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Hors sol

Le réchauffement climatique a gagné. Et il n’y est pas allé par quatre chemins. La Terre est dévastée par des températures extrêmes. Ses habitants, peu à peu, sont morts : chaleur excessive (augmentée par l’usage intensif des climatisations), maladies dévastatrices, conflits inévitables. Avant l’extinction définitive de l’Humanité, les Jeux Intercellules sont lancés. Des candidats (peu, très peu) sont choisis, sur des critères forcément discutables. Le vaisseau décolle : c’est le Ravissement. Mais le rêve s’arrête rapidement. Le vaisseau, faute de carburant, s’immobilise avant de quitter notre orbite. Certains survivants, regroupés par affinités, sont alors disséminés, via des nacelles suspendues, dans l’atmosphère terrestre, constituant un vaste cercle. Ainsi vivront-il là, dans l’attente d’un hypothétique nouveau départ vers les étoiles. Sans imaginer pouvoir un jour retourner sur cette Terre, devenue par trop inhospitalière.

Ces informations nous sont parvenues en 2018 grâce à un phénomène plus ou moins expliqué. Un hasard étrange et peu vraisemblable a permis d’accéder à un vaste dossier informatique. À l’intérieur, un instantané d’un certain jour de janvier 2103 : des dizaines de textes divers et variés offrant une vue parcellaire de cet avenir aérien dépressif. On découvre des extraits de journal intime, des échanges de messages, des poèmes, des publicités, des articles de journaux. Bref, un vaste panorama d’une journée dans les airs. D’une journée dans cette société figée.

Pierre Alferi voulait, dans ce roman, éviter le déroulement linéaire des récits : voir les mêmes personnages évoluer d’une action à une autre, d’un début à une fin. Son désir était de proposer une vision globale d’un instant T : comme une série de nouvelles se déroulant au même moment, avec des protagonistes différents, seulement liés par leur société, leur cadre de vie. Cela donne un objet protéiforme, intéressant mais déstabilisant, hypnotisant mais parfois lassant. La mosaïque est néanmoins assez variée pour captiver le lecteur. On passe en effet d’un poème contemplatif à un échange à propos des différents types de pornos à la mode, de la révélation d’un vieux secret de famille à la conversation d’un père et de sa fille, version texto. En plus, malgré la volonté de ne pas offrir d’action dans le sens traditionnel du terme, l’auteur révèle tout de même progressivement, au fil des chapitres, des morceaux d’image de cet étrange reliquat d’humanité et du monde où il vit. On comprend mieux, au fur et à mesure des pages, comment ils en sont arrivés là. Pourquoi certains choix ont été faits. Pourquoi nos descendants vivent ainsi réunis en petits groupes liés par une même passion, au moins au début, dans des boites métalliques suspendues dans les airs, rongés par une attente poisseuse et déprimante.

Reste que la structure de Hors sol s’avère un peu trop lâche pour tenir le lecteur en haleine tout au long de ses 364 pages. Le manque de but nuit à l’empathie, à l’envie d’en découvrir davantage. Pas impossible, néanmoins, de se laisse hypnotiser par le rythme lent et contemplatif de ces vies, par le travail sur la langue, les nombreux jeux sur les sonorités (Pierre Alferi semble d’ailleurs parfois préférer une belle allitération à la clarté d’une phrase, une paronomase osée à la facilité de la lecture). On voyage non sans délice dans cet avenir brinquebalant, inquiétant, fascinant. Une expérience, sans doute. À tenter, pourquoi pas.

Outresable

L’auteur de la trilogie à succès « Silo » est de retour en français avec Outresable, fixup de cinq nouvelles autopubliées entre 2013 et 2014, et réunies en 2014 sous le titre original Sand.

Hugh Howey emmène à nouveau le lecteur vers un futur indéterminé dans une dystopie monochrome et post-apocalyptique. La géographie du roman est celle du Colorado actuel, quelque part entre Denver et Colorado Springs. Les ruines de l’ancien monde sont désormais recouvertes de centaines de mètres de sable, et le nouveau est un désert de dunes dans lequel tentent de survivre quelques milliers de personnes au sein de bidonvilles éphémères. Malgré les hauts murs dressés pour retarder l’inexorable, le sable avance et engloutit. Les seules ressources sont les souvenirs du passé enseveli que des plongeurs tentent de remonter au péril de leur vie. Tout est bon à prendre : matériaux, câbles, ustensiles d’une civilisation perdue. Pour cela, ils s’équipent de combinaisons, tressées de fils électriques, qui leur permettent d’influer sur la fluidité du sable. Une paire de palmes, une bouteille d’oxygène, des lunettes et un foulard sur le nez, et hop !, on descend à des centaines de mètres sous les dunes… puis on remonte. Quoi ? Ce n’est que de la SF, on peut bien écrire n’importe quoi sous couvert de suspension de l’incrédulité, non ?

Outresable raconte le combat d’une famille. Papa s’est tiré il y a des années, maman tient le bordel du coin, les deux grands sont plongeurs et les deux petits aimeraient le devenir. On peut momentanément se laisser prendre au jeu dans la première nouvelle, qui raconte la découverte de la mythique Denvar sous quelque 500 mètres de sable. C’est Palmer, le cadet de la famille, qui l’a trouvée pour le compte de types peu recommandables. Mais rapidement le roman s’enfonce dans une mer d’improbabilités qui l’engloutit. On apprend que les méchants ne s’intéressent pas aux richesses qui se cachent sous le désert mais veulent juste en déloger sa population, sans qu’on sache vraiment bien pourquoi, que le désert ne s’étend pas partout mais seulement là, que l’origine de ce sable qu’on pensait cataclysmique, réchauffement climatique ou conflit global, est en fait bien plus ridicule que ça, qu’au-delà il existe une ville peuplée de gens qui n’en ont rien à battre du peuple du désert, voire en ignorent complètement l’existence, et que d’autre part il est justifié de tuer une bonne centaine de milliers de personnes parce que « désormais, ils ne s’en foutront plus ».

On peut lire Outresable au premier degré et on en retient un roman de SF très moyen, un univers qui aurait pu être immersif mais ne tient pas la route, des personnages peu travaillés et des aberrations trop nombreuses pour porter le récit. Ou on peut le lire comme une allégorie, mais alors la conclusion expéditive laisse un sentiment si nauséeux qu’on se dit que Hugh Howey s’est laissé prendre dans des sables mouvants.

Twin Peaks, 90210

C’est une nouvelle fois la fiction qui devient le révélateur de certains aspects de la société dans Twin Peaks 90210, à travers un autre parcours halluciné dans la jungle des coïncidences et des liens hasardeux. La quête devient ici enquête, celle qui tente de mettre à jour les relations entre deux séries télévisées bien distinctes, Twin Peaks de David Lynch et Beverly Hills, 90210, d’Aaron Spelling, présentées concomitamment sur deux chaînes différentes. Les correspondances sont à ce point troublantes qu’elles ne peuvent être dues au hasard. Quels sont les liens qui les unissent ? Pourquoi Sheryl, dans Beverly Hills 90210, porte-t-elle le prénom de l’actrice qui incarne Laura Palmer dans Twin Peaks et con-somme-t-elle une boisson bleue une semaine avant que les protagonistes ne boivent à leur tour un cocktail de même couleur ? C’est autour de la théorie du complot qu’est bâti cet essai. Léo Henry livre les détails de l’enquête qu’il a menée : on croise Jacques Mucchielli et Pacôme Thiellement, connaisseurs de l’œuvre de Lynch, Erwann Perchoc, « le numéro un et demi du Bélial’ », qui lui conseille de cartographier les embranchements des deux séries, et même le scénariste et réalisateur Darren Star, créateur de Beverly Hills 90210, croisé à New York. L’accumulation de détails donne à l’ensemble un indéniable effet de réel. Léo Henry s’amuse beaucoup à établir des liens convaincants en jouant sur tous les registres. Il y a du « Tlön Uqbar Orbis Tertius » de Borges dans cette construction hallucinante, mais c’est davantage au crazy wall, la mosaïque de photos et références tissés de liens par l’enquêteur obstiné que songe l’auteur. Cette mise au jour d’une réalité cachée est un fantasme emblématique de nos sociétés surinformées, qui cherche à donner du sens à une masse de données étouffante. La vérité est ailleurs, assurément inaccessible, et renvoie davantage à l’enquêteur qu’au monde qu’il s’emploie à décrypter. C’est de ce que l’auteur cherche à nous persuader, avec une habile pirouette finale. Fascinant de bout en bout, une fiction en forme d’essai, à moins que ce ne soit l’inverse, d’une grande intelligente.

En deux courts textes (avec L'Autre Côté), Léo Henry réaffirme ce qu’en Bifrosty, on sait depuis un moment déjà : il est à ce jour l’un des plus passionnants auteurs d’Imaginaire qui soit.

L'Autre Côté

L’ancrage est dans un univers imaginaire, la Cité-État de Kok Tepa d’apparence médiévale, la ville où on mange ses morts, quelque part en Ouzbékistan, gouvernée par des Moines qui vivent à l’écart de la basse ville, une mosaïque de castes miséreuses. Mais il y a des drones, des motos taxis, des aérostats et des ascenseurs ; les moines sont préservés de la maladie qui rôde, douloureuse, mortelle, atroce, par des médicaments venus de l’autre bout du monde. Rostam, ami d’enfance de Timur à présent Moine promu à l’immortalité, est un passeur qui aide ceux qui choisissent l’exil, premier maillon d’une filière pour atteindre l’Outre-Mer. Quand sa fille est frappée par la maladie, ses relations ne lui permettent pas d’obtenir des médicaments et sa femme le convainc de la faire soigner à l’étranger… Le passeur devient un immigré et découvre l’envers du décor, ses contacts peu fiables qui achèvent de détrousser les victimes, les dures conditions d’un périple dans des 4×4 ou des bus brinquebalant, les séjours dans des lieux interlopes ou des lieux de rétention. Les lieux imaginaires, dont la toponymie est empruntée à l’Ouzbékistan, à l’Afghanistan, au Tadjikistan, sans renvoyer à un itinéraire précis, ne font que renforcer l’impression de vacuité, la dissolution du temps et de l’espace qui achève de dissiper le but dans la fragilité d’un rêve sans consistance.

Seuls quelques chapitres portent un titre, comme des fragments de mémoire d’une errance où rien de saillant n’émerge, hormis les trahisons, les coups bas, les dangers. Les phrases courtes, les descriptions minimalistes et mornes durant les longues attentes, hachées dans les moments d’action, achèvent de donner de la situation un sentiment de désolation où se désagrègent les personnalités. La scène de l’incendie dans le centre de rétention est exemplaire, faite d’images fugitives, vision fragmentée dont le sens échappe, un puzzle que l’urgence laisse épars. La description stroboscopique de l’immigration, la perte de repères, donne à vivre de l’intérieur l’éprouvant parcours de ceux qui cherchent un monde meilleur.

Un récit basé sur des faits réels, décrivant un itinéraire, des intervenants et des organismes renvoyant à l’actualité, n’aurait pas eu pareil impact.

En deux courts textes (l'autre étant Twin Peaks, 90210), Léo Henry réaffirme ce qu’en Bifrosty, on sait depuis un moment déjà : il est à ce jour l’un des plus passionnants auteurs d’Imaginaire qui soit.

L'Anti-Terre

On devait déjà à Jean-Pierre Laigle, sous le pseudonyme de Rémi Maure, une passionnante analyse des arches stellaires, qui fit sensation lors de sa publication en plusieurs parties dans la revue Fiction. Il renouvelle ici cet exercice avec un ensemble d’articles sur des thématiques cosmiques, souvent tombées en désuétude de fait de l’avancée des sciences, même si certaines survivent, davantage sous forme symbolique que spéculative.

« L’Anti-Terre, » elle, n’a pas résisté aux avancées de l’exploration spatiale : l’idée d’une planète invisible parce qu’à l’exact opposé de la nôtre, pronostiquée par Pythagore et réactualisée par les occultistes du XIXe siècle, a fait les beaux jours de la science-fiction des origines. Sans s’attarder sur les aspects scientifiques qui expliqueraient pourquoi l’évolution aurait suivi une trajectoire parallèle, voire en miroir, la thématique est un terrain de choix pour les utopistes, qui en profitent pour professer des idées sociales, avec des visions caricaturales donnant parfois dans l’humour simpliste.

« La Vie dans la haute atmosphère selon la science-fiction » prolonge en quelque sorte le thème en faisant de l’air un troisième milieu habitable, après la terre et les océans. Peuplé de méduses et autres créatures volantes ou flottantes, il repose parfois sur un substrat pour le moins hasardeux comme une couche de gelée translucide ou un air solidifié par le froid à mesure qu’on s’élève. On y trouve aussi des civilisations avancées comme les Sarvants du Péril bleu de Maurice Renard. D’abord considérés comme des milieux terrifiants, ces espaces deviennent des objets de conquête aux États-Unis. Encore aujourd’hui on peut trouver des survivances du thème dans les nuages intelligents ou l’atmosphère d’autres planètes.

Dans le même registre, l’exploration de terres creuses, de Jules Verne à Burroughs pour « Pellucidar », «  Les Autres Mondes concaves selon Edmund Halley et autres épigones  » s’étend aussi aux astéroïdes évidés ou aux mondes creux, ce qui en fait un thème encore vivace, essentiellement en BD.

« Les Allumeurs d’étoiles », plus tardif, voit l’homme agir sur le milieu stellaire. Qu’il s’agisse de rallumer le soleil qui se meurt au moyen de réactions nucléaires, ou bien la Lune, on est face à un thème prométhéen, mégalomaniaque et insouciant des dangers.

« Vulcain, le mythique monde inframercurien » dû à Urbain Le Verrier, avec au moins un prédécesseur, Restif de la Bretonne, est une autre planète irrationnelle sur le plan scientifique mais riche en potentialités symboliques, peu exploitée, malgré quelques résurgences contemporaines, dues à K. S. Robinson et à l’auteur du présent ouvrage.

Chaque chapitre est précédé de rappels mythologiques. Jean-Pierre Laigle ratisse large, des origines à nos jours, citant des contributeurs de toutes nationalités, avec autant d’auteurs connus de tous, de Doyle à Heinlein, que méconnus ou oubliés. Les romans, mais aussi les films et les bandes dessinées y sont résumés, présentés à l’aune de la rationalité scientifique, souvent pour pointer les défauts, mais avec une indéniable indulgence et un attachement pour ce type de récit. Tous analysent en guise de conclusion la portée du thème dans une perspective philosophique ou littéraire, et s’achèvent sur une bibliographie très détaillée. À la lecture de certains résumés, on salue le courage et la patience pour recenser une production parfois inepte. C’est finalement un hommage sincère au genre dans ce qu’il peut avoir de puéril et d’inabouti, et un excellent travail d’archive que propose Jean-Pierre Laigle dans cet ouvrage.

XYZ

Roman hautement singulier, XYZ est demeuré inédit en France plus de quatre-vingts ans. Il aura en effet fallu attendre 2018 pour qu’Allia propose une belle traduction de cet ouvrage péruvien de 1934. Il s’agit, par ailleurs, du premier livre de Clemente Palma (1872-1946) édité en français. Le site Internet < supernaturalfiction.co.uk > nous apprend que cet homme de lettres et politicien péruvien est l’auteur de recueils de nouvelles — Cuentos Malévolos (1904), Historietas Malignas (1925) — ainsi que de romans, parmi lesquels XYZ. Toujours selon la même source, il semble que Clemente Palma ait eu une prédilection pour les littératures de l’Imaginaire. Ses textes courts sont présentés comme oscillant entre fantastique fin de siècle et épouvante grinçante, dans la lignée des Contes cruels de Villiers de l’Isle-Adam. Et l’ombre du Français plane encore sur le science-fictionnel XYZ, ce dernier constituant une relecture andine de L’Ève future, ainsi que Clemente Palma l’annonce dans le prologue…

S’ouvrant aux États-Unis, à l’aube des années 1930, XYZ a pour protagoniste l’étonnant Rolland Poe. Présenté comme un authentique descendant du père du fantastique étasunien, ce personnage évoque encore l’univers de Jules Verne ; un auteur lui aussi explicitement cité dans ce roman à l’intertextualité dense et assumée. Surnommé « docteur Xyz » du fait de ses immenses talents mathématiques, l’homme a accumulé grâce à eux une considérable fortune. Semblable aux excentriques millionnaires et géniaux chers à Jules Verne, Poe se retire un jour sur une île déserte du Pacifique. Là, il apporte les ultimes perfectionnements à une invention associant à la technologie cinématographique les pouvoirs insoupçonnés du radium. La combinaison du 7e Art et de la radioactivité lui permettant, in fine, de « fabriquer une humanité artificielle » dont les membres sont nommés les « androgènes »… Plus pataphysicienne que vériste, cette « invention scientifique aussi merveilleuse qu’hallucinante » tutoie encore le surréalisme. Faisant des films hollywoodiens sa matière première, le savant démiurge crée en effet des androgènes imitant à la perfection les stars d’alors. Et l’île du docteur Xyz se peuple ainsi de clones de Greta Garbo, de Rudolph Valentino ou bien encore de Joan Crawford ! D’abord secrète, l’entreprise frankensteinienne de Poe sera bientôt découverte par quelques « Mogols » d’Hollywood. Elle connaîtra alors une issue fatale lors d’un final évoquant, à son inédite manière, celui de King-Kong

Sous-titré « Roman grotesque », XYZ est porté par une écriture séduisante, à la fois raffinée et distanciée. Si celle-ci lui confère une couleur ostensiblement ironique, elle n’en limite pas pour autant la portée réflexive. Allégorique, la science-fiction de XYZ explore d’une stimulante manière les différentes formes de la domination : masculine, raciale, économique ou médiatique. Préfiguration romanesque de La Société du spectacle de Guy Debord, XYZ s’impose comme un fort beau croisement entre Imaginaire et pensée critique.

Les Nuages de Magellan

C’est un futur à la fois très proche et très lointain que donne à lire Les Nuages de Magellan, dernier roman en date d’Estelle Faye, prolifique auteure de l’Imaginaire français (on renverra le lecteur curieux aux critiques de ses ouvrages dans nos n° 55, 70, 76 et 87). En effet, rien de plus éloigné de notre contemporaine condition que cet univers dans lequel l’épuisement fatal de la Terre a contraint l’humanité à se déployer à travers l’espace. Grâce à leur maîtrise des voyages intersidéraux et de l’art de la terraformation (entre autres innovations science-fictionnelles dépeintes ici), femmes et hommes du XXIVe siècle ont ainsi colonisé la myriade d’astres formant la Voie Lactée. L’ordre qui a découlé de cette gigantesque entreprise n’a, cependant, rien que de très familier pour les lecteurs et lectrices de 2019. Les Compagnies — un consortium d’entreprises tout puissant — ont soumis l’univers ainsi redessiné à la loi d’airain du capitalisme le plus débridé, confortée par un autoritarisme pas moins brutal. Les inégalités socio-économiques et politiques les plus extrêmes se sont ainsi propagées jusqu’aux Nuages de Magellan, nouvelle frontière de l’écoumène. Dan, l’une des protagonistes du roman, est l’une de ces damnées des étoiles. Habitante d’un planétoïde misérable, la jeune femme y survit plus qu’elle n’y vit en exerçant le métier de serveuse au Frontier, un bouge d’outre-espace. Seule l’incertaine perspective d’une carrière de chanteuse — Dan pratique un équivalent futuriste du blues — lui permet de conjurer le désespoir suscité par son écrasante condition. Du moins jusqu’à ce que sa route croise celle de Mary. Pilier du Frontier, la femme parle peu mais boit beaucoup, cherchant ainsi à noyer un passé en tous points hors-normes — mêlant piraterie interstellaire et amour lesbien avec une cyborg. Bientôt rattrapée par ce passé durant lequel elle défia les Compagnies, Mary doit fuir le planétoïde. Non sans embarquer Dan dans son vaisseau, elle aussi en délicatesse avec les Compagnies. Et le duo d’ainsi s’engager dans une odyssée spatiale aventureuse et révolutionnaire…

C’est un space opera très politique qu’Estelle Faye s’efforce de composer avec Les Nuages de Magellan. Portant un regard critique sur la domination économique, le roman s’affirme encore féministe et libertaire. Pour ce faire, il s’empare de motifs SF le plus souvent associés à des personnages masculins et straight pour les appliquer à ses protagonistes féminines et queer. On pourra ainsi trouver à Mary des allures d’Albator féminin et lesbien. Quant à Dan, jeune femme en route vers l’héroïsme intersidéral, elle n’est pas sans évoquer le juvénile Skywalker de l’épisode IV de Star Wars. Autant de références affleurant dans Les Nuages de Magellan : un livre qui semble être irrigué par un imaginaire plus bédéistique et cinématographique que romanesque. Pareille entreprise d’empowerment narratif et de métissage générique dessinait un séduisant projet. Mais celui-ci échoue finalement à convaincre. La faute en incombe à une écriture rien moins que singulière. Le style des Nuages de Magellan s’avère le plus souvent bien plat, cédant parfois à la tentation du cliché. Une manière de comble esthétique pour un roman voulant exalter la différence avec un grand D ! Difficile dès lors de se sentir emporté par cette histoire de femmes fortes ou en passe de le devenir, sur fond de révolution stellaire…

Les Hommes frénétiques

En 1968 (La nuit des temps) et en 1943 ( Ravage), René Barjavel racontait l’histoire de civilisations qui – malgré leur toute puissante maîtrise de la nature et de sources d’énergie aussi gratuites qu’illimitées – succombaient à l’ hybris et s’effondraient dans le chaos d’une guerre terrifiante. Le premier avait été écrit dans un contexte menaçant, celui de l’équilibre de la terreur vieux de près de vingt ans ; le second l’avait été alors même que l’Europe râlait sous la botte nazie : si l’on peut comprendre comment le contexte historique a conduit Barjavel à imaginer le passé déchirant de La nuit des temps et l’atroce futur de Ravage, il est plus difficile de concevoir comment Ernest Pérochon a pu – en 1925 ! – imaginer les derniers jours de l’humanité telle que nous la connaissons. Le schéma qu’offre Les hommes frénétiques est en effet si proche de ceux des deux romans cités plus haut que l’on ne remet pas en question le sous-titre qui figure sur la quatrième de couverture de cette édition : «  le livre majeur d’anticipation qui a inspiré Barjavel », celui-ci ayant de toute évidence lu, compris et apprécié l’œuvre de Pérochon.

Les hommes frénétiques dépeint une civilisation du futur lointain qui est elle-même issue des ruines de la nôtre : Harrisson et Lygie – tous deux physiciens – sont les ultimes produits d’une culture née plusieurs siècles auparavant dans le chaos d’une guerre d’idéologies, de nations et de couleurs de peau. Ce conflit que Pérochon prévoit est censé ponctuer notre propre avenir et il est intéressant de le voir caractérisé par l’usage d’armes de destruction massive – biologiques et peut-être aussi nucléaires – vingt ans avant Hiroshima et Nagasaki : la civilisation désunie de «  l’ère chrétienne » ne s’en relève pas, ouvrant une ère nouvelle qualifiée d’universelle, fondée sur la coopération internationale et le repeuplement de la planète selon les lignes imaginaires que sont les méridiens et les parallèles.

Si chaque nouveau siècle apporte son lot de succès, la situation quand l’histoire commence est plus incertaine que jamais : si Harrisson et Lygie sont sur le point de réaliser une découverte fondamentale et de mettre la clé des secrets de la nature dans la main de l’espèce humaine, celle-ci n’est pas adulte et le goût de certains de ses représentants pour le superflu, l’illusoire et le futile n’est jamais que le signe des dangers à venir. Cette brillante culture est en effet condamnée : déchirée d’abord par des tensions d’ordre politique, elle redécouvre assez vite l’opposition idéologique, la partition en nations antagonistes et in fine la guerre à outrance, quitte à mettre au service de celle-ci le savoir acquis sans sagesse. Dans son récit d’une véritable guerre d’extermination, Pérochon semble faire le procès d’une espèce humaine qui renonce à sa propre conscience : les coups que se portent les ennemis ne sont jamais mesurés – mais peuvent-ils l’être alors que le conflit s’ouvre pour des raisons idéologiques et religieuses périmées depuis des millénaires ?

Cette peinture d’une humanité condamnée à sombrer par cycles dans la barbarie est en réalité prévisible dès les premiers développements de l’intrigue, la civilisation universelle restant stratifiée : les propriétaires terriens et les classes aisées en général s’installent le long des méridiens alors que les travailleurs fonctionnaires le font le long des parallèles. La mise à disposition d’une science permettant de redéfinir les lois de la nature, et la source infinie d’énergie à la disposition des combattants, garantissent le caractère implacable de la sentence. Pérochon n’est pourtant pas tout à fait pessimiste : la civilisation universelle est certes condamnée, mais la Terre ne l’est pas, et l’humanité ne l’est pas non plus même si tout devra être réinventé… de l’alliance avec l’animal domestique à la pensée abstraite elle-même !

C’est donc une pièce intéressante que le lecteur curieux pourra découvrir ici : un roman bientôt centenaire qui semble – jusqu’à preuve du contraire – difficile à qualifier de rétrofuturiste… Bravo !

Blues pour Irontown

Exception faite d’une longue nouvelle dans Bifrost en 2010, voilà 16 ans qu’on était sans nouvelles de John Varley. Les derniers romans de l’écrivain, notamment sa série de pastiches des juveniles de Robert Heinlein, ne semblent pas avoir su séduire les éditeurs français, et il aura donc fallu attendre qu’il revienne à son cycle des « Huit Mondes » pour le relire enfin sous nos latitudes.

Retour donc dans cet univers devenu familier au fil des décennies — sa création remonte aux années 1970 —, un futur dans lequel l’humanité a colonisé le système solaire tout en ayant définitivement renoncé à la Terre, conquise par des aliens peu amènes. Précisons d’emblée qu’il n’est nul besoin d’avoir lu les précédents textes du cycle pour apprécier Blues pour Irontown à sa juste mesure, quand bien même il reprend et prolonge certains fils de l’intrigue de Gens de la Lune. Le roman se présente à première vue comme un pastiche de roman noir. Christopher Bach est un ancien flic devenu détective privé dont l’associé est un chien, Sherlock, un saint-hubert à l’intelligence boostée par des implants. L’arrivée dans son bureau d’une inconnue portant talons hauts, chapeau et voilette, va l’amener à enquêter dans les lieux les moins fréquentables de Luna, et surtout réveiller en lui les souvenirs les plus douloureux de son passé.

Hormis dans le chapitre d’introduction, John Varley ne force jamais le trait parodique de son récit. Les références sont présentes, mais elles apparaissent avant tout pour ce qu’elles sont, c’est-à-dire une protection que s’est forgée son héros, un monde fictif et confortable dans lequel il a pu se reconstruire après un épisode particulièrement traumatisant. L’enquête elle-même n’est guère plus qu’un jeu de piste devant le conduire in fine en un lieu précis et lui permettre de solder une fois pour toute les comptes avec son passé.

Relativement court, Blues pour Irontown n’a pas la prolixité de ses prédécesseurs, et par là même n’a pas le temps de décrire toute l’exubérance de la société dans laquelle il se situe. Varley choisit de se focaliser sur la relation qui unit Chris et Sherlock, et ce qu’il n’est pas exagéré de qualifier d’histoire d’amour entre un homme et son chien. Et cela fonctionne d’autant mieux qu’il leur confie la parole à tour de rôle, chacun racontant cette enquête de son propre point de vue. Force est de constater qu’il est particulièrement difficile de résister aux charmes de la narration de Sherlock, où il est beaucoup question d’odeurs, de fidélité, de Snacks de Toutou, saveur bacon, de Ouah, Médor ! et de reniflage de croupions. Cette partie du récit fonctionne d’autant mieux que le romancier ne cède jamais à l’anthropomorphisme, mais tente au contraire de rendre le propos de cet animal surdoué dans toute sa singularité.

Moins ambitieux que Gens de la Lune ou Le Système Valentine, Blues pour Irontown est un roman éminemment sympathique, aux personnages attachants et au cadre dont on ne se lasse tellement pas qu’on espère y voir revenir Varley dans les plus brefs délais. Un petit bonheur de lecture des plus précieux.

Le Serpent Ourobouros T2

Une injustice en même temps qu’une bizarrerie est réparée : avec ce deuxième volume, Le Serpent Ouroboros, grand classique de la fantasy anglaise, à l’influence sans pareille, est enfin disponible en français, presque cent ans après sa publication originale.

La guerre fait rage sur Mercure, qui oppose la Sorcerie en force à la Démonie faiblissante — ceci d’autant plus que Juss, roi de Démonie, et son camarade Brandoch Daha, se sont absentés de leur patrie, engagés dans la quête épique qui doit leur permettre de retrouver Goldry Bluszco victime des maléfices du roi Goricé ; un long abandon qui laisse la Démonie en proie aux assauts des Sorciers ! Et ils ne manquent pas d’y porter bientôt la bataille.

Cependant, les principaux généraux de Sorcerie, les Coronde, Corsus, Corinius, aussi brillants soient-ils, tendent à succomber à la soif de pouvoir et s’avèrent plus des rivaux qu’autre chose — et dans l’ombre, les dames ont leur mot à dire dans ces luttes d’influence. La Démonie ploie, mais jamais totalement, et ce volume 2 abonde en hauts faits d’armes dans les deux camps — et donc en scènes de bataille portées par un souffle magistral.

On s’en doute, Juss et Brandoch Daha finiront bien par revenir, et il s’agira alors de porter le combat ailleurs… jusqu’au complet retournement de situation, qui est le total accomplissement d’un cycle — le serpent, après tout, mord sa propre queue.

Sans surprise, cet opus est affecté des mêmes défauts qui affligeaient le premier — à commencer par un world-building passablement incohérent, qui ressort aussi bien des noms propres acrobatiques que d’emprunts aux cultures terrestres (éthique des sagas, corpus mythologique grec, vers élisabéthains), mais aussi le sentiment d’un roman largement improvisé, qui se traduit dans le récit par des ellipses et des ruptures de ton brutales.

Ce second tome fait aussi ressortir certains défauts qui lui sont davantage propres, ou, plus exactement, qui se montrent plus préjudiciables ici que dans le premier volume — concernant la caractérisation des personnages, notamment : en dehors de quelques traits saillants, on tend à confondre les généraux de Sorcerie, quand, pris avec le recul, leurs faits et gestes devraient bien davantage les distinguer. Quant aux Démons, s’ils s’en sortent peut-être un peu mieux, seul le seigneur Gro, comme dans le premier tome, parvient vraiment à concilier charisme et profondeur en dépit — ou en raison — de son inconstance caractéristique : il demeure un fourbe qui suscite la compassion, un traître, oui, mais emporté par une pulsion d’échec qui le porte toujours à rallier ceux qui sont en difficulté ; homme d’esprit davantage que d’épée, il tranche sur les brutes en armur en introduisant dans le récit une perturbation aléatoire aux puissants arômes d’absurde plus qu’adéquats.

Mais qu’importe ces défauts : Le Serpent Ouroboros, décidément, est rétif à la raison et parle au cœur. Sa puissance épique et visionnaire demeure inégalée, et si le lecteur est conscient d’innombrables travers, il succombe volontiers à l’emballement des batailles comme à la précieuse saveur de dialogues délicieusement archaïques. Ainsi, au terme du roman, se voit-il récompensé par l’auteur de la manière la plus lucide et profonde qui soit : sous son vernis de pure ironie, on n’en acquiert que davantage la conviction d’avoir lu un immense chef-d’œuvre de la fantasy. Il était temps, pour le moins…

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