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Moi, Lucifer

Contrastée.

Telle est l’impression laissée par la lecture de ce roman, premier livre traduit (mais troisième écrit, sur un total de huit à ce jour) par Glen Duncan, nouvelle trouvaille de la collection « Lunes d’encre » (trouvaille qui n’a rien à voir avec l’autre Duncan de ladite collection, prénommé Hal). Contrastée, donc. Car si cette autobiographie de Lucifer réserve quelques jolis morceaux de bravoures, affiche un humour politiquement incorrect salutaire (« Un des inconvénients de mon travail avec les nazis, c’était que leur cruauté risquait en permanence de causer leur perte, du fait que ses sous-produits (excellents) mettaient en danger le processus dans son ensemble. ») et une poignée de répliques d’une perfidie proprement… satanique, oui, il ne s’en dégage pas moins un ennui patent et finalement, tout de même, un sentiment, diffus, mais bien réel, de « tout ça pour ça… ».

Dieu propose un marché à Lucifer : passer trente jours dans la peau d’un humain, faire un peu le point, tranquille, ne pas tout péter, puis envisager sereinement l’option d’un rachat, d’une rédemption, pour regagner fissa le Paradis. Notre « bon » Lucifer récupère donc le corps d’un suicidé, un loser tout ce qu’il y a de loser, Declan Gunn (on notera l’anagramme du nom de l’auteur…), mauvais écrivain, amant médiocre doté d’une petite bite et d’un physique au mieux quelconque, et dont la vie, tant professionnelle que personnelle, se résume en un mot : minable. Autant dire que pour remédier à tout ça, Lucifer a du pain sur la planche…

Outre les déboires de Lucifer dans sa toute nouvelle défroque humaine (on l’a dit, quelques passages vont s’avérer croustillants, pour le moins), dites déboires narrées à la première personne, notre diable de héros digresse sans cesse sur son passé et l’histoire de l’humanité, un procédé si systématique qu’il en devient vite assez lassant (en dépit de quelques passages remarquables, notamment celui sur l’épisode de Pilate et la crucifixion, ou encore de Heinrich), les digressions engendrant d’autres digressions, le tout parsemé de points de suspension, d’exclamation et de parenthèses… Mwouais. Et au final, on s’en doute, nulle rédemption en prévision, même si un instant, on croit que… et un constat assez convenu sur la filiation Satan/Humanité doublé de la notion de liberté excluant celle de dieu, d’où le mal. Bon.

Restent, on l’a dit, quelques jolis passages et vrais moments de bravoure, deux trois éclairs (« l’Enfer, c’est l’absence de Dieu et la présence du temps ») et franches rigolades. C’est déjà pas si mal mais, pour tout dire, on attendra la sortie (annoncée) de The Last Werewolf chez le même éditeur pour se prononcer plus avant sur l’auteur…

Winterheim

Douze ans après la parution de son premier tome, la trilogie de Fabrice Colin est enfin réunie : Le Fils des ténèbres, La Saison des conquêtes et La Fonte des rêves ne font ici plus qu’un avec Winterheim. Comme l’annonce la préface (courte, mais lucide et pleine d’enseignements), c’est bien à la chute des dieux que nous assistons dans ce triple roman. Malgré leur promesse, ceux qu’on appelle les Faeders n’ont pas abandonné le royaume de Midgard aux humains. Ils ne peuvent s’empêcher d’y revenir, d’intervenir, de comploter, d’utiliser les hommes selon leur bon vouloir. Mais tout a une fin. Un jour, un jeune garçon va se dresser contre eux, contre leur pouvoir, contre ce monde vieillissant qui doit disparaître. Il va peu à peu apprendre son rôle, l’accepter et l’assumer.

Même si c’est la lecture du livret de L’Anneau des Nibelungen de Wagner qui a servi de déclencheur, Fabrice Colin n’a heureusement pas conservé le côté grandiloquent de cette œuvre. En revanche on retrouve tout au long des pages l’inexorabilité, l’impossibilité d’échapper à un destin que tout le monde connaît, tout le monde attend ou combat. Sauf le naïf Janes Oelsen, héros malgré lui, aveugle volontaire, uniquement préoccupé par sa survie et son amour pour la belle et divine Livia. La question n’est pas de savoir où l’on va, mais comment on y va. Chaque personnage joue sa partition avec plus ou moins de résignation. Certains se battent, malgré tout, sacrifient leurs proches, leur entourage. Mais rien n’y fait. La prophétie doit arriver à son terme.

Cette face inéluctable peut en rebuter certains. Mais se douter de l’issue, savoir comment cela va se terminer (ce n’est pas un spoiler, l’auteur lui-même, dans sa préface, nous l’annonce) ne gêne en rien la lecture de cet ouvrage. On suit avec intérêt et curiosité le cheminement de Janes : comment il va peu à peu prendre conscience de son originalité, puis de son destin. Certes, on peut le trouver par moments fade et obtus. Comment reste-t-il aveugle à tous les signes, à toutes les évidences ? Selon Fabrice Colin, « c’est une sorte de martyr et donc, par définition, quelqu’un d’assez lisse, comme Tintin ou Jésus ou J’on le Chninkel. […] Disons qu’il ne baisse pas la tête, que ce n’est pas le genre de type à renoncer. Un idéaliste sans idéologie, en somme : il sait juste qu’il est amoureux et qu’il ne veut pas crever. »1

Une autre richesse de ce roman réside dans le monde créé : les paysages prennent vie sous les mots de l’auteur. En même temps qu’il les détruit. Les royaumes traversés par Janes et ses compagnons, grandioses et oniriques, apparaissent devant le lecteur avec évidence. Les consonances familières de certains noms, inspirés des mythologies nordiques, rendent l’immersion encore plus simple, plus directe. Tout comme les personnages, croqués avec gourmandise. Ils se dressent dans ce théâtre d’ombres aux rôles bien définis. Certains, abandonnés en cours de route, comme le Grand Toqué, réapparaissent dans la troisième partie. On les accueille avec plaisir, tant leur truculence, leur force est réjouissante.

Cependant, malgré les coupes réalisées pour cette édition « définitive » de ce qui s’apparente tout de même à une œuvre de jeunesse, des longueurs subsistent encore dans la narration. Midgard semble s’accrocher à la vie avec trop de force. Ce qui n’empêche pas de peiner à abandonner Janes dans cet univers que, décidément, il ne comprend pas. On veut aller avec lui jusqu’au bout, jusqu’à cette destruction annoncée d’un monde. Destruction qui sera longue et cruelle, douloureuse et lente. Mais nécessaire à l’avènement d’un nouvel univers libéré de la tyrannie des dieux.

Un agréable moment de fantasy.

Note :
1. Source.

Science et fiction à l'école

En cette période où l’école est encore sous les projecteurs, accusée de ne plus faire son travail, remise en cause régulièrement, où la science-fiction connaît des difficultés croissantes, il est rassurant et très stimulant de constater qu’il existe des îlots de résistance et de réflexion. Les 29 et 30 octobre 2010 ont eu lieu à l’IUFM de Nice Célestin Freinet les premières « Journées Enseignement & Science-Fiction ». Les textes qui composent ces actes mêlent intelligemment des éléments théoriques à des propositions pratiques.

Dans un premier temps, Nathalie Labrousse, Ugo Bellagamba et Eric Picholle s’interrogent sur la notion de science-fiction. Rien de novateur, mais une mise en place synthétique et utile, car tous les lecteurs ne sont pas nécessairement familiers de cet univers.

La deuxième partie fait honneur à Robert Heinlein. Après une rapide présentation par Eric Picholle de son œuvre pour la jeunesse (et une critique argumentée de sa traduction en français pour le moins imprécise), Estelle Blanquet nous propose des pistes de travail. Comment, à partir du Vagabond de l’espace, intéresser les élèves à des points aussi divers que la thermodynamique, la distinction de la masse et du poids ou le diamètre de la Lune. Stupéfiant de s’apercevoir combien un récit peut être riche d’enseignement et de promesses de découvertes. Elle nous donne ensuite une séquence « clefs en main » pour le collège, intitulée « Quelle heure est-il sur la Lune ou l’horloge géoramique des Rolling Stones ». La méthode décrite est si convaincante qu’on en vient à regretter de ne pas avoir eu un enseignant aussi novateur. Dans la même partie, Yves Bardière utilise en v.o. The Rolling Stones du même Heinlein pour étudier la langue américaine et les difficultés du vocabulaire et de la syntaxe spécifiques. Un article à réserver aux spécialistes.

La troisième section, « Et si… », aborde cette formidable richesse de la science-fiction qu’est la spéculation. Après un article sur l’intérêt pour la formation des élèves à rechercher des incohérences dans les récits (livres ou films) de science-fiction, et un autre sur les liens entre SF et mathématiques, une communication de Nathalie Labrousse propose d’utiliser l’uchronie de manière ludique dans la réflexion sur l’Histoire. En soumettant des questions du type « Et si deux espèces d’hominidés avaient survécu à la Préhistoire » ou « Si l’attentat du 11 septembre n’avait pas eu lieu », l’auteur permet à ses élèves de s’interroger sur leurs représentations, sur des éléments historiques ou culturels qui leur paraissaient évidents. Cela peut ouvrir pour certains la voie à des réflexions plus larges et, surtout, à une participation active, loin des cours passifs, où les élèves notent sans comprendre ce qui leur est dicté. Suit, pour finir, une autre séquence sur l’astronomie (très détaillée, elle aussi) à partir, entre autres, d’une illustration de Manchu.

La quatrième partie est entièrement dédiée à un album utilisé en école primaire (Plouf ! de Philippe Corentin) et à son intérêt scientifique. Si vous avez un enfant de cet âge, demandez à son professeur de tenter l’aventure !

Enfin, dans la dernière section, six communications présentent des exemples concrets, mis en œuvre sur différents niveaux et dans différents pays : du Fredric Brown en cours de philosophie ; des cours à l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne qui traitent régulièrement de la science-fiction en littérature ; le rappel d’une expérience mêlant philosophie et sciences menée à l’Université de Nice Sophia-Antipolis et son bilan mitigé (les barrières entre disciplines sont tenaces) ; l’utilisation de la science-fiction en lycée professionnel, pour ramener les élèves à la lecture ; l’intérêt et la richesse de ce genre dans les ateliers d’écriture (par Claude Ecken) ; enfin, le potentiel de sa lecture en version originale pour l’étude des langues.

Cet ouvrage foisonnant est une mine de renseignements, une source de réflexions pour les professeurs, quel que soit le niveau auquel ils enseignent. Parfois ardu, malgré des efforts de vulgarisation, car nécessitant des connaissances nombreuses dans les domaines évoqués, il ne peut laisser indifférent et donne envie d’essayer, à son tour, les séquences proposées.

L'Apocalypse des homards

Compliqué de parler de ce livre.

C’est un fourre-tout qui agrège des nouvelles et des… poèmes en prose ? des vignettes ? des contes ? par dizaines. Ces texticules, Agrati les appelle des « shots », et la polysémie de ce mot en anglais dit bien des choses, qui renvoie à l’alcool, aux guns, à la photo.

C’est l’équivalent papier d’un site web : même si on ne voit pas les liens hypertexte, ils sont là. Couleurs conjuguées. Images réitérées. Expressions déclinées. Personnages récurrents — enfin, peut-être : certains, qui apparaissent dans plusieurs récits, courts ou longs, portent les mêmes noms, en tout cas.

C’est un kaléidoscope violent et cradingue. Avec du sang, du foutre, de la merde. Des apocalypses, oui, collectives et devinées, ou bien individuelles et exposées. Les textes les plus psychologiques, sur la mort de l’amitié, sur la vieillesse et ses perditions, sur les renoncements du quotidien, sur le travail (Agrati dit « la bosse ») et son esclavage plus ou moins consenti, sont poignants, l’air de rien.

C’est un catalogue de cauchemars plus dérangés les uns que les autres. Quand on a vu un « four portatif déguisé en chien » bouffer un postier pédé dans un bar de postiers pédés, on s’attend à tout. On n’est pas déçu.

C’est un style faussement simple. Une écriture dont les fulgurances tantôt vous ébranlent le cerveau, tantôt vous bottent les couilles. Poésie de l’ordure ? Pas seulement.

Ce n’est pas de la SF, à peine du fantastique, plutôt du fantasme. Une bulle acide de présent qui ne demande qu’à crever, ou la bulle acide d’un présent qui ne demande qu’à crever. Il se rattache presque à la littérature fin de siècle, ce bouquin du début de siècle. Contes cruels, Grand Guignol. Une lignée qui s’est poursuivie chez Ruellan, Topor, Sternberg, entre autres.

C’est Ambrose Bierce relooké cuir SM pour Hara-Kiri.

C’est Charles Bukowski joué par les marionnettes des Feebles.

Compliqué de parler de ce livre.

Facile de s’y attacher. Il faut reconnaître qu’il pègue, et pas qu’un peu.

Cycle de Lanmeur T1

Le monde humain de Lanmeur, qui a développé le voyage spatial, explore l’univers et découvre une étrange constante : de nombreuses planètes sont aussi peuplées d’humains. A cette particularité s’en ajoute une autre : les langues que parlent ces populations montrent des ressemblances, tout comme leurs cultures. Il n’en faut pas plus pour que naisse l’idée du Rassemblement qui doit regrouper sous une même bannière ce qui est peut-être une diaspora, ou peut-être tout autre chose. Mais au fil du temps, l’idéologie du Rassemblement évoluera. Contact, négoce, colonisation ou guerre, quel sera l’instrument de ce processus ?

Le cycle de Lanmeur comprend sept livres publiés par J’ai Lu sur une décennie, de 1984 à 1994. Il s’agit d’une œuvre ambitieuse, ouverte et encore en devenir. Les éditions Ad Astra prévoient de le rééditer en trois volumes, dont le premier, et sans doute le plus imposant, comporte trois romans enrichis d’un matériau dont on reparlera.

Ti-harnog, qui ouvre cette série, définit le cadre. Twern, un Contacteur, vient d’arriver sur la planète éponyme après un voyage de plusieurs dizaines d’années en hibernation, quand sa navette se trouve détruite. Il survit, nanti du minimum vital, dont une balise pour envoyer ses rapports, mais dépourvu des connaissances locales qu’auraient dû lui apporter ses « abeilles », minisondes d’observation désormais perdues. C’est mal préparé qu’il va devoir affron-ter un monde nouveau, organisé en castes, préindustriel, dont les humains présentent une particularité biologique qui le marque irrémédiablement comme étranger. Pourtant, aidé de Talhael le Conteur, Twern, bientôt désigné comme Visiteur, va parvenir tant bien que mal à s’intégrer, au prix de maintes pérégrinations, d’une guerre, et d’une découverte qui jettera un voile sur les méthodes de Lanmeur.

Avec L’Homme qui tua l’hiver, il n’est plus question de simple contact, car, sur Nédim, il y a d’ores et déjà une colonie lanmeurienne, qui coexiste avec les indigènes dans un climat, au sens propre comme au figuré, plutôt difficile. Sous ces conditions, Akrèn parviendra-t-elle à achever la mission qui l’amène, soit exhumer des glaces l’antique cité de Glogeth et percer ses mystères ? Son guide qui prétend tuer l’hiver pour ramener le printemps n’est-il qu’un illuminé, ou la nouvelle incarnation d’un héros mythique ?

Jusqu’à présent, on adoptait le point de vue lanmeurien, mais Mille fois mille fleuves renverse la perspective. Ynis coule des jours paisibles quand, insigne honneur, elle est choisie pour épouser le Finllion, l’un des nombreux cours d’eau qui irriguent son monde. Mais voilà que Vieux Saumon, dans sa dernière incarnation en date, la convoque, car il désire que « chaque fleuve lui remette le meilleur de lui-même ». Les temps changent, il faut gagner la Cité Secrète, mais ce sera l’occasion pour Ynis de découvrir qui sont ces « hommes oiseaux » au bénéfice desquels ce tribut semble organisé… quitte à trahir son fluvial époux en tombant amoureuse de l’un d’eux.

Christian Léourier est l’un des secrets les mieux gardés de la SF française. Discret, rare, peu présent dans le milieu, il a pourtant bâti un corpus plus que respectable. La quatrième de couverture de ce pavé (impri-mé peut-être un rien trop petit pour un confort de lecture optimal, mais il faut avouer qu’il y a de la matière) invoque Vance et Asimov, mais je lui trouve, pour ma part, d’autres cousinages. Avec Ursula Le Guin d’abord, qui, dans sa saga de l’Ekumen, brasse des préoccupations semblables : l’écologie, la recherche de l’autre, la diversité biologique et culturelle. Avec Poul Anderson ensuite, du fait de l’influence celtique notable qui imprègne ce cycle et du motif de la mise en présence, et de la confrontation, de civilisations qu’un abîme tant idéologique que technologique sépare. Avec Iain M. Banks enfin, car on peut voir dans le Rassemblement, du moins lorsqu’il se présente sous son jour le moins sinistre, une sorte de proto-Culture, même s’il convient de rappeler que notre écrivain a entamé sa propre série trois ans avant la parution originale d’Une forme de guerre. Léourier, surtout, dispose d’un atout majeur dans son style, élégant sans maniérisme, riche sans lourdeur. Si on y ajoute des personnages complexes, une grande inventivité sociétale et un sens de la mesure qui donne des romans concis mais alertes, on ne peut que souhaiter à cette réédition un franc succès.

Pour conclure, signalons que ce volume comprend également une série de poèmes et de chants excisés de Ti-Harnog lors de sa première publication, un entretien passionnant où l’auteur montre autant d’humilité que d’intelligence, et une bibliographie.

Utopiales 2011

Pour l’édition 2011 des Utopiales, les éditions ActuSF nous ont concocté une anthologie sans thème, alors que celui du festival, Histoire(s), était pour le moins attirant. Cette anthologie contient sept textes, quatre français et trois américains.

Pour les français, c’est la nouvelle de David Calvo (déjà lue dans Angle mort) qui domine la sélection de la tête et des épaules. N’ayant pas réussi à lire plus de cinquante pages de Rêves de gloire de Roland C. Wagner, il était logique que je ne dépasse pas la troisième page du « Train de la réalité » situé dans le même univers. La nouvelle d’Eric Holstein est une variation rock sur le thème de la muse vampire, un peu comme si on jetait le personnage principal d’Almost Famous dans le jeu de quilles des Morsures de l’aube. Le résultat est anecdotique, et surtout décevant car on a connu l’auteur autrement plus inspiré. Quant au texte de Norbert Merjagnan, il faut traverser un mur de poésie pour atteindre l’histoire et une fois l’intrigue à portée de doigts, il faut alors croire à un truc incroyable, ce qui n’est pas donné à tout le monde. Ambitieux, sans aucun doute, mais échouant sur deux niveaux, celui du style et celui de l’intrigue.

Les trois nouvelles américaines sont très différentes. James Morrow nous narre le destin des survivants du Titanic amassés sur un radeau construit en deux heures ; une farce morale épatante, c’est peu de le dire. Tim Powers mêle fantôme et gémellité dans un texte peu ambitieux mais maîtrisé de bout en bout. Lucius Shepard nous plonge dans l’horreur d’une guerre future au Salvador (ce texte ancien, 1984, montre bien les progrès accomplis par l’auteur en vingt-cinq ans ; si les idées, fortes, brutales, et les personnages sont déjà là, la narration reste hésitante, ce qui n’est plus le cas dans les nouvelles et novellae actuelles de l’écrivain voyageur).

Au final, on a un excellent texte (celui de James Morrow, si bon qu’il vaut amplement les douze euros nécessaires à l’achat de l’objet), deux très bons, de l’anecdotique et du raté, mais rien de franchement scandaleux ou odieux. La qualité minimum est là, les goûts feront le reste.

Fiction T13

Je finis [la rubrique Revues du Bifrost n° 65] avec le treizième Fiction, qui contient comme d’habitude de très bonnes nouvelles.

Six textes retiendront particulièrement l’attention :

« Révélation » d’Albert E. Cowdrey, très différent de ce que fait d’habitude cet auteur porté sur la SF coup de poing et le fantastique malsain. « Révélation » raconte l’histoire d’un homme persuadé que la Terre est un œuf de dragon (une folie tout à fait inoffensive ?).Si le texte va à peu près là où on s’y attend, c’est bien évidemment son cheminement qui est délicieux.

« La Vie est belle », de Michaela Roessner, nous fait regretter que cette américaine écrive si peu et soit encore moins traduite. Son texte ne révolutionne pas les histoires de voyage dans le temps, mais reste de bout en bout original, agréable et plein d’inattendu.

« Les Sûtras secrets de Cathy Catin » de Paul Di Filippo raconte l’histoire d’un écrivain auteur d’un best-seller de chick-lit, une autofiction supposée, et qui a besoin d’une Cathy Catin pour le représenter. Evidemment, un beau jour…

« Bloqués », de Geoff Ryman, est une de ses nouvelles cambodgiennes (« Le Pays invaincu », « La Magnifique fille de Pol Pot »…). Connaissant le décor, certains tenants et aboutissants, j’ai été particulièrement touché par ce voyage sans retour, qui, pour tout arranger, tord le cou à tous les clichés.

« Le Petit garçon à l’épouvantail » fait partie de ces textes de dix pages, très secs, que Michael Swanwick aime écrire. Rien de neuf sous le soleil, mais de l’action, des idées classiques décalées ou retournées, et une réelle maestria.

On conclut sur ce qui m’a semblé être le meilleur texte du numéro, « L’Ange qui tombe», d’Eugene Mirabelli. En août 1967, Brendan recueille un ange tombé du ciel et, oh surprise, la créature a un joli sexe (féminin), ce qui n’est pas très biblique, mais se révèle vite des plus agréable. Mais bon, tout le monde le sait, les anges n’ont pas été créés pour aimer les mortels…Un texte qui nous pousse à nous demander très fortement ce que valent les romans érotiques de Mirabelli : The Passion of Terry Heart, The Godess in Love with a Horse, The Language Nobody Speaks.

Demeure au final un numéro un brin décevant dont on regrettera, comme souvent, la qualité globale des traductions (Dedman illisible, Jonathan Carroll francisé jusqu’à la nausée),souvent pénibles et suspectes, quand bien même on se permettra malgré tout de féliciter Annaïg Houesnard pour sa traduction d’Albert Cowdrey, limpide.

Eternity Incorporated

La civilisation humaine a été (presque) anéantie par un virus d’une rare virulence. Les survivants vivent rassemblés au milieu de nulle part dans la cité-bulle, contrôlée par un « ordinateur central omnipotent » : le Processeur. Un jour, le Processeur s’arrête, provoquant une vague sans précédent de stupeur (surtout) et de panique (un peu). Un arrêt inexpliqué, que l’on va suivre (ainsi que ses conséquences) grâce à trois personnages points de vue : Sean le DJ, Ange la fliquette de service, et Gina, l’informaticienne. Trois personnages assez insupportables, chacun dans son genre, ce qui rend la lecture plutôt « vivante » et parfois même prenante.

Eternity Incorporated est un drôle de premier roman, un projet des années 50 (l’ordinateur urbain omnipotent/omniscient) qui a traversé le fleuve du temps à guet, un pied sur Robert Heinlein, un pied sur L’Âge de cristal, un pied sur Zardoz, un pied sur William Gibson, et le long saut final à partir de la trilogie Matrix. Si l’ensemble est plutôt agréable à lire (malgré une triple narration à la première personne qui n’est pas sans écueil), on reconnaîtra sans peine qu’on n’y croit jamais et qu’il est particulièrement difficile de partager le destin de cette humanité réduite ayant oublié le principe de redondance.

Sans doute conscient que son projet ne pouvait être mené à terme en gardant la même thématique obsolète et le même principe de narration, l’auteur bifurque sur la fin dans une direction aussi inattendue que peu convaincante, au risque de perdre bon nombre des lecteurs qui l’avaient accompagné jusque-là.

Raphaël Granier de Cassagnac (qui a plutôt un nom à écrire des romans de vampire, avec poudre rose sur les joues et dentelles aux poignets) arbore pas mal de cartouches à sa ceinture, aucun doute là-dessus ; espérons que pour son second roman, il pensera à charger à fond son pistolet et mettra toutes les balles dans la cible

La Geste du Sixième Royaume

Avec La Geste du Sixième Royaume, les éditions Mnémos (re)tentent leur chance avec un autre auteur français, un autre premier roman, signé cette fois Adrien Tomas, présenté d’entrée de jeu comme la « nouvelle révélation » du genre, rien que ça. Fatalement, ce type de déclarations, de bonne guerre et commune à tous les éditeurs, s’avère à double tranchant.

Ainsi, si vous êtes déjà fâchés depuis longtemps avec la fantasy épique, attention. En effet, avec La Geste du Sixième Royaume, nous sommes en plein dedans. Destinée, monde en danger, batailles, magie, nombreuses races, etc, etc... La grande majorité des figures imposées du genre répondent à l’appel. De quoi grincer des dents ? Pas forcément.

Dans ses meilleurs moments, le roman d’Adrien Tomas n’est pas loin par exemple d’évoquer David Eddings, dans certains dialogues notamment, amusants ou enlevés. Mais en creux, il faut bien admettre que l’on a parfois l’impression de tomber sur le récit d’une partie de jeu de rôle couchée sur papier. Et le problème, c’est que l’on sait qu’écouter (ou lire) quelqu’un vous raconter une partie dont vous ne connaissez rien n’est pas très agréable.

Une chose est sûre, l’auteur a pris la peine et le temps de bâtir un univers cohérent. Citons une vraie chronologie, le travail et le soin apporté au peuple des sylphides (on sent là sans doute l’influence de ses études d’écologie), les liens entre les différentes thématiques abordées… Adrien Tomas essaie aussi d’apporter sa propre patte en jouant sur les clichés du genre : le véritable passé des Elfes, le rôle des dragons, la nature du conflit entre le Père et l’Autre… Des petites touches qui apportent un plus, même si, là encore, fondamentalement, ce n’est pas la première fois que l’on assiste à des variations de ce type.

La contrepartie négative de la chose existe, malheureusement : de nombreuses plages explicatives, y compris par le biais des dialogues, qui pèsent sur le rythme du récit et lui donnent parfois des allures de guide, avec l’impression que l’on résume pour le lecteur, et non pour les personnages, les épisodes précédents.

L’histoire elle-même est bien menée, bien que globalement classique, donc. La trame de base du genre est respectée, malgré la présence d’une certaine distance (bienvenue). Si cela peut aider à vous faire une idée, nous avons cité un peu plus haut Eddings, mais nous nous garderions bien de mentionner un Terry Brooks, exemple type d’une fantasy sans saveur et sans audace. Un constat qui s’applique d’ailleurs aussi bien sur le fond que sur la forme.

Côté personnages, le casting hétéroclite et pléthorique du roman est par contre aussi généreux qu’inégal. Corius, par exemple, fait partie des protagonistes dont le destin ne touche guère le lecteur, à l’image de cette scène où il revient sur son passé, presque risible. Il a beau dans le cas présent être décrit comme amer ou à fleur de peau, cela ne passe pas (pour ne pas dire plus...), à l’image de la figure de Moineau, dont les premières apparitions évoquent là aussi des situations vues et revues, dans le genre gamin des rues abandonné à son destin. Encore que celui-ci connaisse un destin final qui, là, prend vraiment le lecteur à contre-pied. Au final, Llir s’impose logiquement comme le personnage majeur et constitue un solide point d’ancrage pour le lecteur.

Un mot encore sur l’objet livre : on peut féliciter Mnémos pour n’avoir pas cédé aux sirènes du découpage. On aurait tout à fait imaginé un tel roman coupé en deux. Par contre, il faudra donc composer avec une police un peu petite, sans oublier quelques effets de mise en page pas toujours heureux (du fait de changements de police, justement) et autres coquilles, cela dit peu nombreuses au regard de la taille du texte.

Généreux, pas bête, mais souffrant encore de défauts de jeunesse trop nombreux et trop marqués, le premier roman d’Adrien Tomas n’a donc rien d’une révélation, mais s’apparente plutôt à une découverte sympathique. Et contrairement à d’autres Mnémos récents, nous suivrons d’un œil curieux la suite du parcours de son auteur.

Chronique du Soupir

Cela faisait déjà un certain temps que l’on n’avait pas eu l’occasion de découvrir un roman signé Mathieu Gaborit.

Et par la force des choses, les « retards » accumulés par ce Chronique du soupir, plusieurs fois repoussé, ont généré curiosité et attente. Le retour de Mathieu Gaborit s’avère-t-il convaincant ? Tout dépend ce que l’on cherche. L’auteur explore notamment des thèmes souvent peu exploités sous cet angle en fantasy, pour ne pas dire très rarement : la nature même de l’amour, la place des liens familiaux, le poids de l’attente, les contraintes du libre-arbitre… Il faut dire qu’il semblait évident à la lecture de la lettre ouverte de Mathieu Ga-borit sur le site de son éditeur que ce roman allait toucher à l’intime. L’auteur l’affirme : il a mis beaucoup de lui et de son parcours dans cette histoire. La sincérité de sa démarche n’est donc pas à mettre en cause.

Mais le fait est que le roman en tant que tel peine à convaincre. En superposant à ses personnages un canevas de fantasy épique classique mais travaillé (le concept des lignes-vies, le souffle, le « bestiaire », etc…), Gaborit parasite pour ainsi dire sa trame et tisse une histoire finalement un peu terne qui ne devrait pas forcément combler l’appétit des amateurs de high fantasy pure et dure malgré certaines scories du genre, comme s’il avait fallu en passer par là.

Quant aux autres, peut-être plus aventureux, ou plus curieux, rien ne dit que le roman fera mouche pour autant. Car il faudra passer outre des considérations abordées par l’auteur le plus souvent avec une naïveté ou une candeur toute adolescente. D’où des réactions souvent étonnantes de la part de personnages au destin au mieux contrarié et soumis à d’amères épreuves. Des personnages, qui, à l’image des thèmes majeurs abordés, changent du tout-venant de la fantasy épique, à commencer par la figure de Lilas, la naine matriarche, ou bien encore son fils Saule.

Mais difficile pourtant de s’attacher à eux, car, au-delà même du traitement des thèmes abordés à travers ces personnages, il reste trop souvent une barrière entre les protagonistes de cette histoire et le lecteur, simple spectateur assistant à une représentation encore hésitante. Un flou qui se retrouve finalement à l’échelle de ce roman à la gestation visiblement compliquée : on a parfois l’impression de lire encore un brouillon, comme s’il manquait un peu plus de recul. Sans doute à cause de cette sensation de déséquilibre entre accent mis sur les personnages et leurs relations, leur intimité, et cadre plus épique (que nécessaire ?). Une sensation qui se retrouve donc partout : dans l’intrigue finalement dépourvue de tension, dans ces personnages falots qui semblent animés d’une étincelle par trop artificielle à force d’atermoiements ou d’entêtement abscons, et même dans un système de magie plutôt confus, alors que beaucoup de choses tournent pourtant autour de ses principes fondateurs.

Restent une atmosphère singulière et la plume même de Mathieu Gaborit, toujours capable d’ourler de jolies phrases et de toucher au cœur, mais aussi de tomber de temps à autre dans un maniérisme emprunté.

Trop long à trouver son propre souffle, Chronique du Soupir a également bien du mal à tenir la distance. La pagination saute d’ailleurs aux yeux, qu’on le veuille ou non. Police de grande taille, succession de pages blanches entre deux chapitres… Et malgré tout ça, il est bien difficile d’arriver à 300 pages. On se demande dès lors si cette histoire n’aurait pas été plus consistante sur la forme d’une nouvelle, ramassée, raffinée. Car si de magnifiques romans, fulgurants, peuvent très bien ne pas atteindre les 200 pages et vous marquer au fer rouge, ce n’est pas le cas ici.

Mathieu Gaborit explique ne plus être en phase avec l’heroic fantasy, ou du moins, une certaine idée de celle-ci. Il décrit son roman comme un testament (une évidence à la lecture des deux derniers chapitres, où l’on peut dresser un parallèle entre l’intrigue et la démarche de l’auteur) et explique avoir voulu renoncer à certains passages obligés du genre. Il est cependant regrettable qu’il n’ait pas poussé plus loin son expérimentation, cette envie de briser les codes, quitte à perdre des lecteurs, quitte à ce que ce testament se change en lettre de désamour.

Sa nature atypique aurait sans doute pu alors nous convaincre pleinement. Mais peut-être fallait-il en passer par là pour découvrir un Gaborit nouveau ? En attendant la prochaine étape, la curiosité n’a pas disparu…

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