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Les Menhirs de glace

Après la sortie de Chronique des années noires, Folio « SF » en profite pour rééditer un autre ouvrage de Kim Stanley Robinson, sous une couverture plutôt élégante même si curieusement pixélisée. Publiée en 1984, Les Menhirs de glace est l'une des toutes premières œuvres du futur auteur de la très primée « Trilogie Martienne ». On y décèle déjà son intérêt pour la planète rouge, avec cette histoire de mystification de la mémoire somme toute intéressante, à défaut d'être fondamentale.

Si la quatrième de couverture insiste sur ces fameux « menhirs de glace » découverts par une expédition sur Pluton, autant savoir que cette curieuse construction ne sert que de toile de fond. Robinson (c'est son habitude) travaille autour de plusieurs personnages, via une histoire étalée sur un demi-millénaire (tout de même). Trois parties pour trois longues nouvelles, articulées autour d'une seule idée, la mémoire.

Car l'humanité vit alors un âge d'or. Les progrès scientifiques permettent désormais de vivre plus de 1000 ans, mais les choses sont compliquées par la déliquescence de la mémoire. Comment conserver son identité et son intégrité personnelles quand on oublie régulièrement les « anciennes vies » que l'on a vécues ? Que devient l'Histoire ? D'autant que cette apparente longévité n'implique pas forcément une objectivité historique améliorée. Si les acteurs mêmes de l'Histoire oublient leur participation, rien n'empêche les vainqueurs d'écrire la version officielle. Comme toujours. Comme partout.

Les Menhirs de glace débute par un journal. Celui d'Emma, aux prises avec une mutinerie dans un vaisseau minéralier. Lassés d'une vie contrôlée par le « Comité », les mutins bricolent deux vaisseaux pour foutre le camp du système solaire et aller voir ailleurs si la vie est plus belle. D'abord réticente, Emma est séduite par l'idée d'une révolte contre le Comité qu'elle méprise. Elle aide donc les mutins à concevoir un système de survie suffisant pour tenir un bon siècle. De quoi trouver une planète viable avec un peu de chance, mais surtout de quoi ne pas mourir tout de suite. Une fois la chose réglée et « l'expédition Davydov » lancée, Emma repart sur Mars avec ceux qui n'ont pas voulu joindre l'expédition, pour tomber en pleine révolution. La colonie ne supporte pas non plus le joug du Comité, et de violents combats débutent pour l'indépendance de la planète rouge. La répression est terrible et la sédition matée dans le sang. Fin de la première partie.

Situé 300 ans plus tard, la seconde partie du roman tourne autour du personnage de Hjalmar Nederland, archéologue iconoclaste qui ne croît pas à la version officielle du Comité concernant la révolte martienne. Une version douteuse qui parle de massacres perpétrés par les rebelles, ces derniers ayant lâchement assassiné femmes et enfants avant de se suicider collectivement en faisant sauter les dômes de leurs villes. Chef d'un chantier de fouilles à New-Houston, Nederland trouve des éléments de preuve concernant la véritable Histoire de la sédition martienne, dont le journal d'Emma. De déprime en déconvenues, il tente d'imposer la vérité avant d'être récupéré en beauté par le Comité qui trouve forcément une explication raisonnable. Pendant ce temps (mais pas avant la page 250, quand même), des explorateurs découvrent sur Pluton un cercle de blocs de glace inexplicable, avant de le baptiser Icehenge en référence au célébrissime Stonehenge. Spéculations folles vont bon train autour des constructeurs. Extraterrestres, Atlantes, Elvis Presley, tout y passe. Mais Nederland a son idée. Certains passages du journal d'Emma laissent penser que Icehenge a été construit par la fameuse expédition Davydov. Une version qui s'impose comme la seule valable. Fin de la deuxième partie.

Troisième partie 150 ans plus loin. Edmond Doya fait un travail historique nécessaire en partant du principe que non, vraiment non, Icehenge n'a pas été construit par l'expédition Davydov, mais relève d'une mystification historique tragique dont on ne soufflera mot ici. Vrai, pas vrai ? comment savoir ?

Long, parfois fatigant, mais toujours élégant et finalement passionnant, Les Menhirs de glace n'est certes pas une œuvre majeure, mais a le mérite d'explorer avec brio le territoire de la mémoire, de la validité de l'Histoire et du temps qui passe. « La vie est l'histoire de nos oublis », précise l'auteur avec raison et poésie…

Tour à tour magnifiques et pathétiques, les personnages illustrent bien la façon dont nous autres, pauvres humains, traçons tant bien que mal notre route à travers un espace incompréhensible et inconcevable, avant de disparaître dans le néant. Les Menhirs de glace n'est finalement qu'une parabole autour du célèbre palindrome latin « in girum imus nocte et consumimur igni ». Nous tournons en rond sans fin dans la nuit, et nous sommes consumés par le feu.

Légendes de la nuit

On ne présente plus Richard Matheson, auteur américain culte à qui l'on doit quantité de nouvelles, romans et autres scénarios (ciné et télé), tous caractérisés par leur très grande efficacité. Opus « rassembleur », Légendes de la nuit réunit quatre romans, l'ensemble formant un panorama assez juste de la vie littéraire de l'auteur. Ainsi, le célébrissime Je suis une légende (écrit en 54) précède le poétique Le Jeune homme, la mort et le temps (1975), avant Otage de la nuit (1989) et À sept pas de minuit (1993). Outre une politique éditoriale axée sur la publication d'inédits, la collection « Lunes d'encre » poursuit ainsi en parallèle un chemin « omnibus », après la sortie des intégrales des nouvelles de Dick, le rassemblement de « La Forêt des Mythagos », certains romans de Bradbury ou l'édition définitive de L'Echiquier du mal. On ne peut que s'en féliciter, même si le prix des pavés ne va pas forcément sans suffocation. Rappelons aux plus râleurs que les livres « Lunes d'encre » sont beaux, bien finis, bien fichus, et qu'ils vieillissent remarquablement bien quand on les compare aux poches, rapidement jaunis après achat.

Légendes de la nuit est un livre à réserver aux fans de Matheson et à ceux qui veulent une bibliothèque complète. À la lecture des quatre romans qui composent la chose, on est frappé par la facilité avec laquelle Matheson nous ballade d'une page à l'autre, sans jamais nous laisser le temps de lâcher le bouquin. De fait, la lecture de Légendes de la nuit est agréable, intéressante et parfaitement divertissante. Sur le fond, on reste néanmoins sceptique. Les histoires sont généralement prévisibles et parfois même évidentes, pour ne pas dire mal foutues. Le principal reste que « ça marche », et il n'y a rien à ajouter.

Ainsi, Je suis une légende met en scène le dernier homme sur terre, assiégé chaque nuit par des hordes de vampires. Son unicité en fait un objet de légende, et c'est évidemment lui qui doit assumer le statut de monstre dans un monde où le vampire incarne la normalité. Pas bête, drôle, mais très largement surestimé, Je suis une légende reste un roman « à lire », ne serait-ce que pour l'habileté de son scénario. De scénario, il est justement question avec Matheson, ses livres étant presque des objets cinématographiques. Chacun de ses romans ferait un excellent film (ce qui a d'ailleurs été le cas, pour certains), sans jamais être inoubliable d'un point de vue strictement littéraire. Matheson est avant tout un fantastique réservoir à idées… Le Jeune homme, la mort et le temps est un cas à part, avec l'histoire d'un jeune homme mourant, amoureux d'une actrice des années 20, dont l'obsession lui fera remonter le temps pour une brève rencontre avec son amour. Habile, poétique et exempt de la quincaillerie corollaire au voyage temporel, le roman est sans doute le plus réussi des quatre, malgré l'évidence du scénario et l'absence de surprise.

De son côté, Otage de la nuit révèle un travers de Matheson qu'on pourrait appliquer à Dick : certains romans sont plutôt mauvais, mais feraient des nouvelles formidables. On suit ici l'ordinaire d'un couple en crise dans une maison de vacances sur la côte Est. Hanté par un adultère récent, l'homme ne peut résister à l'attraction sexuelle de la belle Mariana, dont le statut de fantôme est évident dès son apparition. Moyen, faible par endroits, Otage de la nuit est largement passable, même si les « possessions » sont assez réjouissantes.

Terminons par À sept pas de minuit, qui montre l'étendue du talent de Matheson. Avec cette histoire de mathématicien confronté à un glissement de réalité et embarqué dans une rocambolesque histoire à la James Bond, l'auteur s'en donne à cœur joie. Pas un cliché qui ne soit présent, mais balancé avec une telle ironie et un tel sens du rythme qu'on s'étonne que le texte n'ait pas déjà donné une adaptation cinématographique (patience, ça va venir).

Au final, Légendes de la nuit est un livre forcément nécessaire pour le fan de S-F. Insistons sur la publication chez Flammarion de l'intégrale des nouvelles de Matheson (avec une réédition en poche chez J'ai Lu, idéale pour les pauvres — et ils sont nombreux), tout en précisant que Légendes de la nuit ne jure pas à côté. On aime ou pas Matheson, mais il faut reconnaître son talent et son importance dans le petit monde des littératures de l'imaginaire.

Journal des années de poudre

Un western dans une collection fantastique, quelle horreur ! Brûlons immédiatement auteur, éditeur, traducteur et correcteurs avant de vouer leurs âmes maudites et malfaisantes aux 666 abysses des enfers. Non ? Bon…

Drôle d'idée, donc, de la part de la collection « Lunes d'encre » que d'éditer Journal des années de poudre d'un certain Richard Matheson… Drôle d'idée, mais finalement pas si inadéquate, dans la mesure où la politique maison vise à défendre des auteurs, et que le Richard Matheson en question n'est globalement pas si inconnu dans le petit monde des littératures de l'imaginaire. Drôle d'idée, peut-être, mais le western a cette petite tradition « pulpesque » qui n'est pas sans rapport avec la S-F la plus académique, ce qui fait que bon, que voulez-vous ma bonne dame…

Bref, le lecteur lambda est en droit de s'interroger, mais également en droit de lire ce livre qui n'a d'autre ambition que le simple divertissement. Et s'il s'agit immanquablement d'un Matheson mineur, la fan ultime ne pourra pas s'empêcher de l'ajouter aux œuvres complètes, tandis que le néophyte trouvera ici une porte d'entrée adéquate au « mystère Matheson »… De quel mystère s'agit-il ? Tout simplement de la technique (qui relève de la magie pure et simple) propre à l'auteur qui veut que toute personne qui lise un de ses bouquins ait le plus grand mal à lâcher la chose avant la fin… Pour ça, rien que pour ça, n'importe quel Matheson vaut le coup.

Et l'histoire, au fait ?

Prenez l'Ouest sauvage, ajoutez-y un peu de poussière, du réalisme (mais pas trop quand même), deux ou trois colts et un fusil à canon scié. Secouez. Voilà.

Journal des années de poudre conte les aventures de Clay Halser. Des aventures sanglantes que le lecteur découvre via le journal d'Halser, légèrement amputé par le journaliste qui a récupéré les cahiers après la mort brutale de l'auteur. De cet amas de papier, quelques 300 pages sont extraites, 300 pages qui résument le monde des cow-boys à elles seules. Honneur hypocrite, brutalité gratuite et stupide, mort et déchéance forment les cercles vicieux dans lesquels évolue Clay Halser, légende de l'Ouest malgré lui, tour à tour Marshall, acteur (dans la troupe de théâtre narrant ses aventures — tout comme l'a un jour fait Monsieur Buffalo Bill himself), redresseur de torts, mais avant tout pauvre type victime de la renommée. Car les légendes sont fatiguées, fatiguées de perdre femmes et enfants, fatiguées de bouffer de la poussière et du plomb, fatiguées d'avoir continuellement peur et de voir leurs rares amis crever en saignant.

À la fois pathétique et loufoque, l'histoire de Clay Halser est une relecture somme toute vivifiante de l'Ouest, semblable (d'une certaine manière) à la vision décapante d'un Sergio Leone.

Oui, certes, la chose ne va pas très loin, mais dans la catégorie roman de gare efficace, il est difficile de faire mieux. Avis.

Les Dieux incertains

[Critique commune à Le Signe des Locustes et Les Dieux incertains.]

M. John Harrison ne fait pas franchement l'unanimité. Il suffit de parcourir quelques Forums ou plusieurs critiques pour s'en convaincre. « Sous-Moorcock » pour les uns, « style illisible » pour les autres, cet Anglais discret et sympathique (que les chanceux présents aux Utopiales de Nantes ont eu l'occasion de rencontrer) n'est pas un auteur facile, loin s'en faut. Obscurs, parfois difficilement compréhensibles, voire franchement « circonvolutionnés », ses romans sont pourtant intelligents, curieux, inventifs, drôles (oui oui) et surtout déraisonnables. Deuxième et troisième parties de l'improbable cycle de « Viriconium », Le Signe des locustes et Les Dieux incertains ne dérogent pas à la règle. Leurs détracteurs devraient donc se compter par centaines (au moins). Reste que les colonnes de Bifrost sont un lieu où il est encore possible d'exprimer ses opinions sans craindre l'excommunication. Disons-le donc tout net : oui, M. John Harrison est injustement méconnu et sans doute injustement critiqué. « Viriconium » est un chef-d'œuvre du bizarre, du fou, du n'importe quoi, traversé çà et là de traits bouleversants (rendez-vous aux dernières pages), l'ensemble du texte démontrant deux choses : Harrison sait prodigieusement bien écrire, et il s'amuse beaucoup. Il détourne, retourne, dévie, revient, repart, compare, mais (surtout) évite comme la peste les sujets-verbes-compléments. Il ne suffit évidemment pas de « faire compliqué » pour prétendre à l'excellence, mais Harrison y ajoute l'imagination, la densité, le théâtral (trop, diront certains), le grotesque, l'horreur et un savoir-faire tout sauf fantomatique. « Viriconium » 2 et 3 (et, par la même, l'œuvre entière d'Harrison) ne plairont donc pas aux fans d'Asimov, parce qu'ils s'inscrivent dans une tradition littéraire exigeante, complètement barrée et résolument « adulte ». L'auteur prend nettement position, à nous de le suivre, ou pas…

Reprenons.

Viriconium (cap. Cité Pastel) est un empire comme les autres situés sur Terre après (longtemps après) l'apocalypse. Plusieurs millénaires ont vu émerger et s'écrouler derechef différentes cultures, dont Viriconium est le dernier avatar. Tome 1 du cycle en question, La Cité pastel narrait les aventures des derniers Methvens partis en guerre contre une reine nordique félonne. Situé 80 ans plus tard, Le Signe des locustes s'approche un peu plus du pathologique et raconte une histoire que l'on pourrait aisément qualifier de méta-science-fictionnesque. Une nouvelle menace est à craindre, une menace indicible capable d'abattre le semblant de civilisation mise sur pied à Viriconium. D'abord cantonnée aux bas-fonds de la ville, la nouvelle religion du signe des locustes est le prémisse de quelque chose d'abominable, une horreur sans nom qui vaudra à Tomb le nabot un nouveau voyage vers le nord. Avec lui, Cellur (le maître des oiseaux, laissé pour mort au premier tome), Alstath Fulthor (le premier des ressuscités, vous suivez ?), mais aussi Galen Hornwrack (spadassin déchu rongé d'amertume) et une femme à moitié folle ayant apporté au Bistrot Viriconium (le bar du coin, quoi) une grosse tête d'insecte putréfiée. Pourquoi la folie semble-t-elle s'emparer du royaume ? Que signifient ces présages insectoïdes envahissants ? C'est ce que la petite troupe découvrira après un voyage au bout de l'horreur et de la folie, donnant l'occasion à l'auteur de décrire tout un monde halluciné (dans lequel des entités lunaires transforment un ancien pilote de vaisseau spatial en radio cosmique, un brusque choc des réalités (parallèles ?) entraîne l'invasion involontaire de sauterelles géantes et extraterrestres, tandis que les fidèles du Signe sont la proie de transformations physiques monstrueuses et que Viricomium est au plus mal — Hum…).

Agaçant, horripilant, pénible et somme toute moyennement compréhensible, Le Signe des locustes est pourtant d'une étonnante force littéraire. On peut comparer le roman à une sorte de brouillard permanent parfois troué de zones visibles qui font figure d'illuminations (le passage des marins rendus fous par le Signe, et qui enflamment leurs bateaux, est exceptionnel). Reste que l'auteur va loin, et qu'on ne le suit pas forcément. Réservons donc Le Signe des locustes aux plus motivés, tout en les prévenant que la suite est pire, bien pire. Allons-y donc !

Avec une couverture qui fera sans doute date comme l'une des plus laides de la littérature contemporaine (tout comme Alain Brion un peu plus haut, on a connu Guillaume Sorel plus inspiré, et c'est rien de le dire !), Les Dieux incertains démarre assez mal… Autant savoir que le délire aperçu avec Le Signe des locustes fait figure de conte d'une lumineuse clarté à côté de ce contestable tome 3. Le roman s'enrichit d'ailleurs de trois nouvelles, dont la dernière (« Voyage d'un jeune homme à Viriconium ») éclaire (ou obscurcit, c'est selon) quelque peu la nature parallèle du monde dépeint par Harrison. De fait, le compagnonnage de l'auteur doit autant à Moorcock qu'à Mathurin ou Mervyn Peake, et ce n'est pas innocent si un auteur comme China Miéville rend à Harrison ce qui appartient à Harrison.

Située bien après les deux premiers tomes (mais peut-on raisonnablement parler de tomes ?), l'action de cette dernière partie relève beaucoup plus de l'allégorie évanescente que de la prosaïque linéarité narrative. Un fléau semble s'abattre sur la ville basse, menaçant bientôt la ville haute, refuge de la noblesse et de l'élite. Invisible à l'œil nu (ou alors seulement de loin), ce fléau se caractérise par la lente dissolution de la substance même de la réalité. Les personnages, choses et ordures semblent se fondre dans un même flou gangrené, alors que la déliquescence de cette cité autrefois florissante semble s'accélérer. Témoins (et acteurs ?) de cette profonde dégénérescence, deux frères braillards, ivrognes et immondes, traînent sur les pavés en incarnant toute la mauvaise conscience du monde. Mais leur nature semble pourtant plus proche de la divinité (à priori, les dieux incertains, c'est eux) que ne veut bien le laisser croire leur pitoyable apparence. En parallèle, on suit les aventures (doucement, quand même) d'un peintre radical connu pour la férocité de ses œuvres. Bien décidé (mais vraiment doucement, hein) à sortir une femme peintre célèbre de la zone de quarantaine, il échafaude plusieurs plans (tous voués à l'échec) pour la ramener vers la ville haute, loin d'une maladie qui semble consumer aussi bien sa santé mentale que physique. Sur ce postulat à priori incompréhensible, Harrison manie avec brio son style inimitable, fait d'impasses stylistiques, de pièges littéraires et de sous-entendus violemment ironiques qui posent inévitablement la question ultime : se fout-il de notre gueule ? Oui, certainement, mais avec humour, charme et tendresse, d'où son absolution immédiate.

Avant d'aborder Les Dieux incertains proprement dit, on pourra s'attarder sur la nouvelle « Tégeus Cromis et la lamie », dans laquelle le héros fameux et magnifique de La Cité pastel fait un retour en force, avec une histoire de traque-au-monstre qui n'est pas sans rappeler la bête du Gévaudan et son cortège de mystères.

Au final, Le cycle de « Viriconium » est une œuvre terriblement « à part » dans la S-F d'aujourd'hui, mais son audace stylistique et la circonvolution permanente qui la caractérisent la positionnent d'emblée sur le secteur des OLNI indispensables, à prendre ou à laisser, en fonction des goûts de chacun. Peut-on parler d'anti-S-F ? Peut-être. En attendant, l'un des personnages de Harrison précise d'ailleurs que « plusieurs critiques tentent de présenter ses œuvres comme une suite d'images sans valeur narrative que seul son art lie les unes aux autres. » Une description qu'on peut aisément appliquer à « Viriconium », même si Harrison la réfute. Qu'en faire, donc ? Honnêtement, c'est à vous de voir…

Le Signe des locustes

[Critique commune à Le Signe des Locustes et Les Dieux incertains.]

M. John Harrison ne fait pas franchement l'unanimité. Il suffit de parcourir quelques Forums ou plusieurs critiques pour s'en convaincre. « Sous-Moorcock » pour les uns, « style illisible » pour les autres, cet Anglais discret et sympathique (que les chanceux présents aux Utopiales de Nantes ont eu l'occasion de rencontrer) n'est pas un auteur facile, loin s'en faut. Obscurs, parfois difficilement compréhensibles, voire franchement « circonvolutionnés », ses romans sont pourtant intelligents, curieux, inventifs, drôles (oui oui) et surtout déraisonnables. Deuxième et troisième parties de l'improbable cycle de « Viriconium », Le Signe des locustes et Les Dieux incertains ne dérogent pas à la règle. Leurs détracteurs devraient donc se compter par centaines (au moins). Reste que les colonnes de Bifrost sont un lieu où il est encore possible d'exprimer ses opinions sans craindre l'excommunication. Disons-le donc tout net : oui, M. John Harrison est injustement méconnu et sans doute injustement critiqué. « Viriconium » est un chef-d'œuvre du bizarre, du fou, du n'importe quoi, traversé çà et là de traits bouleversants (rendez-vous aux dernières pages), l'ensemble du texte démontrant deux choses : Harrison sait prodigieusement bien écrire, et il s'amuse beaucoup. Il détourne, retourne, dévie, revient, repart, compare, mais (surtout) évite comme la peste les sujets-verbes-compléments. Il ne suffit évidemment pas de « faire compliqué » pour prétendre à l'excellence, mais Harrison y ajoute l'imagination, la densité, le théâtral (trop, diront certains), le grotesque, l'horreur et un savoir-faire tout sauf fantomatique. « Viriconium » 2 et 3 (et, par la même, l'œuvre entière d'Harrison) ne plairont donc pas aux fans d'Asimov, parce qu'ils s'inscrivent dans une tradition littéraire exigeante, complètement barrée et résolument « adulte ». L'auteur prend nettement position, à nous de le suivre, ou pas…

Reprenons.

Viriconium (cap. Cité Pastel) est un empire comme les autres situés sur Terre après (longtemps après) l'apocalypse. Plusieurs millénaires ont vu émerger et s'écrouler derechef différentes cultures, dont Viriconium est le dernier avatar. Tome 1 du cycle en question, La Cité pastel narrait les aventures des derniers Methvens partis en guerre contre une reine nordique félonne. Situé 80 ans plus tard, Le Signe des locustes s'approche un peu plus du pathologique et raconte une histoire que l'on pourrait aisément qualifier de méta-science-fictionnesque. Une nouvelle menace est à craindre, une menace indicible capable d'abattre le semblant de civilisation mise sur pied à Viriconium. D'abord cantonnée aux bas-fonds de la ville, la nouvelle religion du signe des locustes est le prémisse de quelque chose d'abominable, une horreur sans nom qui vaudra à Tomb le nabot un nouveau voyage vers le nord. Avec lui, Cellur (le maître des oiseaux, laissé pour mort au premier tome), Alstath Fulthor (le premier des ressuscités, vous suivez ?), mais aussi Galen Hornwrack (spadassin déchu rongé d'amertume) et une femme à moitié folle ayant apporté au Bistrot Viriconium (le bar du coin, quoi) une grosse tête d'insecte putréfiée. Pourquoi la folie semble-t-elle s'emparer du royaume ? Que signifient ces présages insectoïdes envahissants ? C'est ce que la petite troupe découvrira après un voyage au bout de l'horreur et de la folie, donnant l'occasion à l'auteur de décrire tout un monde halluciné (dans lequel des entités lunaires transforment un ancien pilote de vaisseau spatial en radio cosmique, un brusque choc des réalités (parallèles ?) entraîne l'invasion involontaire de sauterelles géantes et extraterrestres, tandis que les fidèles du Signe sont la proie de transformations physiques monstrueuses et que Viricomium est au plus mal — Hum…).

Agaçant, horripilant, pénible et somme toute moyennement compréhensible, Le Signe des locustes est pourtant d'une étonnante force littéraire. On peut comparer le roman à une sorte de brouillard permanent parfois troué de zones visibles qui font figure d'illuminations (le passage des marins rendus fous par le Signe, et qui enflamment leurs bateaux, est exceptionnel). Reste que l'auteur va loin, et qu'on ne le suit pas forcément. Réservons donc Le Signe des locustes aux plus motivés, tout en les prévenant que la suite est pire, bien pire. Allons-y donc !

Avec une couverture qui fera sans doute date comme l'une des plus laides de la littérature contemporaine (tout comme Alain Brion un peu plus haut, on a connu Guillaume Sorel plus inspiré, et c'est rien de le dire !), Les Dieux incertains démarre assez mal… Autant savoir que le délire aperçu avec Le Signe des locustes fait figure de conte d'une lumineuse clarté à côté de ce contestable tome 3. Le roman s'enrichit d'ailleurs de trois nouvelles, dont la dernière (« Voyage d'un jeune homme à Viriconium ») éclaire (ou obscurcit, c'est selon) quelque peu la nature parallèle du monde dépeint par Harrison. De fait, le compagnonnage de l'auteur doit autant à Moorcock qu'à Mathurin ou Mervyn Peake, et ce n'est pas innocent si un auteur comme China Miéville rend à Harrison ce qui appartient à Harrison.

Située bien après les deux premiers tomes (mais peut-on raisonnablement parler de tomes ?), l'action de cette dernière partie relève beaucoup plus de l'allégorie évanescente que de la prosaïque linéarité narrative. Un fléau semble s'abattre sur la ville basse, menaçant bientôt la ville haute, refuge de la noblesse et de l'élite. Invisible à l'œil nu (ou alors seulement de loin), ce fléau se caractérise par la lente dissolution de la substance même de la réalité. Les personnages, choses et ordures semblent se fondre dans un même flou gangrené, alors que la déliquescence de cette cité autrefois florissante semble s'accélérer. Témoins (et acteurs ?) de cette profonde dégénérescence, deux frères braillards, ivrognes et immondes, traînent sur les pavés en incarnant toute la mauvaise conscience du monde. Mais leur nature semble pourtant plus proche de la divinité (à priori, les dieux incertains, c'est eux) que ne veut bien le laisser croire leur pitoyable apparence. En parallèle, on suit les aventures (doucement, quand même) d'un peintre radical connu pour la férocité de ses œuvres. Bien décidé (mais vraiment doucement, hein) à sortir une femme peintre célèbre de la zone de quarantaine, il échafaude plusieurs plans (tous voués à l'échec) pour la ramener vers la ville haute, loin d'une maladie qui semble consumer aussi bien sa santé mentale que physique. Sur ce postulat à priori incompréhensible, Harrison manie avec brio son style inimitable, fait d'impasses stylistiques, de pièges littéraires et de sous-entendus violemment ironiques qui posent inévitablement la question ultime : se fout-il de notre gueule ? Oui, certainement, mais avec humour, charme et tendresse, d'où son absolution immédiate.

Avant d'aborder Les Dieux incertains proprement dit, on pourra s'attarder sur la nouvelle « Tégeus Cromis et la lamie », dans laquelle le héros fameux et magnifique de La Cité pastel fait un retour en force, avec une histoire de traque-au-monstre qui n'est pas sans rappeler la bête du Gévaudan et son cortège de mystères.

Au final, Le cycle de « Viriconium » est une œuvre terriblement « à part » dans la S-F d'aujourd'hui, mais son audace stylistique et la circonvolution permanente qui la caractérisent la positionnent d'emblée sur le secteur des OLNI indispensables, à prendre ou à laisser, en fonction des goûts de chacun. Peut-on parler d'anti-S-F ? Peut-être. En attendant, l'un des personnages de Harrison précise d'ailleurs que « plusieurs critiques tentent de présenter ses œuvres comme une suite d'images sans valeur narrative que seul son art lie les unes aux autres. » Une description qu'on peut aisément appliquer à « Viriconium », même si Harrison la réfute. Qu'en faire, donc ? Honnêtement, c'est à vous de voir…

Le Dernier chasseur de sorcières

Désormais édité quasi exclusivement au Diable Vauvert, James Morrow reste fidèle à lui-même en signant Le Dernier chasseur de sorcières. Malicieux, sardonique, iconoclaste, rebelle et sincèrement inquiet quant à l'humanité en général, Morrow mêle avec un incroyable brio humour et sérieux, légèreté et drame, délires anarchisants et sentences dogmatiques, le tout dans un pavé de 700 pages qu'on pourra facilement classer au rayon des chefs-d'œuvre.

Raconté d'une plume subtile, délicieusement décalée, voire vieillotte, Le Dernier chasseur de sorcières est l'archétype du roman humaniste, dénonçant avec intelligence les travers de nos semblables, sans jamais perdre de vue qu'une amélioration est possible, et qu'une foi inébranlable en la science, l'étude et la connaissance pourrait bien nous tirer de la fange dans laquelle nous nous complaisons. Bref, un roman majeur d'un auteur qui l'est tout autant…

Situé à cette époque charnière qui voit la timide arrivée d'une science appliquée et applicable (fin XVIIe, milieu XVIIIe), Le Dernier chasseur de sorcières est divisé en deux parties distinctes, mais entremêlées au fil des chapitres. On suit les aventures (car il s'agit bien d'aventures) de Jennet Crompton, la toute jeune fille d'un chasseur de sorcière anglais patenté, dans la très sombre Angleterre de 1688. Prise sous l'aile de sa tante, la très intelligente, très humaniste et très féministe (pour l'époque, c'est du travail) Isobel, la petite Jennet partage son temps entre l'étude du latin, des mathématiques et des merveilleux traités d'un certain Isaac newton, dont les points de vue sur la nature physique du monde sont en train de bouleverser un ordre que l'on croyait immuable. Destiné à prendre la succession de leur père, le jeune Dunstan s'éloigne peu à peu de sa sœur, accompagnant leur géniteur lors des interrogatoires des sorcières, apprenant l'art de reconnaître la marque du démon, tout en prenant un juvénile plaisir (comme tout le monde d'ailleurs) aux nombreuses pendaisons publiques des suppôts de Satan.

Jennet, de son côté, rejoint la croyance de sa chère tante Isobel dans la non-existence du démon, les « trucs » des chasseurs de sorcières n'ayant évidemment aucun sens ni raison physique.

Malheureusement, le destin est en marche, et c'est au tour de la tante Isobel d'être accusée de sorcellerie, ses expériences scientifiques sentant un peu trop le souffre. Enthousiaste quant à l'idée de brûler sa propre sœur pour la libérer du joug infernal du démon, le père de Jennet mène à son terme un procès retentissant, terminé comme il se doit par un joyeux bûcher purificateur… Témoin impuissant de l'abominable supplice de sa tante, Jennet jure alors de n'avoir plus qu'un seul but dans la vie : faire abroger la loi royale sur la sorcellerie, et par là même, prouver l'inexistence du diable en prônant une rationalité scientifique pure et simple. Tâche ardue qui la mènera jusqu'au nouveau monde (où son père est envoyé avec la mission de purifier les colonies du démon qui s'y complait) et qui lui fera connaître maintes expériences intéressantes (procès des sorcières de Salem, exécutions diverses, massacre de son père et des habitants de leur village, enlèvement par les indiens, vie commune avec une tribu pendant presque dix ans, maternité brutalement stoppée par la variole, mariage avec un postier, seconde maternité plus heureuse, rencontre avec Benjamin Franklin, troisième maternité, vie naufragée sur une île déserte au milieu d'une utopie montée par des esclaves noirs en fuite, bref tout un tas de choses palpitantes, et, aussi curieux que ça puisse paraître, rigoureusement crédibles), avant de se confronter enfin avec son rêve d'enfant, mais dans le rôle de l'accusée !

En parallèle de cette histoire édifiante, drôle, tragique, violente, pathétique et grandiose, James Morrow prend la parole à la première personne du singulier, la donnant allégoriquement au livre principal d'Isaac Newton lui-même (les célèbres Principiaes Mathematicas). C'est donc un livre qui parle, mais un livre immortel, qui a connu beaucoup d'époques et qui, de temps en temps, s'introduit dans l'esprit d'humains soigneusement sélectionnés pour agir. Un parti pris curieux mais hilarant, tour à tour sérieux et potache, le tout masquant bien humblement une érudition proprement stupéfiante.

C'est l'occasion pour Morrow (le livre, donc) de décrire un voyage récent dans la ville de Salem, endroit riant transformé en Disneyland de la sorcellerie, avec vente de citrouilles et balais, néons et hot-dogs, châteaux hantés et trains fantômes, le tout sur le lieu même où des centaines d'innocents (dont une enfant de « quatre ans, rendue folle par trois mois de cachot humide ») subirent les tortures les plus abominables avant de griller vif pour la plus grande gloire de Dieu. Morrow en profite pour évoquer une lettre imaginaire envoyée au directeur de l'entreprise responsable de l'exploitation commerciale de Salem, lui proposant de plancher sur la construction d'un parc de ce genre à Auschwitz, avec petits trains, étoiles jaunes en pin's et compagnie. Une suggestion de mauvais goût, comme il se doit…

D'acidité, James Morrow n'en manque pas, mais c'est d'une acidité lucide qu'il s'agit, jamais amère. Malgré le cortège d'horreurs et de monstrueuses injustices qu'on y trouve, Le Dernier chasseur de sorcières est un livre profondément optimiste, drôle et intelligent. On saluera au passage le Diable Vauvert, dont la justesse de vue éditoriale est rarement prise en défaut, tout en félicitant l'excellent travail de traduction de Philippe Rouard qui a dû beaucoup souffrir. Au final, Le Dernier chasseur de sorcières est tout simplement l'un des plus grands livres de James Morrow, brillantissime auteur de presque soixante ans, dont on attend avec impatience les prochains ouvrages.

Dans la vallée des statues

Principalement connu pour sa très curieuse (et très bonne) Forêt des Mythagos, Robert Holdstock est à l'honneur en « Lunes d'encre », avec deux titres disponibles simultanément, dont un recueil de nouvelles plutôt épais (sans même parler de son autre titre, Le Graal de fer au Pré aux Clercs, roman dont nous vous causons plus bas).

Pour la petite histoire, certains textes proposés ici ont déjà fait l'objet d'un recueil baptisé Thorn (un baby « Lunes d'encre » promotionnel, offert pour l'achat de deux titres de la collection), un livre qui fait office d'apéritif avant les choses sérieuses. Dans la vallée des statues en donne donc plus et plus longtemps, sans toutefois prétendre à « l'intégrale ». Il s'agit plutôt d'une sélection serrée et chronologique, offrant un panorama fidèle et représentatif des évolutions de l'auteur, littérairement, humainement et thématiquement. La collection « Lunes d'encre » fait au passage un excellent travail éditorial sur Holdstock, avec des livres sans équivalent en langue anglaise, ce dont on se félicite.

Écrites de 1974 à 1995, les dix-sept nouvelles qui composent Dans la vallée des statues font la part belle à l'ambiance celtique chère à Holdstock, sans toutefois dénigrer les genres plus classiques, voyages dans le temps et délires spatiaux compris. C'est toutefois sur le terrain sombre, humide, touffu et dense de la « celtitude » que Robert Holdstock donne le meilleur de lui-même. Ainsi, les derniers textes sont tout simplement les meilleurs, avec cette écriture à la fois mystérieuse et cette brutale irruption des mythes celtiques dans un quotidien bien terne. C'est d'ailleurs l'un des intérêts d'un auteur comme Holdstock, qui propose une relecture sans équivalent du « mythe », le livrant à la sauce « réel » avec beaucoup d'efficacité. De fait, point de merveilleux ni d'onirique, mais bien l'odeur de la sueur, du sang, et le primitivisme tout animal (graisse, poils, sperme et os compris) qui caractérise la mythologie celtique. La vie y est brutale, sans pitié, et surtout sans véritable considération pour le genre humain, outil dans le meilleur des cas, victime dans le pire. Bref, on est bien loin du Seigneur des anneaux et l'on pénètre ici un monde très particulier, qui ne ressemble à aucun autre et dont on a bien du mal à se défaire.

S'il est évidemment hors de propos de résumer ici les nouvelles proposées dans ce recueil, on retiendra toutefois l'extraordinaire « Les Selkies », une vision particulièrement réaliste de nos bonnes vieilles sirènes (les femmes poissons, pas les saletés volantes chères à Homère), dans un décor écossais inquiétant (les îles Orcades, pour ne pas les citer) : sorte de Robinson moderne, Peterson attend le retour de « sa » selkie, ces femmes qui surgissent des flots glacés sous forme de phoque, pour se transformer ensuite en arbres, enracinés aux rochers, avant de prendre encore d'autres apparences (suivant un processus complexe et particulièrement peu ragoûtant), toutes plus fascinantes les unes que les autres. Quand c'est une autre selkie qui lui rend visite, Peterson comprend qu'il est arrivé quelque chose à son aimée.

Directement précédente à cette nouvelle de toute beauté, « Le Changeforme » en offre déjà beaucoup, via l'initiation d'un jeune garçon par un shaman angoissé, confronté à une énigme temporelle incompréhensible qui dépasse ses compétences. Allégorie subtile de l'apprentissage et de la liberté qu'il apporte (via un esclavage volontaire), ce texte poétique et (c'est plutôt rare chez Holdstock) optimiste est l'un des meilleurs du recueil.

Dans un registre radicalement différent qui remonte au « jeune » Holdstock, « Vieillir encore » relate une expérience scientifique sans précédent : l'observation de la vie accélérée (chimiquement) de deux enfants créés en matrice artificielle, sous l'œil d'une équipe de chercheurs décidés à percer le secret de l'âge et de la vie. Pathétique, sombre et glaciale, cette nouvelle fait office d'Ovni pour le lecteur habitué au Holdstock celtique. Mais si le décor change du tout au tout, on y retrouve néanmoins cette impuissance bien humaine, cette faiblesse si contraignante et cette terreur sous-jacente à l'œuvre « holdstockienne » en général. Témoin, la nouvelle « Thorn », qui met en scène un sculpteur chargé du visage du christ dans une église catholique, et dont le travail véritable relève de l'alliance avec une divinité païenne bien plus ancienne… Et redoutable.

Au final, Dans la vallée des statues est un recueil parfois fascinant, souvent bizarre, toujours curieux et finalement très inventif, éclairé sporadiquement par l'une des plumes les plus originales du moment. Il est donc temps que le lecteur français découvre Robert Holdstock, un auteur somme toute peu connu et dont on aurait pourtant bien du mal à se passer. Dans la vallée des statues est une excellente porte d'entrée dans un monde très particulier, une sorte de voyage (initiatique ou non, à vous de voir) où l'exigence littéraire n'est pas vaine. Loin de là.

Berceuse

[Critique réalisée à partir de l'édition originale de l'ouvrage]

Première histoire véritablement fantastique de Chuck Palahniuk, Berceuse a quand même végété une vingtaine de mois après sa parution outre-Atlantique avant de faire son apparition dans les librairies hexagonales. Une attente curieusement longue, dans la mesure où Palahniuk fait partie de ces auteurs « best-sellerisés » qui font beaucoup de bien aux finances d'une maison d'édition…

Curieusement publié (mais inscrit dans une certaine continuité) au sein de la collection plus ou moins policière « La Noire » (Gallimard), Berceuse est une sorte de road-movie mis sur papier, entrecroisé de flash-back et de digressions variées. On y retrouve le style propre à l'auteur, et cette narration non-linéaire décalée, broyée et déroutante, qui reste malgré tout d'une grande lisibilité. Après la relative déception de Monstres invisibles, Palahniuk nous revient au sommet de sa forme, dans un roman à la fois terrifiant et hilarant, véritable marque de fabrique déclinée au fil de ses livres.

Berceuse tourne autour d'un vieux conte africain, une berceuse apaisante qui a le pouvoir de faire mourir ceux qui l'entendent. Alors qu'il enquête sur le syndrome de la mort subite du nourrisson, Carl Streator (journaliste traumatisé par la mort de son épouse et de sa fille) prend connaissance de ce sinistre sortilège, tout en réalisant qu'il suffit parfois de le penser pour voir une victime rouler des yeux et s'écrouler.

Transformé en serial killer involontaire, Streator s'embarque dans une odyssée rocambolesque à travers les États-Unis, histoire de récupérer et de détruire toutes les pages 27 du livre qui contient la berceuse tueuse. Avec lui, on trouve une propriétaire d'agence immobilière spécialisée dans la vente (lucrative) de maisons hantées, sa secrétaire apprentie sorcière (et insupportable) et son copain écolo radical. De scènes délirantes en révélations autoflagellantes, tous trois réalisent peu à peu que leur quête les mène droit vers le fameux Livre des Sorcières, grimoire maudit renfermant l'intégrale des sorts du monde entier, pour le plus grand malheur de l'humanité. Dès lors, la tentation du pouvoir pervertit quelque peu les ambitions pures et l'altruisme innocent du début…

Comme on s'en doute (et comme d'habitude), l'intrigue n'est que le prétexte dont se sert Palahniuk pour aligner des remarques sardoniques, parfois sordides, mais toujours percutantes sur l'humanité. De la nécrophilie la plus glauque à l'humour le plus débridé en passant par des scènes d'une rare émotion (tout arrive), Berceuse est un roman majeur, à part, lumineux et absolument inclassable. Polar fantastico-ésotérico-réaliste, ce texte est tout simplement l'un des meilleurs de Palahniuk. De quoi patienter en attendant la traduction prochaine de Diary, dernier opus en date.

Réalité partagée

Sur Monde, les habitants vivent selon la réalité partagée, dans une harmonie consensuelle qui ne souffre aucune dérogation : tout désaccord, toute violence s'accompagnent de terribles maux de tête. Les personnes coupables d'un quelconque crime se trouvent coupées des autres, qui les ignorent, mais reçoivent de l'Etat des pilules destinées à soulager leur souffrance. Une expédition terrienne composée d'anthropologues, d'un géologue et d'une botaniste (l'art floral est omniprésent chez les Mondiens) tente d'étudier les bases physiques de cette réalité partagée. Pour David Allen, rigide chercheur rêvant de grandeur, une telle découverte éradiquerait la violence entre les humains. Bazargan, le chef de l'équipe, est très attentif à observer les coutumes locales afin de persuader les prêtres que les Terriens partagent également la réalité. Si ce n'était pas le cas, ils seraient déclarés irréels et tués sur-le-champ.

Mais les chercheurs ignorent que leur mission dissimule un projet militaire destiné à étudier l'un des sept satellites de Monde, en réalité un artefact se révélant être une arme redoutable. Celle-ci est également convoitée par les Faucheurs, belliqueux extraterrestres qui empruntent, comme les Terriens, les tunnels spatiaux disposés à proximité des systèmes solaires par une race inconnue (une idée décidément de plus en plus répandue dans la S-F). Ce satellite artificiel a-t-il un lien avec la radioactivité qui se concentre sur une seule montagne de Monde, le lieu sacré et interdit de la Première fleur ? Peut-on l'étudier sans déclencher de catastrophe ?

L'intrigue se déroule alternativement sur Monde et dans l'espace, apportant progressivement des réponses aux problèmes posés par ces mystères. La partie scientifique, fort bien documentée, traitant essentiellement de neurologie et de mécanique quantique, est savamment distillée et exposée avec clarté. Il en va de même pour les développements anthropologiques qu'autorise la présentation de cette civilisation originale. Elle ne parasite jamais l'action, très prenante, de ce roman, mais lui fournit au contraire les rebondissements nécessaires pour culminer jusqu'au climax final, digne des meilleurs space op'.

On attend avec impatience la suite de cette trilogie1.

 

Notes :
1. On signalera qu'a été publiée dans le Bifrost n°17 « Les Fleurs de la prison d'Aulite », une novella de Nancy Kress directement à l'origine de la présente trilogie. [NdRC.]

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