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Esther

Dans un monde futuriste pas si éloigné du nôtre, les robots occupent une place de plus en plus grande et tout spécialement les lovebots féminins dont la dernière génération assure aux possesseurs une expérience en tout point semblable, physiquement du moins, à celle qu’ils auraient pu avoir avec une véritable femme, tout en laissant libre cours à leurs moindres pulsions. Les fantasmes ne se heurtent plus au réel ni au respect qui conditionne les relations humaines, et rapidement les lovebots deviennent — parfois — des esclaves sexuels soumis aux pires tortures. C’est le cas d’Esther, qui finit par tuer son propriétaire. Une enquête est ouverte pour homicide et Esther est recherchée par la police, mais aussi par la firme qui l’a créée, Synthetic Industries. Anton et Maxine vont la découvrir, presque hors d’usage, dans une rue sombre. Cette découverte va bouleverser la vie de ce couple moyen, mal dans sa peau et dans sa relation amoureuse, puis celle de leur fils, adolescent standard, en délicatesse avec les filles de son âge et le réel de manière générale. La relation qui va se nouer peu à peu entre ces personnages amènera Esther à prendre conscience (?) de la nécessité de percer le secret de ses origines. Elle se met en quête du patron de Synthetic Industries, Franck Yalda.

Esther met en scène le passage à la singularité tant redoutée, le moment où la vie artificielle s’élèvera au niveau de la conscience humaine. Olivier Bruneau fait le choix de traiter cette problématique au prisme d’un des plus grands moteurs de consommation — notamment numérique — de notre époque : la sexualité. Il en fait la source de la transformation de la société, et en quelque sorte le facteur de l’avènement de cette singularité, puisque c’est dans l’intime de la relation amoureuse que se posent les questions fondamentales de notre condition humaine : quelle place accorder à l’autre ? comment s’accorder à lui ? qu’apprendre sur soi grâce à et par lui ?

Dans Une machine comme moi (cf. Bifrost n° 99), tout en s’interrogeant davantage et plus profondément sur la question des interactions entre savoir et conscience, Ian McEwan met en scène le même questionnement et arrive à une même réponse, dans une certaine mesure : la vie de ces nouvelles consciences est intenable. Olivier Bruneau livre, quant à lui, un récit plus facile d’accès, scandé par de larges dialogues tirés du quotidien et ponctué de quelques scènes érotiques bien menées mais très marquées, elles aussi, du sceau du même quotidien. Plus encore qu’une réflexion sur la naissance d’une conscience et ses affres, l’auteur dessine ici le portrait de notre société, peinant à penser son rapport au vivant et à l’autre, et malade d’un désir mal pensé, avec des hommes souvent brutaux, aveuglés par la pulsion et donc ignorants du consentement. Esther sauvera néanmoins le couple d’Anton et Maxine. On aurait pu souhaiter qu’elle le fasse avec un peu plus de chair et de concision.

Clairières

Dans le futur proche de Clairières s’est fait jour une nouvelle déclinaison du métier d’architecte, exercée par Robert Gallant, le protagoniste de ce premier roman du plasticien Gilles Ribero. Celle-ci consiste à imaginer et bâtir des « vitrines virtuelles » à destination d’entreprises aussi bien désireuses de mettre en valeur leurs résultats économiques que de « remodeler » leurs espaces de travail. Lesdites vitrines sont ainsi nommées non pas du fait de leur inexistence matérielle – elles sont autant d’artefacts bel et bien présents – qu’à cause de ce qu’elles exposent au regard. Ces vitrines d’une nature inédite sont conçues pour « absorber toutes les données générées par l’entreprise sur une période donnée, les traiter et les réorganiser selon leurs qualités de résonance et leurs affinités ». Tenant à la fois de l’écran d’informations boursières high-tech et de l’installation d’art contemporain (leur esthétique mûrement pensée évoque un « décor expressionniste »), ces vitrines font encore office d’éléments de construction. Remplaçant les murs du bâtiment abritant une entreprise, elles encerclent les femmes et les hommes y travaillant de flux d’informations permanents. Tel a été, entre autres firmes au nom fleurant la start-up carnassière, le cas de « Clearance Inc. ». Cette même firme dans laquelle on retrouve un jour « les corps du directeur général et de ses associés dispersés dans les couloirs et les atriums, les membres éparpillés çà et là ». L’équipe dirigeante a-t-elle été victime d’une « mutinerie » ourdie par des employés rendus ivres de violence par cette nouvelle forme d’open-space ? Ou bien la résine dont sont faites ces vitrines, dotée à la grande surprise de ses concepteurs d’une capacité de reproduction propre, a-t-elle joué quelque rôle dans cette frénésie homicide ? À moins que Robert n’ait quelque responsabilité dans le massacre, lui dont le jeune fils Tom affiche un goût inquiétant pour la brutalité la plus hardcore ?

Serge Ribero laisse in fine ses lecteurs et lectrices libres de décider à qui (ou à quoi) incombe le triple meurtre de la Clearance Inc. Clairières n’a en effet que fort peu à voir avec un récit d’enquête science-fictionnelle. À peine ébauchée, l’orientation policière tourne très vite court, se diluant dans une science-fiction à peine plus assumée. L’idée de cette résine imitant un être vivant, matériau de ces vitrines incarnant littéralement les flux économiques, est pourtant riche en potentialités narratives. Mais celles-ci se noient dans l’évocation de l’intériorité de Robert, bien évidemment mise à mal par les dommages « collatéraux » de son travail. Retranscrites par une écriture non dénuée d’une certaine élégance, mais aussi trop souvent oraculaire ou théorique, les affres de Robert peinent à faire un roman. Et l’on a trop souvent l’impression d’avoir entre les mains, avec Clairières, le (long) texte d’accompagnement de quelque installation d’art contemporain…

Shining in the dark

Lilja’s Library est l’un des sites mondiaux de référence sur Stephen King. Créé en 1996 par Hans-Ake Lilja, il n’a cessé de grandir depuis, jusqu’à devenir une énorme base de données d’informations et de news sur le maître horrifique du Maine.

À l’occasion des 20 ans du site, Lilja contacta de nombreux auteurs d’horreur, dont le maître lui-même, afin de réaliser une anthologie-hommage. En résulta le recueil Shining in the Dark, qui connut au fil des années de nombreuses traductions dans quantité de pays, jusqu’à arriver aujourd’hui en France.

On y trouve douze textes, dont un, perdu, de Stephen King, et un, classique, de Poe. Des textes inédits, d’autres déjà publiés mais surtout dans des revues, ce qui fait que la plupart des œuvres rassemblées ici sont inconnues de la grande part du lectorat.

Des traitements et des longueurs très différents. Des qualités comme toujours variables. Un seul point commun : le fantastique.

Voyons ce qui mérite d’être cité.

« Le Compresseur bleu », le texte de Stephen King qui ouvre le recueil, ne vaut, hélas, guère le déplacement. King y brise le quatrième mur dans un cabotinage peu convaincant qui peine à faire lever un cil. Quand un maître de l’horreur fait sans conviction le minimum syndical.

« Le Cœur révélateur », de Poe, une histoire « gothique » de meurtre entre folie et surnaturel, est bien plus convaincant, par le sentiment d’inexorable qu’il instille et l’extrême lenteur initiale d’un déroulé préparatoire qui contraste avec une réalisation aussi vive que la détente d’un ressort, jusqu’au caractère abrupt d’une conclusion entre catharsis et libération, quand, dans l’une de ces chutes dont Poe avait le secret, le mort se venge, à moins que ce ne soit la folie qui s’exprime.

Avec « Le Réseau », Jack Ketchum et P.D. Cacek livrent un récit très inquiétant d’histoire d’amour par Internet qui avance inexorablement vers la rencontre des amants virtuels. Où on réalise que ce qu’on dit de soi n’est jamais toute la vérité, et qu’un amour déçu est une chose dangereuse.

« Aeliana », de Bev Vincent, est de ces nouvelles dans lesquelles on sent un monde dont on aimerait qu’il soit développé dans un roman pour pouvoir le parcourir à fond. Ce n’est pas le cas dans ce texte court qui, de ce fait, frustre après avoir séduit.

« Charabia et Theresa », de Clive Barker, est une pochade religieuse amusante et 16+. Le Barker de Cabal s’y amuse dans une ambiance à la Magna Veritas – les amateurs de jeux de rôle s’y retrouveront.

« La Fin de toutes choses », de Brian Keene, est un texte mélancolique, triste et touchant, dans lequel s’exprime cette vérité fondamentale selon laquelle la fin du monde peut être strictement personnelle, celle d’un monde, de mon monde, plutôt que celle du monde avec un grand M.

« L›Attraction des flammes », de Kevin Quigley, est la plus longue et la plus terrifiante des nouvelles présentées ici. Dans un mix de Ça et de La Foire des ténèbres, l’auteur inscrit le lecteur dans les pas de trois jeunes garçons pris au piège d’un attraction foraine diabolique et d’un croquemitaine impitoyable. Il leur faudra lutter pour survivre, sans aucune certitude d’y parvenir. On n’est pas dans les Goonies, mais bien dans un hommage réussi à King et Bradbury.

« L›Amour d’une mère », de Brian James Freeman, est un texte assez court qui réussit à être surprenant en retournant de manière astucieuse les perceptions de son lecteur. Comme face à un prestidigitateur, on est content d’avoir été berné.

« Le Manuel du Gardien », de John Ajvide Linqvist (l’auteur de Laisse-moi entrer) est une histoire réussie de mégalomanie autour du jeu de rôle et singulièrement de L’Appel de Cthulhu. Ici, pas d’amitié à la vie à la mort comme dans Stranger Things, les mots (du Maître de Jeu comme de Lovecraft) ont du pouvoir, et entre les mauvaises mains, ils servent à de mauvaises fins. Le texte, qui par certains côtés rappelle le Christine de King, parvient à surprendre alors qu’on pensait l’avoir cerné. C’est ma foi bien fait.

Les autres textes sont moins réussis ou prenants.

Mais ce qui est réussi l’est bien (et long). Alors…

Quand je serai grand je serai mort

Quand je serai grand, je serai mort est un recueil, fix-up dans l’esprit si ce n’est dans le récit, qui regroupe seize nouvelles courtes ou très courtes, beaucoup à chute, lovées dans l’écrin que forment une préface de Claude Lecouteux et une postface de David Dunais, aussi dithyrambiques l’une que l’autre.

Seize textes donc, de romantisme noir, situés dans le monde et le passé indéterminés qui sont ceux des contes ; les textes commencent d’ailleurs par « il était une fois » ou « il y avait une fois ». Tous ces mini-contes mettent en scène tristesse, mort, désespoir, surnaturel. On y croise des petites filles en danger, des filles mortes, des fantômes, des amours malheureuses, des mariages gauchis dès l’origine, des vengeances post-mortem, des maladies, des malformés, des simplets, des enfants indésirés ou d’autres morts dans la matrice même de leur mère défunte, des bottes magiques, des fortunes subites, des chutes dans la misère, etc. On y meurt à qui mieux mieux, parfois même de sa propre volonté ou de sa propre bêtise. Des morts qui affectent souvent ceux dont on est proche, qu’on l’ait souhaité ou qu’il ne s’agisse que d’un regrettable effet pervers.

Voici un livre que j’aurais dû aimer et qui m’a globalement laissé aussi froid que le marbre noir du monument dans lequel la courtisane imparfaite de Baudelaire souffrait pour toujours de n’avoir pas connu ce que pleurent les morts. Pourquoi ? Liau écrit dans un style très chargé, utilisant un riche vocabulaire qu’on dira archaïque encore plus que désuet. Ses textes occupent un barycentre entre le conte, le fantastique romantique, la poésie en prose, et les très bonnes nouvelles de la regrettée Gudule. C’est joliment réalisé mais trop de baroque tue le baroque et la surcharge d’écriture – exercice de style – détache de la lecture, d’autant que l’élément dramatique est, lui, trop prévisible – Robert Smith désespère dans « Siamese twins » précisément grâce à l’absence de toutes ces envolées lyriques qui sentent ici la damoiselle prête à tomber en pamoison.

Si « Deux pieds dans la tombe » est amusante, si « Le Martyre des cendres » offre une délicieuse descente aux enfers du malheur, la nouvelle la plus convaincante est « Lange et linceul ». Elle est la plus longue et la seule dans laquelle a le temps de se construire vraiment une intrigue satisfaisante mêlant horreur morbide et progression narrative « crédible ». Les autres sont trop courtes, trop prévisibles, trop tendues vers une chute qui, hélas, n’effraie ni ne désespère. Et pour ce qui est de la très longue et louée « La Complainte des Xylanthropes » – qui rappelle le Baudelaire des Correspondances —, sa longueur même nuit à la tension dramatique, a contrario donc de celles où c’est la brièveté qui pose problème.

Il y a peut-être un lectorat pour ces contes noirs qui n’auraient pas détonné au XVIIIe ou XIXe siècle, mais je crains qu’ici et maintenant le temps de ce type de littérature – dont je suis friand dans sa version originale qui a le privilège de l’antériorité – ne soit passé.

La Neuvième Maison

Leigh Bardugo est une écrivaine américaine spécialisée dans le Young Adult. Elle se lance avec La Neuvième maison dans le New Adult (un genre (?) dans lequel les personnages principaux ont entre 18 et 30 ans, destiné principalement à un lectorat qui leur ressemble ; les délires créatifs des marketeurs sont sans limite).

La Neuvième maison est donc l’histoire d’une jeune femme, Alex « Galaxy » Stern. Fille d’une mère baba et d’un père enfui, Alex a connu la lente descente aux enfers de la drogue, du deal, de la prostitution occasionnelle. Signe d’une grande force, elle a survécu tant à ces années d’errance qu’à leur fin sanglante. Alors qu’elle se remet à l’hôpital, et que le seul avenir qui lui est promis est un retour vers le même, elle reçoit la visite d’un doyen de l’université Ivy League de Yale qui lui propose d’intégrer le prestigieux établissement en première année d’art. Cette offre aussi inespérée que généreuse est une couverture pour l’admission de la jeune femme dans la maison Lethé, la plus secrète des sociétés secrètes d’une université qui n’en manque pas (huit, parmi lesquelles la Bone and Skull dont furent membres d’anciens présidents des USA, entre autres). Elle y sera l’apprentie de Darlington, un troisième année qui est l’agent de terrain du Lethé. Et y apprendra à remplir la mission du Lethé, à savoir empêcher que les agissements des huit autres sociétés n’aient de conséquences néfastes sur des innocents. Car, écrivons-le, les sociétés secrètes de Yale pratiquent la magie – à l’insu du commun des mortels –, dans le but d’aider à la carrière et aux accomplissements professionnels et personnels de leurs membres. Et que, n’oublions pas de l’écrire, Alex doit la proposition inespérée qui lui a été faite au pouvoir très rare qu’elle détient (même au sein des maisons) : celui de voir les fantômes.

En commençant son roman presque par la fin, puis en revenant sur deux fils en flashback tous les deux séparés de quelques mois, Leigh Bardugo met immédiatement le lecteur dans la position anxieuse de celui qui sait que des événements très graves se sont produits mais ne sait pas lesquels, ni pourquoi, ni surtout comment ils se concluront. Elle met la barre haut en faisant de sa magie une force réellement menaçante qui peut provoquer la mort de ceux qui y sont confrontés – on n’est pas ici dans une sitcom lycéenne. Elle tisse une histoire complexe, mais jamais obscure, dont la progression est cohérente en dépit de la profondeur de la timeline considérée. Elle construit un personnage – Alex – dont la force et la résilience forcent l’admiration, et qui parvient à s’opposer victorieusement à des forces profondément maléfiques alors même qu’elle éprouve un fort syndrome de l’imposteur. Elle décrit finement une université (et des sociétés) dont la fonction principale est de légitimer la reproduction des élites américaines (faisant ainsi du roman une version ludique du très critique The Meritocracy Trap, de Daniel Markowitz, lui-même professeur à la Yale Law School). Elle raconte une jeunesse dorée et indifférente à autrui – même si ce trope-ci est plus banal. Elle fait tout cela à travers une histoire nerveuse qui fait du roman un vrai thriller, et évite habilement la mièvrerie YA en tournant le dos à toute velléité de romance.

Prix Goodreads du meilleur roman fantastique 2019 et loué par Stephen King himself, La Neuvième maison oscille entre fantastique et urban fantasy soft pour raconter une histoire policière dont les tenants, aboutissants et résolution sont de nature strictement magiques. Une histoire de débutante aussi, plongée dans un monde, de fait deux – le Yale visible et l’invisible –, qui lui sont inconnus et mettent durement à l’épreuve sa confiance en elle.

Ce n’est pas, n’exagérons pas, le meilleur roman de l’année, mais c’est une lecture très plaisante qui revendique un lectorat jeune sans jamais rendre la chose rédhibitoire. Ne serait-ce que pour ça…

Le Chant des Fenjicks

Les Imbtus, des félidés vivants dans une société matriarcale, sont confrontés à un problème de fertilité. Certaines dirigeantes accusent l’envahisseur Chaleck, une espèce reptilienne asexuée, d’en être les instigateurs. Les Chalecks, spécialistes en modification génétique, offrent aussi une solution, l’hermaphrodisme, qui bousculerait l’ordre établi et réduirait la pression sociale sur les mâles fertiles. L’Empire Chaleck est parvenu à étendre sa domination tout en évitant la guerre. Ses méthodes résident dans une forme subtile de coercition et de manipulation des espèces sur un temps long – plusieurs générations. Les biocoms, implantés sur les Imbtus et présentés comme une avancée technologique bienfaisante pour leurs porteurs, permettent un contrôle comportemental et physique qui fait disparaître le libre-arbitre avec toute volonté de rébellion. Ils influent sur la construction de la personnalité par l’effacement ou l’implantation de souvenirs et conduisent les peuples à se soumettre librement. Depuis des millénaires, les Chalecks asservissent nombre d’espèces par ce biais. Les Fenjicks, des requins cosmiques qu’aucune radiation n’atteint, en ont fait les frais. Lobotomisés, dotés d’une IA puis évidés pour en faire de simples vaisseaux taxis nommés cybersquales, ils sont menacés d’extinction. Cybersquales et Fenjicks n’ont d’ailleurs plus de langage commun, les premiers ayant perdu leur capacité à chanter. La révolte gronde chez les Imbtus et chez les cybersquales dont certaines IA ont été débridées et ont pu développer une conscience. C’est le début de la fin pour un empire incapable de prendre conscience de son absence totale d’éthique.

Le Chant des Fenjicks partage le même univers que La Débusqueuse de mondes (initialement paru chez Mü et récemment réédité au Livre de Poche), dont l’intrigue se situe bien après et dans lequel on croise certains personnages Fenjicks – la longévité est une autre caractéristique de cette espèce. Ils ont en commun une narration à multiples voix dont une seule est humaine. Dans ces romans de space opera où le voyage spatial et l’ingénierie biologique sont maîtrisés, de nombreuses espèces différentes non humaines, intelligences artificielles, félidés, reptiliens, métamorphes – asexués, genrés ou non – peuplent l’univers. Luce Basseterre adapte son écriture à chacun, avec un langage épicène dotés des pronoms et des articles neutres pour correspondre à un peuple non genré. Le Chant des Fenjicks met en scène une révolte à grande échelle —– une guerre sans généraux mais avec ses batailles et ses morts — vécue et racontée en temps réel par une multitude de personnages dont la plupart n’ambitionnent rien de plus que de vivre leur vie en paix. Cette profusion de protagonistes, mise en scènes dans de courts chapitres rythmés, nécessite un peu d’attention sous peine de perdre le fil de l’intrigue. Luce Basseterre explore les thèmes de la recherche de liberté, la fin de l’asservissement, le droit à disposer de son corps dans un roman qui porte un message de tolérance et d’optimisme. Pourquoi pas.

Rêveur zéro

Une nuit, les rêves ne restent plus campés dans nos esprits. Ils débordent et se matérialisent, charriant leur lot d’enthousiasme et d’émerveillement – mais aussi de frayeurs, de destructions, de morts. Car même les rêves restent des créations de l’esprit, ils frappent si fortement ces derniers qu’ils induisent des comportements parfois extrêmes. Le monde se met à trembler quand la nuit vient. Certains pôles apparaissent plus propices à ces apparitions fantasques. Mais personne ne comprend ni la logique qui gouverne ces phénomènes, ni son origine. Or il faut bien réagir sans tarder, car les catastrophes se multiplient, aussi étranges que meurtrières, et n’importe qui peut être touché. Une piste se dessine : un laboratoire, en Suisse, travaillait sur les rêves, avec plusieurs hommes et femmes particulièrement sensibles. L’un ou l’une d’entre eux pourrait-il être à l’origine de ce chaos ? Serait-il – elle – le rêveur zéro ?

Le récit est construit comme un compte à rebours. Mais pas une de ces machines anxiogènes au tic-tac irritant. Non, Rêveur zéro se déploie sur dix-huit chapitres, soit dix-huit nuits et autant de jours au cours desquels le monde entier va changer, bouleversé par l’irruption des fantasmes nocturnes dans la vie quotidienne. Les narrations des nuits, brèves, installent d’emblée un climat irréel et fantasque. On est happé par les songes déstabilisants, mais jamais jusqu’à perdre le lecteur. Il y a du Philippe Curval dans la démesure onirique et son ancrage paradoxal dans le réel. En moins sensuels, toutefois, moins charnels. En plus sensibles aussi, plus poétiques, peut-être. Au fur et à mesure, les rêves gagnent en densité, imprègnent de leurs couleurs la grisaille de l’habitude. Finissent par envahir les existences tout comme l’esprit du lecteur. Où est la réalité ? Dans quels paragraphes ? Dans quelles lignes ? Avec quel personnage ?

Car l’intrigue est éclatée entre plusieurs protagonistes : un rêveur, de retour chez lui après un séjour dans le laboratoire suisse ; une scientifique participant à cette expérience, dont l’appartement a brûlé par accident, ce qui lui a permis d’échapper à la disparition dudit laboratoire  ; un policier, à la recherche d’une vérité difficile à appréhender, d’autant que l’enquête va se retrouver à la merci des alliances et tractations entre pouvoirs nationaux ou supranationaux. Les points de vue s’accompagnent de changements de style, subtils, participant à l’ambiance mouvante du récit. Même si l’intrigue n’est pas toujours d’une folle originalité, Elisa Beiram parvient sans cesse à surprendre, à obliger le lecteur à vérifier où il pose les pieds. Le dépaysement fait partie du charme de l’ensemble, vaste trip dont on ignore s’il finira un jour.

En dépit de son statut de premier roman, Rêveur zéro offre une promenade onirique dans laquelle on s’immergera en toute confiance. Elisa Beiram sait où elle veut entrainer son lecteur, chose qu’elle fait non sans assurance et talent ; une maîtrise rien moins que surprenante pour un coup d’essai.

Perles

Deuxième ouvrage publié en France de Chi Ta-Wei, auteur taïwanais à l’imaginaire si original, Perles est un recueil de six nouvelles : l’une datée de 2019, les cinq autres écrites entre 1995 et 1996 – un quart de siècle d’écart, période pendant laquelle l’écrivain a laissé de côté l’écriture.

« Perles », nouvelle éponyme, a été spécifiquement écrite pour ce recueil français. Elle est très proche de Membrane, long texte paru en 2015 par chez nous. On y retrouve cette même idée de produit apposé à même la peau, comme une sorte de crème, et qui, une fois retiré et analysé, livre des myriades d’informations sur la personne ainsi enduite. Les protagonistes de « Perles » subissent ainsi une pluie étrange, projetée par des extraterrestres dont on n’aperçoit que les vaisseaux. Une fois séchée, la gangue qui les a recouverts est aspirée et analysée par ces formes de vie supérieures. Conclusions de cette observation : les parents sont à l’origine de la plupart des cauchemars de leurs enfants. CQFD : les extraterrestres font disparaître les parents. C’est le Ravage, à l’origine de bouleversements sociétaux gigantesques. Chi Ta-Wei met alors en scène des hommes et des femmes, rétifs à tout engagement, mais poussés par le gouvernement à se marier pour permettre à l’humanité de perdurer. La sexualité y est libre, d’autant que les corps sont modifiés. Les personnages principaux sont mutilés : lors de leurs rapports sexuels, ils s’imbriquent l’un dans l’autre, comme dans un Meccano. Ode à la tolérance et à l’autre, « Perles » est un texte d’une richesse folle, preuve de la capacité de l’auteur à créer des mondes originaux en peu de pages.

Qualité qu’on retrouve dans « La Guerre est finie ». Le personnage principal est une « personne artificielle à usage domestique », créée pour servir de compagne aux soldats pendant une guerre longue et lointaine. Ces aDomes sont censées tenir la maison en l’absence de leur époux et, quand ils sont là, les nourrir et satisfaire à tous leurs besoins. On peut bien évidemment penser à la série suédoise Real Humans (2012 contre 1996 pour la nouvelle). Le propos est le même : ces êtres artificiels, fabriqués par l’homme, ont-ils droit à une existence autonome, indépendamment de leurs « créateurs » ?

Court passage par le polar expérimental agrémenté de drogue avec « Au fond de son œil… », qui utilise à nouveau le pronom « tu » pour plonger le lecteur dans un récit hybride, perturbant au début, mais extrêmement maîtrisé. Le réalité n’est décidément pas ce qu’elle paraît être.

Autre société originale et pourtant si proche de la nôtre avec « Éclipse », qui met en scène deux frères très liés, dont un mangeur d’insectes. Pratique dangereuse, parfois, car certains peuvent être atteints d’AITS (acronyme rappelant le SIDA). Le regard porté sur les protagonistes, dans un pays où l’homosexualité est la règle, fait un écho décalé avec ce que vivent les Taïwanais.

Un thème de la sexualité omniprésent dans ce recueil, qui interroge sans cesse nos rapports avec l’homosexualité – entre autres. Dans « La Comédie de la sirène », réécriture amusante du conte d’Andersen, elle est présentée comme une solution évidente face au machisme débilitant d’une partie de la société taïwanaise. La petite sirène ne s’y laisse pas détruire par le prince, grossier personnage imbu de lui-même. Une petite dose de happy end bienvenue en fin de recueil.

Gwennaël Gaffric fait beaucoup pour la découverte, en France, des littératures de l’Imaginaire taïwannaise. On lui doit notamment la traduction de La Guerre des bulles de Kao Yi-Feng (Bifrost n°91), ou bien encore celle de Membrane évoquée plus haut. Ici, il s’avère à l’origine de l’écriture de la nouvelle « Perles ». Une implication remarquable qu’on ne peut que saluer, surtout lorsqu’elle permet de lire un auteur de la trempe de Chi Ta-Wei, original, cultivé et sensible, ô combien bienvenu dans la littérature actuelle.

Chinatown, Intérieur

Hollywood, ses films grandioses, ses tournages fantastiques, ses milliers de figurants. Et parmi eux, toute une foule de personnages asiatiques, tous plus stéréotypés les uns que les autres : Asiat’ de Service, Vieil Asiat’, Jolie Fleur d’Orient, Chinois Fripé. Willis est l’un d’eux. Tout au bas de l’échelle, il tente de gravir les échelons, un par un, afin d’arriver au Graal : Mister King-fu ! Toute sa vie est tournée vers ce seul but. Il ne parvient pas à imaginer qu’il existe un autre monde, un autre système. Il est prisonnier de ce cadre astreignant, imposé par d’autres, mais qu’il a totalement intégré et accepté.

Avec Chinatown, Intérieur, Charles Yu délaisse un peu la SFFF pour nous offrir une allégorie originale. Inspiré par les travaux d’Erving Goffman, particulièrement les deux ouvrages de La Mise en scène de la vie quotidienne, il pose ses personnages sur une scène. Car, dans cette théorie du sociologue canadien, nous tous, êtres humains, sociaux, sommes en perpétuelle représentation, avec des acteurs, un décor, des coulisses. Une théorie que Charles Yu fait sienne. Dans Chinatown, Intérieur, la scène de théâtre est remplacée par un plateau de cinéma. Logique : l’écrivain, scénariste, entre autres d’un épisode de la série Westworld, connaît bien ce milieu et en maitrise parfaitement les codes. Il place donc son héros, un jeune homme déjà formaté, imprégné des attentes et des exigences formulées par la société américaine à l’encontre des Asiatiques, dans le restaurant chinois typique. C’est là qu’il est censé passer son existence. Au rez-de-chaussée, dans le restaurant à proprement parler, lieu du travail, avec des petits rôles ; à l’étage, dans un des petits appartements exigus, mal isolés, lieu de vie. Avec aucune volonté d’en sortir, juste de réussir dans les limites imposées. Cruel constat !

Pour ajouter à l’originalité de cet ouvrage, le roman sort, lui aussi, de sa forme habituelle. Il se présente avec les codes typographiques du scénario de cinéma : lieux, dialogues, etc. Même la police de caractère est adaptée à ce genre littéraire. La lecture en est d’autant plus rapide, même si elle déroute un peu. D’autant que l’auteur use d’une autre particularité  : il s’adresse directement au lecteur / personnage avec un « tu » assez rare dans la littérature (même si il a été pas mal utilisé dans le Nouveau roman, avec Nathalie Sarraute par exemple, les tentatives récentes sont plus exceptionnelles). Une bonne idée, qui renforce l’identification nécessaire au propos du récit. Car le but de Charles Yu est bien, à travers une fiction, de faire comprendre et ressentir le sort des Asiatiques, le racisme à leur encontre, non seulement dans le cinéma hollywoodien, mais surtout dans la société américaine. De nous faire voir de l’intérieur la sensation d’enfermement dans des rôles prédéterminés, sans issue possible. De nous faire réagir, nous qui avalons à longueur de films (voire de livres), des clichés par dizaines sans nous en étonner, sans nous en offusquer. De nous faire saisir combien vivre dans l’enfermement desdits clichés est difficile. Un pari ambitieux mais réussi, tant Chinatown, Intérieur s’avère prenant. Une petite pierre à l’édifice de la compréhension de l’autre, tout récemment récompensée par un National Book Award amplement mérité.

Upside Down

Le futur est indéterminé mais quelques éléments disséminés ici et là nous indiquent qu’il se situe à quelques siècles de nous. En bas, Down Below, la Terre a morflé. Les océans sont des lacs d’hydrocarbures, le ciel est couvert du Brown, une brume épaisse qui cache le soleil et brûle les poumons. En bas, c’est une cour des miracles qui rêve de monter là-haut ou de tout faire péter. Là-haut, Up Above, c’est à 50 km au-dessus. Là se sont réfugiés les nantis sur des îlots artificiels au doux nom de Treblinka, Guernica ou Hiroshima. La vie y est longue et la maladie un souvenir. Des IA gèrent et quelques flottants, ceux d’en bas qui ont gagné un CDD en haut, participent à l’extrême utopie d’une élite isolée du reste du monde. On s’occupe à produire films et séries destinés à gaver les cerveaux d’en bas pour qu’ils ne s’échauffent pas à rêver de liberté et d’égalité. On clone des icones du passé : ici, les gens s’appellent Bill Gates, Elisabeth Taylor, Maggie Cheung, ou Che Guevara. Mais vous le savez, il y a quelque chose de pourri au royaume du Danemark. Maggie, l’actrice d’en haut, veut descendre trouver un sens à la vie ; Ferris, le musicien d’en bas, veut monter donner un sens au monde. Upside Down est un récit de révolte politique contre l’injustice, contre l’oppression, contre la mort. L’univers est dystopique mais le message se veut optimiste, empli du souffle de la vie.

À l’évidence, Richard Canal a pris plaisir à écrire Upside Down, en témoignent quelques envolées de plume. L’auteur aime le jazz, Maggie Cheung et le cinéma hongkongais, les symphonies de Malher lorsqu’elles sont jouées par le philarmonique de Vienne, et le polar des années 50. Mais Upside Down marche sur la tête. C’est un roman de science-fiction tourné vers le passé. Les très nombreuses références culturelles qui peuplent le roman n’appartiennent qu’au xxe siècle. Le temps s’est figé dans l’imaginaire de l’auteur, n’autorisant aucune évolution de la culture ou des mœurs. Les aspects science-fictifs ne sont qu’un décor, esquissant une scène où y mener l’action. L’auteur imagine des keinos, des animaux intelligents, mais loin de proposer une élévation à la David Brin ou Adrian Tchaikovsky, il leur donne un cerveau humain dans un corps animal pour reproduire les clichés du polar : Stany, le Saint-Hubert, est détective alcoolique et cynique. L’auteur imagine des IA qui, malgré leur étrangeté, ne servent que d’ultime deus ex machina. C’est un roman choral dans lequel les personnages n’ont pas d’existence tangible en dehors des scènes qui leur sont attribuées dans le moment du récit. Leur seule raison d’être est de servir le propos de l’auteur, et leurs motivations propres restent obscures. C’est un roman de révolte qui fait l’impasse sur le monde d’en bas, ne s’intéressant vraiment qu’au monde bourgeois d’en haut, plus simple à décrire, plus spectaculaire dans ses travers. Le polar séduira certainement plus d’un lecteur, moins le roman de science-fiction.

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