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Interférences

Yoss, de son vrai nom José Miguel Sánchez Gómez Celorrio Pino Bellído Valdivía Rá-mirez Díaz Carnota Calabeo Can Pascual… euh, Yoss, donc, est un auteur de science-fiction, et plus puisque affinités, cubain. D’où ce vilain sous-titre de « Science-fiction cubaine » qui orne cet Interférences, et le ferait presque passer pour ce qu’il n’est pas, à savoir une anthologie. Il n’en est rien. Interférences, qu’on se le dise, est un roman. Enfin, un court roman. Un très court roman. Et un très court « roman novelliste », pour reprendre l’expression de la préfacière et traductrice Sylvie Miller (qui s’est d’ailleurs vu attribuer dernièrement le prix Jacques Chambon de la traduction justement pour l’ouvrage en question), ce qui permet de ne pas parler de fix-up. Interférences est en effet constitué de trois épisodes entretenant des liens assez ténus mais indéniables, à savoir un même cadre et un même ton.

Ce cadre, c’est celui qui oppose deux voisins qu’on ne nommera jamais mais que l’on identifiera sans soucis : un grand pays, démocratique et développé, et un petit pays, pauvre et gouverné par un dictateur plus ou moins affable (Guide Eclairé de Son Peuple) ; sachant que, comme de bien entendu, les deux pays ne peuvent pas se blairer, et se suspectent toujours au moindre petit problème. Thème particulièrement flagrant dans le dernier épisode, « Les Cheminées », qui fut le premier à avoir été écrit, et qui valut à son auteur, paradoxalement, un prix de la meilleure nouvelle humoristique ! Pourtant, le régime cubain en prend pour son grade, de manière tout juste voilée (et encore…), dans ce texte très caustique où la lutte entre les deux ennemis immémoriaux prend des proportions grotesques et s’achève dans l’absurde le plus grandiloquent…

Mais auparavant, le lecteur aura pu se régaler de deux autres petits bijoux de S-F satirique : « Les Interférences » nous raconte comment monsieur Perez, du petit pays, en usant de la fameuse méthode cinétique sur son antenne lors de curieuses interférences, obtient de son téléviseur des images du futur… et Yoss, un peu à la manière d’un Jacques Spitz dans L’Homme élastique, d’en tirer toutes les conséquences. C’est malicieux et astucieux, un vrai bonheur.

Il en va de même pour la deuxième partie, la dernière à avoir été écrite et la plus étrange, « Les Pièces » : cette fois, le phénomène étudié touche essentiellement le grand pays, mais le petit n’est pas épargné pour autant ; un mystérieux rayon transforme des individus en de mystérieux objets « extraterrestres », sans que l’on sache ni comment ni pourquoi. Là encore, Yoss s’amuse beaucoup — et le lecteur avec — à exploiter au maximum son idée et à voir comment le monde réagirait à ce « fléau des pièces », avec un humour très sûr et très fin.

Au final, ce bref « roman novelliste » se révèle pertinent et original, d’une saveur très particulière et indéniablement exotique ; il se lit donc avec beaucoup de plaisir, et on en redemande volontiers…

Ça tombe bien, y’en a encore. Tout d’abord, sous la forme d’un entretien entre Sylvie Miller et Yoss, où l’on en apprend un peu plus sur l’auteur et sur la science-fiction cubaine (on ne sera pas surpris, au passage, de noter qu’Interférences n’a jamais été publié à Cuba, mais seulement diffusé sous forme numérique…). Un bonus intéressant.

Et restent encore deux nouvelles pour les assoiffés de Yoss. Tout d’abord « Ils étaient venus », un texte très légèrement expérimental sur la venue d’extraterrestres sur notre bonne vieille planète bleue. C’est assez bien vu, et plutôt drôle encore une fois. Si la rivalité entre le grand pays et le petit pays est mise de côté, ce texte ne s’en situe pas moins, dans une certaine mesure, dans la continuité d’Interférences et se révèle plutôt agréable.

On sera plus réservé sur le suivant, « Seppuku », qui ne relève en rien de la science-fiction. Cette histoire nippone ne manque ni de panache ni de style, mais a de quoi laisser un peu perplexe et ne trouve pas vraiment sa place dans ce volume.

Il n’en reste pas moins qu’avec Interférences, Rivière Blanche et Sylvie Miller nous ont offert une belle occasion de découvrir un pan largement insoupçonné de culture science-fictive fort intéressant, intelligent et distrayant tout à la fois. On peut bien les en remercier, et espérer de nouvelles réussites du même genre.

Les Femmes vampires

« Quoi, encore des vampires ? » s’insurge le lecteur candide.

(Enfin, probablement pas le lecteur de ce numéro de Bifrost en particulier, ou alors c’est à n’y rien comprendre…)

Oui, mais attention : c’est que nous sommes ici, mesdames et messieurs, dans la collection « Domaine romantique » de José Corti. Autant dire que ça n’a « rien de commun », pour reprendre le fameux slogan entourant la rose des vents emblématique de l’éditeur de Julien Gracq (entre autres). Si le hasard fait bien les choses, et si l’engouement actuel pour les suceurs de sang n’est sans doute pas pour rien dans la réalisation de cette anthologie, le fait est que l’on est ici très loin de la bit’-lit’ formatée pour gothopoufs aux hormones en ébullition ; non, là, on fait plutôt dans le classique, certes, mais surtout dans le rare et précieux. Une approche assez typique de l’excellente revue Le Visage vert, pourrait-on dire : il s’agit bien, en effet, non pas de piocher dans les incontournables du genre, mais bien de dénicher des textes qui, pour être méconnus, n’en sont pas moins parfois fort intéressants.

Car, ainsi que le rappelle Jean Marigny dans sa préface (pour le reste fort dispensable, car trop large, et par-là même trop lacunaire… a fortiori à l’heure de la bit’-lit’, hélas !), si la littérature et le cinéma ont donné une image essentiellement masculine à la figure du vampire, avec bien évidemment le comte Dracula en tête d’affiche, et Lord Ruthven en outsider non négligeable, ce sont pourtant surtout des femmes que l’on a trouvé dans la littérature vampirique dans un premier temps, ainsi qu’en témoigne notamment le fameux poème de Goethe, « La Fiancée de Corinthe », entre autres ; mais on pourrait évoquer plus tard, parmi les grands classiques du XIXe siècle, « La Morte amoureuse » de Théophile Gautier, ou encore la Carmilla de Joseph Sheridan Le Fanu. Autant de textes aisés à dénicher (et dont nous nous entretenons naturellement plus loin dans le dossier du présent numéro).

Là n’est pas le propos de cette anthologie, qui comprend cinq textes du XIXe et du début du XXe siècle, présentant autant de figures du vampirisme féminin ; des textes rares, pour certains d’entre eux inédits en français, présentés et traduits (à l’exception du premier) par Jacques Finné. Des textes, aussi, précisons-le d’emblée, qui ont parfois tendance à biaiser, entendant le vampirisme au sens large : les femmes vampires de ce recueil ne sont pas nécessairement des mortes-vivantes dotées de canines proéminentes… Enfin, pour les amateurs de statistiques, nous noterons que quatre des cinq textes de l’anthologie sont anglo-saxons, l’autre étant allemand ; et enfin que l’Italie semble une destination de choix pour les femmes vampires, puisque trois des cinq textes s’y déroulent…

Commençons par le commencement, c’est-à-dire « Laisse dormir les morts » (1823) d’Ernst Raupach. Ce texte allemand, à l’attribution incertaine, est un des tout premiers de la littérature vampirique (Le Vampire de Polidori date de 1819). Et, pour peu que l’on ne soit pas allergique au romantisme totalement outré, Sturm und Drang pour ne pas dire gothique — question de nationalité, sans doute… —, on passera un très bon moment à lire ce récit fantastique morbide à la fascinante femme fatale, pour le coup authentiquement vampirique. Disons-le tout net : l’auteur en fait des tonnes, mais c’est tout à fait délicieux.

Bien plus intéressant, à vrai dire, que le texte suivant, notre premier récit italien, « Un mystère de la campagne romaine » (1887) d’Anne Crawford, baronne Von Rabe (sœur aînée de Francis Marion Crawford, que l’on retrouvera plus tard). Le récit, guère intéressant sur le pur plan stylistique, est un peu confus, et, si quelques notes humoristiques de temps à autre relèvent le niveau, il se montre néanmoins plutôt laborieux ; on ajoutera que le vampirisme féminin n’y intervient que tardivement et de manière presque anecdotique… Ce n’est pas mauvais, non, mais ce n’est pas passionnant…

Plus réussi, vient ensuite « Le Baiser de Judas » (1893) du mystérieux X.L. (en fait, l’Américain Julian Osgood Field). Rattacher ce texte au vampirisme féminin tient un peu de l’exercice de haute voltige, honnêtement, mais peu importe, tant on passe un bon moment à la lecture de cette nouvelle qui commence comme une amusante satire du colonialisme anglais pour s’achever sur un beau morceau d’angoisse. Tout à fait convaincant.

Nouveau récit italien avec « La Bonne Lady Ducayne » (1896) de Mary Elizabeth Braddon. Là encore, il s’agit d’une franche réussite, non dénuée d’humour, mais ne se rattachant véritablement au vampirisme qu’au prix d’une certaine capillotractation ; on parlera, avec Jacques Finné, de « vampirisme symbolique »… Mais peu importe, là encore : les personnages comme le cadre sont très réussis, et on se prend au jeu de cette nouvelle, quand bien même on en voit très tôt venir la chute.

Reste enfin « … Car la vie est dans le sang » (1905) de Francis Marion Crawford, encore un récit italien. Si le frère écrit indéniablement mieux que la sœur, et si le vampirisme féminin, cette fois, est bel et bien au cœur de la nouvelle, on avouera cependant que ce texte somme toute très classique déçoit un peu, et ne laisse guère de souvenirs… Là non plus, ce n’est pas mauvais, mais…

Il n’en reste pas moins que ces Femmes vampires constituent dans l’ensemble une anthologie assez recommandable. Si la préface est dispensable et si les textes des Crawford déçoivent sans être mauvais pour autant, les trois autres nouvelles sont tout à fait intéressantes ; le bilan est donc un peu mitigé, certes, mais globalement positif, comme on dit. Pour une anthologie portant sur un thème aussi éculé que le vampirisme, ce n’est finalement pas si mal…

Les Quatrièmes demeures

Cette réédition a l’allure d’un miracle. Cela faisait exactement un quart de siècle que Lafferty avait disparu du paysage éditorial, plus aucune nouvelle édition ni réédition depuis 1985, date de publication du roman Les Annales de Klepsis chez Denoël, dans une excellente traduction d’Emmanuel Jouanne. Il convient de le préciser car Lafferty est un auteur difficile à traduire et les précédentes publications de l’auteur n’ont pas toutes bénéficié du même traitement. D’où l’intérêt d’une traduction revue et corrigée de ces Quatrièmes Demeures. Les Annales de Klepsis et le recueil Lieux secrets et vilains messieurs (Denoël, 1978) étaient les deux seuls ouvrages encore disponibles de l’auteur. Alors nous ne pouvons que rendre grâce aux éditions Zanzibar qui prévoient également de rééditer les trois autres romans publiés dans les années 70 : Le Maître du passé, Les Chants de l’espace et Autobiographie d’une machine ktistèque ainsi qu’un omnibus de nouvelles dont certaines inédites et, dans un second temps, les mythiques romans Devil is dead et Not to Mention Camels.

Pour se convaincre que Lafferty est un auteur à part, il suffit de lire la présentation qui en est faite sur le site de Zanzibar : « En 1960 à l’âge de 45 ans, et alors qu’il a derrière lui une carrière bien remplie d’ingénieur, Raphaël Aloysius Lafferty prend deux décisions : ne plus s’arrêter de boire et ne plus s’arrêter d’écrire. Il a tenu parole. » Ce qui le conduit vingt ans plus tard à 32 romans, 240 nouvel-les et une série d’accidents cardiaques.

Alors que dire maintenant, plus exactement, de ces Quatrièmes Demeures ? Essayer d’en faire la synthèse serait un peu vain, car comme le précisait Jacques Sadoul en 1973 dans son Histoire de la science-fiction moderne : « Il est à peu près impossible d’en résumer le thème en moins de mots que ne compte le roman. » On peut bien sûr dire qu’il s’agit d’une histoire de télépathes, les sept Moissonneurs, qui veulent dominer le monde, et d’un homme, Freddy Froley (le héros ?), qui va essayer de s’y opposer. Les Moissonneurs s’emparent des esprits pour orienter la réalité et modifient un tas de choses, comme… la forme des oreilles, par exemple ! Ils sont sous la protection de Thérèse d’Avila et d’une autre société secrète, les patricks, qui prétendent détenir d’anciens pouvoir comme celui de remplacer entièrement une personne par une autre rigoureusement identique, ou, plus grave, de déclencher des épidémies. Mais il est plus dangereux de pénétrer dans la tête des gens que dans un supermarché et les dégâts collatéraux se multiplient en une délirante Apocalypse. Sans parler de Carmody Overlare, dit le Crapaud, que Freddy soupçonne d’être en fait Khar Ibn Mod, né il y a plusieurs siècles et dont le but est l’extinction de l’espèce humaine… Bref, un texte tellement dense que s’aventurer à en dire plus équivaudrait à sombrer dans un trou noir.

La plupart des auteurs cartographient les actions, les sentiments, les émotions, mais il y a aussi ceux qui, comme Lafferty, n’ont que faire des cartes et autres atlas et plongent de plein pied dans le territoire de la fiction. Ardu pour un compte-rendu, mais jouissif pour un lecteur qui ne demande qu’à être catapulté « ailleurs ».

Selon Houellebecq : « Plus que de la science-fiction, Lafferty donne parfois l’impression de créer une sorte de philosophie-fiction, unique en ce que la spéculation ontologique y tient une place plus importante que les interrogations sociologiques, psychologiques ou morales. » Certes, l’auteur des Quatriè-mes Demeures est un virtuose de la métaphysique mais aussi et surtout de l’humour, comme le souligne Patrice Duvic dans son excellente préface au Livre d’Or de Lafferty : « Les changements continuels de perspective, le véritable matraquage humoristique auquel il se livre crée une sorte de vertige, et cette utilisation de deux visions de la réalité donne, sans doute en raison de l’effet stéréoscopique, une épaisseur, une profondeur, pour tout dire, une réalité, à l’univers et aux situations incongrues qu’il nous propose. » Eh oui, dans un grand éclat de rire bergsonien, Lafferty nous permet d’appréhender les liens entre le monde macroscopique supposé « classique » et le monde « quantique ». Un phénomène de décohérence qui permet à ses personnages et donc aux lecteurs de voir peut-être le monde comme il est vraiment. Car, comme le rappelle très justement Van Vogt dans son cycle du Non-A, la carte n’est pas le territoire et le mot n’est pas toujours la chose qu’il exprime.

Bon, histoire de rassurer ceux qui hésitent encore à tenter l’expérience, disons pour résumer que Les Quatrième demeures, c’est un peu L’Echiquier du mal de Dan Simmons revu et corrigé par Thomas Pynchon.

Et il faut le lire pour le croire.

J.G. Ballard, hautes altitudes

Sous la direction de Jérôme Schmidt et de la plasticienne Emilie Notéris, cet ouvrage publié aux éditions è®e se présente comme une compilation d’articles consacrés à J. G. Ballard (signés Bruce Bégout, Jacques Barbéri, David Pringle, Rick McGrath, Rick Poynor et Luc Sante), ponctués d’entretiens (avec Ballard bien sûr, mais aussi David Cronenberg, Bruce Sterling et Norman Spinrad), illustrés par les dessins et photographies d’artistes, et suivis par une bibliographie commentée. S’il y est évidemment question de science-fiction, comme le suggèrent les interviews de Norman Spinrad et de Bruce Sterling, Hautes altitudes s’adresse sans doute moins au simple amateur du genre qu’aux lecteurs confirmés du visionnaire de Shepperton.

Signalons tout particulièrement deux textes. Interprétant des extraits d’entretiens, des allusions au « Projet pour un Nouveau Roman » (une fiction expérimentale) dans La Foire aux atrocités et de multiples occurrences du thème de la crucifixion et de la résurrection/réincarnation dans l’œuvre de Ballard, David Pringle, l’un des fondateurs historiques de la revue anglaise Interzone, essaie de retracer une généalogie possible de son premier roman inédit, Toi, Moi et le Continuum, mentionné dans une notule parue dans New Worlds en 1956… Pour Pringle — et Ballard semble le confirmer dans une lettre —, ce roman inachevé aurait été un récit christique expérimental, dont certains éléments furent réinjectés dans La Foire aux atrocités. Enfin dans « Suburbia », Bruce Bégout, fin observateur de la périurbanisation du monde, analyse d’abord l’émergence des « sous-villes », c’est-à-dire de ces banlieues décentrées, qui ne sont plus « une simple extension périphérique de la ville », mais « une nouvelle manière de penser et de constituer l’espace urbain », puis tente de la définir par un surprenant poème phénoménologique, avant de conclure en beauté avec les visions ballardiennes de cette nouvelle forme d’occupation de l’espace.

La Vie et rien d'autre

James Graham Ballard semble avoir vécu plusieurs vies si on considère qu’il a côtoyé très jeune la misère, la souffrance et la mort, tout en vivant entouré de domestiques dans un environnement cossu, qu’il s’est épanoui, adolescent, dans un camp de prisonniers malgré les privations physiques et culturelles (un prisonnier lui avait dit qu’il regretterait Lunghua à la libération), qu’il assimila le monde moderne, les surréalistes et la psychanalyse, au cours d’erratiques études partagées entre la médecine et la littérature, puis collectionna les jobs précaires au gré de ses centres d’intérêt avant de devenir pilote de la RAF au Canada, rentrant au pays pour devenir trois fois père à partir de vingt-cinq ans et veuf à trente-trois. Tout cela en ayant eu le temps de devenir rédacteur en chef d’un magazine scientifique, de participer à la mouvance de New Worlds avec son ami Michael Moorcock, et d’être écrivain depuis sept ans, avec déjà Le Monde englouti, Le Vent de nulle-part et une trentaine de nouvelles, dont « Billenium ». Au regard d’autres carrières, c’est toute une vie, déjà, qui vient de défiler, avec un impressionnant cortège d’atrocités et de coups du sort.

Paradoxalement, c’est de ce parcours que Ballard tire son énergie. Ce spectateur d’un « monde sinistre et cruel » a l’intelligence analytique et la capacité de décision qui caractérisent les gens plongés dans la tourmente, mais, dans son cas, associées à une éducation classique étayant cette vivacité d’esprit. Il est symptomatique que cet homme pressé qui aspirait à une vie conjugale paisible commence à publier au moment de son mariage (« La vie de famille a toujours été importante à mes yeux »). On imagine mal l’auteur de « Pourquoi je veux baiser Ronald Reagan » connaître le bonheur en devenant ce père attentif repassant le linge entre deux chapitres de Crash !. On est surpris d’apprendre que, crucifié par la mort injuste de sa femme, il trouve précisément dans l’éducation de ses enfants la force d’écrire, affirmant même que ce sont eux qui l’ont élevé. En fait, depuis sa retraite de Shepperton, cet homme sans patrie, mais avec un foyer, observe le monde depuis la fenêtre de sa télé, analysant parcours et erreurs de la société pour en faire la matière de ses livres dérangeants, mais éclairants.

Du plus grand romancier contemporain anglais décédé début 2009, on ne connaissait que des pans de vie romancés dans Empire du soleil ou La Bonté des femmes. Voici à présent sa vraie vie, et rien d’autre, aucun chichi, aucun regret ni règlement de comptes ; Ballard se borne à dire les choses comme elles sont, de cette façon un peu clinique qu’il a toujours eue en portant un regard quasi photographique sur nos sociétés, signalant comme en passant ses erreurs de comportement ou de jugement, mais sans jamais les taire, ne s’épanchant que pour dire ses bonheurs et exprimer sa gratitude à ceux qu’il aime ou respecte. Le fait que la dernière phrase de cette autobiographie dise son admiration pour le médecin soignant son cancer de la prostate est un fulgurant témoignage de ce respect d’autrui, qu’il semble avoir appris dans « la découverte du vaste monde mystérieux du corps humain » à la faculté de Cambridge où se faisaient disséquer nombre d’anciens professeurs, mais qui était déjà le sien devant l’atroce misère des habitants de Shanghai, contre laquelle l’enfant qu’il était ne pouvait rien, ni ne comprenait que l’adulte privilégié n’y pouvait rien non plus. Traînent donc dans sa mémoire le souvenir de ce mendiant tendant une boîte de Craven A en fer blanc recouvert par un édredon de neige jusqu’à être effacé du paysage puis de la terre, et la problématique question du « gouffre séparant leur existence de la [sienne] », qu’il ne voyait pas comment combler.

Respect et modestie : d’autres que Ballard auraient ici égrené leurs succès et les hommages rendus dans le but de témoigner de leur importance ; lui ne le fait une fois de plus qu’à titre informatif, notant une anecdote non pour régaler un auditoire de bons mots, mais pour noter un trait significatif de la culture anglaise si honnie ou de la puérilité états-unienne. Aucune griserie n’altère sa capacité de jugement : si acteurs et réalisateurs se révèlent d’excellente compagnie, « le monde du cinéma est une baudruche voyante — portée par l’enthousiasme, une suffisance ridicule et tous les rêves que l’argent peut réaliser ». C’est cette modestie qui lui permet d’approcher la vérité, tout au moins de la traquer dans les recoins où elle se manifeste, avant qu’elle ne soit visible à autrui. C’est ce qui lui permet de comprendre la prochaine déroute anglaise dans d’infimes détails comme les piscines vides et les hôtels abandonnés qui ressurgiront dans son œuvre, alors que ses concitoyens s’aveuglaient encore du fait de leur passé, avant de finir au pays « littéralement enfouis dans un cocon de souvenirs de Chine ». On est frappé par cette mémoire quasi photographique qui s’affranchit de la mémoire pelliculaire pour saisir dans un fulgurant instantané des variations architecturales mineures, mais significatives. L’extraordinaire acuité de ce regard est celle du peintre, ce qui n’étonnera pas de la part d’un visiteur forcené de galeries ayant même organisé une exposition de carcasses de voitures, happening où il se fait entomologiste, les réactions des visiteurs permettant de tester son projet romanesque. Pas étonnant non plus qu’il s’étonne sans cesse de la capacité à s’illusionner de ses semblables aveuglés par le conformisme, lui dont le regard se double d’un instinct sûr, celui d’un chasseur redoutable, qui traque inlassablement les signes du changement, quitte à le débusquer avec son arme, la littérature : « devenir un écrivain voué à prédire et, si possible, à provoquer le changement. Le changement, voilà ce dont l’Angleterre avait besoin, je le sentais ; je le sens toujours. »

C’est cette aspiration qui le porta naturellement vers la science-fiction, quand bien même il se méfiait autant de ses puristes que de ses contempteurs. Ici aussi, s’il célèbre sa vitalité et sa plasticité, il note son paradoxal conformisme, notamment dans les extensions consuméristes américaines que symbolisaient des conquêtes spatiales triomphantes. La S-F sait combien elle lui est redevable de l’avoir débarrassée de ses derniers traits adolescents, notamment au sein de la revue New Worlds, en modifiant le genre en profondeur avec des coups de poing comme La Foire aux atrocités ou « La Plage ultime ».

Respect, modestie et tolérance : Ballard ne perd pas de temps en vaines querelles. Il constate plus qu’il ne juge, déplore plutôt qu’il ne condamne, espère et non revendique. Tout au plus exprime-t-il de sévères réserves envers un Kingsley Amis vieillissant, notamment pour son comportement vis-à-vis des femmes, tout en le remerciant « de sa générosité et de sa gentillesse, dont [il a] eu la chance d’être témoin avant qu’il ne devienne un casse-pieds professionnel ». A maintes reprises dans ces confessions, on le voit qui constate une situation sans prendre parti ; son désir de comprendre autrui ou d’émettre une réflexion sur un comportement l’emporte sur l’indignation ou la colère. Le regard analytique, une fois de plus…

C’est probablement ce qui a fait de Ballard le grand écrivain qu’il est devenu. Il est assez souvent question de science-fiction dans les pages de cette autobiographie, en tant que littérature, mais peu de son aventure éditoriale comme de ses rapports avec le milieu, et même de ses propres livres, à l’exception des plus emblématiques, uniquement dans la mesure où ils font partie de ses préoccupations et se mêlent à sa vie. En revanche, cette biographie étonnamment courte, si on considère la brièveté des descriptions comparée à celles des romans (mais on devine Ballard pressé par la maladie), avec son écriture dense, précise, souvent poétique, a le mérite de délivrer des clés à qui connaît déjà son œuvre. Les autres ne saisiront qu’imparfaitement ses propos, mais resteront séduits par ce retour honnête et sincère sur une vie édifiante à bien des égards.

Millénaire, mode d'emploi

Les fictions de J. G. Ballard témoignaient d’un regard extrêmement lucide porté sur le monde contemporain. Les critiques et articles réunis dans Millénaire mode d’emploi, aux excellentes éditions Tristram, non seulement témoignent de la même intelligence, de la même acuité, mais renvoient en plus l’image d’un homme parfaitement aimable, infatigable arpenteur de nos espaces intérieurs, un homme aux enthousiasmes communicatifs et à l’élégance imperturbable de gentleman, courtois jusque dans la démolition. Qu’il éreinte la faune ridicule de Star Wars (« ce qui s’annonce comme un tour de force — la parade des extraterrestres dans le saloon de la planète frontalière — semble une reprise désopilante du Muppet Show, avec ses monstres hirsutes qui grognent et roulent des yeux »), qu’il brosse le portrait d’Andy Warhol (« le Walt Disney de l’ère des amphétamines ») ou qu’il évoque ses « souvenirs de James Joyce » (Ulysse n’est « peut-être pas le plus grand roman, mais c’est certainement la plus grande œuvre de fiction du XXe siècle »), il fait preuve de la même bienveillance. Ballard, sage éminent de la pop culture ? Sans doute. Ce qui ne l’a jamais empêché de s’intéresser à l’essence de son époque, souvent à contre-courant, jusqu’à faire l’éloge de Blue Velvet, des surréalistes, de Sade, de William Burroughs, ou de se lancer dans une admirable critique, parfois ironique, mais au fond très tendre, d’un manuel pratique de sexualité, où Ballard remarque l’incroyable — mais salutaire — décalage entre ce guide suranné, « monument au mariage et à la relation sexuelle monogame, et à la notion quelque peu démodée que le plaisir d’autrui est plus important que le nôtre », et la réalité, plus avide de perversions que d’étreintes platoniques. « Il est très probable, ajoute Ballard avec flegme, que ce n’est pas la contraception qui mettra fin à l’explosion démographique, mais la sodomie. »

Généralement très courts, les textes réunis dans Millénaire mode d’emploi sont en quelque sorte les reflets apaisés, et d’une lumineuse clarté, des fictions expérimentales de La Foire aux atrocités. Si le feuilletage régulier semble l’usage le plus recommandable, une lecture prolongée nous met en contact avec quelques-unes des plus grandes icônes médiatiques du XXe siècle (Dali, Warhol, Hopper, Mae West, Winnie l’Ourson…) et les entrechoque avec l’assassinat de Kennedy, Hiroshima, Kafka, Mesmer, Freud et Einstein, pour esquisser un tableau des plus singuliers, évidemment surréaliste, à la fois étrangement familier (ce millénaire est bien le nôtre) et totalement étranger. C’est que Ballard était un visionnaire. Le modèle suburbain de Shepperton, où il vécut de nombreuses années, était le symbole du monde à venir, constitué d’échangeurs automobiles, de téléviseurs à écran plat et de pulsions.

Que notre règne arrive

Voici le dernier ouvrage de fiction publié par Ballard. Après Millenium People, qui dépeignait les révoltes sans but ni lendemain de la petite bourgeoisie, que tentaient d’éveiller des terroristes amateurs, Ballard nous entraîne dans les banlieues anglaises. Le personnage principal est un publiciste qui vient de la Marina de Chelsea, où il habite, enterrer son père assassiné en banlieue. Il se propose de retrouver le meurtrier. Rapidement, son intérêt se focalise sur le comportement des banlieusards, qui s’ennuient à mort et vivent englués dans les filets d’un immense centre commercial. Celui-ci sponsorise en soirée d’innombrables matches de tout ordre, et dont les supporters ivres se défoulent à la sortie du stade sur les étrangers. Ces étrangers tiennent des boutiques le long des voies rapides qui conduisent au Centre. Ils ne participent donc pas à l’orgie de consommation qu’entretient le Centre par la voix et l’image de l’idole qu’est devenue l’animateur David Cruise. Ils sont donc doublement étrangers car ils ne participent pas à ces nouveaux ersatz de spiritualité. Afin de se reconnaître, les supporters portent tous des chemises blanches avec une croix rouge — de Saint Georges.

Dans le cadre de son enquête, Richard Pearson se rapproche de l’animateur et devient son scénariste pour des spots publicitaires qui incitent encore plus à la violence, ont un grand succès, lui donnent un statut de chef, et entraînent, sinon justifient, de nouvelles manifestations racistes. Jusqu’au jour où, après un attentat contre l’idole, le Centre se coupe du monde extérieur, gardant des milliers de consommateurs en otage, que la police, enfin présente, délivrera longtemps après. Le roman aura imaginé comment se crée un mouvement fasciste, dont le chef n’incarne rien de précis, mais est appelé par le vide du sens social proposé. La passivité de la police, les dénégations du gouvernement, laissent penser qu’il s’agit pour eux d’un « laboratoire social » grandeur nature. C’est pourquoi ils laissent se développer jusqu’au bout cette « expérience » dont les consommateurs — consentants, à leur insu — sont les victimes. Le Centre Commercial, idolâtré, a remplacé les cathédrales : il invente un espace avec le consumérisme comme horizon spirituel.

Cette dimension religieuse ironique est même accentuée par le titre français qui détourne le « votre » règne du Notre père de façon sarcastique, en un « notre » règne, celui des idoles. Il en va de même dans le choix du nom de l’assassin malgré lui, « Christie », qui, comme le Christ, tente de ressusciter les valeurs anciennes par un acte sacrilège — abattre les ours en peluche grandeur nature —, mais abat involontairement le père de Richard.

Ballard, en situant ses personnages et son héros (?) à la fois dans la réalité sociale actuelle et dans la visée d’un léger décalage anticipatoire, nous offre un avant-goût d’un futur de S-F contre l’advenue duquel toute résistance est vaine et même contreproductive. Un ouvrage à l’ironie ravageuse.

Millenium People

James Ballard est, avant tout, un écrivain. Il a d’abord exploré le domaine habituel de la science-fiction avec ses quatre premiers romans catastrophe, dans la lignée des traditions anglaises de la S-F. Il s’est ensuite intéressé aux catastrophes psychologiques, qui obligent les personnages à changer de vie et d’opinion sur la vie qu’ils mènent, comme on le voit dans L’Île de béton ou dans I.G.H. Dans le sillage de Crash !, l’un de ses chefs-d’œuvre, il prend pour thème la violence et la jouissance qui en résulte. Millenium People est l’ironique vision d’une révolution manquée de la classe moyenne anglaise au tournant du millénaire. Dans la plupart de ses romans, le schéma est celui de l’enquête ou de la quête. Ici, nous avons deux lignes qui s’entremêlent. La première est l’enquête sur un acte de terrorisme (une bombe dans l’aéroport d’Heathrow) qui cause la mort de l’ex-femme du « psychologue industriel » David Markham. La seconde est une révolte urbaine. Cette enquête se déroule alors que les habitants de la Marina de Chelsea, un quartier petit-bourgeois de Londres, sont en révolte contre des taxes fiscales de tout ordre et les parcmètres payants dans la résidence. Dans les deux cas, acte de terrorisme ou révolte de la Marina, David se trouve en contact avec les mêmes personnages troubles. On ne sait pas exactement, jusqu’à la fin du roman, s’ils font tous partie d’un même complot, ou si leurs rencontres relèvent d’une sorte d’affinité entre déjantés. Ils sont pris dans le cadre de la révolte à laquelle ils participent, comme la critique de cinéma Kay se jetant avec sa Polo sur les policiers. Révolte et terrorisme se conjuguent, car le dieu caché et manipulateur de cette révolte est sans doute le psychiatre Gould. Il se sert de cette révolte bourgeoise comme d’un masque pour les actes terroristes qu’il exécute ou fait exécuter ailleurs (aéroport, cinémathèque, Tate Gallery, etc.). Ce pourrait être un bon roman policier, tant l’ancrage dans le paysage londonien actuel est présent. L’enquête aboutit officiellement, sans approcher la vérité. Un trait rattache ce texte à la S-F et rend ainsi au genre une dimension souvent oubliée. C’est le regard d’entomologiste porté sur la société, sur les motivations des individus et des groupes sociaux. Ils sont pris à une distance focale réglée de façon à permettre un léger décalage temporel permettant une vision ironique, comme si le présent était perçu par un archéologue du futur. Il aurait du mal à comprendre, en voyant les mouvements browniens dans la Marina, le sens de ce qui est à la fois une révolte contre ce qui est ressenti comme une injustice, et un vaste mouvement défouloir. Cette révolte sert à remplir, le temps d’une sorte de folie cathartique, le vide existentiel d’une classe bourgeoise qui dans un moment de lucidité (?) brûle tout ce pour quoi elle avait lutté. Ceci, avant de retourner, après une sorte de défi, dans son cadre et ses valeurs traditionnelles. Ironie du ton, pessimisme de la pensée. Un roman d’actualité.

[Lire aussi l'avis de Claude Ecken dans le Bifrost n°38.]

Super-Cannes

En s’intéressant aux psychés mutantes de microcosmes bourgeois dans des environnements hyperfonctionnels en vase clos, où loisirs et intimité sont aliénés par les normes sociales en vigueur, La Face cachée du soleil amorçait en 1996 un nouveau virage — auparavant annoncé par des textes plus courts comme Sauvagerie — de l’œuvre ballardienne. Quatre ans plus tard, son livre jumeau, synthèse explosive de la plupart des grands thèmes de l’auteur, enfonçait le clou, et transposait lui aussi I.G.H. dans la postmodernité, avec son horizontalité diffuse.

Cette fois, c’est Eden-Olympia, technopole située sur les hauteurs de Cannes et inspirée de la Sophia-Antipolis niçoise, qui fournit le cadre du roman. C’est dans ce vaste complexe scientifique expérimental réunissant chercheurs et habitations, et permettant une disponibilité professionnelle optimale, que l’homme nouveau, puissant de corps et d’esprit, est élaboré. Mais c’est également ici qu’un drame impensable a eu lieu : le sage professeur Greenwood, un homme sans histoires, a tué sept personnalités du complexe avant de se donner la mort. Comment, dans cette perfection de luxe, de propreté, de services et de cerveaux, a-t-il pu être atteint d’une telle folie meurtrière ?

Forcé à l’inactivité par un malheureux accident d’avion, et marié à Jane, une chercheuse nouvellement nommée à Eden-Olympia, Paul Sinclair profite de son temps libre — une anomalie à Super-Cannes — pour éclaircir l’affaire. Il découvre au fil de ses investigations la face cachée d’Eden-Olympia : privés de liberté par l’autosuffisance du parc d’activités, les résidents semblent avoir développé un nouveau type de loisirs, motivé avant tout par le besoin impérieux d’évacuer les tensions, exacerbées par l’organisation du complexe. Autrement dit, ces sommités intellectuelles ont recours à la violence — voire à la barbarie — comme palliatif, et multiplient les ratonnades, viols et autres vandalismes. La psychopathologie y agit comme une thérapie de groupe : les hommes se défoulent en bandes, avec une brutalité inouïe, et la vie d’une poignée d’individus ne vaut rien face à la pérennité de la communauté.

Ballard insiste avec une grande subtilité sur les descriptions des lieux, leur donnant vie par métaphore ou métonymie ; de cette manière il redonne au corps sa réalité charnelle, mise à mal par un environnement trop normé, trop aseptisé : les blessures abondent dans Super-Cannes, généralement bénignes, mais révélatrices de ce besoin intense d’exister par-delà les conventions sociales. Et celle de Paul Sinclair, qui l’empêche de voler, l’empêche aussi de rêver, de s’évader de la prison dorée d’Eden-Olympia, monde clos plus aliénant encore que l’Estrella de Mar de La Face cachée du soleil, plus dangereux que les I.G.H., et infiniment plus effrayant que les cataclysmes du Quatuor de fins du monde évoqué plus haut.

[Lire aussi l'avis de Jean-Pierre Lion dans le Bifrost n°24.]

La Bonté des femmes

Né en 1930, Ballard publiait à 54 ans son premier roman de littérature générale, aux allures d’autobiographie, quand bien même était-elle un brin fantasmée : Empire du soleil.

Désireux de revenir une nouvelle fois sur ses pas et conforté par le succès de sa première tentative — roman devenu best seller et porté à l’écran par Steven Spielberg —, il poursuivait quelques années plus tard dans cette veine avec ce que d’aucuns considèrent comme la suite directe du précédent : La Bonté des femmes.

Publié en 1991, traduit chez Fayard l’année suivante, le présent roman « mord » sur son prédécesseur, ne commençant pas là où s’arrêtait l’histoire du petit Jim — « petit garçon anglais, possédant une bicyclette et une imagination débordante » — à la fin du premier volet de ses « aventures », mais revenant sur ses années chinoises et, surtout, sa détention au camp de Longhua. Ce afin de couvrir l’intégralité de son existence, et non uniquement la partie postérieure à 1946. Les premiers chapitres reprennent par conséquent, ou plutôt synthétisent, ce que nous avions pu lire dans Empire du soleil. Passé le cap de cette introduction destinée à nous faire comprendre qu’il serait « toujours hanté par des événements du temps de guerre » et qu’il passerait sa vie « à essayer de mettre un peu d’ordre dans tout ça », nous retrouvons Jim, l’alter ego de Ballard, à son retour en Angleterre — « ce petit pays gris où le soleil se montrait rarement par-dessus les toits » — ; ce pays où il ne se sentira jamais tout à fait à sa place. Son épouse ne lui dira-t-elle pas, plus tard dans le roman : « Ça fait dix-huit ans que tu es en Angleterre et on dirait toujours que tu viens de descendre par erreur du mauvais train » ?!

Il se lance d’abord dans des études de médecine rapidement interrompues — « J’avais quitté Cambridge au bout de deux ans, totalement guéri du besoin de devenir médecin. » Puis il se tourne vers la RAF, avant de trouver sa voie dans le journalisme, devenant rédacteur en chef adjoint d’une revue scientifique, et le romanesque ; après avoir suivi le conseil suivant, prodigué par l’un de ses proches : « Ernst, Dali, le Facteur Cheval… voilà ton véritable programme universitaire. (…) Cramponne-toi à ton imagination, même si elle est un peu effrayante. » Il commence à se reconstruire grâce à son épouse Miriam — « De bien des façons, elle m’avait recréé. Je lui devais tout, mes enfants, la publication de mes premiers livres, mon regain de foi dans le monde » —, mais celle-ci décède lors d’un séjour en Espagne, « tombée par une des fenêtres du temps et de l’espace », le laissant seul avec ses trois enfants. Il passera tout le reste de son existence à tenter de recoller les morceaux, à chercher l’équilibre, se préparant dans le même temps à « cette Troisième Guerre mondiale qui avait déjà commencé à Nagasaki et Hiroshima et dont les premiers épisodes étaient la crise de Berlin et la guerre de Corée. » Le malaise transparaît jusque dans son activité artistique, notamment lorsqu’il organise une exposition de voitures accidentées : « elle résumait une importante partie de mes obsessions de l’époque et annonçait clairement l’accident qui faillit me coûter la vie trois mois plus tard », concède-t-il. Et pour lui, « plus rien n’a d’importance. Jackie Kennedy, le Vietnam, les vols dans la Lune — ce ne sont ni plus ni moins que des spots publicitaires à la télé. »

Ballard finira par écrire : « La guerre avait différé ma propre enfance, que j’avais redécouverte bien des années plus tard, en compagnie d’Henry, Alice et Lucy. L’ère des stratagèmes désespérés était révolue, les accidents de voiture et les hallucinogènes, les déviations sexuelles pillées comme une bibliothèque de métaphores extrémistes. Miriam et tous les morts assassinés d’une guerre mondiale avaient trouvé la paix. »

La boucle sera si on peut dire bouclée lorsque Spielberg fera de son roman, de son histoire, un film réussi et à succès : « le film avait joué pour moi un autre rôle, plus profond — en voyant sa géniale recréation de Shanghai, je m’étais senti totalement purgé ; c’était le dernier acte d’une profonde catharsis qui s’était prolongée sur plusieurs décennies. Toute la puissance du cinéma moderne s’était trouvée mobilisée pour cet exercice thérapeutique. L’énigme s’était enfin dénouée. »

La boucle sera même doublement bouclée puisque Jim se verra offrir, grâce à un séjour aux Etats-Unis lié à la promotion du film, des retrouvailles avec Olga, sa nurse russe, qui, à soixante-cinq ans, et contre toute attente, s’offrira à lui…

La Bonté des femmes, qui raconte la vie d’un homme à travers le prisme de toutes celles qui ont compté pour lui, et à travers elle la vie de l’auteur à peine déguisée, demeure le roman de Ballard le plus sensuel, chaleureux et attachant — tout en étant aussi un des plus méconnus —, nous offrant au bout du compte toutes les clés d’une œuvre cryptée et néanmoins accessible. Pour une fois, Ballard a fendu l’armure, laissé tomber le masque, il n’en paraît que plus humain.

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