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Idoru

[Critique commune à Lumière virtuelle, Idoru et Tomorrow’s Parties.]

Son statut de meneur du mouvement cyberpunk n’a pas vraiment facilité la tâche à William Gibson pour la suite des opérations de l’après- Neuromancien. Passé l’amusant intermède steampunk de La Machine à différences, il lui fallait pourtant revenir aux affaires, explorer à nouveau ce sous-genre emblématique de l’époque qu’il avait, probablement plus qu’aucun autre, contribué à définir, et ce sera l’objet d’une deuxième trilogie, dite « du Pont ».

Ce « Pont », matériellement du moins, c’est le Bay Bridge , qui relie San Francisco à Oakland. Après un tremblement de terre ayant peu ou prou ravagé la métropole, il a été accaparé par les plus pauvres et les moins dociles de ses habitants, qui ont fait de ce lieu de transit un lieu de vie – une sorte de zone autonome forcément anarchique, idéal libertaire encore qu’avec ses propres codes pour ceux qui y résident, bidonville infernal peuplé de tarés et de cannibales pour ceux qui n’osent pas y mettre les pieds et auxquels on promet une nouvelle San Francisco sur le modèle de la nouvelle Tokyo, elle aussi jaillie d’un tremblement de terre, métropole lisse, aseptisée, fonctionnelle, sans âme, produit d’une nanotechnologie dont la vélocité a quelque chose d’insidieusement inquiétant…

Le Pont joue un rôle crucial dans Lumière virtuelle et dans Tomorrow’s Parties ; en revanche, il est à peu près totalement absent dans Idoru, qui se déroule pour l’essentiel à Tokyo (avec toutefois un autre avatar de zone autonome, mais virtuelle cette fois, inspirée de Hong Kong). Ce sont pour l’essentiel les personnages qui font le… pont entre les trois romans : la coursière Chevette, l’ex-flic Rydell, le sociologue en pleine observation participante Yamazaki, qui apparaissent tous dans Lumière virtuelle, mais aussi « l’enquêteur médiatique » Colin Laney, la star du rock sino-irlandaise Rez et l’égérie virtuelle Rei Toei, que l’on ne voit pour la première fois que dans Idoru. Et quelques autres…

Dans ces trois romans l’intrigue, au fond assez secondaire se résume aisément, du moins pour les deux premiers : dans Lumière virtuelle, la coursière Chevette, pur produit du Pont, dérobe à un richard malotrus une paire de lunettes qui s’avère être bien plus que ça – flics pourris, mercenaires privés et mafieux forcément russes se lancent illico aux trousses de la jeune femme, totalement dépassée par les événements et constamment aux abois. Dans Idoru, la rumeur que la rock-star Rez va épouser la personnalité de synthèse Rei Toei – quoi que cela veuille dire – suscite des enquêtes parallèles au Japon : l’une est exécutée par Colin Laney, analyste en mesure de repérer les « points nodaux » révélateurs d’une évolution dans les données médiatiques ou davantage privées ; l’autre est menée par une adolescente américaine fan de Rez, Chia, qui reprend pour le coup un peu le rôle de Chevette dans le roman précédent. Enfin, Tomorrow’s Parties se montre plus ambitieux et tente de rassembler les lignes rouges esquissées dans les deux premiers volumes : un Colin Laney à demi fou/mort recrute Rydell, depuis Tokyo, pour mener une enquête à San Francisco, à ceci près qu’aucun des deux ne sait vraiment pourquoi et en quoi cette mission consiste au juste – mais l’affaire ramène Berry Rydell au Pont, où il retrouve son ex, Chevette Washington… juste avant l’apocalypse.

Les codes du cyberpunk sont là, cette grammaire que William Gibson a largement contribué à définir : méga-corpos oppressives, autorités politiques en totale déliquescence et, donc, mafieux russes, zones de non-droit et utopies virtuelles, imprégnation massive de la culture populaire japonaise, héros interlopes et low-life, réseaux omniprésents, médias qui ne le sont pas moins, etc. Pourtant, l’approche est différente, plus sobre. Si la technologie y joue un rôle crucial, c’est d’une manière moins débridée que dans la « trilogie Neuromantique ». Ceci notamment parce que l’auteur se projette dans un futur très proche (Lumière virtuelle débute en 2006, treize ans seulement après sa date de parution), plus proche sans doute que celui de Neuromancien – augurant peut-être d’une démarche de retour au présent, que la « trilogie Blue Ant » accentuera.

Pour le lecteur d’aujourd’hui, et pas simplement en raison des dates affichées, ce futur relève déjà du passé. On peut supposer que Gibson en était pleinement conscient et que cela faisait partie du propos. À relire cette trilogie aujourd’hui, on a le sentiment que la technologie qui se trouve à la pointe de la pointe dans un roman est automatiquement considérée comme acquise dans le volume suivant – de même, d’une certaine manière, que la technologie tout juste atteinte à la conclusion de la « trilogie du Pont » constitue le quotidien finalement anecdotique de la « trilogie Neuromantique » (sans qu’il s’agisse d’en faire un cycle commun).

Ce rapport à la technologie, en évolution constante et rapide, ne devrait toutefois pas nous surprendre, nous qui, depuis la « trilogie du Pont », avons pu peser combien, entre autres, l’internet, les téléphones mobiles, les drones, etc., ont changé nos vies à un point inimaginable et en un laps de temps restreint. De fait, la technologie, et tout autant son rapport à elle, tel qu’exposé dans ces romans, nous est pour l’essentiel « acquis » : les lunettes à réalité virtuelle ou augmentée, les stars de synthèse et les fans de chair et d’os qui veulent les épouser, les réseaux sociaux avec avatars, sous-cultures et dark web, les drones – qu’ils soient grand-public ou militaires, etc. : check, check, check

Ce rapport très conscient à la quincaillerie du futur ne nuit pourtant pas à la pertinence de la « trilogie du Pont », même encore maintenant. Pour partie parce que William Gibson, jouant en son temps à l’anthropologue du futur immédiat, dissèque avec acuité le monde qui est aujourd’hui le nôtre – au-delà de la technologie, il questionne l’économie, les mœurs, les médias, et traite aussi bien du sida que du star system ou du retour au religieux. Il ne s’agit certainement pas de faire de l’auteur un « prophète », comme (trop) souvent en science-fiction, et son statut de « pape du cyberpunk » y a longtemps incité. À cet égard, la « trilogie du Pont » ne brille d’ailleurs pas par l’audace de ses visions ; c’est plutôt que l’auteur, en suivant le fil de la marche du monde, en livre sur le vif une interprétation plausible en même temps que posée. Pas nécessairement objective, d’ailleurs, car les sympathies de l’auteur sont transparentes, sans que cela soit un problème – il y a beaucoup de Gibson dans le personnage de Yamazaki, dont l’observation participante de la société du Pont se charge d’émotion, tout spécialement dans les rapports entretenus avec le vieux bonhomme Skinner, aussi attachant que bourru (au passage, la nouvelle « Skinner’s Room », datant de 1990, peut être considérée comme le véritable point de départ de la « trilogie du Pont »).

Si Gibson parvient à immerger le lecteur dans ce lendemain immédiat, c’est en raison de ses personnages – ces figures qui constituent le liant de la trilogie ; pas spécialement des héros, du moins pas au sens surhumain du terme, plutôt, à la base, des victimes très concrètes et plausibles du hasard, pour beaucoup issues d’un milieu populaire qui les a prédisposées à subir les événements. Chevette, Chia, Rydell aussi, peut-être, dans une moindre mesure, Colin Laney également, font tous preuve, initialement du moins, d’une certaine naïveté qui leur vaut donc de se faire escroquer, sinon pire, par toute une théorie de dominants motivés par leur seul égoïsme borné. Mais cela n’a qu’un temps : en fait de victimes, ces personnages font tous, à un moment ou à un autre, preuve de pragmatisme, ou de lucidité, ou de détermination, ce qui les amène à refuser le sort qu’on entend leur imposer, à se battre pour y échapper. Dans certains cas, ce combat les dépasse même largement, car les enjeux, de privés qu’ils paraissent tout d’abord, s’avèrent à terme globaux : c’est, sinon le monde, du moins le Pont qu’il s’agit de sauver. Rydell, par ailleurs, brille régulièrement par sa capacité à faire les bons choix, au plan éthique, quand son environnement « professionnel » devrait l’amener, sinon à commettre des horreurs, du moins à fermer les yeux quand il y assiste (soit bien trop souvent) : il est aux premières loges pour peser la corruption du système. Même la gamine Chia, dont les motifs sont au départ les plus futiles qui soient, fait en définitive preuve d’une combativité qui force le respect.

Colin Laney joue peut-être dans un registre différent – ce qui, au fond, justifie son association aux personnages bigger than life que sont les stars Rez et a fortiori Rei Toei, l’inhumaine idoru, jusque dans leur côté factice, pourquoi pas. Si Chevette, Rydell, Chia, gagnent à incarner des archétypes somme toute banals et très humains, Colin Laney, pour sa part, se situe dans une autre catégorie, à vrai dire surhumaine. Il y a tout de même un point commun, marqué : la différence de Colin Laney trouve ses origines dans une domination aveugle subie pendant son enfance – dans un orphelinat, un programme passablement conspirationniste lui a administré une drogue qui a fait de lui ce mutant anxieux jouant un rôle central dans Idoru et Tomorrow’s Parties. Sans qu’il comprenne véritablement de quoi il retourne, Colin Laney est en effet en mesure de repérer et qualifier les « points nodaux » émanant de la masse des informations – on serait tenté de dire, a posteriori, qu’il est doué pour « identifier les schémas ». Cette capacité pourrait lui conférer un inquiétant pouvoir – ce qui sera bien développé dans Tomorrow’s Parties. Pourtant, là aussi, Colin Laney suscite avant tout un certain attachement, et même de la sympathie.

Tout cela tient beaucoup à la matérialité authentique du monde décrit par William Gibson, qui s’étend à ce que l’on qualifie de « virtuel » : le thème du factice est assurément présent dans la « trilogie du Pont », et pourtant cette opposition supposée ne devrait pas être prise à la légère, comme allant de soi. Ici, c’est surtout Idoru qui développe ce thème – conférant à la notion de « Pont » des connotations différentes. Rei Toei a beau être un pur produit de synthèse, une conjonction d’algorithmes, elle n’en a pas moins de la personnalité. La « Cité fortifiée » inspirée de Kowloon est une zone autonome répondant en tous points à celle du Pont. Qu’elle soit le terrain de jeu numérique d’ otaku en perte de contact avec le monde « réel » comme Masahiko n’y change au fond pas grand-chose. Et si, dans ces réseaux, telle jeune fille entend se rêver en chef de gang mexicain uniquement féminin, avec un background aztèque outrancier, après tout, pourquoi pas ?

Au-delà, cependant, il y a bien ce monde très matériel, très concret, qu’arpentent « IRL » les personnages de la « trilogie du Pont ». Un monde essentiellement nocturne, sale, sans doute, peu rassurant, dont les rues sordides semblent n’être éclairées que par les néons excessifs de telle ou telle enseigne Lucky Dragon, dégoulinante de vulgarité capitaliste. Les échoppes éphémères du Pont débordent pourtant de vie, et le tableau de la « cité de carton » de Shinjuku est autrement désolant : Tomorrow’s Parties abonde en tableaux marquants dépeignant ce microcosme SDF où un Colin Laney à bout se réfugie par défaut, y croisant des personnages comme le déprimant Costume, un ex-cadre totalement aliéné, qui entend sans grand succès maintenir une apparence de respectabilité en peignant sa chemise en blanc – et ses talons en noir pour donner l’illusion de chaussettes. Au fond, c’est ici que réside le plus le factice, avec pourtant des connotations on ne peut plus concrètes.

Mais où qu’on se trouve, à San Francisco comme à Tokyo, dans une boîte révoltante de luxe en toc ou dans un love hotel miteux, sous l’éclat agressif des néons ou dans les fantasmes virtuels des réseaux, ce monde est vivant. Et c’est un atout marqué de la « trilogie du Pont », probablement celui qui contribue le plus à en faire, encore aujourd’hui, une lecture enthousiasmante et stimulante : cette expérience poussée d’immersion dans un monde qui ressemble beaucoup au nôtre, sous un éclairage un peu différent.

Certes, la « trilogie du Pont » n’est pas sans failles. On l’a vu, ce n’est pas pour la qualité ou l’inventivité des intrigues qu’on la plébiscitera. Dans le cas de Lumière virtuelle, c’en est même presque autoparodique : les codes cyberpunk sont là, mais sur un mode fainéant, l’histoire a déjà été lue cent fois, en SF ou en polar. Idoru s’en tire mieux, en raison du caractère parfaitement dérisoire, si amusant et vaguement intriguant, de son point de départ. L’absence d’enjeux visibles nuit cependant à terme au roman, qui ne satisfait pas quand il ramène artificiellement dans la partie Ivan et compagnie. Tomorrow’s Parties fait preuve de plus d’ambition, on l’a dit, en tentant de nouer les fils des deux premiers romans, et d’en dériver des enjeux globaux, macrocosmiques, qui leur étaient largement étrangers. Le problème est cette fois d’un autre ordre : en raison du postulat même du roman, la nature de la mission confiée à Rydell par Colin Laney n’étant véritablement comprise ni de l’un ni de l’autre, et Gibson usant d’un ton allusif riche en non-dits, l’objet même du récit s’avère bien obscur.

À ce souci d’intrigues s’en ajoute un autre : le style. On a le sentiment d’un auteur qui se cherche, qui, à bon droit, ne veut pas répéter les choix de la « trilogie Neuromantique », sans pour autant se renier (les amateurs de métaphores techno-tordues ne seront pas dépaysés), mais qui n’est pas bien certain de la direction à prendre. Il en résulte trois romans assez distincts, en termes de style comme de structure. Lumière virtuelle s’en sort bien, tout en fausse simplicité, porté par des descriptions aussi justes que laconiques et des dialogues savoureux, d’un naturel appréciable. Idoru est bien différent : si la structure du roman est plus simple que celle des deux autres (on alterne régulièrement les deux seuls points de vue de Chia et Colin Laney), le style se fait plus hermétique, perclus de phrases nominales et autres effets lapidaires dont la sécheresse déstabilise sans convaincre – et, disons-le, la traduction française, au mieux médiocre, n’arrange rien à l’affaire… À l’inverse, Tomorrow’s Parties joue d’une structure plus complexe, plus éclatée (73 chapitres parfois très brefs, dont il résulte une impression de mosaïque), ce qui contribue au caractère obscur de la narration ; le style retrouve pour part la simplicité apparente et surtout le naturel de Lumière virtuelle, pour un résultat qui convainc bien davantage (on regrettera cependant, une fois de plus, une traduction française… disons cette fois « inégale »). Ces expérimentations n’étaient pas vaines – mais elles ne trouvèrent probablement leur achèvement, au moins temporaire, qu’avec Identification des schémas.

Avec le recul, le bilan de la « trilogie du Pont » est contrasté, et il est bien sûr tentant d’y voir un pont entre les trilogies « Neuro-mantique » et « Blue Ant ». Plus d’un aspect y contribue : aussi bien cette anticipation à bien plus court terme que dans la première trilogie, avec un rapport différent à la technologie, que les recherches plus ou moins couronnées de succès d’un auteur désireux de redéfinir son style et ses modes de narration. Certains personnages peuvent être envisagés comme des échos de Neuromancien et ses suites, mais d’autres annoncent plus franchement Identification des schémas… Différents thèmes, presque obsessifs, contribuent par ailleurs à faire le pont, de la fascination pour le Japon et sa culture à l’intérêt pour la mode et les médias, qui prendra une tout autre dimension dans la « trilogie Blue Ant ».

Cependant, la « trilogie du Pont » doit de préférence être envisagée pour elle-même : elle a ses défauts qui lui sont propres (intrigues indigentes ou trop obscures, errances stylistiques qui font le grand écart, « méchants » trop caricaturaux), et de même pour ses qualités (« héros » attachants, expérience d’immersion très lucide et efficace, acuité du regard anthropologique) ; globalement, ces dernières l’emportent, et justifient qu’on relise la « trilogie du Pont » aujourd’hui, treize ans après les événements anticipés dans Lumière virtuelle.

Lumière virtuelle

[Critique commune à Lumière virtuelle, Idoru et Tomorrow’s Parties.]

Son statut de meneur du mouvement cyberpunk n’a pas vraiment facilité la tâche à William Gibson pour la suite des opérations de l’après- Neuromancien. Passé l’amusant intermède steampunk de La Machine à différences, il lui fallait pourtant revenir aux affaires, explorer à nouveau ce sous-genre emblématique de l’époque qu’il avait, probablement plus qu’aucun autre, contribué à définir, et ce sera l’objet d’une deuxième trilogie, dite « du Pont ».

Ce « Pont », matériellement du moins, c’est le Bay Bridge , qui relie San Francisco à Oakland. Après un tremblement de terre ayant peu ou prou ravagé la métropole, il a été accaparé par les plus pauvres et les moins dociles de ses habitants, qui ont fait de ce lieu de transit un lieu de vie – une sorte de zone autonome forcément anarchique, idéal libertaire encore qu’avec ses propres codes pour ceux qui y résident, bidonville infernal peuplé de tarés et de cannibales pour ceux qui n’osent pas y mettre les pieds et auxquels on promet une nouvelle San Francisco sur le modèle de la nouvelle Tokyo, elle aussi jaillie d’un tremblement de terre, métropole lisse, aseptisée, fonctionnelle, sans âme, produit d’une nanotechnologie dont la vélocité a quelque chose d’insidieusement inquiétant…

Le Pont joue un rôle crucial dans Lumière virtuelle et dans Tomorrow’s Parties ; en revanche, il est à peu près totalement absent dans Idoru, qui se déroule pour l’essentiel à Tokyo (avec toutefois un autre avatar de zone autonome, mais virtuelle cette fois, inspirée de Hong Kong). Ce sont pour l’essentiel les personnages qui font le… pont entre les trois romans : la coursière Chevette, l’ex-flic Rydell, le sociologue en pleine observation participante Yamazaki, qui apparaissent tous dans Lumière virtuelle, mais aussi « l’enquêteur médiatique » Colin Laney, la star du rock sino-irlandaise Rez et l’égérie virtuelle Rei Toei, que l’on ne voit pour la première fois que dans Idoru. Et quelques autres…

Dans ces trois romans l’intrigue, au fond assez secondaire se résume aisément, du moins pour les deux premiers : dans Lumière virtuelle, la coursière Chevette, pur produit du Pont, dérobe à un richard malotrus une paire de lunettes qui s’avère être bien plus que ça – flics pourris, mercenaires privés et mafieux forcément russes se lancent illico aux trousses de la jeune femme, totalement dépassée par les événements et constamment aux abois. Dans Idoru, la rumeur que la rock-star Rez va épouser la personnalité de synthèse Rei Toei – quoi que cela veuille dire – suscite des enquêtes parallèles au Japon : l’une est exécutée par Colin Laney, analyste en mesure de repérer les « points nodaux » révélateurs d’une évolution dans les données médiatiques ou davantage privées ; l’autre est menée par une adolescente américaine fan de Rez, Chia, qui reprend pour le coup un peu le rôle de Chevette dans le roman précédent. Enfin, Tomorrow’s Parties se montre plus ambitieux et tente de rassembler les lignes rouges esquissées dans les deux premiers volumes : un Colin Laney à demi fou/mort recrute Rydell, depuis Tokyo, pour mener une enquête à San Francisco, à ceci près qu’aucun des deux ne sait vraiment pourquoi et en quoi cette mission consiste au juste – mais l’affaire ramène Berry Rydell au Pont, où il retrouve son ex, Chevette Washington… juste avant l’apocalypse.

Les codes du cyberpunk sont là, cette grammaire que William Gibson a largement contribué à définir : méga-corpos oppressives, autorités politiques en totale déliquescence et, donc, mafieux russes, zones de non-droit et utopies virtuelles, imprégnation massive de la culture populaire japonaise, héros interlopes et low-life, réseaux omniprésents, médias qui ne le sont pas moins, etc. Pourtant, l’approche est différente, plus sobre. Si la technologie y joue un rôle crucial, c’est d’une manière moins débridée que dans la « trilogie Neuromantique ». Ceci notamment parce que l’auteur se projette dans un futur très proche (Lumière virtuelle débute en 2006, treize ans seulement après sa date de parution), plus proche sans doute que celui de Neuromancien – augurant peut-être d’une démarche de retour au présent, que la « trilogie Blue Ant » accentuera.

Pour le lecteur d’aujourd’hui, et pas simplement en raison des dates affichées, ce futur relève déjà du passé. On peut supposer que Gibson en était pleinement conscient et que cela faisait partie du propos. À relire cette trilogie aujourd’hui, on a le sentiment que la technologie qui se trouve à la pointe de la pointe dans un roman est automatiquement considérée comme acquise dans le volume suivant – de même, d’une certaine manière, que la technologie tout juste atteinte à la conclusion de la « trilogie du Pont » constitue le quotidien finalement anecdotique de la « trilogie Neuromantique » (sans qu’il s’agisse d’en faire un cycle commun).

Ce rapport à la technologie, en évolution constante et rapide, ne devrait toutefois pas nous surprendre, nous qui, depuis la « trilogie du Pont », avons pu peser combien, entre autres, l’internet, les téléphones mobiles, les drones, etc., ont changé nos vies à un point inimaginable et en un laps de temps restreint. De fait, la technologie, et tout autant son rapport à elle, tel qu’exposé dans ces romans, nous est pour l’essentiel « acquis » : les lunettes à réalité virtuelle ou augmentée, les stars de synthèse et les fans de chair et d’os qui veulent les épouser, les réseaux sociaux avec avatars, sous-cultures et dark web, les drones – qu’ils soient grand-public ou militaires, etc. : check, check, check

Ce rapport très conscient à la quincaillerie du futur ne nuit pourtant pas à la pertinence de la « trilogie du Pont », même encore maintenant. Pour partie parce que William Gibson, jouant en son temps à l’anthropologue du futur immédiat, dissèque avec acuité le monde qui est aujourd’hui le nôtre – au-delà de la technologie, il questionne l’économie, les mœurs, les médias, et traite aussi bien du sida que du star system ou du retour au religieux. Il ne s’agit certainement pas de faire de l’auteur un « prophète », comme (trop) souvent en science-fiction, et son statut de « pape du cyberpunk » y a longtemps incité. À cet égard, la « trilogie du Pont » ne brille d’ailleurs pas par l’audace de ses visions ; c’est plutôt que l’auteur, en suivant le fil de la marche du monde, en livre sur le vif une interprétation plausible en même temps que posée. Pas nécessairement objective, d’ailleurs, car les sympathies de l’auteur sont transparentes, sans que cela soit un problème – il y a beaucoup de Gibson dans le personnage de Yamazaki, dont l’observation participante de la société du Pont se charge d’émotion, tout spécialement dans les rapports entretenus avec le vieux bonhomme Skinner, aussi attachant que bourru (au passage, la nouvelle « Skinner’s Room », datant de 1990, peut être considérée comme le véritable point de départ de la « trilogie du Pont »).

Si Gibson parvient à immerger le lecteur dans ce lendemain immédiat, c’est en raison de ses personnages – ces figures qui constituent le liant de la trilogie ; pas spécialement des héros, du moins pas au sens surhumain du terme, plutôt, à la base, des victimes très concrètes et plausibles du hasard, pour beaucoup issues d’un milieu populaire qui les a prédisposées à subir les événements. Chevette, Chia, Rydell aussi, peut-être, dans une moindre mesure, Colin Laney également, font tous preuve, initialement du moins, d’une certaine naïveté qui leur vaut donc de se faire escroquer, sinon pire, par toute une théorie de dominants motivés par leur seul égoïsme borné. Mais cela n’a qu’un temps : en fait de victimes, ces personnages font tous, à un moment ou à un autre, preuve de pragmatisme, ou de lucidité, ou de détermination, ce qui les amène à refuser le sort qu’on entend leur imposer, à se battre pour y échapper. Dans certains cas, ce combat les dépasse même largement, car les enjeux, de privés qu’ils paraissent tout d’abord, s’avèrent à terme globaux : c’est, sinon le monde, du moins le Pont qu’il s’agit de sauver. Rydell, par ailleurs, brille régulièrement par sa capacité à faire les bons choix, au plan éthique, quand son environnement « professionnel » devrait l’amener, sinon à commettre des horreurs, du moins à fermer les yeux quand il y assiste (soit bien trop souvent) : il est aux premières loges pour peser la corruption du système. Même la gamine Chia, dont les motifs sont au départ les plus futiles qui soient, fait en définitive preuve d’une combativité qui force le respect.

Colin Laney joue peut-être dans un registre différent – ce qui, au fond, justifie son association aux personnages bigger than life que sont les stars Rez et a fortiori Rei Toei, l’inhumaine idoru, jusque dans leur côté factice, pourquoi pas. Si Chevette, Rydell, Chia, gagnent à incarner des archétypes somme toute banals et très humains, Colin Laney, pour sa part, se situe dans une autre catégorie, à vrai dire surhumaine. Il y a tout de même un point commun, marqué : la différence de Colin Laney trouve ses origines dans une domination aveugle subie pendant son enfance – dans un orphelinat, un programme passablement conspirationniste lui a administré une drogue qui a fait de lui ce mutant anxieux jouant un rôle central dans Idoru et Tomorrow’s Parties. Sans qu’il comprenne véritablement de quoi il retourne, Colin Laney est en effet en mesure de repérer et qualifier les « points nodaux » émanant de la masse des informations – on serait tenté de dire, a posteriori, qu’il est doué pour « identifier les schémas ». Cette capacité pourrait lui conférer un inquiétant pouvoir – ce qui sera bien développé dans Tomorrow’s Parties. Pourtant, là aussi, Colin Laney suscite avant tout un certain attachement, et même de la sympathie.

Tout cela tient beaucoup à la matérialité authentique du monde décrit par William Gibson, qui s’étend à ce que l’on qualifie de « virtuel » : le thème du factice est assurément présent dans la « trilogie du Pont », et pourtant cette opposition supposée ne devrait pas être prise à la légère, comme allant de soi. Ici, c’est surtout Idoru qui développe ce thème – conférant à la notion de « Pont » des connotations différentes. Rei Toei a beau être un pur produit de synthèse, une conjonction d’algorithmes, elle n’en a pas moins de la personnalité. La « Cité fortifiée » inspirée de Kowloon est une zone autonome répondant en tous points à celle du Pont. Qu’elle soit le terrain de jeu numérique d’ otaku en perte de contact avec le monde « réel » comme Masahiko n’y change au fond pas grand-chose. Et si, dans ces réseaux, telle jeune fille entend se rêver en chef de gang mexicain uniquement féminin, avec un background aztèque outrancier, après tout, pourquoi pas ?

Au-delà, cependant, il y a bien ce monde très matériel, très concret, qu’arpentent « IRL » les personnages de la « trilogie du Pont ». Un monde essentiellement nocturne, sale, sans doute, peu rassurant, dont les rues sordides semblent n’être éclairées que par les néons excessifs de telle ou telle enseigne Lucky Dragon, dégoulinante de vulgarité capitaliste. Les échoppes éphémères du Pont débordent pourtant de vie, et le tableau de la « cité de carton » de Shinjuku est autrement désolant : Tomorrow’s Parties abonde en tableaux marquants dépeignant ce microcosme SDF où un Colin Laney à bout se réfugie par défaut, y croisant des personnages comme le déprimant Costume, un ex-cadre totalement aliéné, qui entend sans grand succès maintenir une apparence de respectabilité en peignant sa chemise en blanc – et ses talons en noir pour donner l’illusion de chaussettes. Au fond, c’est ici que réside le plus le factice, avec pourtant des connotations on ne peut plus concrètes.

Mais où qu’on se trouve, à San Francisco comme à Tokyo, dans une boîte révoltante de luxe en toc ou dans un love hotel miteux, sous l’éclat agressif des néons ou dans les fantasmes virtuels des réseaux, ce monde est vivant. Et c’est un atout marqué de la « trilogie du Pont », probablement celui qui contribue le plus à en faire, encore aujourd’hui, une lecture enthousiasmante et stimulante : cette expérience poussée d’immersion dans un monde qui ressemble beaucoup au nôtre, sous un éclairage un peu différent.

Certes, la « trilogie du Pont » n’est pas sans failles. On l’a vu, ce n’est pas pour la qualité ou l’inventivité des intrigues qu’on la plébiscitera. Dans le cas de Lumière virtuelle, c’en est même presque autoparodique : les codes cyberpunk sont là, mais sur un mode fainéant, l’histoire a déjà été lue cent fois, en SF ou en polar. Idoru s’en tire mieux, en raison du caractère parfaitement dérisoire, si amusant et vaguement intriguant, de son point de départ. L’absence d’enjeux visibles nuit cependant à terme au roman, qui ne satisfait pas quand il ramène artificiellement dans la partie Ivan et compagnie. Tomorrow’s Parties fait preuve de plus d’ambition, on l’a dit, en tentant de nouer les fils des deux premiers romans, et d’en dériver des enjeux globaux, macrocosmiques, qui leur étaient largement étrangers. Le problème est cette fois d’un autre ordre : en raison du postulat même du roman, la nature de la mission confiée à Rydell par Colin Laney n’étant véritablement comprise ni de l’un ni de l’autre, et Gibson usant d’un ton allusif riche en non-dits, l’objet même du récit s’avère bien obscur.

À ce souci d’intrigues s’en ajoute un autre : le style. On a le sentiment d’un auteur qui se cherche, qui, à bon droit, ne veut pas répéter les choix de la « trilogie Neuromantique », sans pour autant se renier (les amateurs de métaphores techno-tordues ne seront pas dépaysés), mais qui n’est pas bien certain de la direction à prendre. Il en résulte trois romans assez distincts, en termes de style comme de structure. Lumière virtuelle s’en sort bien, tout en fausse simplicité, porté par des descriptions aussi justes que laconiques et des dialogues savoureux, d’un naturel appréciable. Idoru est bien différent : si la structure du roman est plus simple que celle des deux autres (on alterne régulièrement les deux seuls points de vue de Chia et Colin Laney), le style se fait plus hermétique, perclus de phrases nominales et autres effets lapidaires dont la sécheresse déstabilise sans convaincre – et, disons-le, la traduction française, au mieux médiocre, n’arrange rien à l’affaire… À l’inverse, Tomorrow’s Parties joue d’une structure plus complexe, plus éclatée (73 chapitres parfois très brefs, dont il résulte une impression de mosaïque), ce qui contribue au caractère obscur de la narration ; le style retrouve pour part la simplicité apparente et surtout le naturel de Lumière virtuelle, pour un résultat qui convainc bien davantage (on regrettera cependant, une fois de plus, une traduction française… disons cette fois « inégale »). Ces expérimentations n’étaient pas vaines – mais elles ne trouvèrent probablement leur achèvement, au moins temporaire, qu’avec Identification des schémas.

Avec le recul, le bilan de la « trilogie du Pont » est contrasté, et il est bien sûr tentant d’y voir un pont entre les trilogies « Neuro-mantique » et « Blue Ant ». Plus d’un aspect y contribue : aussi bien cette anticipation à bien plus court terme que dans la première trilogie, avec un rapport différent à la technologie, que les recherches plus ou moins couronnées de succès d’un auteur désireux de redéfinir son style et ses modes de narration. Certains personnages peuvent être envisagés comme des échos de Neuromancien et ses suites, mais d’autres annoncent plus franchement Identification des schémas… Différents thèmes, presque obsessifs, contribuent par ailleurs à faire le pont, de la fascination pour le Japon et sa culture à l’intérêt pour la mode et les médias, qui prendra une tout autre dimension dans la « trilogie Blue Ant ».

Cependant, la « trilogie du Pont » doit de préférence être envisagée pour elle-même : elle a ses défauts qui lui sont propres (intrigues indigentes ou trop obscures, errances stylistiques qui font le grand écart, « méchants » trop caricaturaux), et de même pour ses qualités (« héros » attachants, expérience d’immersion très lucide et efficace, acuité du regard anthropologique) ; globalement, ces dernières l’emportent, et justifient qu’on relise la « trilogie du Pont » aujourd’hui, treize ans après les événements anticipés dans Lumière virtuelle.

La Machine à différences

39e Worldcon. Automne 1981, Denver, Colorado. William Gibson a 33 ans et quelques manuscrits en main, mais il n’a encore rien publié. Devant quatre personnes, il lit sa nouvelle « Gravé sur chrome » et prononce publiquement pour la première fois le mot cyberspace. Bruce Sterling écoute, il sait qu’il y a là un territoire, que la révolution informatique sera plus marquante encore que l’exploration spatiale. De cette rencontre naît le cyberpunk. Une poignée d’auteurs réunis autour de Sterling, théoricien du mouvement, y participent : Gibson, le pionnier, et quelques artisans dont Lewis Shiner, Pat Cadigan et Greg Bear.

En 1990, la collaboration entre Sterling et Gibson prend la forme d’un roman écrit à quatre mains : La Machine à différences. Il ne s’agit pourtant pas de cyberpunk, du moins en apparence. Évitant les écueils de la fiction prédictive, les deux auteurs se tournent vers le passé et l’histoire alternative. La Machine à différences deviendra l’un des romans canoniques du steampunk, de l’uchronie à vapeur.

L’action se déroule en 1855 en Angleterre, le point de divergence avec l’Histoire se situant vers 1824. Charles Babbage a construit sa fameuse machine à différences, un calculateur mécanique capable de fournir des solutions approchées de fonctions mathématiques par la méthode des différences finies. Fort de ce succès, il développe sa machine analytique et fournit à l’empire britannique la première machine à calculer programmable – un ordinateur. Il s’inspire des métiers à tisser Jacquard et utilise des cartes perforées pour sa programmation ; le mouvement des pièces mécaniques est assuré par la puissance énergétique de la vapeur. Sterling et Gibson imaginent la coïncidence des révolutions industrielle et informatique, et resserrent ainsi les racines des sociétés technologiques. L’invention de Babbage a renforcé la suprématie de l’empire britannique ; savants et industriels ont pris le pouvoir à travers le parti radical, et Lord Byron est revenu de ses pérégrinations grecques pour devenir Premier Ministre tandis que Darwin a été fait Lord. L’Empire français n’est pas en reste et a de son côté construit le Grand Napoléon, le plus puissant des ordinateurs. Les États d’Amérique ne se sont jamais unis et le continent reste divisé en territoires antagonistes. Les communistes tiennent Manhattan et la République du Texas est le théâtre de conflits d’influence entre les forces franco-mexicaines et la couronne anglaise. En Grande-Bretagne, les tensions sociales restent fortes. Le luddisme, mouvement ouvrier contestataire né de l’opposition à la mécanisation des métiers à tisser, s’est tourné contre les machines de Babbage. Il a été en grande partie écrasé par le pouvoir en place, mais des poches de subversion subsistent dans cet État policier où la surveillance de masse est aidée par lesdites machines.

Si la forme se revendique steampunk et si les ordinateurs sont à vapeur, La Machine à différences n’est jamais très loin des thématiques cyberpunk. C’est la même grille de lecture que Sterling et Gibson transportent à l’époque victorienne. Le ciel est chargé et «  Londres déçoit toujours quelque peu, en été ».

Écrit comme un polar en plusieurs tableaux, le roman suit trois personnages principaux : Sybil Gerard, fille de luddite et prostituée, Edward Mallory, paléontologue et radical convaincu, et Laurence Oliphant, journaliste et espion au service de sa majesté. Le devenir d’un jeu de cartes perforées pour la possession duquel certains sont prêts à tuer constitue l’élément central du roman et le lien entre ces trois personnages, dont les chemins se croiseront au gré des agitations politiques, des complots, des relents toxiques de la Tamise et des coups de feu.

Hélas, le scénario, touffu, manque de direction, et si la représentation du choc technologique est prenante dans ce siècle alternatif richement construit, le poids encyclopédique des références historiques et scientifiques fait que le roman atteint la masse critique sous laquelle il menace de s’écrouler. Et c’est bien ce qui arrive dans sa dernière partie, agencée sous la forme d’une collection de documents censés relier les éléments épars d’une histoire fragmentée, mais qui peine à convaincre, voire à être compréhensible. Les pièges de l’écriture à quatre mains sont là, se manifestant par un manque de cohérence scénaristique et dans la peinture des personnages dont les caractères varient confusément d’un tableau à l’autre. On retiendra donc La Machine à différences pour l’audace de sa proposition et la solidité de son univers, moins pour ses qualités romanesques.

Mona Lisa s'éclate

[Critique commune à Neuromancien, Comte Zéro et Mona Lisa s’éclate.]

Comme beaucoup de grands auteurs, William Gibson écrit toujours le même livre. C’est le cas depuis Neuromancien, le roman qui l’a propulsé par surprise au premier plan de la science-fiction mondiale, puis de la littérature au sens large. Outre son style personnel, fait de néologismes prescients et d’images inédites, c’est dans son acuité, sa capacité à percevoir au-delà des hallucinations consensuelles de notre réel pour projeter notre présent dans un futur littéraire que Gibson excelle et qu’il revient à chaque nouveau volume.

Lorsque l’auteur entame l’écriture de son premier roman, Neuromancien, donc, en 1982, la révolution a déjà eu lieu, ou presque. Il a publié deux nouvelles, dont une en collaboration avec John Shirley, quand il fait paraître dans Universe – une anthologie d’envergure – un texte intitulé « Le Continuum Gernsback ». Dans cette nouvelle manifeste (même s’il réfute le terme), Gibson dérouille la science-fiction classique et ses visions enchanteresses d’un futur radieux. « J’en avais assez de l’avenir vu uniquement par leprisme de l’Amérique, dumonde comme une monoculture blanche, des protagonistesgentils issus de la classe moyenne, voire au-dessus », explique-t-il dans une interview à The Paris Review. L’ancien hippie de Vancouver tourne le dos à la SF de papa en associant l’esthétique Raygun Gothic (néologisme de Gibson pour décrire ce mouvement esthétique des années 50 proche du style « paquebot » et du googie) au fascisme. Il constate qu’un changement est nécessaire.

Et le changement ne tarde pas. Avec « Johnny Mnemonic» et « Gravé sur chrome », publiées dans la prestigieuse revue Omni en 1981 et 1982, Gibson met son programme en pratique. Déçu par la science-fiction, dont la dernière rébellion littéraire, la new wave, n’a pas eu les effets escomptés – elle a certes secoué le genre, mais ne l’a pas transformé en profondeur –, l’auteur s’attelle à proposer autre chose, à sortir de ce qu’il considère comme une littérature pour adolescents écrite par des adolescents attardés. Influencé par des écrivains qui œuvrent dans les marges du genre – Burroughs, Ballard, Pynchon –, il se crée un terrain de jeu, un nouvel espace qui viendra remplacer le vaisseau spatial de la SF classique (qu’utilisait pourtant Delany, une autre de ses influences majeures). Et c’est la convergence de deux images qui lui en fournira l’inspiration : celle de jeunes gens captivés par des bornes d’arcade, comme plongés dans un autre monde, associée à une publicité pour un ordinateur Apple, guère plus gros qu’un de nos portables actuels. Il pressent que tout le monde sera bientôt équipé de ce genre de matériel et que l’on y passera énormément de temps. Il invente donc son arène, le lieu virtuel où transiteront les données informatiques qu’il nomme, peu convaincu par ses deux premières tentatives (infospace et dataspace), cyberspace.

Ce néologisme n’est qu’un des éléments qui donneront sa force et son originalité à Neuromancien. Gibson a capté le zeitgeist et a labellisé une intuition partagée par d’autres auteurs de SF, mais c’est grâce à ses autres inventions et à sa technique littéraire qu’il va attirer l’attention.

C’est dans la nouvelle « Johnny Mnemonic » qu’apparaissent le Sprawl, l’Étendue, le gigantesque étalement urbain, une mégalopole tentaculaire qui s’étire de Boston à Atlanta (un paysage d’autoroutes et de centres commerciaux, Springsteenland comme l’appelle Gibson), et Molly Millions, la punkette modifiée aux lames de rasoir implantées sous les ongles et aux yeux recouverts de verres-miroirs. « Gravé sur chrome » introduit le cyberespace, la matrix (la matrice) et la définition qu’en donne Gibson, une hallucination de masse consensuelle, ainsi que le décor de Chiba City, bas-fonds japonais pour expatriés, à l’esthétique de néons et d’hôtel capsules.

Tout est donc là, en germe dans les nouvelles, et néanmoins Neuromancien produit une déflagration. L’auteur a posé ses éléments dans des textes courts, et lorsque Terry Carr lui propose d’écrire un roman pour une de ses collections, il accepte sans réfléchir et se met au travail, la peur au ventre, sur une machine à écrire suisse, une Hermes 2000 des années 30. Il achève le livre en dix-huit mois, satisfait d’avoir réussi à venir à bout d’un roman en se disant qu’il restera quelques mois au rayon SF et, qu’avec un peu de chances, il sera redécouvert par des excentriques européens à Londres et Paris quelques années plus tard. Voilà bien un point sur lequel William Gibson n’a pas su prédire l’avenir. Car la réception de ce petit roman publié dans une collection de poche bon marché plutôt que dans une luxueuse édition cartonnée va bien au-delà des attentes. À une époque où Ridley Scott pose les fondements visuels de l’esthétique cyberpunk (en reprenant l’héritage de la revue Métal Hurlant (1)), le premier roman de Gibson en offre d’entrée le chef-d’œuvre immédiat et indépassable. Succès propagé par le bouche-à-oreille, le livre reçoit tous les prix importants de la science-fiction mondiale. Son impact culturel est immédiat et le mouvement cyberpunk – terme inventé par Bruce Bethke, mais popularisé par Gardner Dozois dans un article pour le Washington Post – est lancé.

Dès les premières lignes, Neuromancien désoriente le lecteur. On suit les traces de Case, un ancien hacker privé de cyberespace, un voyou déchu qui vit d’expédients dans les bas-fonds de Chiba, univers interlope de néon, de cuir, d’humains modifiés à coups de prothèses et d’implants. Ici, pas d’infodump : on découvre le monde immédiat des protagonistes et à nous d’inférer le reste. Contrairement à la SF plus classique, Gibson ne nous sert aucun paragraphe pour résumer « comment on en est arrivé là ». On devine vite que les méga-corporations dominent le monde, on apprend qu’une guerre a eu lieu autrefois. L’auteur, qui se souvient d’une phrase qui l’avait marquée par sa puissance d’évocation dans le New York 1997 de John Carpenter, reprend la même stratégie. De petites touches. Impressionnisme SF. Immersion complète. Faire suffoquer le lecteur. Lorsqu’il sortira de l’eau, s’il y parvient, il sera mouillé des pieds à la tête.

Une fois passée la désorientation, lorsque le lecteur a peu à peu repris pied et s’est adapté au monde présenté, l’auteur déroule une intrigue trépidante. On comprend vite qu’il n’y aura jamais de milieu, de demi-teinte. Tout est exacerbé, fluorescent, les sentiments comme les lasers. Les personnages ne font pas dans la demi-mesure, ils pleurent ou ils rient, ils hurlent ou ils chuchotent. Ils vont jusqu’au bout. Case rencontre Molly Millions, déjà vue dans « Johnny Mnemonic » et inspirée par Chrissie Hynde sur la pochette du premier album des Pretenders, puis se retrouve embarqué dans une intrigue qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle du film de Carpenter. Case, comme Snake Plissken, se fait engager par un ancien militaire qui l’empoisonne avec une substance dont on le débarrassera uniquement une fois sa mission accomplie. Une fois ces bases posées, Gibson ne se contente pas de dérouler une intrigue convenue mais allume les feux d’artifice. Les idées tombent comme à Gravelotte : IA, clones, stations spatiales, espionnage industriel, virus informatiques, visions de la matrice, mémoires trafiquées, le tout mélangé dans un maelström bouillonnant, un assaut sur les sens.

Gibson utilise ici la structure du polar hardboiled, anti-héros et monde criminel, en y mêlant des tropes du roman d’espionnage passés à la moulinette d’une nouvelle sorte de science-fiction qui se préoccupe davantage de mondes intérieurs et du désert du réel que représente la matrice que de conquête spatiale. Et le résultat de cette étrange fusion donne une créature inédite, du jamais vu dans la SF et dans la littérature au sens large. L’auteur, au fait de la transformation de la société d’une culture industrielle à une culture du spectacle et de l’information, a créé un environnement pour cette nouvelle forme de société. Il a, en quelque sorte, mis en image et en mots (l’importance des inventions langagières du texte est capitale) la naissance de ce monde où ce qui a le plus de valeur n’est plus le pétrole ou l’or, mais les data, les données. Ne peut-on pas aller même jusqu’à se demander, comme Jack Womack dans une préface au roman, si « le fait d’écrire l’arrivée d’internet ne l’a pas précipitée » ? L’importance et la radicalité de Neuromancien est peut-être difficile à juger aujourd’hui – surtout en France, où il ne bénéficia pas d’un accueil aussi chaleureux que dans les pays anglo-saxons ou au Japon –, mais force est de constater que son influence est encore perceptible à tous les niveaux de notre culture, de notre réel même.

Situé sept ans plus tard dans le monde de Neuromancien, Comte Zéro voit Gibson utiliser une nouvelle technique narrative. On suit désormais trois intrigues, centrées sur des protagonistes différents, et qui finissent par se rejoindre. Sur fond de guerre entre des méga-corporations, trois personnes se retrouvent embarquées dans des événements qui les dépassent. L’histoire se déroule à la fois dans le Sprawl, en Europe et dans la matrice, tandis que le réel est envahi par des dieux vaudous dont on ignore s’ils sont des émanations du cyberespace ou s’ils ont contaminé celui-ci. Encore une fois, les humains sont manipulés par des entités artificielles incompréhensibles, et les créations technologiques dues aux êtres de chair se retournent contre eux. Même le milliardaire Virek reste impuissant face à cette menace, et Gibson montre ainsi, par le biais d’une intrigue aux accents de romans d’espionnage, que la technologie peut vite devenir néfaste lorsqu’on en perd la maîtrise. Moins pyrotechnique que Neuromancien, Comte Zéro creuse un peu plus loin les obsessions de l’auteur, qui ne craint visiblement plus de ne pas en faire assez. La retenue relative dont il fait preuve, par rapport à son premier livre, lui permet d’explorer plus avant la psychologie de personnages qu’il prend le temps de dépeindre hors du cadre plus hardboiled de Neuromancien. Le monde décrit, sans être une dystopie complète, n’est pas le futur radieux promis par la SF américaine des années cinquante. Les USA ne semblent même plus exister en tant que tels, et le délitement de la société, plus ressenti que montré, est palpable. Délaissant le choc punk de son prédécesseur, Comte Zéro porte une mélancolie plus nuancée, plus adulte que dans le premier roman. La technique s’affine.

Avec Mona Lisa s’éclate, l’auteur accomplit encore un bond de sept ans dans la chronologie de son univers romanesque. De nouveau, trois intrigues différentes se succèdent à chaque chapitre et finissent par se fondre, cette fois littéralement, dans l’intrigue, puisque l’un des personnages en remplace un autre et que les deux qui restent intègrent l’aleph, un artefact emprunté à la nouvelle éponyme de Jorge Luis Borges et ici rapporté dans un cadre technologique. Le stade ultime du cyberespace, de la réalité virtuelle, est donc cet inconcevable univers tiré du réalisme magique, source inépuisable de merveilleux littéraire. Gibson continue de décrire le quotidien de personnages évoluant dans un monde du futur, allant ainsi à l’encontre de toute la science-fiction antérieure qui, si elle avait tendance à proposer à foison des éléments de contexte, faisait l’impasse sur les objets banals, l’environnement quotidien qui pour l’auteur, chineur passionné de brocantes et d’antiquités, fait le sel de la vie comme de la fiction. Si le livre s’achève sur des personnages qui se téléchargent, il s’agit, pour Gibson, d’une « sorte de métaphorepour exprimer son ambivalence sur les médias au vingtième siècle », mais aussi d’un moyen de retravailler une des questions essentielles du genre sur la place de l’humain dans l’univers, ce qui le définit. Tournant autour de la figure centrale de Joseph Cornell, un artiste dont se réclame Gibson, Mona Lisa s’éclate brouille la frontière entre l’humain et la machine en proposant des œuvres d’art créées par une IA, mais que l’un des personnages confond avec des collages de Cornell. Un test de Turing esthétique, en quelque sorte, et un avertissement, sous la plume d’un Gibson qui s’avère bien plus fasciné par les artefacts produits par la technologie que par la technologie elle-même.

Après trois romans, William Gibson a trouvé son rythme, ses références, sa façon de faire, les obsessions qu’il veut creuser. Et c’est en cela qu’il écrit toujours le même livre. Comme tous les grands auteurs sans doute, il travaille le monde qui l’entoure pour en livrer une image déformée par le prisme de sa vision, par sa subjectivité. S’il ne retrouvera jamais l’éclatante spontanéité de Neuromancien, il parvient à utiliser le décor qu’il a mis en place pour parfaire sa technique narrative et peu à peu agréger plusieurs de ses préoccupations à l’œuvre.

La « trilogie Neuromantique » n’a pas simplement révolutionné la science-fiction et marqué l’apparition d’un grand écrivain, elle a aussi, sans doute, façonné le réel dans lequel nous vivons. En mettant en image et en nommant les échanges de données informatiques sur des réseaux encore balbutiants à l’époque de rédaction, William Gibson a fait acte de magie et créé notre présent. Il ne l’a pas prédit : il l’a inventé. Et en cela il est grand.

(1). Dont Gibson se réclame d’ailleurs aussi : « Un des ingrédients principaux était ces bandes dessinées françaises pour adultes et leur vision particulière de l’orientalisme — le genre de choses que Heavy Metal commençait à traduire aux États-Unis.  » Interview avec William Gibson dans The Paris Review n° 211.

Comte Zéro

[Critique commune à Neuromancien, Comte Zéro et Mona Lisa s’éclate.]

Comme beaucoup de grands auteurs, William Gibson écrit toujours le même livre. C’est le cas depuis Neuromancien, le roman qui l’a propulsé par surprise au premier plan de la science-fiction mondiale, puis de la littérature au sens large. Outre son style personnel, fait de néologismes prescients et d’images inédites, c’est dans son acuité, sa capacité à percevoir au-delà des hallucinations consensuelles de notre réel pour projeter notre présent dans un futur littéraire que Gibson excelle et qu’il revient à chaque nouveau volume.

Lorsque l’auteur entame l’écriture de son premier roman, Neuromancien, donc, en 1982, la révolution a déjà eu lieu, ou presque. Il a publié deux nouvelles, dont une en collaboration avec John Shirley, quand il fait paraître dans Universe – une anthologie d’envergure – un texte intitulé « Le Continuum Gernsback ». Dans cette nouvelle manifeste (même s’il réfute le terme), Gibson dérouille la science-fiction classique et ses visions enchanteresses d’un futur radieux. « J’en avais assez de l’avenir vu uniquement par leprisme de l’Amérique, dumonde comme une monoculture blanche, des protagonistesgentils issus de la classe moyenne, voire au-dessus », explique-t-il dans une interview à The Paris Review. L’ancien hippie de Vancouver tourne le dos à la SF de papa en associant l’esthétique Raygun Gothic (néologisme de Gibson pour décrire ce mouvement esthétique des années 50 proche du style « paquebot » et du googie) au fascisme. Il constate qu’un changement est nécessaire.

Et le changement ne tarde pas. Avec « Johnny Mnemonic» et « Gravé sur chrome », publiées dans la prestigieuse revue Omni en 1981 et 1982, Gibson met son programme en pratique. Déçu par la science-fiction, dont la dernière rébellion littéraire, la new wave, n’a pas eu les effets escomptés – elle a certes secoué le genre, mais ne l’a pas transformé en profondeur –, l’auteur s’attelle à proposer autre chose, à sortir de ce qu’il considère comme une littérature pour adolescents écrite par des adolescents attardés. Influencé par des écrivains qui œuvrent dans les marges du genre – Burroughs, Ballard, Pynchon –, il se crée un terrain de jeu, un nouvel espace qui viendra remplacer le vaisseau spatial de la SF classique (qu’utilisait pourtant Delany, une autre de ses influences majeures). Et c’est la convergence de deux images qui lui en fournira l’inspiration : celle de jeunes gens captivés par des bornes d’arcade, comme plongés dans un autre monde, associée à une publicité pour un ordinateur Apple, guère plus gros qu’un de nos portables actuels. Il pressent que tout le monde sera bientôt équipé de ce genre de matériel et que l’on y passera énormément de temps. Il invente donc son arène, le lieu virtuel où transiteront les données informatiques qu’il nomme, peu convaincu par ses deux premières tentatives (infospace et dataspace), cyberspace.

Ce néologisme n’est qu’un des éléments qui donneront sa force et son originalité à Neuromancien. Gibson a capté le zeitgeist et a labellisé une intuition partagée par d’autres auteurs de SF, mais c’est grâce à ses autres inventions et à sa technique littéraire qu’il va attirer l’attention.

C’est dans la nouvelle « Johnny Mnemonic » qu’apparaissent le Sprawl, l’Étendue, le gigantesque étalement urbain, une mégalopole tentaculaire qui s’étire de Boston à Atlanta (un paysage d’autoroutes et de centres commerciaux, Springsteenland comme l’appelle Gibson), et Molly Millions, la punkette modifiée aux lames de rasoir implantées sous les ongles et aux yeux recouverts de verres-miroirs. « Gravé sur chrome » introduit le cyberespace, la matrix (la matrice) et la définition qu’en donne Gibson, une hallucination de masse consensuelle, ainsi que le décor de Chiba City, bas-fonds japonais pour expatriés, à l’esthétique de néons et d’hôtel capsules.

Tout est donc là, en germe dans les nouvelles, et néanmoins Neuromancien produit une déflagration. L’auteur a posé ses éléments dans des textes courts, et lorsque Terry Carr lui propose d’écrire un roman pour une de ses collections, il accepte sans réfléchir et se met au travail, la peur au ventre, sur une machine à écrire suisse, une Hermes 2000 des années 30. Il achève le livre en dix-huit mois, satisfait d’avoir réussi à venir à bout d’un roman en se disant qu’il restera quelques mois au rayon SF et, qu’avec un peu de chances, il sera redécouvert par des excentriques européens à Londres et Paris quelques années plus tard. Voilà bien un point sur lequel William Gibson n’a pas su prédire l’avenir. Car la réception de ce petit roman publié dans une collection de poche bon marché plutôt que dans une luxueuse édition cartonnée va bien au-delà des attentes. À une époque où Ridley Scott pose les fondements visuels de l’esthétique cyberpunk (en reprenant l’héritage de la revue Métal Hurlant (1)), le premier roman de Gibson en offre d’entrée le chef-d’œuvre immédiat et indépassable. Succès propagé par le bouche-à-oreille, le livre reçoit tous les prix importants de la science-fiction mondiale. Son impact culturel est immédiat et le mouvement cyberpunk – terme inventé par Bruce Bethke, mais popularisé par Gardner Dozois dans un article pour le Washington Post – est lancé.

Dès les premières lignes, Neuromancien désoriente le lecteur. On suit les traces de Case, un ancien hacker privé de cyberespace, un voyou déchu qui vit d’expédients dans les bas-fonds de Chiba, univers interlope de néon, de cuir, d’humains modifiés à coups de prothèses et d’implants. Ici, pas d’infodump : on découvre le monde immédiat des protagonistes et à nous d’inférer le reste. Contrairement à la SF plus classique, Gibson ne nous sert aucun paragraphe pour résumer « comment on en est arrivé là ». On devine vite que les méga-corporations dominent le monde, on apprend qu’une guerre a eu lieu autrefois. L’auteur, qui se souvient d’une phrase qui l’avait marquée par sa puissance d’évocation dans le New York 1997 de John Carpenter, reprend la même stratégie. De petites touches. Impressionnisme SF. Immersion complète. Faire suffoquer le lecteur. Lorsqu’il sortira de l’eau, s’il y parvient, il sera mouillé des pieds à la tête.

Une fois passée la désorientation, lorsque le lecteur a peu à peu repris pied et s’est adapté au monde présenté, l’auteur déroule une intrigue trépidante. On comprend vite qu’il n’y aura jamais de milieu, de demi-teinte. Tout est exacerbé, fluorescent, les sentiments comme les lasers. Les personnages ne font pas dans la demi-mesure, ils pleurent ou ils rient, ils hurlent ou ils chuchotent. Ils vont jusqu’au bout. Case rencontre Molly Millions, déjà vue dans « Johnny Mnemonic » et inspirée par Chrissie Hynde sur la pochette du premier album des Pretenders, puis se retrouve embarqué dans une intrigue qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle du film de Carpenter. Case, comme Snake Plissken, se fait engager par un ancien militaire qui l’empoisonne avec une substance dont on le débarrassera uniquement une fois sa mission accomplie. Une fois ces bases posées, Gibson ne se contente pas de dérouler une intrigue convenue mais allume les feux d’artifice. Les idées tombent comme à Gravelotte : IA, clones, stations spatiales, espionnage industriel, virus informatiques, visions de la matrice, mémoires trafiquées, le tout mélangé dans un maelström bouillonnant, un assaut sur les sens.

Gibson utilise ici la structure du polar hardboiled, anti-héros et monde criminel, en y mêlant des tropes du roman d’espionnage passés à la moulinette d’une nouvelle sorte de science-fiction qui se préoccupe davantage de mondes intérieurs et du désert du réel que représente la matrice que de conquête spatiale. Et le résultat de cette étrange fusion donne une créature inédite, du jamais vu dans la SF et dans la littérature au sens large. L’auteur, au fait de la transformation de la société d’une culture industrielle à une culture du spectacle et de l’information, a créé un environnement pour cette nouvelle forme de société. Il a, en quelque sorte, mis en image et en mots (l’importance des inventions langagières du texte est capitale) la naissance de ce monde où ce qui a le plus de valeur n’est plus le pétrole ou l’or, mais les data, les données. Ne peut-on pas aller même jusqu’à se demander, comme Jack Womack dans une préface au roman, si « le fait d’écrire l’arrivée d’internet ne l’a pas précipitée » ? L’importance et la radicalité de Neuromancien est peut-être difficile à juger aujourd’hui – surtout en France, où il ne bénéficia pas d’un accueil aussi chaleureux que dans les pays anglo-saxons ou au Japon –, mais force est de constater que son influence est encore perceptible à tous les niveaux de notre culture, de notre réel même.

Situé sept ans plus tard dans le monde de Neuromancien, Comte Zéro voit Gibson utiliser une nouvelle technique narrative. On suit désormais trois intrigues, centrées sur des protagonistes différents, et qui finissent par se rejoindre. Sur fond de guerre entre des méga-corporations, trois personnes se retrouvent embarquées dans des événements qui les dépassent. L’histoire se déroule à la fois dans le Sprawl, en Europe et dans la matrice, tandis que le réel est envahi par des dieux vaudous dont on ignore s’ils sont des émanations du cyberespace ou s’ils ont contaminé celui-ci. Encore une fois, les humains sont manipulés par des entités artificielles incompréhensibles, et les créations technologiques dues aux êtres de chair se retournent contre eux. Même le milliardaire Virek reste impuissant face à cette menace, et Gibson montre ainsi, par le biais d’une intrigue aux accents de romans d’espionnage, que la technologie peut vite devenir néfaste lorsqu’on en perd la maîtrise. Moins pyrotechnique que Neuromancien, Comte Zéro creuse un peu plus loin les obsessions de l’auteur, qui ne craint visiblement plus de ne pas en faire assez. La retenue relative dont il fait preuve, par rapport à son premier livre, lui permet d’explorer plus avant la psychologie de personnages qu’il prend le temps de dépeindre hors du cadre plus hardboiled de Neuromancien. Le monde décrit, sans être une dystopie complète, n’est pas le futur radieux promis par la SF américaine des années cinquante. Les USA ne semblent même plus exister en tant que tels, et le délitement de la société, plus ressenti que montré, est palpable. Délaissant le choc punk de son prédécesseur, Comte Zéro porte une mélancolie plus nuancée, plus adulte que dans le premier roman. La technique s’affine.

Avec Mona Lisa s’éclate, l’auteur accomplit encore un bond de sept ans dans la chronologie de son univers romanesque. De nouveau, trois intrigues différentes se succèdent à chaque chapitre et finissent par se fondre, cette fois littéralement, dans l’intrigue, puisque l’un des personnages en remplace un autre et que les deux qui restent intègrent l’aleph, un artefact emprunté à la nouvelle éponyme de Jorge Luis Borges et ici rapporté dans un cadre technologique. Le stade ultime du cyberespace, de la réalité virtuelle, est donc cet inconcevable univers tiré du réalisme magique, source inépuisable de merveilleux littéraire. Gibson continue de décrire le quotidien de personnages évoluant dans un monde du futur, allant ainsi à l’encontre de toute la science-fiction antérieure qui, si elle avait tendance à proposer à foison des éléments de contexte, faisait l’impasse sur les objets banals, l’environnement quotidien qui pour l’auteur, chineur passionné de brocantes et d’antiquités, fait le sel de la vie comme de la fiction. Si le livre s’achève sur des personnages qui se téléchargent, il s’agit, pour Gibson, d’une « sorte de métaphorepour exprimer son ambivalence sur les médias au vingtième siècle », mais aussi d’un moyen de retravailler une des questions essentielles du genre sur la place de l’humain dans l’univers, ce qui le définit. Tournant autour de la figure centrale de Joseph Cornell, un artiste dont se réclame Gibson, Mona Lisa s’éclate brouille la frontière entre l’humain et la machine en proposant des œuvres d’art créées par une IA, mais que l’un des personnages confond avec des collages de Cornell. Un test de Turing esthétique, en quelque sorte, et un avertissement, sous la plume d’un Gibson qui s’avère bien plus fasciné par les artefacts produits par la technologie que par la technologie elle-même.

Après trois romans, William Gibson a trouvé son rythme, ses références, sa façon de faire, les obsessions qu’il veut creuser. Et c’est en cela qu’il écrit toujours le même livre. Comme tous les grands auteurs sans doute, il travaille le monde qui l’entoure pour en livrer une image déformée par le prisme de sa vision, par sa subjectivité. S’il ne retrouvera jamais l’éclatante spontanéité de Neuromancien, il parvient à utiliser le décor qu’il a mis en place pour parfaire sa technique narrative et peu à peu agréger plusieurs de ses préoccupations à l’œuvre.

La « trilogie Neuromantique » n’a pas simplement révolutionné la science-fiction et marqué l’apparition d’un grand écrivain, elle a aussi, sans doute, façonné le réel dans lequel nous vivons. En mettant en image et en nommant les échanges de données informatiques sur des réseaux encore balbutiants à l’époque de rédaction, William Gibson a fait acte de magie et créé notre présent. Il ne l’a pas prédit : il l’a inventé. Et en cela il est grand.

(1). Dont Gibson se réclame d’ailleurs aussi : « Un des ingrédients principaux était ces bandes dessinées françaises pour adultes et leur vision particulière de l’orientalisme — le genre de choses que Heavy Metal commençait à traduire aux États-Unis.  » Interview avec William Gibson dans The Paris Review n° 211.

Neuromancien

[Critique commune à Neuromancien, Comte Zéro et Mona Lisa s’éclate.]

Comme beaucoup de grands auteurs, William Gibson écrit toujours le même livre. C’est le cas depuis Neuromancien, le roman qui l’a propulsé par surprise au premier plan de la science-fiction mondiale, puis de la littérature au sens large. Outre son style personnel, fait de néologismes prescients et d’images inédites, c’est dans son acuité, sa capacité à percevoir au-delà des hallucinations consensuelles de notre réel pour projeter notre présent dans un futur littéraire que Gibson excelle et qu’il revient à chaque nouveau volume.

Lorsque l’auteur entame l’écriture de son premier roman, Neuromancien, donc, en 1982, la révolution a déjà eu lieu, ou presque. Il a publié deux nouvelles, dont une en collaboration avec John Shirley, quand il fait paraître dans Universe – une anthologie d’envergure – un texte intitulé « Le Continuum Gernsback ». Dans cette nouvelle manifeste (même s’il réfute le terme), Gibson dérouille la science-fiction classique et ses visions enchanteresses d’un futur radieux. « J’en avais assez de l’avenir vu uniquement par leprisme de l’Amérique, dumonde comme une monoculture blanche, des protagonistesgentils issus de la classe moyenne, voire au-dessus », explique-t-il dans une interview à The Paris Review. L’ancien hippie de Vancouver tourne le dos à la SF de papa en associant l’esthétique Raygun Gothic (néologisme de Gibson pour décrire ce mouvement esthétique des années 50 proche du style « paquebot » et du googie) au fascisme. Il constate qu’un changement est nécessaire.

Et le changement ne tarde pas. Avec « Johnny Mnemonic» et « Gravé sur chrome », publiées dans la prestigieuse revue Omni en 1981 et 1982, Gibson met son programme en pratique. Déçu par la science-fiction, dont la dernière rébellion littéraire, la new wave, n’a pas eu les effets escomptés – elle a certes secoué le genre, mais ne l’a pas transformé en profondeur –, l’auteur s’attelle à proposer autre chose, à sortir de ce qu’il considère comme une littérature pour adolescents écrite par des adolescents attardés. Influencé par des écrivains qui œuvrent dans les marges du genre – Burroughs, Ballard, Pynchon –, il se crée un terrain de jeu, un nouvel espace qui viendra remplacer le vaisseau spatial de la SF classique (qu’utilisait pourtant Delany, une autre de ses influences majeures). Et c’est la convergence de deux images qui lui en fournira l’inspiration : celle de jeunes gens captivés par des bornes d’arcade, comme plongés dans un autre monde, associée à une publicité pour un ordinateur Apple, guère plus gros qu’un de nos portables actuels. Il pressent que tout le monde sera bientôt équipé de ce genre de matériel et que l’on y passera énormément de temps. Il invente donc son arène, le lieu virtuel où transiteront les données informatiques qu’il nomme, peu convaincu par ses deux premières tentatives (infospace et dataspace), cyberspace.

Ce néologisme n’est qu’un des éléments qui donneront sa force et son originalité à Neuromancien. Gibson a capté le zeitgeist et a labellisé une intuition partagée par d’autres auteurs de SF, mais c’est grâce à ses autres inventions et à sa technique littéraire qu’il va attirer l’attention.

C’est dans la nouvelle « Johnny Mnemonic » qu’apparaissent le Sprawl, l’Étendue, le gigantesque étalement urbain, une mégalopole tentaculaire qui s’étire de Boston à Atlanta (un paysage d’autoroutes et de centres commerciaux, Springsteenland comme l’appelle Gibson), et Molly Millions, la punkette modifiée aux lames de rasoir implantées sous les ongles et aux yeux recouverts de verres-miroirs. « Gravé sur chrome » introduit le cyberespace, la matrix (la matrice) et la définition qu’en donne Gibson, une hallucination de masse consensuelle, ainsi que le décor de Chiba City, bas-fonds japonais pour expatriés, à l’esthétique de néons et d’hôtel capsules.

Tout est donc là, en germe dans les nouvelles, et néanmoins Neuromancien produit une déflagration. L’auteur a posé ses éléments dans des textes courts, et lorsque Terry Carr lui propose d’écrire un roman pour une de ses collections, il accepte sans réfléchir et se met au travail, la peur au ventre, sur une machine à écrire suisse, une Hermes 2000 des années 30. Il achève le livre en dix-huit mois, satisfait d’avoir réussi à venir à bout d’un roman en se disant qu’il restera quelques mois au rayon SF et, qu’avec un peu de chances, il sera redécouvert par des excentriques européens à Londres et Paris quelques années plus tard. Voilà bien un point sur lequel William Gibson n’a pas su prédire l’avenir. Car la réception de ce petit roman publié dans une collection de poche bon marché plutôt que dans une luxueuse édition cartonnée va bien au-delà des attentes. À une époque où Ridley Scott pose les fondements visuels de l’esthétique cyberpunk (en reprenant l’héritage de la revue Métal Hurlant (1)), le premier roman de Gibson en offre d’entrée le chef-d’œuvre immédiat et indépassable. Succès propagé par le bouche-à-oreille, le livre reçoit tous les prix importants de la science-fiction mondiale. Son impact culturel est immédiat et le mouvement cyberpunk – terme inventé par Bruce Bethke, mais popularisé par Gardner Dozois dans un article pour le Washington Post – est lancé.

Dès les premières lignes, Neuromancien désoriente le lecteur. On suit les traces de Case, un ancien hacker privé de cyberespace, un voyou déchu qui vit d’expédients dans les bas-fonds de Chiba, univers interlope de néon, de cuir, d’humains modifiés à coups de prothèses et d’implants. Ici, pas d’infodump : on découvre le monde immédiat des protagonistes et à nous d’inférer le reste. Contrairement à la SF plus classique, Gibson ne nous sert aucun paragraphe pour résumer « comment on en est arrivé là ». On devine vite que les méga-corporations dominent le monde, on apprend qu’une guerre a eu lieu autrefois. L’auteur, qui se souvient d’une phrase qui l’avait marquée par sa puissance d’évocation dans le New York 1997 de John Carpenter, reprend la même stratégie. De petites touches. Impressionnisme SF. Immersion complète. Faire suffoquer le lecteur. Lorsqu’il sortira de l’eau, s’il y parvient, il sera mouillé des pieds à la tête.

Une fois passée la désorientation, lorsque le lecteur a peu à peu repris pied et s’est adapté au monde présenté, l’auteur déroule une intrigue trépidante. On comprend vite qu’il n’y aura jamais de milieu, de demi-teinte. Tout est exacerbé, fluorescent, les sentiments comme les lasers. Les personnages ne font pas dans la demi-mesure, ils pleurent ou ils rient, ils hurlent ou ils chuchotent. Ils vont jusqu’au bout. Case rencontre Molly Millions, déjà vue dans « Johnny Mnemonic » et inspirée par Chrissie Hynde sur la pochette du premier album des Pretenders, puis se retrouve embarqué dans une intrigue qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle du film de Carpenter. Case, comme Snake Plissken, se fait engager par un ancien militaire qui l’empoisonne avec une substance dont on le débarrassera uniquement une fois sa mission accomplie. Une fois ces bases posées, Gibson ne se contente pas de dérouler une intrigue convenue mais allume les feux d’artifice. Les idées tombent comme à Gravelotte : IA, clones, stations spatiales, espionnage industriel, virus informatiques, visions de la matrice, mémoires trafiquées, le tout mélangé dans un maelström bouillonnant, un assaut sur les sens.

Gibson utilise ici la structure du polar hardboiled, anti-héros et monde criminel, en y mêlant des tropes du roman d’espionnage passés à la moulinette d’une nouvelle sorte de science-fiction qui se préoccupe davantage de mondes intérieurs et du désert du réel que représente la matrice que de conquête spatiale. Et le résultat de cette étrange fusion donne une créature inédite, du jamais vu dans la SF et dans la littérature au sens large. L’auteur, au fait de la transformation de la société d’une culture industrielle à une culture du spectacle et de l’information, a créé un environnement pour cette nouvelle forme de société. Il a, en quelque sorte, mis en image et en mots (l’importance des inventions langagières du texte est capitale) la naissance de ce monde où ce qui a le plus de valeur n’est plus le pétrole ou l’or, mais les data, les données. Ne peut-on pas aller même jusqu’à se demander, comme Jack Womack dans une préface au roman, si « le fait d’écrire l’arrivée d’internet ne l’a pas précipitée » ? L’importance et la radicalité de Neuromancien est peut-être difficile à juger aujourd’hui – surtout en France, où il ne bénéficia pas d’un accueil aussi chaleureux que dans les pays anglo-saxons ou au Japon –, mais force est de constater que son influence est encore perceptible à tous les niveaux de notre culture, de notre réel même.

Situé sept ans plus tard dans le monde de Neuromancien, Comte Zéro voit Gibson utiliser une nouvelle technique narrative. On suit désormais trois intrigues, centrées sur des protagonistes différents, et qui finissent par se rejoindre. Sur fond de guerre entre des méga-corporations, trois personnes se retrouvent embarquées dans des événements qui les dépassent. L’histoire se déroule à la fois dans le Sprawl, en Europe et dans la matrice, tandis que le réel est envahi par des dieux vaudous dont on ignore s’ils sont des émanations du cyberespace ou s’ils ont contaminé celui-ci. Encore une fois, les humains sont manipulés par des entités artificielles incompréhensibles, et les créations technologiques dues aux êtres de chair se retournent contre eux. Même le milliardaire Virek reste impuissant face à cette menace, et Gibson montre ainsi, par le biais d’une intrigue aux accents de romans d’espionnage, que la technologie peut vite devenir néfaste lorsqu’on en perd la maîtrise. Moins pyrotechnique que Neuromancien, Comte Zéro creuse un peu plus loin les obsessions de l’auteur, qui ne craint visiblement plus de ne pas en faire assez. La retenue relative dont il fait preuve, par rapport à son premier livre, lui permet d’explorer plus avant la psychologie de personnages qu’il prend le temps de dépeindre hors du cadre plus hardboiled de Neuromancien. Le monde décrit, sans être une dystopie complète, n’est pas le futur radieux promis par la SF américaine des années cinquante. Les USA ne semblent même plus exister en tant que tels, et le délitement de la société, plus ressenti que montré, est palpable. Délaissant le choc punk de son prédécesseur, Comte Zéro porte une mélancolie plus nuancée, plus adulte que dans le premier roman. La technique s’affine.

Avec Mona Lisa s’éclate, l’auteur accomplit encore un bond de sept ans dans la chronologie de son univers romanesque. De nouveau, trois intrigues différentes se succèdent à chaque chapitre et finissent par se fondre, cette fois littéralement, dans l’intrigue, puisque l’un des personnages en remplace un autre et que les deux qui restent intègrent l’aleph, un artefact emprunté à la nouvelle éponyme de Jorge Luis Borges et ici rapporté dans un cadre technologique. Le stade ultime du cyberespace, de la réalité virtuelle, est donc cet inconcevable univers tiré du réalisme magique, source inépuisable de merveilleux littéraire. Gibson continue de décrire le quotidien de personnages évoluant dans un monde du futur, allant ainsi à l’encontre de toute la science-fiction antérieure qui, si elle avait tendance à proposer à foison des éléments de contexte, faisait l’impasse sur les objets banals, l’environnement quotidien qui pour l’auteur, chineur passionné de brocantes et d’antiquités, fait le sel de la vie comme de la fiction. Si le livre s’achève sur des personnages qui se téléchargent, il s’agit, pour Gibson, d’une « sorte de métaphorepour exprimer son ambivalence sur les médias au vingtième siècle », mais aussi d’un moyen de retravailler une des questions essentielles du genre sur la place de l’humain dans l’univers, ce qui le définit. Tournant autour de la figure centrale de Joseph Cornell, un artiste dont se réclame Gibson, Mona Lisa s’éclate brouille la frontière entre l’humain et la machine en proposant des œuvres d’art créées par une IA, mais que l’un des personnages confond avec des collages de Cornell. Un test de Turing esthétique, en quelque sorte, et un avertissement, sous la plume d’un Gibson qui s’avère bien plus fasciné par les artefacts produits par la technologie que par la technologie elle-même.

Après trois romans, William Gibson a trouvé son rythme, ses références, sa façon de faire, les obsessions qu’il veut creuser. Et c’est en cela qu’il écrit toujours le même livre. Comme tous les grands auteurs sans doute, il travaille le monde qui l’entoure pour en livrer une image déformée par le prisme de sa vision, par sa subjectivité. S’il ne retrouvera jamais l’éclatante spontanéité de Neuromancien, il parvient à utiliser le décor qu’il a mis en place pour parfaire sa technique narrative et peu à peu agréger plusieurs de ses préoccupations à l’œuvre.

La « trilogie Neuromantique » n’a pas simplement révolutionné la science-fiction et marqué l’apparition d’un grand écrivain, elle a aussi, sans doute, façonné le réel dans lequel nous vivons. En mettant en image et en nommant les échanges de données informatiques sur des réseaux encore balbutiants à l’époque de rédaction, William Gibson a fait acte de magie et créé notre présent. Il ne l’a pas prédit : il l’a inventé. Et en cela il est grand.

(1). Dont Gibson se réclame d’ailleurs aussi : « Un des ingrédients principaux était ces bandes dessinées françaises pour adultes et leur vision particulière de l’orientalisme — le genre de choses que Heavy Metal commençait à traduire aux États-Unis.  » Interview avec William Gibson dans The Paris Review n° 211.

Gravé sur Chrome

Avant de connaître la gloire avec Neuromancien, William Gibson commença par publier des nouvelles. La première d’entre elles, « Fragment de rose en hologramme », paraît en 1977 dans un magazine méconnu, Unearth. Après un hiatus, Gibson remet le couvert, et de manière soutenue : dix nouvelles sur la période 1981-85, dont quatre sur la seule année 1981. Par la suite, l’auteur se détourne de la forme courte : après une deuxième période moins productive (cinq textes entre 1988 et 1991), seuls quatre récits émergent par la suite (en 1993, 1997, 2010 et 2014) – une production insuffisante pour intéresser les éditeurs français, puisque sur ces neuf derniers textes, seuls deux bénéficieront d’une traduction. Cette relative sécheresse dans la forme courte s’explique sans peine : William Gibson ne s’y sent guère à son aise. Certes, dans ses premières années, il parvenait à dresser en quelques pages des histoires marquantes, rythmées. Mais les concepts qu’il entendait aborder par la suite peinaient à se déployer sur la longueur d’une nouvelle. Ainsi, en bon écrivain peu prolixe, il privilégie depuis longtemps la forme longue. Pourtant, il y a de bien belles choses dans Gravé sur chrome et les quelques nouvelles parues de manière éparse.

Dans « Fragment de rose en hologramme » , on peut, avec la Perception Sensorielle Apparente, revivre en réalité subjective des événements vécus par un autre. Pour le protagoniste, ce sera le départ et la fin de son histoire d’amour. Les premières bases du cyber à la Gibson sont là : bidouillages informatiques, interaction forte entre l’organique et l’électronique ; seul manque le côté punk. Qui arrive avec « Johnny Mnemonic ». Le héros du titre monnaye sa mémoire : il l’utilise tel un disque dur – qui contient des données auxquelles il n’a pas accès, et que l’on ne peut extraire que par le biais d’une phrase-code agissant comme un mot de passe. Johnny évolue dans le monde des petites frappes, de la mafia et des laissés pour compte qui ont eu recours à des manipulations pour (par exemple) s’implanter des crocs de doberman… Le corps conçu comme une machine et une volonté manifeste de situer l’intrigue dans les bas-fonds illustrent à merveille le cœur du cyberpunk, également caractérisé par le rythme, l’inventivité délirante et une écriture dense. « Gravé sur chrome », qui fonctionne comme un thriller, est le récit d’une tentative d’intrusion/extorsion informatique qui use d’un vocabulaire à la fois précis et poétique par le biais d’une abstraction artistique des concepts informatiques. « Hôtel New Rose » clôt la trilogie dite du Sprawl, et l’on retrouve à la fois mafia et hackers des deux nouvelles précédentes. «Le Continuum Gernsback », publiée dans Mozart en verres miroirs, l’anthologie-manifeste de Bruce Sterling, délaisse, le temps d’un texte, le cyberpunk pour la description de l’émergence progressive dans le monde du narrateur, photographe, de concepts issus du futurisme des années 1930 qui auraient évolué de manière uchronique. Dans « Hinterland », la physique progresse grâce à des artefacts extraterrestres découverts par hasard ; une autre composante du monde gibsonien est à l’œuvre ici, celle du melting pot, où toutes les cultures se mélangent et s’imprègnent les unes des autres, qu’il s’agisse des technologies mais aussi du langage ou des concepts métaphoriques. « Le Genre intégré » (écrite avec John Shirley) constitue une nouvelle entorse au cyberpunk, puisqu’il s’agit d’un texte ouvertement fantastique ; il prend néanmoins comme décor le même cadre, celui des bars interlopes au sein desquels évolue une sorte de créature métamorphe, dont la particularité est de s’adapter toujours au mieux par rapport à son environnement. « Étoile rouge, blanche orbite » (avec Bruce Sterling) se déroule dans un univers ou les Soviétiques ont gagné la course à l’espace ; à bord de la station spatiale, pourtant, les problématiques restent très humaines, on s’y trompe et on s’y saoule. Un terrible constat sur l’inutilité de la conquête spatiale qui ne débouche sur rien, et qui montre un Gibson un peu plus amer qu’à l’accoutumée. Dans « Duel aérien » (avec Michael Swanwick), les protagonistes se livrent des batailles aériennes avec des avions miniatures en réalité virtuelle contrôlés par la pensée ; cette fois-ci, on suit un ex-voleur à la tire assujetti à un blocage neural, une jeune femme à laquelle ses parents ont implanté une peur du contact charnel qui agit comme une ceinture de chasteté mentale, et un vétéran de guerre handicapé – autant de personnages en échec. Enfin, pour conclure Gravé sur chrome, et donc la première partie de la carrière de nouvelliste de Gibson, « Le Marché d’hiver » parle du transfert de personnalité dans une machine, à savoir celle d’une chanteuse d’un groupe de rock de Vancouver atteinte d’une maladie irrémédiable mais qui souhaite continuer sa carrière par-delà la mort ; un texte qui à la fois questionne sur la notion de l’identité (la personne virtuelle est-elle la même que celle, réelle, dont elle est issue ?) et traite subtilement des rapports humains.

Si le recueil propose des textes assez variés, Gravé sur chrome présente la quintessence du William Gibson cyberpunk : un mélange de concepts informatiques innovants (qui prennent parfois la forme de bidouillages peu protocolaires), d’esthétique glauque liée aux décors où évoluent mafia, voleurs et dealers de drogues, le tout baigné de pop culture, et traité au travers d’une écriture dense et rythmée.

En ce qui concerne les deux dernières nouvelles à être parues en français, « Treize vues des bas-fonds » (Angle mort n°5, 2011) dévoile Tokyo au travers d’autant de descriptions qui se répondent les unes aux autres, de façon à en faire émerger des motifs particuliers, préfigurant la « trilogie Blue Ant ». Dans « Dougal désincarné » (in Utopiales 2013), Gibson se met en scène et narre sa rencontre avec le dénommé Dougal, qui, sous l’effet d’une drogue, se désincarne sans espoir de pouvoir retrouver son corps. Plus que l’histoire de Dougal, ce texte empreint de nostalgie est l’occasion pour l’auteur de dresser le portrait de Kitsilano, le quartier de Vancouver où il habite. Ces deux textes, fort éloignés sur la forme de celles de Gravé sur chrome, dévoilent d’autres facettes de Gibson, et son goût toujours intact pour les expérimentations littéraires.

On l’a dit, William Gibson n’a écrit que peu de textes courts, et pour ainsi dire aucun lors de ces vingt dernières années. On aurait toutefois tort de ne pas les (re)découvrir, tant ils ont participé, avec ses romans de la « trilogie Neuromantique », à jeter les bases d’une nouvelle esthétique SF qui perdure encore aujourd’hui.

Le Dieu dans l’ombre

Sous le pseudonyme de Megan Lindholm, Robin Hobb va écrire un certain nombre de romans dont Le Peuple des Rennes, Le Dernier Magicien ou encore celui qui nous intéresse aujourd’hui, Le Dieu dans l’Ombre.

Publié en 1991, l’ouvrage bénéficie de l’attention des éditions ActuSF (1), qui le rééditent en grand format sous une magnifique couverture signée Lucian Stanculescu.

Loin des aventures de FitzChevalerie, le récit nous emmène sur les traces d’Evelyn, une jeune femme mariée à Tom Potter dont la famille possède une entreprise agricole florissante à Tacoma, une petite ville de l’État de Washington. Avec leurs fils, Teddy, le couple décide de quitter Fairbanks pour Tacoma, justement, et Evelyn doit dès lors composer avec une belle-famille n’acceptant pas cette bête sauvage qu’a ramené leur garçon.

Pour s’évader de cet environnement toxique, Evelyn peut compter sur un vieil ami surgit des tréfonds de son enfance : Pan, un faune qu’elle semble être la seule à pouvoir approcher.

Entre l’amour sauvage et naturel de Pan et le mépris d’une famille qui veut la façonner à sa guise, Evelyn va devoir choisir sa voie.

Véritable page-turner grâce à sa langue souple et légère, Le Dieu dans l’Ombre raconte l’histoire d’une jeune fille tiraillée entre son identité profonde, plus proche de la nature sauvage et farouchement indépendante, et une vie sociale banale souvent asphyxiante. Pendant longtemps, le roman de Megan Lindholm laisse le fantastique en sourdine et concentre ses efforts sur Evelyn, narratrice et héroïne, pour brosser un portrait féminin et féministe où le passage à l’âge adulte devient une malédiction. À la fois critique d’une misogynie ordinaire mais aussi plongée dans un retour à la terre et à la nature à la Thoreau, Le Dieu dans l’Ombre offre au lecteur une histoire touchante par la fragilité et la détermination de son héroïne prise au piège du quotidien et des conventions sociales qui l’entourent. Peu à peu, les malheurs d’Evelyn se teintent de fantastique par l’apparition de plus en plus fréquente de Pan, ancien Dieu de la forêt tombé éperdument amoureuse d’elle, et le récit oppose alors deux modes de vies, le nôtre et celui des bêtes, sans donner de réels gagnants en vérité, constatant l’échec inéluctable d’Evelyn à s’intégrer dans un monde qui ne pourra jamais totalement être sien. C’est aussi l’occasion de retrouver le sous-texte sur le couple que file l’autrice depuis le début de son récit, mais en inversant les rôles, mettant en lumière le jeu pervers qui se déroule entre deux êtres de chairs, jeux de pouvoirs et de séduction qui s’effrite avec le temps. Même si Le Dieu dans l’Ombre a parfois tendance à s’épancher plus que de raison sur les drames et états d’âmes d’Evelyn, l’ouvrage touche par la finesse psychologique de son héroïne et la sincérité du récit.

Après un virage à cent quatre-vingts degrés où le fantastique domine et rencontre le nature-writing, Megan Lindholm s’interroge sur notre capacité réelle à revenir à la terre, questionnant notre résistance et nos capacités humaines. Plus rude mais aussi plus bestial, cette dernière offrande à Pan renferme une note mélancolique où le bonheur passé se fane à l’ombre du réel. Au bout du chemin, un voyage initiatique où la féminité s’affirme et où la nature reprend ses droits, dans tous les sens du terme. Un très bon roman.

(1). On s’interrogera toutefois sur la pertinence de cette initiative éditorial un brin putassière, le présent bouquin étant toujours disponible au Livre de Poche, au prix de 7,70 euros… No comment. [NdRC]

Justicière

Écrivain prolixe et prolifique, Brandon Sanderson situe une bonne part de ses romans dans le « Cosmère », manière d’univers parallèle régi par la magie (pour faire simple : dans le détail, c’est un peu plus compliqué). Les cycles d’« Elantris » et de «  Fils-des-Brumes » y prennent place ; c’est le cas aussi des « Archives de Roshar », série prévue en dix tomes et dont le troisième, Justicière, est paru en ce printemps 2019 sous la forme de deux épais volumes (une véritable course de fond pour la traductrice Mélanie Fazi, chapeau bas à elle).

Bref rappel des événements, pour ceux qui n’auraient pas suivi. Roman introductif du cycle, La Voie des rois nous présente Roshar : planète rocailleuse balayée par les vents (dans le même sens, cela a son importance), elle est peuplée par les humains ainsi qu’une race humanoïde tantôt asservie (les parshes), tantôt combattue (les parshendis). La magie y existe, et, pour qui sait s’en servir, est une ressource que rechargent les régulières tempêtes. Par le passé, des Dévastations successives ont mis à bas la civilisation humaine. Les Chevaliers Radieux, un puissant ordre guerrier, auraient pu, auraient assurer la victoire humaine face aux mystérieux Néantifères… mais ils ont déserté, ont trahi ceux qu’ils devaient protéger.

Des millénaires de tranquillité plus tard, le roi Gavilar, souverain d’Alekhtar – l’un des nombreux royaumes du continent unique de Roshar —, devait signer un traité de paix assurant la paix entre sa contrée et les Parshendis ; hélas, le monarque est assassiné sur ordre desdits Parshendis. La guerre est déclarée. Au bout de cinq ans, le conflit s’est enlisé sur cet immense champ de bataille que sont les Plaines brisées. Là, plusieurs protagonistes vont s’y croiser. Il y a Kaladin, jeune homme engagé de force dans les troupes de Dalinar Kholin, frère du roi assassiné ; Dalinar, justement, individu brutal mais droit, œuvrant pour l’unité du royaume et assailli par des visions du passé ; Shallan, jeune héritière d’une maison noble chargée de sauver celle-ci de la ruine. Le Livre des radieux voit les protagonistes se rassembler et prendre conscience que l’ancien péril des Néantifères est de retour, avec pour conséquence immédiate le déclenchement d’une Tempête. Ayant prouvé sa valeur, et même davantage, Kaladin monte en grade ; Dalinar poursuit sa quête d’unification de son pays, mais se met en retrait au profit de son fils aîné Adolin ; Shallan voit sa formation interrompue de bien tragique manière et tâche de rejoindre les Plaines brisées.

Que dire sur Justicière sans gâcher le plaisir du lecteur souhaitant se lancer dans cette saga au long cours ? Ce troisième tome reprend là où le précédent s’achevait : la Tempête éternelle est là, et il s’agit désormais de sauver les humains de Roshar. Mais comment secourir une race n’ayant jamais pu s’unir sous une même bannière ? Tandis que les protagonistes s’organisent, parlementent et agissent, ils en apprennent également davantage sur la nature de leur propre monde et sur les êtres de rang quasi-divins dont l’écho des luttes se répercutent sur Roshar.

Les lecteurs ayant apprécié les deux premiers volets trouveront ici leur compte : dans Justicière, Sanderson, en bon écrivain démiurge, continue de déployer cet univers et sa cosmologie. Avec brio, l’auteur y mêle à un rythme accru action et révélations (tonitruantes pour certaines), sans ménager la tension. En somme, vivement la suite.

Quant aux lecteurs n’en pouvant plus d’attendre la prochaine incursion de George R.R. Martin dans Westeros, invitons-les à explorer Roshar, une destination des plus recommandables.

Le Fort

Quelque part en quelque époque – ce n’est vraiment ni notre monde ni notre temps, mais presque. Une dizaine d’années plus tôt, le Nord a perdu la guerre contre le Sud et, par conséquent, le territoire d’Inari. Vaste zone dépeuplée où passe un fleuve, Inari consiste en une zone tampon dont le Sud ne sait trop que faire et dont le Nord n’a pas été malheureux de se débarrasser. Inari ne connaît que deux saisons : l’été et la pluie. Sur les berges du fleuve se dresse un fort : quand l’officier Selen disparaît de son poste, le lieutenant Quernand est envoyé pour prendre sa place, poursuivre les travaux de son prédécesseur et mener l’enquête sur sa volatilisation. Bien vite, le militaire se laisse absorber par la langueur émolliente qui règne en ces lieux. Se surprend à apprécier la paresse, à ressentir quelque vague désir pour la domestique rustaude, à tout oublier de sa fonction…

Novella liée à une poignée de nouvelles parues dans Le Novelliste et Le Visage vert, Le Fort peut se lire de manière indépendante. L’ambiance languide qui se dégage de ses pages rappellera immanquablement d’autres récits où des membres des forces armées se dissolvent dans l’inaction : Le Désert des tartares de Dino Buzzati, Le Rivage des Syrtes de Julien Gracq, voire Les Soldats de la mer d’Yves et Ada Rémy ou les textes de Jacques Abeille ressortissant au « cycle des Contrées ». Les amateurs de fantastique risquent cependant de rester sur leur faim : l’aspect imaginaire du Fort tient à la seule nature imprécise du cadre de l’action. Quoi qu’il en soit, la torpeur humide qui imprègne ce récit déteint immanquablement sur son lecteur.

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