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Le Ressac de l'espace

Initialement paru en 1962 dans la collection « Le Rayon fantastique » et récompensé par le prix Jules Verne, Le Ressac de l’espace, de Philippe Curval, connaît une nouvelle exis­tence éditoriale grâce à La Volte.

À la suite de l’ère des « Grands Embrase­ments », une série de désastres sociaux, guerriers et environnementaux ayant ravagé la majeure partie de la Terre, ce qu’il demeure du genre humain a trouvé refuge dans huit villes préexistant à l’Armageddon, parmi lesquelles Londres et Paris. Sur les centres historiques de celles-ci se sont bientôt dres­sées de cyclopéennes « falaises d’habitation » destinées à abriter les populations à nouveau croissantes des « derniers bastions d’une civilisation défunte ». Car si l’humanité a réussi à se prolonger physiquement, c’est au prix de son âme. Ceux vivant dans ces falaises d’habitation ne jouissent d’une très confortable sécurité qu’à condition de renoncer à leur individualité, pour se fondre dans un « collectif programmé ». Face à cette masse ayant cédé à ces futuristes délices de Capoue, demeure dans les « arché­poles » (ainsi nomme-t-on les cœurs anciens des mégapoles-refuges) une minorité « obs­tinée à perpétuer les traditions de la liberté […], le goût de l’activité artistique, le souci de laisser s’épanouir toutes les idées nouvelles ». C’est à ce dernier carré de femmes et d’hom­mes libres qu’appartient Jacques Dureur. Notre protagoniste s’est fait astronaute, se saisissant ainsi de l’ultime opportunité d’aventure ménagée par l’ordre conformiste des mégapoles, celle qu’offrent les voyages interstellaires à destination des colonies sises sur Mars, Jupiter et Vénus. C’est lors de l’un de ses périples dans le système solaire que Dureur fait la rencontre de l’extraordinaire, en la personne (si tant est que le terme fasse ici sens) de Linxel, représentant des Txalqs. Soit une espèce extraterrestre privée de planète propre mais dotée, entre autres pouvoirs, d’une puissance psychique hors-normes. C’est en usant de cette dernière que les Txalqs s’assurent la domination des peuples dé­couverts au hasard de leur éternelle errance cosmique. Usant d’une singulière stratégie parasitaire, les Txalqs procurent à ceux qu’ils soumettent une félicité psychique telle que leur aliénation en devient le plus enviable des états. Ainsi en ira-t-il de la Terre après que Linxel y a été (imprudemment) amené. Constituant une proie idéale pour le « soft power » des Txalqs, la moutonnière humanité ne devra désormais son salut (auquel elle n’aspire en réalité guère) qu’à une poignée de ré­sistants emmenés par Dureur… La peinture de l’étrange conflit ainsi déclenché permet à Phi­lippe Curval de travailler plus avant le motif de la servitude volontaire, thème central de ce roman spéculatif. Un livre qui acclimate à son imaginaire SF, entre autres influences théori­ques, l’anarchisme individualiste de Max Stirner (dont Curval a été le lecteur) et le Surréalisme pour lequel l’auteur professe son admiration. Stimulant lorsqu’il conçoit une déclinaison douce de la domination usant du plaisir plutôt que de la contrainte, Le Ressac de l’espace peine cependant à réellement convaincre. D’un ton au sérieux inébranlable, écrit d’une plume policée jusqu’à en être châtiée, le roman affecte une forme d’un trop sage classicisme, neutralisant in fine la portée d’un propos se voulant pourtant radicalement subversif…

Les Aventures de John Silence, le Sherlock Holmes du surnaturel

Imaginé à l’orée du XXe siècle par le britannique Algernon Blackwood (1869-1951), le singulier John Silence n’est peut-être pas un complet inconnu pour les lecteurs et lectrices de Bifrost. Constitué de six récits, le cycle dévolu à ce personnage (notamment admiré par Lovecraft) avait déjà fait l’objet de traductions françaises entre les années 1960 et 1990. Celles-ci étaient cependant éparses et partielles et Terre de Brume a réédité l’ensemble de ces nouvelles en un seul volume incluant par ailleurs un texte jusqu’alors inédit en français, « Une victime des hauts espaces ». Grâce à l’éditeur breton et à Max Duperray, à la fois co-traducteur et maître d’œuvre de ce recueil, le lectorat francophone peut donc enfin prendre la totale mesure du « Sherlock Holmes du surnaturel ».

Du moins est-ce ainsi que Terre de Brume a choisi de sous-titrer cette première intégrale francophone des Aventures de John Silence, remplaçant ainsi celui choisi par Blackwood et qualifiant son personnage de « Physician Extraordinary » — en français, « le Médecin du Surnaturel ». Docteur en psychiatrie et non pas « consulting detective » de son état, Silence tient en effet bien plus du réel Sigmund Freud que du fictif locataire du 221 B Baker Street. N’ayant pas seulement la qualité de médecin en commun avec l’analyste viennois, Silence partage encore avec lui une méthode. Puisque c’est le plus souvent par le biais de l’écoute de celles et ceux venant le consulter que Silence parvient à identifier, ou plutôt à diagnostiquer l’origine du malaise les taraudant. Surnaturel oblige, les « cures parlantes » menées par l’attentif Silence font apparaître que la dépression ou l’angoisse de sa patientèle trouvent leur source dans un au-delà (ou bien encore les « Hauts Espaces » de la sixième nouvelle) peuplé d’entités issues de diverses mythologies. « Une invasion psychique » emprunte ainsi aux histoires de maison hantée tandis que « Sortilèges et métamorphoses » mobilise la figure de la sorcière. De nécromanciens il est encore question dans « La Némésis du Feu » puisant dans l’imaginaire de l’Égypte antique, et dans « Le Camp du chien » qui fait appel au chamanisme amérindien, tout en y associant le motif lycanthropique. Enfin, le bout fourchu de la queue du Diable lui-même pointe dans « Culte secret ». Soient autant de références traditionnelles auxquelles se combinent celles plus contemporaines de l’imaginaire spirite, comme dans « Une victime des hauts espaces ».

Après avoir débusqué le démon (ou la démone) tourmentant ses patients, le thérapeute Silence se fait thaumaturge. Passant dès lors de l’écoute à l’action, il use offensivement d’un savoir occulte aussi achevé que celui lui permettant d’explorer la psyché humaine. Ces duels constituent les brefs et spectaculaires climax de récits s’attachant pour l’essentiel à restituer des états d’âmes aux prises avec les forces de l’Invisible. Pour ce faire, Blackwood déploie une écriture toute en finesse analytique et même psychanalytique. Un choix narratif qui destine avant tout ces Aventures de John Silence aux amateurs et amatrices d’un fantastique que l’on dit psychologique…

Oméga

Oméga, planète-prison où la Terre envoie tous ses criminels et ses dissidents. Oméga, planète où les bagnards exilés font la loi. Où le meurtre ritualisé est une façon reconnue et acceptée de s’élever dans l’échelle sociale. Où le Mal est célébré tous les dimanches lors de messes noires. Oméga, ro­man de Robert Sheckley écrit en 1960 et quintessence de son hu­mour pince-sans-rire et du regard mordant d’ironie qu’il jette sur ses semblables humains. Dans ce récit, l’auteur propose de suivre le numéro 402, un homme sans passé déporté vers Oméga et qui va essayer de se faire un trou dans cette société de bannis, tout en cherchant à comprendre ce qu’il fait là. La structure, classique pour l’époque de l’écriture du livre, nous le montre dans un premier temps sur Oméga, puis sur Terre, décrivant ainsi les deux faces d’une même pièce. Et soulignant comment deux sociétés ayant choisi deux extrêmes – l’une vers le Mal, l’autre vers la sécurité et la confiance absolues – peuvent au bout du compte se ressembler étrangement pour finir par étouffer d’une trop grande conformité et d’une pression sociale poussant les gens à la folie.

Lu en 2022, ce roman reste pourtant d’une actualité brûlante à l’heure où les vieilles rancœurs issues de la Guerre froide se réactivent et réveillent certaines peurs, notamment d’une escalade nucléaire. Néan­moins, même si la révision de la traduction donne un coup de jeune formel au texte, Oméga reste par d’autres aspects dans son jus du milieu du XXe siècle – on pense aux personnages féminins qui font office de figuration, et de manière plus générale aux seconds rôles peu étoffés. Il s’agit plus ici de défendre des idées et d’explorer ce qu’il se passerait si l’histoire conduisait à cette séparation stricte entre bons citoyens et mauvais (qu’ils soient malfrats ou qu’ils pensent simplement différemment du consensus majoritaire) que de donner une at­tache émotionnelle au lecteur pour suivre les aventures de 402. Un classique mineur de la science-fiction à redécouvrir.

La Millième nuit

Faut-il présenter Alastair Reynolds ? Faut-il rappeler que l’auteur, astrophysicien de formation et longtemps de carrière, écrit des space operas épiques tant dans les distances parcourues que dans les échelles de temps qu’il convoque, que ce chantre de la hard SF respecte la barrière ultime – celle de la vitesse de la lumière – sans inventer d’astuce pour passer outre ? Avec La Mil­lième nuit, il nous convie, dans un format court et un temps de narration resserré, le tout sur une seule et même planète, mille jours et nuits, pas un de plus, à une enquête dont les tenants et les aboutissants s’étalent d’un bout à l’autre de la galaxie, et la mise en œuvre du mobile poussant au crime se mesure en millions d’années. Eh oui, La Millième nuit est un cosy mystery qui se cache sous les dehors du space opera, ou bien une aventure stellaire à découvrir au coin du feu avec un bon thé ou un bon porto/ whisky, suivant les penchants alcooliques ou non du lecteur.

Précision : ce récit est un texte indépendant qui sert de prélude au roman House of Suns, non encore traduit en français. Dans cet univers, l’humanité a essaimé à travers l’univers, s’installant dans des milieux très divers (planète océanique, vide stellaire ou au cœur d’étoiles), quitte à radicalement faire évoluer ses caractéristiques physi­ques, voire génétiques. Chaque sous-espèce est coupée des autres par les distances entre étoiles, et les civilisations se font et se défont sans cesse. Au sein d’icelles errent les lignées – des humains clonés et reclonés à partir d’un seul individu (même si les clones peuvent avoir un genre différent de l’original) — pas­sant d’un système à l’autre pour observer et enregistrer les évolutions de l’Humanité. Dans ce court roman, nous assistons aux re­trouvailles de la lignée Gentiane, dont chaque membre montre aux autres, nuit après nuit, les événements saillants de ses pérégrinations lors des deux cent mille dernières an­nées. Quand l’un d’entre eux s’aperçoit qu’une de ces retransmissions a été falsifiée, débute alors une enquête étonnante au sein de cette famille qui l’est tout autant.

Simple avant-goût d’un monde plus vaste, La Millième nuit se suffit pourtant à elle-même. Mais par l’esquisse d’un monde exotique gigantesque peuplé de créatures rares, ce court roman donne envie d’en savoir bien plus. Et reste longtemps en tête.

Le Livre de Phénix

Pensé comme un avant-propos à Qui a peur de la Mort (cf. Bifrost 74), Le livre de Phénix peut se lire de manière indépendante. Tout commence dans un campement quelque part en Afrique où une histoire est contée, une histoire d’un lointain passé pour le narrateur : celle de Phénix. Phénix est une SpeciMen de deux ans qui a l’apparence d’une femme noire d’une quarantaine d’années et la connaissance d’une centenaire. Elle a grandi dans la Tour 7 en plein New York sans jamais en sortir, sujet d’expérience pour un organisme militaire mystérieux. Finalement elle s’évadera et retournera en Afrique avant de se venger contre l’organisme qui l’a créée et torturée pour en faire une arme.

Texte hybride, conte futuriste, Le Livre de Phénix prend place dans un monde où les catastrophes naturelles sont devenues plus courantes, où les corporations se dotent de drones de combats pour défendre leurs pipelines et usines, où le sida a été guéri, mais où de nouvelles maladies ont fait leur apparition… Et où les manipulations génétiques et la nanorobotique ont fait assez de progrès pour recréer des mammouths, capturer des entités extraterrestres et transformer des êtres humains, comme Phénix et les autres SpeciMen, en armes. Le cadre ressemble donc fortement à de la SF, sauf que… Nnedi Okorafor n’a que faire de l’aspect science et l’utilise de la même façon qu’un concepteur de jeux vidéo peut le faire pour forcer son personnage à monter en compétence à chaque niveau. Plus précisément, Phénix, comme Binti dans son roman jeunesse éponyme, voit ses capacités – autre que son embrasement et sa résurrection régulières liées à son nom – se développer en fonction de ce qui sera utile à l’intrigue : des ailes lui poussent dans le dos et elle n’a plus besoin de se nourrir quand elle doit traverser l’Atlantique sans moyen de transport, elle découvre comment voyager dans le temps quand elle doit réparer certaines erreurs, etc. Cette facilité d’écriture peut souvent agacer, mais elle a l’avantage de faire progresser rapidement l’histoire et l’inscrire plus complètement dans ce qu’elle se veut être : un mythe des temps à venir avec une héroïne (au sens gréco-romain du terme donc aussi grande dans ses exploits que dans ses désastres) pour parler de réalités sombres : la colonisation et l’acculturation des peuples, le racisme, l’expérimentation médicale, l’exploitation des autres, etc. Le tout à travers des scènes chocs et assez graphiques, même si Nnedi Okorafor les alterne avec d’autres moments d’une grande douceur pour narrer l’histoire d’un ange vengeur annonciateur de la suite. Si vous aimez Nnedi Okorafor ou si vous voulez découvrir l’autrice, Le Livre de Phénix est un ouvrage typique de son style et de ses obsessions. Mais également de ses défauts et de ses faiblesses. À vous de voir si vous êtes prêts à passer outre ou non.

Les Chants de Nüying

En 2020, Quitter les monts d’automne avait surpris et divisé le public (mais guère Bifrost, comme en témoigne la critique de Bertrand Bonnet dans notre n° 101) ; Émilie Querbalec revient avec son deuxième roman chez AMI, Les Chants de Nüying, et prend encore une fois au dépourvu ses lecteurs. Là où le premier récit tendait vers le pulp en explorant différents genres (fantasy, planet opera, space opera) à mesure que sa protagoniste se laissait porter par les événements, celui-ci est un texte de science-fiction pur et dur sous forme de récit choral. Et si l’édi­teur vous l’ayant vendu comme un récit de premier contact laissait miroiter des rencontres avec des entités étrangères, c’est loin d’être le cœur du roman : l’altérité est ici au sein même de l’humanité. Comme Brume Tran, qui n’arrive plus à communiquer avec son père et échoue à s’ouvrir aux autres, qu’ils soient humains, IA ou dauphins, obsédée qu’elle est par des chants mystérieux venus du fin fond du cosmos. Comme Jona­than Wei et Sonam Tsering, qui voient dans les nouvelles possibilités de la réalité virtuelle une réincarnation bouddhique surprenante et l’opportunité, pour le Tibet, de prendre sa revanche dans les étoiles. Comme Dana, qui, absorbée par son travail et ses rêves d’ailleurs, ne réalise pas que sa famille lui échappe.

Les Chants de Nüying s’ouvre au XXIVe siècle, dans un monde semblable au nôtre à deux détails près : c’est la Chine qui, la première, a marché sur la Lune, et les sondes Mariner ont été envoyées hors du système solaire. À vingt-cinq années-lumière de chez nous, l’une de ces sondes a trouvé la planète Nüying, sœur jumelle de la Terre d’il y a 3 milliards d’années, et y a enregistré des « chants ». Hasard acoustique ou preuve d’une vie par-delà les étoiles ? Un vaisseau colonie, construit près de la Lune, y est envoyé pour étudier la planète et établir une nouvelle cité dans son orbite… Comme pour son précédent roman, Émilie Querbalec découpe son récit en trois parties distinctes. La première suit Brume alors qu’elle rejoint la Lune et s’apprête à embarquer vers Nüying ; la deuxième, aux allures de cyberpunk, s’attarde sur Jonathan Wei et les événements à bord du vaisseau durant le voyage ; la dernière aborde la rencontre avec Nüying. Pour savoir ce qui est responsable de ces fameux chants, il faudra attendre les toutes dernières pages et la coda. Malgré cette pirouette (si vous attendiez depuis le début de connaître l’identité des chan­teurs) ou à cause d’elle (car elle remet en perspective bien des éléments de l’intrigue), ce livre est une parfaite réussite. Les personnages y sont plus actifs que la Kaori de Quitter les monts d’automne, et ils ont, pour la plupart, davantage de corps, de relief, ce qui les rend plus crédibles. Le mélange entre le sense of wonder d’une expédition vers un nouveau système solaire, avec ses différentes solutions pour affronter le passage du temps, la rencontre de l’inconnu et les réactions bien humaines des personnages, fait tout le sel de l’histoire. Même si l’écriture froide de l’autrice ne permet jamais au lecteur de se mettre à la place des uns ou des autres, le cantonnant à regarder par-dessus l’épaule des protagonistes, le récit se dévore de la première à la dernière page tellement l’avenir de Brume et des autres participants au voyage intrigue.

La Guerre des marionnettes

Sur la planète Vlhan se dé­roule tous les ans un étrange rituel, le Ballet, mi-expérience esthétique, mi-suicide collectif. Toutes les puissances interstellaires ont des représentants sur place, dont le but est d’étudier les indigènes avec qui la communication est encore balbutiante. Mais quelque chose a changé dix ans plus tôt : une jeune femme a voulu participer au Ballet, persuadée d’avoir percé un de ses secrets, et quand les représentants de la Confédération homsap ont voulu l’en empêcher, les Vlhanis ont tué une trentaine d’entre eux pour intégrer la nouvelle venue dans leurs rangs. Celle-ci est morte à l’issue du rituel, mais elle a donné naissance à un culte, exclusivement homsap, et les pèlerins sont chaque année plus nom­breux à débarquer sur Vlhan pour suivre son exemple.

C’est dans ce contexte tendu que débarque Andrea Cort, venue non pas pour assister au prochain Ballet, mais parce qu’un indice donné par ses maîtres, les IAs-sources, lui a permis d’établir un lien entre ce rituel et le massacre de Bocai qui l’a marquée à vie. Et voilà que le premier Vlhan qu’elle approche de près lui parle des Démons invisibles…

Ainsi débute le roman qui donne son titre à ce recueil. Il est précédé par une novella inédite, « Les Lames qui sculptent les ma­rionnettes », qui plante le décor de Vlhan, et suivi par un texte plus court, « La Cachette », qui nous montre une Andrea Cort plus dé­sespérée que jamais alors même que son avenir semblait s’éclaircir.

On ne surprendra personne en disant que ce livre est noir, très noir, peut-être encore plus que les précédents. En menant son en­quête sur Vlhan – compliquée par l’obligation qui lui est faite de retrouver la fille d’un gros ponte qui a rejoint les pèlerins —, Andrea va aller de surprise en surprise et de révélation en révélation, se retrouvant finalement obligée de prendre une décision qui fera basculer sa vie. Emportée par le flot torrentiel des événements – occasion pour Adam-Troy Castro de nous offrir de véritables morceaux de bravoure dans le registre de l’action et du suspense –, elle se con­frontera à des épreuves qui en­gagent son sort personnel, mais aussi celui de l’espèce humaine tout entière.

La Guerre des marionnet­tes boucle ainsi la trilogie enta­mée par Émissaires des morts et La Troisième griffe de Dieu (cf. Bifrost 102 et 104), mais on ne peut pas pour autant parler de « closure » : le livre s’achève par deux nouveaux tournants dans la vie d’Andrea Cort, que l’on peut espérer retrouver prochainement. Comme l’indique Gilles Dumay dans son avant-propos, Adam-Troy Castro « n’en a pas fini (…) avec son personnage préféré ». Et d’ailleurs, est parue ce printemps une novella inédite mettant en scène une Andrea âgée de dix-sept ans (« Burning the Ladder », in Analog, mai-juin 2022). Le lecteur anglophone sera bien inspiré de consulter la chronologie d’Andrea Cort, régulièrement mise à jour par Adam-Troy Castro, ce qui lui permettra au passage de repérer celles de ses autres œuvres situées dans le même univers et dont quelques personnages apparaissent dans ces pages (Paul Rokyo, Minnie et Earl).

Conclusion provisoire, donc, mais œuvre totalement maîtrisée, qui résonne de façon troublante avec les temps crépusculaires que nous vivons. Noir, on vous dit !

Toucher la peau du ciel (L'Empire s'effondre T.2)

Dans le volume inaugural et éponyme du cycle (chroniqué dans Bifrost 104), l’empire de Seth s’est effondré quand une révolution de palais a créé une scission entre les princes dirigeant ses différentes castes, et que l’un d’eux est entré en guerre contre les autres pour préserver le système. Le volume 2, Toucher la peau du ciel, pose tout simplement la question suivante : et maintenant ? L’empire s’est effondré, mais que va-t-il jaillir de ses décombres ? Diverses factions y apportent des réponses très différentes : les Familles de la Pègre tentent d’exploiter les vestiges, créant une vague d’insécurité sans précédent; le Triumvirat (prince de la Loi en premier lieu) cherche à consolider son pouvoir et à préserver ce qu’il peut du système de castes en déliquescence; les dirigeants de la Foi et de la Guerre veulent le transformer pour accentuer son aspect théocratique et faire passer les autres castes sous leur contrôle, tandis que les Techniciens cherchent à transcender l’ordre ancien en créant une nouvelle Loi qui ne viendrait plus d’un livre sacré mais des hommes, en refondant l’ensemble de la société, où le mérite compterait plus que l’origine sociale, et en la basant sur la Raison plutôt que la Foi.

Dans notre recension de L’Empire s’effondre, nous avons déploré, malgré d’évidentes et incontestables qualités, que ce soit en termes de style, d’intrigue ou (surtout) de worldbuilding, des maladresses, comme des longueurs, un nombre trop élevé de points de vue, de personnages secondaires et de sous-intrigues (parfois à l’utilité douteuse), ainsi que quelques effets de manche stylistiques dispensables. Ce second volet corrige en bonne partie ces défauts, l’ensemble donnant moins l’impression de se perdre dans des détours superflus, les dialogues étant moins déclamatoires (on aurait néanmoins apprécié qu’en contrepartie, Coville nous évite de jouer à l’épigone de Jean-Philippe Jaworski ou Cédric Ferrand en mettant autant l’emphase sur le registre populo-argotique), le rythme plus constant et l’importance de chaque personnage (déjà connus du lecteur, ce qui facilite les choses) plus claire. On soulignera que le worldbuilding, déjà admirable, s’enrichit encore, et que les questions que nous nous posions quant à la nature réelle de cet univers et au classement taxonomique de ce cycle ne font que devenir plus pressantes. On appréciera, enfin, une communication plus sobre de l’éditeur, qui en faisait DES TONNES sur la quatrième de couverture du roman précédent.

Notre critique de L’Empire s’effondre se terminait en prédisant qu’avec quelques ajustements, le tome 2 pourrait être une spectaculaire réussite : force est de constater que réussite, il y a, et qu’elle n’est effectivement pas si loin d’être spectaculaire !

Superluminal

Pour inaugurer sa nouvelle collection ap­pelée « Stellaire », Mnémos a choisi de ré­éditer Superluminal de Vonda McIntyre, paru en 1986 chez OPTA. Publié en 1983 en VO, le roman résulte en fait de l’expansion de la novella « Aztèques », parue en 1977, à laquelle est rattachée « Transit », une nouvelle également sortie en 83, mais plus tôt.

Dans son univers, les clivages homme / femme sont dépassés du fait de l’application d’une méritocratie parfaite, mais de nouvel­les différences sociales émergent, que ce soit du fait des capacités de certaines professions ou de l’apparition de variantes génétiques (adaptées au milieu sous-marin) de l’humain. Les Pilotes forment l’élite de cette société, car ils sont les seuls à pouvoir rester éveillés sans mou­rir au sein du Flux, les dimensions supérieures à l’espace-temps quadridimensionnel banal permettant de franchir rapidement les gouffres interstellaires. Le prix à payer, toutefois, est considérable : leur cœur doit être remplacé par une prothèse mécanique. Membres d’équipa­ge et passagers, eux, se voient placés sous une anesthésie si profonde et toxique que la mort n’est pas rare.

L’ouvrage, qui s’ouvre sur un incipit d’une grande force (« Elle n’avait pas hésité à renoncer à son cœur »), commence par narrer, dans son premier tiers, l’histoire d’amour impossible entre Laena, jeune pilote, et Radu, membre d’équipage, qui, à partir du second tiers, fera preuve d’un don hautement singulier qu’il utilisera pour retrouver une Laena égarée dans les dimensions supérieures de l’univers, mais qui, menaçant de remettre en cause l’ordre établi, lui attirera une attention malvenue de la part des Pilotes et des tout-puissants Administrateurs du Flux. Cette seconde partie étant plus axée sense of wonder et aventure, tout en n’oubliant jamais le pivot du roman : les relations hu­maines.

Même si l’autrice fait preuve de belles qualités (un sens bluffant de l’anticipation technologique, un intéressant univers transhumaniste), le roman n’en reste pas moins trop bancal pour convaincre : le premier tiers est très (trop) lent (sans compter que l’histoire d’amour ne séduira pas tous les profils de lecteurs), tandis qu’au contraire, le reste s’avère trop rythmé pour son propre bien. Certains dialogues ou manières de réagir de personnages secondaires peinent à convain­cre, et la conclusion abrupte laisse questions et fils d’intrigue en suspens. Sans même parler de l’univers, qui évoque un peu trop de prestigieux devanciers (Cordwainer Smith, Frank Herbert).

Mais McIntyre n’est pas la seule en cause : l’éditeur s’est cru obligé de souligner avec emphase le côté révolutionnaire (l’inversion des stéréotypes de genre, par exemple) et visionnaire du livre, alors qu’il aurait mieux employé son temps à corriger le texte (et à laisser le lecteur tirer les conclusions qui s’im­posaient) : pour un roman de taille modeste, le nombre de coquilles et d’erreurs n’a rien de glorieux !

Focus The Expanse T. 2 à 9

Alors que l’ultime tome de « The Expanse », La Chute du Lévia­than, est paru en mai 2022, et que seul le tome 1, L’Éveil du Léviathan, a été chroniqué dans Bifrost (n° 76), il est temps de tirer un bilan général de cette saga, et celui du roman qui la clôture. Le tout sans dévoiler les nombreux changements de cap de l’univers !

Les tomes de « The Expan­se » fonctionnent par duos, exceptés les trois derniers qui forment un tout. En général, le premier des deux romans présente un paradigme (parfois esquissé à la fin du duo précédent), que le second va se charger de démolir pour en mettre en place un autre, radicalement différent. Dans les deux premiers tomes, l’Humanité est confinée au Système solaire, et est divisée entre grandes puissances (Terre et Mars) d’un côté, bases de la Ceinture d’astéroïdes et des satellites des planètes géantes de l’autre. Une corporation a découvert sur un des satellites de Saturne une « protomolécule » d’origine extra­terrestre, qui aurait dû se répandre sur Terre mais qui a été capturée par la gravité de la planète. Son but restant inconnu, la corporation en question organise sa dissémination sur l’astéroïde Éros pour comprendre son utilité et s’approprier cette technologie toute-puissante. Quand la situation devient hors de contrôle, l’Humanité découvre enfin la surprenante mission de cet outil, et les auteurs (Daniel Abraham et Ty Franck se cachent derrière le pseudonyme commun de James S.A. Corey) passeront l’essentiel des tomes 3 et 4 à en explorer les énormes conséquences, notamment sur le plan de la géopolitique du Système solaire. En effet, les rôles de la Ceinture mais aussi de Mars sont redéfinis, et leurs cultures sur le point de changer radicalement – voire de disparaître. Certains refuseront le déclin et auront recours à la sécession, au terrorisme et à la guerre pour retrouver une place dans l’échiquier politique de l’Humanité recomposée. C’est le sujet des tomes 5 et 6.

Dans le tome 7, qui se dé­roule trente ans plus tard, le Système solaire subit un nouveau bouleversement quand il est conquis par une force irrésistible formée d’anciens Martiens dotés d’une technologie avancée. Dans les tomes 8 et 9, lorsque notre espèce tout entière se retrouve menacée de mort par des entités venues d’ailleurs, le chef du nouvel Em­pire Humain veut lui faire subir un changement posthumaniste radi­cal afin de lui permettre de faire face à la menace. Comme à chaque fois, c’est l’équipage du Rossinante qui devra sauver le monde !

« The Expanse » part d’une situation technologique et géopolitique « réaliste » pour aller, au travers des changements de paradigme, toujours plus loin en matière de sense of wonder, jusqu’à culminer dans un spectaculaire feu d’artifice de révélations grandioses dans son ultime opus (sur la nature de la Zone Lente, des bâtisseurs protomoléculaires, etc.). Sa peinture des cultures de la Ceinture et du Système solaire extérieur est remarquable, tout com­me celle des équilibres de pouvoir qui les lient à la Terre et Mars, abordant des thèmes comme le colonialisme, l’exploitation écono­mique des pays en voie de développement, les inégalités, l’intolérance Ceinturiens / Inté­rieurs, le dilemme du recours au terrorisme et à la violence pour faire prévaloir ses idées politiques, etc. Les basculements violents de paradigme, et la façon de s’y adapter, voire d’y survivre, sont au cœur du propos. Ils per­mettent aussi au cycle de se réinventer en permanence, balayant un nombre conséquent de sous-genres ou de thèmes. Et ce tout en conservant tout du long une équipe de personnages hautement attachants, autre grande qualité de la saga, qui sait mettre de l’humain dans la géopolitique, la guerre, l’His­toire en train de s’écrire et le sense of wonder.

Le tome 9 clôt de façon fort digne le cycle, en répondant à toutes les questions qui se posaient jusque-là, en offrant une sortie parfaite à des héros fatigués et en esquissant, dans son épilogue, un ultime changement de paradigme dont on peut regretter qu’il ne sera jamais développé. Véritable traité sur la façon dont les sociétés doivent s’adapter aux changements, même les plus radicaux et improbables, faute de devoir disparaître, excellent contexte futur, assez proche et « réaliste » dans ses deux premiers tomes, pour sans cesse évoluer vers plus de sense of wonder, longue saga mettant en scène l’équi­page d’un vaisseau qui a tout de « héros ordi­naires » mais qui, pourtant, fait l’Histoire, et pas qu’une fois, « The Expanse » s’est indu­bitablement imposé comme un cycle de tout premier plan, quand bien même, à l’évidence, certains tomes pourront paraître plus faibles que d’autres.

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