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La Légion des souvenirs (The Expanse T.10)

Après la parution, en 2022, de l’ultime roman du cycle « The Expanse », Actes Sud boucle la saga avec la traduction du recueil de (longues) nouvelles s’inscrivant dans cet univers. Le présent volume rassemble huit textes, sept rédigés de 2012 à 2019, et un, le dernier, écrit pour l’occasion. Tous sont présentés, sauf exception, à la fois par ordre de publication et dans l’ordre de la chronologie interne de cet univers. Chacun est accompagné d’un court paratexte où les deux co-auteurs expliquent la genèse et ce qu’ils voulaient exprimer avec chaque nouvelle. On y apprend notamment qu’à l’origine, Daniel Abraham et Ty Franck (cachés sous le pseudonyme de James S.A. Corey), n’ont jamais eu l’intention d’en écrire, mais que la demande des éditeurs et anthologistes a été telle qu’ils s’y sont résolus, d’autant plus volontiers qu’ils y ont vu une opportunité de raconter des histoires parallèles, d’explorer un pan inédit mais intéressant de leur univers, de montrer des changements de paradigme (à l’échelle d’un personnage ou globale), voire de jouer avec le processus d’écriture.

Chose remarquable dans ce genre de recueil, aucun texte n’est mauvais ou même seulement dispensable, même si certains sortent un peu plus du lot. Plusieurs rappelleront des souvenirs au lecteur ayant également regardé la série tirée des romans. « Sous la poussée » montre la mise au point du propulseur à fusion qui a ouvert en grand les portes du Système solaire et bouleversé sa géopolitique, « Le Boucher de la station Anderson » raconte comment Fred Johnson a gagné son surnom, puis, rongé par la culpabilité, comment il est passé côté Ceinturien, « Les Dieux du risque », sans doute le texte le moins important, met en scène Bobbie et surtout son neveu, et nous montre la vie quotidienne sur Mars, « Le Grand chambardement » narre de quelle façon Timmy est devenu (de plusieurs façons différentes) Amos Burton, tandis que le glaçant « Les Abysses de la vie » dévoile la transformation de Paolo Cortazar, passant d’un type ordinaire au scientifique sans éthique que l’on connaît, et les débuts de l’abominable projet de Protogène. « Les Chiens de Laconia », allégorie des difficultés rencontrées par les immigrés de deuxième génération déguisée en récit d’horreur, met en scène Cara et Xan, tandis que « Auberon », sans nul doute la meilleure des huit nouvelles, traite du conflit rongeant un gouverneur laconien, entre devoir et amour, et la façon dont son idéalisme se fracasse sur la corruption généralisée. Enfin, « Les Péchés de nos pères », qui se déroule après la fin du dernier roman, montre la dure vie de Filip Nagata sur le monde hostile où il s’est échoué suite à la fermeture des Portes, et sa rédemption pour ses actes meurtriers passés.

Plaisant et comblant bien des vides, ce recueil nous paraît être un achat dont on ne discutera pas la pertinence pour tout amoureux de « The Expanse » qui se respecte.

Les Terres closes (Les Maîtres-enlumineurs T.3)

Fort d’un beau succès d’édition pour les épisodes précédents, Albin Michel Imaginaire met sur orbite Les Terres closes, le season finale du cycle des « Maîtres Enlumineurs ». La saga est un patchwork d’influences diverses, qui repose sur un concept séduisant : faire se rencontrer sur une large échelle des genres souvent tenus à distance par leurs tropes respectifs. Mixer la fantasy au cyberpunk, par exemple. Ici, la magie est indiscernable de la science; la littérature indiscernable du cinéma, du jeu vidéo ou du comic book.

Pour les retardataires, rappelons que l’univers du récit tourne autour d’un art (ou d’une technique) dite de l’« enluminure ». Comme les lignes de codes sont les instructions d’un programme informatique, l’enluminure permet d’assigner aux objets – voire aux êtres humains – des propriétés qui défient les lois naturelles. Autrement dit, c’est un langage de programmation pour la réalité. Ses origines remontent à l’ancienne civilisation des hiérophantes, dont il ne reste que quelques reliques aussi puissantes que convoitées. Le premier tome relatait comment Sancia, une voleuse douée d’une compréhension instinctive des enluminures, entrait en possession d’une de ces reliques, une clé, et s’en servait pour mettre fin à l’hégémonie des maisons marchandes sur l’économie et la société de Tevanne, cité de papier que l’auteur utilisait comme allégorie de notre monde techno-capitaliste, avec son énergie, son inventivité et ses fractures. Le volume suivant examinait les conséquences sur Tevanne du retour d’un hiérophante légendaire. L’usage paroxystique des objets animés débouchait sur une révolution technologique autant qu’un cataclysme.

Goulot d’étranglement scénaristique, cet ultime épisode raconte l’assaut de Tevanne, devenue entité maligne et protéiforme, contre la création elle-même. Son objectif est simple : puisque le monde est imparfait, autant le formater et le réécrire. À cette vision nihiliste s’oppose celle de la communauté flottante de Giva, qui croit en une transformation possible, basée sur la fusion des consciences et l’émergence d’esprits de ruche. Le projet de Tevanne implique qu’elle accède à une certaine porte et à une certaine clé… Pour lui barrer la route, tout ce que Giva compte de ressources (y compris un ancien ennemi) se mobilise, les Sancia, Bérénice, Claudia ou Crasedes que cette chronique n’aura pas la courtoisie de représenter.

L’essentiel des Terres closes se résume dès lors à une succession de combats dantesques où les personnages usent de leurs techniques d’enluminures comme de super-pouvoirs pour se démolir mutuellement. Il faut reconnaître au livre la capacité de parvenir à susciter une suspension de l’incrédulité telle qu’on en redemande, les images spectaculaires s’enchaînant sans temps mort de façon tonitruante. On passe d’une joute entre géants de fer à une bataille rangée en plein ciel sans être choqué une seconde. Sinon par le caractère désincarné de certains décors interchangeables, les citadelles volantes ne paraissant guère plus peuplées que la surface vitrifiée de l’ancienne Tevanne… C’est aussi un livre qui tire de ses impressionnants personnages, notamment des antagonistes, une brutalité, une mélancolie et une force sans commune mesure.

En favorisant l’option pyrotechnique, le livre ne renonce toutefois pas à faire de la littérature. Aux scènes d’action où les dialogues ponctués de punchlines servent juste de transition entre deux enjeux absolument urgents, répondent des séquences plus rares, très légèrement rallongées, qui laissent les habitants de Giva habiter un cadre, échanger, vivre, et l’auteur exposer (insuffisamment à notre goût) les fondements de cette société où l’on peut partager ses pensées et émotions les plus intimes.

Comme toute fin de saga qui se respecte, on meurt pas mal dans Les Terres closes, et après un ride tonitruant de plus de 600 pages, l’aventure s’achève sur une note d’une amertume déconcertante. La postérité jugera l’apport de Robert Jackson Bennett à la fantasy. Cette trilogie n’est peut-être pas faite pour tout le monde, mais sa générosité, sa modernité et la façon unique dont elle nous interpelle sur la relation (bonne ou mauvaise) que nous entretenons avec la technologie et les objets, dessinent clairement le profil d’un futur classique.

Le Serpent du rêve

Voilà ce qu’on appelle une belle occasion manquée. À travers leur collection « Intégrales », les éditions Mnémos s’emploient à rééditer des textes patrimoniaux sous la forme d’omnibus au format imposant, difficilement lisible, mais qui permet de regrouper dans une bibliothèque des incontournables du genre. L’entreprise est parfois heureuse, et les exemples ne manquent pas – on pense aux belles intégrales de John Brunner, Robert Heinlein, Cordwainer Smith, Gérard Klein, ou encore Fritz Leiber. Mais parfois pas, comme c’est ici le cas avec Le Serpent du rêve de Vonda McIntyre. Mnémos avait lancé la réédition des œuvres de l’autrice américaine en 2022 avec la publication de Superluminal. On attendait avec impatience cet omnibus qui replace dans son contexte son roman le plus célèbre, à savoir Le Serpent du rêve, qui a obtenu en son temps les prix Hugo, Locus et Nebula. Une belle occasion, donc.

Dans un futur indéterminé, la Terre a été ravagée par une guerre nucléaire. L’humanité a trouvé refuge dans l’espace et sur d’autres planètes. Pourtant, sur la planète des origines, quelques humains survivent encore dans des cités abritées sous des dômes ou dans le désert que parcourent des groupes de nomades. À travers les récits de la vie de deux femmes, Vonda McIntyre explore deux facettes de ce monde postapocalyptique. Loué soit l’exil plonge le lecteur dans une société complexe et dystopique dans une ville enterrée. Mischa est, comme beaucoup d’enfants, une mutante. Sa mutation lui permet de ressentir les émotions des gens qui l’entourent, pour le meilleur ou pour le pire. Dans Le Serpent du rêve, Serpent est guérisseuse parmi les nomades du désert. Son nom tient au fait qu’elle utilise de véritables serpents pour produire des remèdes et soigner. Deux femmes confrontées à la dureté de l’existence qui vont se lancer dans des quêtes personnelles et changer le monde. La nouvelle « Cages » dévoile les origines de deux personnages d’outre-ciel intervenant dans Loué soit l’exil. Tout ceci est très bien. Loué soit l’exil a les qualités et défauts des premiers romans, et une exubérance séduisante ; Le Serpent du rêve, plus maîtrisé, possède le charme des œuvres d’Ursula Le Guin.

Mais l’ensemble est plombé par une édition bâclée. La traduction de Loué soit l’exil est reprise d’une première édition datant de 1980 dont l’auteur est inconnu. Elle a été révisée, mais n’en est pas moins catastrophique au point que certains passages n’ont aucun sens. Il faut retourner au texte dans sa version originale en anglais pour l’apprécier. Le reste de l’ouvrage est parsemé de nombreuses fautes et coquilles, sur un papier de mauvaise qualité qui présente des trous sur plusieurs pages. Cette intégrale est ainsi présentée dans un état qui nous amène à en déconseiller clairement l’achat à nos lecteurs. 35 euros ? Fuyez, pauvres fous !

Nous sommes la poussière

Premier roman de Plume D. Serves, à qui l’on doit quelques nouvelles (dans Galaxies principalement), Nous sommes la poussière se présente sous la forme d’un livre de moyen format à la couverture rigide et légèrement granuleuse, qui fait écho au récit. Celui-ci prend place de nos jours, probablement. Jeune femme autiste, Elias est frappée par de nombreuses crises de fatigue, lui donnant l’impression de ne rien voir ou rien entendre. Comment avancer dans ses études dans de telles conditions ? Ne vaut-il pas mieux tout arrêter ? Son état serait-il dû à ces « particules de poussière magnétique » dont la science ne sait pas encore grand-chose ? Des traitements expérimentaux permettent de juguler ces PPM mais, pour qui porte les mailles, ces bracelets de cheville, le remède n’est pas beaucoup mieux que le mal. Peinant dans un premier temps à s’accepter comme handicapée, Elias va peu à peu s’assumer comme telle et comprendre que sa situation n’est pas une fatalité, qu’elle peut s’en emparer et devenir actrice de sa vie. Dans le même temps, la jeune femme tente de trouver un équilibre dans sa vie sentimentale avec sa compagne elle aussi touchée par les PPM… En parallèle, chaque chapitre est encadré par deux interludes, l’un narrant les impressions d’une personne magnéto-sensible, l’autre celles d’un ingénieur ayant participé à la conception des mailles.

La quatrième de couverture parle d’une « véritable parabole sur l’autisme, l’anti-validisme, et le handicap invisible » et… c’est exactement cela. À cette aune, l’aspect imaginaire du récit reste secondaire, les PPM étant au bout du compte une métaphore sur le handicap. Une métaphore bien vue, mais qui reste, justement, une métaphore, empêchant le roman d’aller trop loin dans la spéculation. Que l’on se sente concerné ou non, Nous sommes la poussière, narré à hauteur de personnages, marque toutefois par sa sincérité : les injonctions stériles à aller mieux, le victim blaming, les solutions inadéquates des services publics, l’ostracisation des malades… Alors pourquoi pas.

Parcourir la Terre disparue

Tout fout le camp ! Et à un sacré rythme. À tel point qu’on a bien du mal à suivre. Ça chauffe, les eaux montent. La SF en parle depuis longtemps. La littérature « blanche » s’y met depuis peu – face à l’évidence. Erin Swan s’approprie ce thème dans un roman dont les Américains ont le secret. Une saga familiale sur plusieurs générations, comme dans La Famille Mandible 2029-2047 de Lionel Shriver. Et avec elle, un panorama de l’évolution de notre planète. Jusque sur Mars. De Samson, jeune chasseur de bisons dans les Grandes plaines du Kansas en 1873, jusqu’à la jeune Moon sur la planète rouge en 2073. Avec quelques étapes capitales pour la bonne compréhension de l’ensemble du ta- bleau. Car Parcourir la Terre disparue est construit comme un puzzle. Les pièces arrivent sur la table, dans le désordre, et s’imbriquent les unes aux autres au fil des pages, sans hâte. Encore un roman où le lecteur doit se montrer patient et faire confiance. Car tout vient à point à qui sait attendre.

Mais le constat n’est pas optimiste. Loin de là. Les eaux montent. À tel point que, dès 2027, la plupart des pays sont inondés tout ou partie – pour les plus chanceux. Les réactions à cette catastrophe annoncée depuis longtemps (« Qui aurait pu prévoir ? » disait-il) sont variées. Et l’autrice ne s’y attarde pas. Ce qui l’intéresse, ce sont les membres de cette famille, marquée par un destin, une malédiction. C’est selon. Tout commence par la violence, le sang. Sang des bisons dépecés. Sang d’une femme violée et de sa fille retenue prisonnière jusqu’à un incendie libérateur. Sang versé une fois le chaos diffusé sur la planète, avec ses sociétés en reconstruction. Bien trop souvent les unes contre les autres plutôt qu’avec.

Erin Swan prête vie à Samson, qui cherche à s’installer dans une ferme, en 1873. Puis à Bea, cent ans plus tard, qui cherche à trouver une place malgré sa raison perdue suite à une enfance maltraitée. Et son fils, Paul, architecte contrarié qui va voir dans la révolte de la Terre une occasion de donner vie à son rêve de ville flottante. Suivi de Penelope, sa fille, poétesse réfugiée dans les mots quand l’angoisse du lendemain a pris le dessus. Et enfin Moon, sur Mars. La première habitante réellement adaptée à cette planète inhospitalière pour le genre humain. L’avenir de la femme et de l’homme ? Erin Swan ne répond pas vraiment à cette question. Qui n’est qu’accessoire. Elle veut avant tout raconter l’existence de personnes maltraitées par une vie injuste, violente, destructrice. Poursuivies dans leurs rêves par une ombre, une force négative dont elles ne comprennent rien mais qu’elles subissent. Elle narre, non sans talent, les incertitudes de chacun, leurs doutes, leurs aspirations. Leur vision possible d’un chemin à suivre, cette étoile rouge qui parcourt le roman. Et montre la voie.

Parcourir la Terre perdue est une œuvre difficilement classable tant elle emprunte à plusieurs genres : post-apo, fantastique, hard-SF. Mais terriblement attachante grâce à ses personnages immédiate- ment présents. Une lecture aux limites de notre genre préféré, poétique et sensible, qui mérite le détour.

La galaxie vue du sol

Quatrième et dernier opus du cycle « Les Voyageurs », La Galaxie vu du sol forme une conclusion élégante à la série (lauréate du prix Hugo)… et ce, sans un être humain en vue ! Le roman se concentre ainsi principalement sur différents protagonistes issus de races différentes peuplant l’univers imaginé par Becky Chambers dans L’Espace d’un an, Libration et Archives de l’Exode.

Le dispositif du roman est assez simple et se déroule dans un spatioport sur la planète Gora, aux confluents de plusieurs routes galactiques, lieu qui n’a pas grand intérêt en dehors de sa praticité et de ses auberges pour voyageurs et voyageuses de passage. C’est dans l’un de ces établissements, l’Auberge des cinq sauts, tenue par Ouloo et son enfant Tupo, qu’accosteront nos protagonistes, dont un visage connu comme il est de coutume dans ce cycle : Pei, militaire de race Aeluon et amante du capitaine Ashby, rencontrée dans L’Espace d’un an. S’y trouvent aussi Roveg, de race Quelin (que l’on pourrait qualifier d’insectoïde), artiste en voyage vers sa planète dont il est exilé depuis de nombreuses années, Parleuse et Pisteuse, adelphes de race Akarak, ne pouvant survivre hors d’une atmosphère spécifique à leur planète détruite et incapables, donc, de quitter leur scaphandre, tout en pâtissant d’une longévité très courte comparée aux autres espèces présentes. Spécificités physiologiques et de tempéraments nous sont exposées tout au long du roman, permettant d’appréhender l’unicité et les possibles antagonismes des diverses entités avec subtilité. À la suite d’une avarie technique, les quatre hôtes de l’Auberge se verront forcés d’allonger leur escale pour une durée indéterminée, et de remettre en question aussi bien leurs prochaines destinations que les raisons qui les y mènent.

Comme pour les précédents romans de Becky Chambers, ce qui fait la qualité de La Galaxie vue du sol réside ainsi dans la rencontre des cultures, des habitudes et des manières de penser : c’est là que se situe le cœur du roman. Que les différends soient intimes ou géopolitiques, impossibles à résoudre ou simples à outrepasser, le temps s’écoulera sous le joug de l’incertitude. Quels liens pourront se tisser lors de cette période donnée ? Quelles prérogatives sont menacées par cette rupture soudaine ? Pour chacun des personnages, l’impact de cette pause se fait sentir, et donnera lieu à de belles scènes d’introspection, de partage et de curiosité, autant qu’à des conflits insolvables… jusqu’à un danger qui verra s’unir le groupe solidement, bien que de façon éphémère. Après quoi chacun pourra reprendre sa route – à commencer par le lecteur, qui se tournera vers d’autres galaxies non sans un pincement au cœur.

Si Rome n’avait pas chuté

Dernière grande révolution dans le domaine des technosciences, l’IA fascine au moins autant qu’elle effraie, suscitant enthousiasme, angoisse ou déploration. Raphaël Doan choisit d’en faire un outil pour dérouler les scenarii d’une histoire contrefactuelle, interrogeant à la fois la matière et le processus historique, non sans réveiller l’éternel débat autour des bienfaits et des méfaits de la technologie.

Le normalien et agrégé de littérature classique, auteur de quelques essais d’histoire antique, porte en effet un intérêt très vif aux LLM (Large Language Model), matrice de ChatGPT et consorts, au point d’en faire l’argument principal de son essai. Dans le présent ouvrage, il mobilise les ressources de l’IA pour synthétiser de l’image et générer du texte, confrontant l’Empire romain à une modernité que d’aucuns pourraient juger anachronique. Ne se contentant pas de dicter ses instructions à la machine et de retoucher le fruit de ses calculs, il introduit également un dialogue avec l’Histoire sous la forme de commentaires. Il en résulte un hybride pas complètement convaincant, mêlant la puissance algorithmique de l’intelligence artificielle et un point de vue humain favorable à la technologie. Raphaël Doan est en effet persuadé que l’homme doit s’accommoder du progrès et non s’y opposer, sans en ignorer toutefois les effets pervers, l’outil restant un moyen au service d’une volonté.

En prenant l’exemple de l’Empire romain, l’auteur ne s’aventure certes pas complètement en terrain inconnu. Le sujet fait sens pour un lectorat nourri des représentations colportées par les séries et films historiques, voire leurs déclinaisons vidéoludiques. De même, l’historien intervient à la marge sur un sujet qu’il maîtrise bien, ce fait lui permettant de débusquer les contre-sens historiques. On ne peut cependant pas s’empêcher de pointer l’artificialité de la chose, la platitude du style et l’impression de déjà-vu qui se dégage de l’ensemble. Si l’auteur puise en effet ses prémisses dans l’histoire antique, l’algorithme se contente quant à lui de calculer, de compiler, d’extrapoler un récit alternatif avec les données à sa disposition, lesquelles sont issues du vaste corpus d’autres périodes historiques. Il en ressort un manque flagrant d’originalité, voire de vitalité. Rien de neuf sous le soleil, serait-on même tenté de dire. Bref, on s’ennuie beaucoup en lisant les productions laborieuses de GPT-3, et seule l’analyse de l’historien redonne un regain d’intérêt à l’exercice, par exemple lorsqu’il sort de l’oubli l’éolipyle d’Héron d’Alexandrie, les automata hellénistiques, la pensée critique d’Empédocle, écologiste avant l’heure, ou spécule autour de la « pile de Bagdad », artefact évoquant une pile électrique primitive, voire lorsqu’il interroge les mentalités antiques sur les sujets du travail manuel, de la religion ou des rapports sociaux. Mais on ne s’écarte guère du commentaire de texte, celui d’un élève appliqué à plaire à son professeur et à le conforter dans son savoir.

Pour terminer, Si Rome n’avait pas chuté se révèle d’une extrême indigence du point de vue de l’uchronie. Les compositions de GPT-3 reflètent en effet davantage notre présent, laissant en jachère le territoire stimulant de la spéculation contrefactuelle pour lui préférer celui d’un ersatz kitsch et un peu toc qui ne change finalement pas grand-chose à la face du monde, à la différence du nez de Cléopâtre.

L’Initiation

Figure marquante d’un renouveau féminin de la science-fiction américaine au vingtième siècle, récipiendaire des prix Hugo, Nebula et Locus à plusieurs reprises, Octavia E. Butler n’a eu à ce jour qu’une présence discrète en France. Pour notre bonheur, Au Diable Vauvert s’emploie à faire (re)découvrir son œuvre et lui rendre une place légitime dans nos librairies – voir le numéro 108 de Bifrost consacré à l’autrice. Après la réédition de Novice et Liens de Sang, puis de la série des « Paraboles », la maison dirigée par Marion Mazauric a lancé la publication de la trilogie inédite « Xenogenesis », avec la sortie en 2022 de L’Aube, et en 2023 de L’Initiation. Le troisième tome, Imago, est attendu pour 2024.

Dans L’Aube, les quelques survivants d’une guerre nucléaire auto-infligée furent sauvés par les Oankalis, une race extraterrestre aux connaissances en génétique avancées, à la condition de renoncer à tout libre arbitre et de s’hybrider, et donc d’abandonner une part d’humanité, afin de survivre sous une forme nouvelle. Le roman suivait les doutes et les choix de Lilith, à la fois traitre et sauveuse de son espèce pour avoir accepté l’échange avec les envahisseurs.

L’Initiation se déroule une vingtaine d’années plus tard, alors que la Terre commence à être repeuplée par différentes factions : d’un côté, ceux qui ont suivi les Oankalis, à l’instar de Lilith, vivent à leurs côtés et enfantent avec eux ; de l’autre, les opposants qui refusent toute compromission et tout contact, mais que les nouveaux maîtres de la planète ont rendus stériles. Le roman fait le récit de l’initiation d’Akin, fils de Lilith et premier métis mâle né d’une humaine. Enlevé très jeune et vendu à des opposants, il possède une apparence humaine mais des pouvoirs Oankalis, et vit une grande partie de son enfance parmi des hommes qui tentent de l’aimer autant qu’ils le haïssent, le craignent et malgré tout portent en lui leur espoir. Arrivé à l’âge adulte et devenu Oankali, il se fera le porte-parole d’une humanité perdue dans ses propres contradictions.

Après avoir adopté le point de vue d’une humaine dans L’Aube, Octavia E. Butler en change ici et prend celui d’un être né entre les deux espèces. On pourra regretter de ne pas ressentir pour Akin l’empathie qu’on avait éprouvée pour Lilith. Akin souffre du syndrome de Paul Atréides. Doté de pouvoirs extraordinaires, l’enfant enlevé aux siens adopte un rôle messianique pour son peuple d’accueil et le mène vers un destin extraordinaire après sa transformation. Mais c’est à nouveau l’intelligence et la juste mesure des idées qui fascine chez Butler. Elle approfondit les thématiques abordées dans le premier tome : libre arbitre, incommunicabilité, conflit entre intelligence des individus et hiérarchisation sociale. Elle en ouvre d’autres : quête d’identité, relations familiales et déshumanisation. C’est l’originalité et la finesse du propos qui fait de la série « Xenogenesis » une œuvre importante à lire.

Focus Terra Incognita

Via leur collection patrimoniale « Terra Incognita », les éditions Terre de Brume viennent en l’espace d’un an de rééditer trois romans présentant la double particularité de n’avoir jamais connu pareille fête depuis leur parution originale française au « Rayon fantastique » dans les années 50, et d’avoir fait l’objet d’une adaptation cinématographique à la même époque.

En fait, Planète Interdite n’est que la novelisation tirée du film éponyme de Fred M. Wilcox de 1956. Les Survivants de l’Infini (1955), de Jack Arnold et Joseph Newman, est l’adaptation du roman de Raymond F. Jones paru aux USA en 1952, et traduit en 1956, après la sortie du film sur les écrans français. Quant au Choc des mondes, archétype du roman et film catastrophe, il est l’adaptation, par Rudolph Maté, en 1951, d’un livre nettement plus ancien, antérieur même à l’Âge d’or campbellien, datant de 1933, film et roman sortant simultanément en France en 1952. Terre de Brume fait suivre le roman souche de sa suite, Après le choc des mondes, publié outre-Atlantique en 1934, et traduit vingt ans plus tard, qui relève plutôt du planet opera.

Puisque tiré du scénario, lui-même inspiré de La Tempête de Shakespeare, Planète Interdite colle rigoureusement au film. Le Choc des mondes suit, à quelques détails près, la trame du roman dont le thème de base sera traité de manière radicalement différente par Lars von Trier dans Mélancholia (2011). Le film est un peu plus dur et un rien plus réaliste que le roman, bien qu’un optimisme radical reste de rigueur. Il en va tout autrement pour Les Survivants de l’infini. Le film suit le roman jusqu’au moment de l’abduction aérienne, mais à partir de là, il bascule dans ce qui reste comme l’un des premiers space opera filmiques tandis que le roman continue sur la thématique initiale de présence discrète d’extraterrestres se livrant une guerre de l’ombre sur notre globe. Le titre original This Island Earth convient à merveille au roman de Raymond F. Jones, alors que le titre français rend bien mieux compte du film.

Depuis Le Choc des mondes, le film catastrophe est quasiment devenu un genre en soi, à part du reste de la SF. Si le thème dans son acception littéraire ne connut pas la même vogue, il n’en fut pas moins traité avec qualité, par James G. Ballard, entre nombre d’autres. Aujourd’hui fleurissent certes des palanquées de romans « post-apo » (rarement la catastrophe en elle-même, mais plutôt ses conséquences pour les survivants), le plus souvent prétexte à des romans d’action violents et à peu près dénué d’intérêt. À l’écran, c’est bien pire…

Dans Planète Interdite où une mission vient enquêter sur la disparition de l’expédition précédente dont on est sans nouvelle, c’est le thème d’un pouvoir dénué de tout garde-fou qui est à l’honneur. Sur Altair 4, le professeur Morbius et sa fille Altaira ont seuls survécu. On trouve là une trace prométhéenne. Si le pouvoir corrompt, un pouvoir absolu rend fou et la mégalomanie de Morbius révèle sa part d’ombre.

Le Choc des Mondes est nettement marqué à droite – richesse valant moralité, idée qui n’a toujours pas cessé d’avoir cours. Le personnage d’Hendron préfigure, avec presque un siècle d’avance, quelqu’un comme Elon Musk.

Quelques exemples, donc, des nombreux marqueurs, tant techniques que socio-politiques, qu’il est indispensable de garder à l’esprit à la lecture de ces romans datés. Des livres qui nous rappellent des visions du monde n’ayant désormais plus cours, et c’est justement en cela que de telles rééditions sont précieuses.

La Porte des remparts sublimes T.1

S’il est bien un nom qu’on ne présente plus dans le paysage de l’Imaginaire francophone, c’est celui de Pierre Bordage. Né en 1955, l’auteur publie depuis plus de trente ans des récits, de science-fiction comme de fantasy, alliant le souffle romanesque à un amour profond pour ses personnages – on pourrait ici le rapprocher d’Orson Scott Card, l’un de ses modèles, avec qui il partage aussi le fait que, les années passant, sa faculté à sur- prendre semble s’être émoussée. Ce qui ne l’empêche pas de continuer à produire des histoires agréables qui savent entraîner le lecteur. À moins qu’il ne faille plutôt dire savaient ? En effet, La Porte des remparts sublimes, son dernier livre, accuse des stigmates plus inquiétants…

Le premier opus de cette nouvelle saga met en scène Sibelle (jeu de mot transparent faisant écho à la beauté de l’héroïne, et peut-être aussi une référence à la déesse phrygienne Cybèle), jeune prostituée dont la virginité est mise aux enchères, et qui ne tarde pas à se retrouver au centre d’un jeu politique et militaire aussi cruel que sanglant. Et c’est parti pour une série érotique de plus, mais qui semble dater du siècle précédent (comme si MeToo n’avait jamais existé). Déjà, dans la trilogie « Métro Paris 2033 » (cf. Bifrost 100, 103 & 107), l’auteur mettait en avant des personnages féminins proches de la divinité, et leur faisait subir des traitements sexuels cruels. Mais ici, il a franchi un cap. À l’instar de certains écrivains qui, l’âge venant, se lancent dans des histoires osées, Pierre Bordage s’enflamme sur la beauté de Sibelle, ses ébats pleins d’enthousiasme et d’allant. Les descriptions de sexes masculins, les « petits soldats », se multiplient, avec force détails. Comme une étude comparative des formes, des tailles et de leurs mérites respectifs dans le « vallon secret » de la jeune femme. Et entre deux parties de jambe en l’air, on complote et on se découpe allègrement.

L’ensemble, d’une naïveté navrante, échoue à convaincre. Récit érotique raté, lourdaud, parfois un peu limite, roman de fantasy répétitif et sans réel intérêt ; on peine à saisir le projet de l’auteur. Alors on s’interroge. On se demande. Puis, bien vite, on oublie – comme on ne manquera pas d’oublier de lire les suites à venir.

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