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“Architectes du vertige” : le rough de couverture

Sur le forum, découvrez le rough de Caza pour la couverture de l'anthologie Architectes du vertige. Sous-titré 1974 – 2024, cinquante ans de Grand Prix de l’Imaginaire, le volume rassemblera le meilleur des nouvelles francophones et étrangères publiées par le GPI depuis sa création.

Les Chroniques du Don du loup

Le protagoniste du Don du loup a pour nom Reuben Golding. Le jeune journaliste travaille pour un quotidien de San Francisco, à l’orée du siècle actuel. C’est lors d’un reportage pour celui-ci que son existence vient à plus d’un titre à se métamorphoser…

Reuben est plus précisément envoyé à Nideck Point, une ancienne et luxueuse demeure tapie dans l’épaisse forêt bordant le Pacifique. L’ancestral domaine de la famille Nideck appartient à l’une de ses membres, prénommée Marchent. D’emblée fasciné par Nideck Point, Reuben l’est tout autant par sa propriétaire qui a deux fois son âge. À tel point qu’il en vient à coucher avec elle. D’abord heureusement marquée par la jouissance érotique, la nuit des deux amants vire au cauchemar sanglant. Des intrus assassinent sauvagement Marchent, réservant un même sort à Reuben. Il est sauvé in extremis par un inconnu d’autant plus énigmatique qu’il s’adresse au jeune homme avec force grognements animaux, tout en lui infligeant de douloureuses morsures. Certes non létales, elles ne seront pas sans conséquence (et quelle conséquence !) puisqu’elles auront été pour Reuben le vecteur du don donnant son titre au roman. Voici le jeune homme bientôt devenu loup-garou, ou bien encore « Homme-Loup » ou « Morphenkind », selon les formules mêmes de Rice…

Aussi mixte dans sa forme que son métamorphe de héros, Le Don du loup offre une évidente déclinaison du motif au cœur de toute l’œuvre de Rice, c’est-à-dire celui de l’oxymore. Rice déploie autour de la figure à la fois humaine et animale de Reuben un monde également bifrons. S’y côtoient notamment l’amour le plus pur et la haine la plus féroce. Et pour exprimer le premier, l’écriture de Rice se révèle d’un lyrisme aussi assumé (on rougit et on pleure beaucoup dans Le Don du loup) que l’horreur (volontiers gore) traduisant la seconde.

Nullement diabolique, l’état lycanthropique de Reuben s’assimile par ailleurs à une véritable bénédiction. Il lui permet en effet d’atteindre à une forme d’achèvement tant physique qu’éthique. Nanti une fois métamorphosé d’une force et d’une invulnérabilité surhumaines, il en use pour devenir un inattendu justicier. Le loup-garou selon Rice dispose encore d’un sixième sens moral permettant littéralement de flairer la présence d’un mal irrémissible chez celles et ceux dont il fait ensuite ses proies exclusives. Ne chassant et ne dévorant que ce que San Francisco compte de brutes et autres sadiques irrécupérables, Reuben devient dès lors une manière de super-héros… doublé, oserait-on dire, d’un « super-amant » car l’état lupin lui confère une sensualité d’une intensité inédite, dont bénéficiera bientôt Laura, sa nouvelle compagne.

Se croyant d’abord unique représentant de son étrange espèce, Reuben découvrira qu’il existe d’autres « Morphenkind ». Certains le rejoindront à Nideck Point, où s’organisera ainsi une communauté non seulement d’hommes-loups mais aussi de femmes-louves. C’est de la vie de celle-ci dont traite Les Loups du solstice, sorte d’utopie aristocratique dans laquelle une meute lycanthropique dessine les contours d’un monde libéré du Mal et voué à la jouissance des sens comme de l’esprit. D’une originalité spéculative certaine, ce second tome des « Chroniques du Don du loup » finit cependant par gâcher quelque peu son objet. Et ce, faute d’une combinaison harmonieuse entre de (trop) nombreux dialogues théoriques et de bien rares rebondissements. Preuve que même pour la maîtresse en la matière qu’était Rice, l’art de l’oxymore n’est pas toujours aisé à pratiquer…

Les Chansons du Séraphin

Après de longues années à revendiquer l’athéisme, Anne Rice retourne à l’église catholique en 1998, mais la quitte finalement en 2010 à cause de l’intolérance de l’institution envers l’homosexualité. Son diptyque « Les Chansons du Séraphin » date de cette période, durant laquelle elle se convertit à une foi « indépendante ».

Après avoir parlé de créatures déviantes durant toute sa carrière littéraire, Anne Rice se concentre ici sur le divin et la pureté de l’âme humaine. En deux tomes, elle brosse le portrait d’un tueur à gages, Toby, nom de code « Lucky le Renard », coupé de sa spiritualité et qui va rencontrer un ange. Celui-ci va l’envoyer en mission, non pour tuer, mais pour protéger, bouleversant son rapport à lui-même, au monde et à Dieu.

La première moitié de L’Heure de l’ange est accrocheuse en dépit d’un style un peu ampoulé (la traduction ?) : Lucky partage son quotidien, ses lubies hôtelières, son amour pour certains lieux de culte et ses manies de travail, laissant planer juste ce qu’il faut de mystère quant à son commanditaire, « l’Homme Juste », pour donner envie de découvrir le reste de cette histoire. Apparaît alors Malchiah, un Ange/Séraphin qui nous plonge dans le passé pour découvrir l’enfance difficile de notre héros, son courage pour s’en sortir malgré une mère alcoolique, ses débuts de tueur, son rapport à la musique.

Dans la deuxième partie de ce premier tome, Malchiah a besoin d’un « instrument humain » dans le passé, et Toby, car Lucky a disparu dans les limbes (bye-bye la carapace de tueur sans âme), plein de ferveur religieuse et d’expiation, veut plaire à Dieu comme à l’ange. Il fonce sans plus de questions et le voilà au Moyen Âge, avec une tonsure et à la rescousse d’un couple de Juifs que des Chrétiens en colère s’apprêtent à massacrer (pour une raison qui paraît des plus tordue à une personne du xxie siècle, mais « valable » à l’époque). Au retour de cette mission qui semble n’avoir été qu’un rêve, Toby découvre qu’il a un fils dont il ignorait l’existence et… fin.

Plus court d’une centaine de pages, L’Épreuve de l’ange se base sur le même principe : début dans le présent du héros, puis mission dans le passé. À nouveau pour sauver des Juifs, mais cette fois durant les guerres de religion à la Renaissance. Toby va même rencontrer un démon et connaître la Tentation. Puis il revient dans son présent pour être confronté à une victime de sa vie de tueur. Cliffhanger… mais pas de tome 3.

Il est aisé de distinguer de nombreuses étapes dans l’œuvre d’Anne Rice. Elle a exploré les grandes facettes de l’âme humaine par le genre fantastique et le roman historique, faisant beaucoup de recherches pour un meilleur réalisme. Ces deux romans angéliques étaient un cap à passer, sans doute un besoin pour l’autrice de développer son approche de la spiritualité de façon claire et bienveillante via la rédemption d’un tueur. S’il y a peu de descriptions de lieux, il y en a beaucoup des sentiments, et on ne peut nier la ferveur d’Anne Rice.

Au bout du compte, ces « Chansons du Séraphin » ne sont pas mauvaises, mais elles s’avèrent assez fades, imprégnées d’une religiosité et d’une spiritualité aveugle qui frustreront l’éventuel agnosticisme de tout lecteur. Excessivement rapides, les missions dans le passé se résolvent dans beaucoup trop de ferveur religieuse, créant une véritable rupture narrative avec le présent du héros au sein duquel les enjeux sont bien différents. Quant aux anges… bon, pourquoi pas. Le plus frustrant sera in fine Lucky/Toby lui-même, qui, en retrouvant la foi, change complètement de personnalité et casse ainsi l’image initiale.

En bref, l’ensemble se lit, intéresse au début, avant qu’on ne fasse plus que lever les yeux au Ciel (c’est de circonstance !) en attendant la fin… qui n’existe donc pas – dommage. Les deux premiers tomes sont de toute façon indisponibles en neuf (bien qu’assez facilement dénichables en occasion). Pas grave, car nous ne nous trouvons certainement pas en présence de la meilleure porte d’entrée de l’œuvre d’Anne Rice. Sauf à aimer les anges…

Le Violon

À la Nouvelle-Orléans, un drame vient d’avoir lieu : Triana Becker a perdu son second mari, Karl, mort du sida. Par amour et/ou démence, elle reste enfermée seule avec lui pendant deux jours, avant que la famille débarque. Seule ? Pas vraiment, car Triana éprouve une passion dévorante pour Beethoven, Mozart… Dès le début, on comprend que la musique sera un personnage à part entière du roman. Lorsque la famille arrive, on découvre une version dark des Quatre Filles du Dr March : Triana l’aînée est la femme banale, sans don, aux goûts macabres. La cadette, Rosalind, est la gentille, rondelette et alcoolique. Katrinka, la troisième, est la beauté fatale, mal dans sa peau, orgueilleuse et vénale. Quant à Faye, la petite dernière, la fragile, c’est la disparue, l’ombre qui plane au-dessus de cette sororité à l’enfance difficile (père dur, mère alcoolique). Le passé et la famille ont une importance capitale pour Triana qui est, disons-le, la reine de la culpabilité mal placée.

Alors qu’elle écoute sa musique, allongée sur le sol, pour oublier le monde, le chant magnifique d’un violon va se faire entendre. Celui qui va devenir son violoniste fait alors son apparition. Bien que visible par tous, il n’est pourtant pas ce qu’il paraît. Dans les 200 ans, beauté ensorcelante, doué du don de la musique, élève d’un grand maître… Stefan a tout pour lui, mais… c’est un fantôme et il a jeté son dévolu sur Triana ! À partir de cette rencontre hors norme, c’est une valse tragique, malsaine, qui va s’initier entre eux, haine et amour, désir et rejet. Il devient difficile de savoir qui traque l’autre, où est la folie, où est le fantasme. De la Nouvelle-Orléans à Rio en passant par Vienne, ce couple irréel va parcourir son passé à travers ses pires souvenirs, l’un voulant attiser la culpabilité et la folie, l’autre souhaitant comprendre et sauver.

On oublie souvent (à raison) qu’Anne Rice ne se réduit pas aux « Chroniques des vampires » et aux « Sorcières Mayfair ». En parallèle de ces sagas cultes, de petits ovnis parsèment sa bibliographie, dont ce Violon publié en 1997.

Dans ce bref roman, présenté comme le témoignage direct de Triana, nous retrouvons des éléments chers à l’autrice : le gothique des décors, la décadence, la folie, l’érotisme, la foi, la mélancolie et la poésie morbide qu’elle met dans les relations entre ses personnages. Mais… on ne va pas cacher le fait que la lecture du Violon n’est pas passionnante, le livre risquant fort de vous tomber des mains. Il faut au moins passer les six premiers chapitres avant que l’action commence enfin, six chapitres lourds, répétitifs, larmoyants, qui sonnent parfois comme du mauvais Shakespeare. Une fois passé ce cap, on commence à y prendre un peu plaisir, d’autant que les sujets abordés s’avèrent tout de même intéressants : sida, lutte contre l’alcoolisme et ses conséquences violentes, perte d’un enfant, culpabilité, obsession, confiance en soi…

Tout n’est pas à jeter dans ce Violon, à la seule condition de trouver la motivation pour ne pas refermer le livre !

Le Sortilège de Babylone

Le Sortilège de Babylone aurait tout à fait pu s’intituler Entretien avec un esprit. Il adopte, comme le premier et fameux roman d’Anne Rice, la forme d’un dialogue : celui que mène un nommé Azriel avec Jonathan Ben Isaac, un universitaire new-yorkais sexagénaire, spécialiste du Moyen-Orient antique. Quant à Azriel, c’est sous les traits d’un jeune homme d’une brune et singulière beauté qu’il se présente un soir d’hiver à l’historien. Dès lors, l’universitaire chenu consigne les propos qu’Azriel lui dispense des heures durant. Or la tâche s’avère à plus d’un titre surprenante pour Jonathan…

Alors que Le Sortilège de Babylone se déroule à la fin du XXe siècle, Azriel révèle être né au vie siècle avant notre ère à Babylone. Alors capitale d’un empire couvrant l’actuel Moyen-Orient, la cosmopolite cité abrite notamment une communauté juive dont fait partie Azriel. Soit une appartenance monothéiste n’empêchant cependant pas le jeune Juif de vouer un culte au dieu poliade de Babylone, Mardouk, après qu’il lui fut apparu. L’étroite relation alors nouée entre la divinité polythéiste et son élu hébreu amènera au terme de force rebondissements à la douloureuse métamorphose d’Azriel en « Serviteur des Ossements » (titre originel du roman). Désormais devenu le plus puissant des esprits peuplant le panthéon syncrétique du Sortilège de Babylone, Azriel s’engage dans une odyssée à travers les âges et les nations. Comptant parmi ses innombrables étapes l’antique cité grecque de Milet, ou bien le quartier juif de la Strasbourg médiévale, le périple plurimillénaire d’Azriel l’amène enfin dans les actuels États-Unis. C’est là qu’il y rencontre donc Jonathan, bien vite convaincu de la véracité des dires du Serviteur des Ossements après qu’il lui a fait la démonstration de ses prodigieux talents. Ceux-là mêmes dont Azriel fera encore usage dans sa lutte contre le Temple de l’Esprit, une secte contemporaine aux ramifications planétaires ourdissant d’inquiétantes menées eschatologiques…

Après les vampires, momies et autres sorcières, c’est donc un nouveau pan de l’Imaginaire qu’Anne Rice réinterprète avec ce Sortilège de Babylone, inventant avec Azriel une chimère au croisement du Judaïsme antique et de la mythologie babylonienne. En combinant deux spiritualités a priori antithétiques, l’auteure reste bien évidemment fidèle à sa manière oxymorique. Il en va de même pour son écriture polymorphe, oscillant entre l’allant du thriller fantastique et le rythme autrement plus posé de la réflexion religieuse. D’abord assez habilement associées à la suggestive évocation des étranges exploits d’Azriel, les considérations métaphysiques vont cependant croissant. Inexorable conséquence : Le Sortilège de Babylone perd de son charme initial et en devient in fine bien lourd. Et l’on peinera donc à l’inscrire parmi les réussites majeures d’Anne Rice…

La Saga des sorcières Mayfair

Vaste épopée familiale, la « Saga des sorcières Mayfair » explore un monde mêlant amour, richesse et créatures surnaturelles, en suivant la lignée éponyme à la trilogie.

Le premier tome s’attache à Rowan Mayfair, jeune neurochirurgienne dotée de pouvoirs psychiques, soustraite enfant à sa famille pour être emmenée à San Francisco. Bien que son don, le pouvoir de modifier la matière cellulaire, lui permette de sauver des vies, il lui octroie aussi la capacité de tuer, sur simple volonté. Accompagnée de Michael Curry, un entrepreneur du bâtiment qu’elle a sauvé de la noyade, elle revient dans la maison familiale située dans le quartier du Garden District de la Nouvelle-Orléans. La maison, délabrée, est hantée par un esprit nommé Lasher. Rowan, malgré elle, devient l’héritière de plusieurs générations de sorcières. Ignorante de l’histoire familiale, elle cherche à percer les secrets de ses origines et révéler sa véritable identité tout en affrontant Lasher. En parallèle de son histoire, les archives du Talamasca, une société secrète étudiant les phénomènes surnaturels depuis le Moyen Âge, retracent l’histoire et la généalogie des sorcières Mayfair et leur lien avec Lasher. Le récit de la vie des sorcières, raconté par divers témoignages à multiples points de vue, offre une vue d’ensemble approfondie des enjeux complexes et des ramifications qui se déploient au fil des trois volumes.

Le deuxième tome se concentre sur Lasher, ses origines, sa relation complexe avec la famille Mayfair. Entité éternelle, Lasher prend forme lorsque la première des Mayfair, envoyée au bûcher pour sorcellerie, lui accorde son attention, l’éveillant ainsi à sa propre existence. Ses interactions avec les sorcières au cours des siècles lui permettent de se développer et de renforcer son pouvoir. Incarné en tant qu’humain, il ne cesse de chercher à se reproduire. La narration alterne avec le récit de Julien, l’un des sorciers les plus puissants de la famille, exclu de l’héritage du fait de sa condition d’homme. Son enquête sur Lasher nous est livrée, bien après son décès, par l’entremise d’un gramophone enchanté, un appareil contre lequel Lasher ne peut rien.

Le dernier volet se penche sur les origines des créatures surnaturelles liées aux Mayfair, les Taltos. L’intrigue se focalise sur deux protagonistes : Mona, la jeune héritière de la famille Mayfair, qui se trouve enceinte à l’âge tendre de treize ans suite à sa liaison avec Michaël ; et Ashlar, un Taltos survivant qui se démarque par sa sagesse et sa maturité parmi ses semblables. Les Taltos, êtres légendaires issus d’une époque révolue où géants, esprits et humains coexistaient, possèdent une longévité exceptionnelle et une capacité à penser sur un temps long, tout en conservant une forme de candeur. Au sein du Talamasca, une faction dissidente détient une Taltos femelle. L’éventualité de la procréation entre ces deux créatures soulève des enjeux monumentaux : la possible extinction de l’humanité elle-même.

Le concept des Taltos vient enrichir la mythologie d’un univers partagé qui englobe à la fois les « Chroniques des vampires » et la « Saga des sorcières ».

Dans ces dernières, Anne Rice lie surnaturel et sensualité, bien que certaines scènes de sexe, violentes, sombrent dans le ridicule. Les forces occultes confèrent pouvoir, richesse et connaissance, mais peuvent aussi corrompre et brouiller les frontières entre le bien et le mal. Pris dans l’implacable machination ourdie par un esprit immortel, les personnages, complexes et ambigus, aux prises avec leurs démons intérieurs, aspirent à un avenir meilleur. La trilogie interroge le libre arbitre et explore la dualité entre choix et destin.

Le surnaturel s’intègre subtilement dans la réalité, les forces et les esprits exploitant des phénomènes naturels tels que tempêtes, maladies mentales ou crises cardiaques pour masquer leur intervention. D’abord mystérieux et puissant, il se pare peu à peu de justifications rationnelles, se mêlant étroitement à la génétique. Les thèmes de la famille et des liens du sang, si chers à l’autrice, trouvent un écho dans l’ADN, où la mémoire génétique entrelace relations, substance et continuité.

Anne Rice tire son inspiration de son environnement, notamment sa vaste demeure à la Nouvelle-Orléans, et de sa propre vie, y compris son retour d’exil à San Francisco. Pour plus d’authenticité, elle convoque les images de son passé, des écoles aux églises, en passant par le défilé du Mardi Gras, les réunions familiales et même les cérémonies funéraires. Ajoutés à une écriture ample et poétique, ces éléments lui permettent de déployer, dans le premier tome, tout son talent de conteuse maîtrisant l’art de créer des images vivantes. Cependant, la qualité diminue au fil des volumes. L’introduction du catholicisme, du personnage de Saint Ashlar et de la métaphysique personnelle de l’autrice, ainsi que les longs passages discursifs, dans Taltos, finissent par susciter l’ennui.

C’est d’autant plus frustrant que l’autrice démontre une réelle sensibilité aux évolutions de son époque. Mona utilise un ordinateur personnel, une technologie émergente dont la pleine puissance demeure encore méconnue. Son regard acéré sur l’économie, la société capitaliste et son virage ultralibéral, s’incarne à travers de la jeune fille qui mûrit rapidement et s’émancipe par la maîtrise du sexe et de l’argent. En conclusion, on se limitera à la lecture du premier volet du cycle sans redouter d’y perdre.

Ramsès le damné

Début 1914. Lawrence Stratford est un riche Britannique passionné d’égyptologie. Il a laissé depuis longtemps les rênes de la Stratford Shipping à son frère et à son neveu pour se consacrer à plein temps à sa passion, à laquelle il s’adonne en organisant, en compagnie d’un ami égyptologue local, des expéditions de recherche de vestiges cofinancées par des musées. Dans une tombe aux décorations inhabituelles, Stratford découvre une momie dont les inscriptions prétendent qu’elle est celle de Ramsès II ; alors même que la momie dudit Ramsès avait été « découverte » en 1881 et qu’elle était exposée depuis. Plus surprenant encore, la tombe dans laquelle Stratford fait sa découverte date du premier siècle avant notre ère, soit plus de mille ans après la mort attestée du grand pharaon. Enfin, cerise sur le gâteau, Stratford traduit des inscriptions qui affirment que la momie découverte est celle de Ramsès « le damné », étrange surnom, et qu’elle serait bien celle de Ramsès II, devenu immortel et endormi… pour l’instant.

Hélas, l’égyptologue ne peut profiter longtemps de son incroyable découverte. Il est empoisonné dans la tombe même par son neveu Henry, un alcoolique criblé de dettes, qui voit là un moyen de régler ses problèmes d’argent. Stratford, qu’on croit mort d’un infarctus, est enterré en Égypte et la momie ramenée à Londres pour être étudiée au British Museum. D’abord, elle fait l’objet d’une exposition privée dans la maison même de Stratford en présence de sa fille, Julie. C’est là lorsqu’Henry tente d’empoisonner Julie, que Ramsès se lève et la sauve, provoquant la fuite du scélérat. Ramsès est éveillé. De nouveau. Il va devoir s’adapter au monde moderne, nous raconter son histoire et tomber amoureux de la jeune femme.

Les quelques lignes qui précèdent résument les cinq premiers chapitres du premier volume. Celui-ci en compte vingt-trois. Ramsès va donc acquérir en un rien de temps l’anglais et les techniques modernes, devenir peu à peu un parfait gentleman, retourner en Égypte où il ressuscitera imprudemment Cléopâtre, son dernier amour sur la momie de laquelle il tombe par hasard dans un musée, tenter enfin de vaincre la folie meurtrière d’une reine qui l’a aimé avant de le haïr pour n’avoir pas aidé Marc-Antoine et dont la raison ressuscitée vacille. Le tout en compagnie d’Elliott, un vieil ami de Stratford, noble ruiné et ex-amant secret de l’égyptologue, et d’Alex, le fils de celui-ci, un garçon terne, promis depuis toujours à Julie qui l’apprécie beaucoup mais ne l’aime pas.

Dans les deux tomes suivants, on verra les fiançailles de Ramsès et Julie – devenue immortelle aussi –, la liaison passionnée entre Cléopâtre et le jeune Alex, l’union spirituelle entre Cléopâtre et son âme sœur moderne – Sybil, une écrivaine de fantastique –, l’immortalisation d’Elliott – je vous en épargne une autre encore plus baroque –, et l’entrée dans le jeu de Bektaten, reine immortelle d’un royaume perdu, âgée de dix mille ans, créatrice de l’Élixir d’Immortalité et de maintes autres potions magiques ; sans oublier le vieux rival de celle-ci, qui l’a trahi il y a cent siècles, ni leurs réseaux d’espions et d’assistants. Tout ce monde combattra et les « bons » gagneront. Enfin, on ira en Russie pour contrer la menace, brandie par un nationaliste slavophile, d’un retour sur Terre d’Osiris himself sous la forme d’une statue animée gigantesque qui interviendrait dans la Grande Guerre. Ouf !

Le premier roman a été publié en VO en 1989, le deuxième en 2017 (coécrit avec son fils), le troisième (aussi avec son fils) en 2022, quelques mois après le décès d’Anne Rice.

Disons-le sans hésitation, cette trilogie n’est vraiment pas bonne. Comme dans les « Chroniques », Rice y met en scène des personnages immortels confrontés au passage du temps long et à la perte des choses et des êtres qui faisaient sens pour eux. De même, la trilogie donne lieu au dévoilement des origines de l’effet magique impliqué. Mais le parallèle s’arrête là.

Là où les tourments de Louis était pertinents et intelligemment développés, ici, ceux des uns et des autres font plutôt sourire. Même si certains personnages, après mille deux cents pages, finissent par devenir attachants, rien ne va dans l’histoire ou les dialogues.

La Momie, outre les nombreuses coïncidences ou l’adaptation hyper-rapide de Ramsès à la modernité qui entament la suspension d’incrédulité, est une longue histoire d’amour sirupeuse entre la jeune femme indépendante et la momie torturée revenue d’entre les morts, parsemée de dialogues tout à fait consternants dignes d’Harlequin.

Les deux tomes suivants, écrits presque trente ans plus tard, remettent en selle les personnages de La Momie à la suite directe des événements du premier opus. Même si la narration des histoires d’amour y est un peu moins désastreuse, elle constitue encore un élément important, alourdi par le fait que le moindre geste ou mot est expliqué par les auteurs, comme si le commentaire de texte était contenu dans le texte. Remplis d’action, les tomes 2 et 3 contiennent de nombreux rebondissements inutiles, car les trajectoires restent les mêmes une fois ces péripéties purement noradrénergiques résolues par les personnages. L’utilisation même des protagonistes est perfectible, certains font tapisserie, disparaissent une fois leur fonction remplie, ou sont placés sous la garde d’immortels pour leur protection, ce qui permet de les sortir de la lumière.

Enfin, Rice développe une sorte de métaphysique qui évolue au fil des tomes, d’un athéisme simple à une sorte de spiritualisme sans divinité qui change encore dans l’ultime volet en impliquant une sorte de force (dieu ?) de la mort et des âmes en transmigration dont l’existence était vaguement supposée dans le deuxième opus. Nul doute que les errances métaphysiques personnelles et documentées d’Anne Rice elle-même expliquent ces interrogations, portées par les personnages et l’action, dont le moins qu’on puisse dire est qu’elles ne sont guère servies par le récit. D’autant que là aussi, quels que soient les abîmes de temps ou d’espace invoqués, rien n’affecte vraiment les personnages, héros destinés à réussir et à survivre à tout.

En conclusion, mieux vaut éviter de lire cette trilogie. Toute la finesse de Rice l’avait désertée lorsqu’elle l’écrivait.

Les Infortunes de la belle au bois dormant

1982. Les deux derniers romans d’Anne Rice, The Feast of All Saints et La Voix des anges, n’ont eu ni le triomphe critique, ni le succès commercial d’Entretien avec un vampire : le premier est considéré comme trop dense pour être digeste, le second est crucifié par la critique. L’autrice décide donc de revenir à l’érotisme, un domaine auquel elle s’était frottée dans les années 60, et d’écrire, sous le pseudonyme d’A.N. Roquelaure, une trilogie de romans BDSM (sortis en VO de 1983 à 1985 ; un quatrième tome, jamais traduit, paraîtra trente ans après ses prédécesseurs) aussi « dégraissés » de toute lourdeur que possible et inspirés par le conte de… La Belle au bois dormant. La chose peut paraître d’une originalité et d’une audace folle, mais il faut réaliser que la version de Perrault, la plus connue sous nos latitudes, est loin d’être la seule, et dans nombre de cas, la Belle n’est pas réveillée de son sommeil magique par un banal baiser, mais par un viol, voire la fin d’une grossesse consécutive à ce dernier. Rice ne fait que développer ce qui se passe après cet acte – et retrouve au passage le succès, le cycle acquérant même, au fil des ans, un statut culte.

Le Prince, qui, en la violentant, réveille la Belle, est l’héritier du plus puissant royaume des environs, dont la Reine exige des monarques voisins qu’ils lui livrent, en tant que tribut, un de leurs descendants pendant quelques années. Ceux qui l’ont vécue n’évoquent jamais leur expérience… et pour cause. Ils sont en fait réduits à l’état d’esclave sexuel, obligés d’être nus et à quatre pattes en permanence, soumis aux châtiments corporels et aux désirs sadiques de leurs maître(sse)s. On ne peut ni les tuer, ni les mutiler, ni les blesser, mais à part ça, tout est permis. Complète innocente, la Belle intègre ce système, et sa peur et sa confusion initiales laissent vite place à une béatitude masochiste marquée par un profond syndrome de Stockholm et quelques rares éclairs de lucidité quant à l’horreur de sa situation (passivité qui, toutefois, est dans la droite lignée des différentes versions du conte). Le ton n’a rien de tragique, pas plus qu’il n’est explicitement parodique, même si, parfois, la conjugaison d’absurdité et d’extrême des situations vécues par les protagonistes (le point de vue majoritaire est celui de la Belle, mais celui d’un Prince étranger dont elle s’amourache est aussi présent dans chacun des tomes) prête à se demander si tout cela n’est pas la manifestation de la volonté sadique de placer un personnage innocent, un peu nunuche et disneyien, dans les pires situations imaginables, ses blanches fesses soumises au battoir ou aux attentions toutes masculines, féminines, voire les deux à la fois, de ses maîtres. La chose (tragi-)comique étant que de tome en tome, la situation de la Belle devient plus extrême : dans le second, elle est envoyée en punition de son insolence dans le terrible Village, de sinistre réputation, où elle est, cette fois, soumise aux appétits des gueux, et dans le troisième, capturée par des étrangers, elle devient carrément une chose, un jouet sexuel supposé dénué d’humanité. On notera toutefois que dans le quatrième tome, la Belle prend le pouvoir et change profondément le système – nous voilà rassurés.

Pas vraiment destinée à tous les profils de lecteurs, cette tétralogie s’avère fort bien écrite et traduite, particulièrement plaisante dans sa dimension comique, même si le frisson érotique ressenti reste finalement assez mince.

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