ne sont pas contradictoires à condition de les placer dans la bonne perspective, une perspective libertaire qui convient également à Vance. Il faut bien sûr donner à ce terme le sens qu'il recouvre outre atlantique (libertarian) car, en France, il est quasiment synonyme d'anarchiste. Il faut se garder de cette confusion et prendre toute la mesure de ce qui sépare Bakounine de Thoreau. On définit parfois le courant libertaire, non sans ambiguïté, comme anarchisme de droite ou anarchisme positiviste. S'il n'ouvre en effet pas sur les tentations nihilistes et leurs dérives terroristes, il alimente par contre les discours capitalistes, impérialistes et néo-libéraux qui le galvaudent à l'envi. Pour qui, comme Vance, n'est pas aussi extrémiste que Thoreau, il existe un risque patent de laisser poindre derrière la liberté un idéal social darwiniste. Derrière le libertarisme se profile la figure du self-made man et des notions de frontière et de conquête, telle celle de l'Ouest. On est là au cœur d'une idéologie individualiste. Ne vaut que ce que l'on fait par soi-même — pas forcément seul comme Thoreau. Ni non violent ni pacifiste, l'individualisme libertarien devrait être fermé à l'exploitation prolétarienne ou esclavagiste et s'accommoder d'une nature humaine non conforme à l'idéal chrétien. Il refuse à l'état le monopole de la violence qui est l'autoroute pour le fascisme et revendique pour chacun le droit de se battre pour défendre sa liberté d'agir. Ce que fait Emphyrio, en émule de Soljenitsyne qui écrivait : « La liberté vaut que l'on se batte quotidiennement pour elle. » Comme toute idée politique, elle est susceptible de perversion et imprègne encore la société américaine alors qu'elle peut effrayer les citoyens bien policés d'Europe, surtout quand elle se voit convoquée pour parer de ses ors l'impérial capitalisme et son égotisme social darwiniste. Emphyrio est donc bien un roman politiquement engagé, à droite, mais résolument antifasciste. On appréhende dès lors mieux la position de Vance sur la guerre du Viêtnam, le communisme et toute forme d'idéologie socialiste, y compris celle, très light, de la social-démocratie, étant alors perçus comme attentatoires aux libertés individuelles. Or, tant chez Vance que chez Heinlein, elles sont ce qu'il y a de plus sacrés.

Emphyrio est un bon Vance. Toutes les qualités de l'auteur y fleurissent, bien que l'intérêt de l'action y soit secondaire ; les personnages, sommaires, sonnent pourtant juste. C'est le cadre social qui sert de moteur à un roman dont il ne faut pas négliger le background où s'inscrit sa dimension politique.

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