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Excession

La Culture de Iain M. Banks serait supérieure à Fondation, Dune ou à L'Instrumentalité. Ce qui est certain, c'est que cette société galactique qui sert de toile de fond aux space opera de notre auteur est d'une richesse considérable, d'une densité exceptionnelle. C'est aussi là que le bât blesse : motifs et personnages s'évaporent dans le décor. Ils sont insignifiants et perdent leur sens. Du tableau de la Culture, on peut dire qu'il est trop chargé et que les personnages s'y noient.

Dans ce quatrième volume du cycle surgit une excession – terme qui désigne une entité/artefact d'un ordre supérieur à la Culture, un concept qui la dépasse, qu'elle est incapable d'appréhender – laquelle va servir d'appât pour les Affronteurs, aussi bêtes que méchants…

Dans la Culture coexistent humains et Intelligences Artificielles – les vaisseaux, notamment – qui sont des personnages à part entière, voire les principaux. Ils entretiennent avec les humains des rapports qui ne sont pas sans analogies avec ceux d'un chien à ses puces.

L'intrigue, qui lie les humains Genar-Hofoen, Ulver Seich et Dajeil Gelian, est d'ordre affectif et n'implique que le seul vaisseau Service Couchette – c'est son nom… Elle n'interfère pas avec les événements mettant en cause l'excession et les Affronteurs, bien que Genar-Hofoen ait été ambassadeur auprès d'eux. Et que fait l'ambassadeur à l'heure où la guerre menace ? Il se réconcilie avec ses amours de jeunesse Pour des raisons d'adhésion du lecteur Banks a besoin de personnages humains. Mais leur histoire relève davantage de littérature générale (où il s'illustre par ailleurs) que de la SF ; et ça délaie la sauce d'autant.

L'explicitation n'est pas le fort de Banks. Trop de flou subsiste pour que ce soit artistique. L'auteur ne semble préoccupé que d'affiner sa fresque « Culturelle », dépeinte à petites touches qui, chacune, apportent plus d'informations relatives à la Culture (au fond, donc), qu'au récit proprement dit. Les événements, tant à l'échelle des Mentaux (I.A.) que des humains, restent en fin de compte assez simples.

La Culture est dite anarchiste, cynique, hédoniste, éthique, décentralisée, égalitaire, opulente et pacifiste… Tous ces attributs ne conviennent pas. Les humains de la Culture ont du pain et des jeux à ne savoir qu'en faire. Comme des puces, ils vont là où va le chien et sautent, à l'occasion, de l'un à l'autre. Hédoniste, la Culture ? Certes. Mais les humains de la Culture maîtrisent-ils encore leur destin ou l'ont-ils remis entre les mains (virtuelles) des mentaux ? Banks dit (in Galaxies n° 1) que la Culture est anarchiste à l'extérieure et socialiste à l'intérieur (des vaisseaux). De fait, il n'y a pas d'égalité entre les mentaux et les humains. Nous avons là deux niveaux de société. La Culture est une société de mentaux dont l'habitat est la Galaxie qui, bien que décentralisée, n'en connaît pas moins les hiérarchies.

Une fois que l'on a vu le VSG Service Couchette produire 80 000 vaisseaux de guerre à partir d'eau et de roc, on a une idée de la capacité de production de la Culture qui, soit dit en passant, n'occupe pas d'humains. Peut-on encore parler de socialisme quand chacun a tout ce qu'il peut désirer sauf des responsabilités ? Ou est-ce la forme paroxystique de l'état-providence ?

 La Culture apparaît bien comme une expression littéraire de l'impérialisme post-moderne. Elle est agressive, belliqueuse à outrance et prosélyte, comme l'Affront en fera ici l'humiliante expérience. De la Culture, Banks met en scène Contact (l'armée) et Circonstances Spéciales (les services secrets). Ceux-ci ont monté une opération destinée à amener l'Affront à agresser la Culture afin que celle-ci ait prétexte à le mettre au pas. L'Affront est une société guerrière et sadique — peu ragoûtante, en somme – dont l'honneur s'accommoderait d'une dévastation assortie de conditions draconiennes ; ce serait là une défaite pour la Culture qui aurait ainsi adopté les valeurs de l'Affront. Sa victoire implique qu'elle esquive ce cas de figure en manipulant l'Affront, qui se voit imposer des conditions si « soft » qu'il serait inconséquent de les refuser, mais suffisantes pour pervertir sa culture et instiller les valeurs de la Culture. Rien, en définitive, qui ne soit conforme à la politique actuelle des Etats-Unis… Elle fait preuve d'une arrogance morale qui la fonde à gendarmer la Galaxie. La Culture se sent investie d'une mission évangélique où son impérialisme éthique comble sa vacuité. Tout comme en cette fin de XXème siècle, la guerre est dictée par des impératifs éthiques et non plus géo-politiques ou économiques, parce que l'intervention militaire est désormais le sous-produit d'un conflit sémantique global. La Culture pratique, elle aussi, la guerre du sens.

Iain M. Banks a créé l'utopie de la Culture en réaction aux formes classiques du totalitarisme et de l'exploitation. En tant qu'écrivain spéculatif, il apparaît victime de formes nouvelles et plus évoluées de contraintes qui restent invisibles et incompréhensibles aux communs, et tirent de là leur puissance. L'opulence matérielle ne saurait abolir la tyrannie et se contente de l'occulter. Dire de la Culture qu'elle est un space opera qui a le cœur à gauche suffit-il à ce que cela soit ? Qu'entendre par là ? La Culture veut s'imposer par ses principes moraux plutôt que par ses canons. Elle n'en cherche pas moins à s'imposer. Imposer des comportements à autrui, que ce soit par force ou manipulation, c'est toujours de l'impérialisme et c'est typique du space opera, Banks ne nous dit pas que la Culture est un anti-modèle, au contraire…

La Culture n'en reste pas moins une des créations littéraires majeures de la S-F, impressionnante de richesses, que tout amateur se doit de visiter. De plus, Banks fait l'effort de faire une proposition sociétale intéressante, même s'il faut la déchiffrer à la lueur d'une bonne connaissance de la réalité contemporaine. Et puis, après tout, si l'on peut critiquer à n'en plus finir les problématiques sous-jacentes au cycle de la Culture, cela ne tient qu'à l'ampleur et à la profondeur de l'univers dépeint. La plus grande circonspection est également de rigueur quant aux textes relatifs au cycle, qu'ils soient ou non de Banks. Excession est un livre qui subvertit les subversifs. Ça mérite d'être lu… Après tout, il faut savoir lire dangereusement !

Lire la critique de Sophie Gozlan de l'édition originale d'Excession dans Bifrost n° 6.

Inversions

[Chronique de l'édition originale anglaise parue chez Orbit en juin 1998]

Le nouveau Iain M. Banks est un livre déroutant car il ne ressemble en rien aux œuvres précédentes de l'auteur. En effet Banks, que l'on connaît surtout en France pour ses romans sur l'univers de la Culture (voir critique d'Excession, plus haut), nous propose ici un tout nouveau visage. Lui qui nous avait habitué à un style léger et chargé d'humour, accouche avec Inversions d'un livre noir et dérangeant.

Inversions raconte deux histoires qui s'alternent au fil des chapitres. Le narrateur nous décrit ses travaux et ses jours en tant que page de la doctoresse du roi, tout en offrant, en parallèle, le récit de la vie du garde du corps d'un autre monarque vivant de l'autre côté des montagnes. Et si le seul lien objectif entre les deux histoires est ténu, elles parlent d'une même voix de trahisons, d'amour contrarié et de mensonges.

Les personnages sont d'une extrême richesse : le garde du corps fait montre de sensibilité et de tendresse, alors que la frêle doctoresse se révèle capable de défaire ses adversaires à mains nues. Le page, quant à lui, traverse les émois de l'entrée dans l'âge adulte, tiraillé entre passion et loyauté. Le récit nous entraîne irrésistiblement de salles de torture en laboratoire d'alchimie, et on assiste au sacrifice des protagonistes sur l'autel des intrigues de cours sans jamais parvenir à percer leur mystère. Les événements inexplicables restent inexpliqués, et le narrateur avoue son incapacité à nous éclairer. De son récit fait de brouillard, il s'excuse en affirmant qu'il n'en sait pas plus et que, quelquefois, il faut savoir faire avec ce qu'on a puis continuer sa vie. Cette narration nous colle à la peau et laisse comme une impression poisseuse de sang sur les mains…

Inversions est un livre sans espoir et sans issue mais chargé de poésie. La voix de Banks, envoûtante, y résonne comme l'écho d'un murmure, et il est tout aussi difficile de s'en défaire que d'imaginer qu'il s'agit bien du Banks que l'on cornait. En définitive, on enragerait presque de savoir Inversions en tête des best-sellers de l'été, tant on aimerait le garder pour soi, être seul à connaître ce Banks nouveau. Et finalement de constater que nul doute n'est plus désormais possible : cet homme est un magicien.

Fondation et Chaos

[Chronique de l'édition originale américaine parue chez Harper Prism en mars 1998]

Foundation and Chaos est le deuxième tome de la nouvelle trilogie des Fondations autorisée par les héritiers d'Isaac Asimov. Greg Bear continue à explorer les zones d'ombres laissées par le grand maître tout en intégrant les nouvelles données apportées par Benford. On retrouve avec plaisir les deux amants terribles introduits par Benford : Jeanne d'Arc et Voltaire qui, cette fois encore, se voient impliqués dans un débat théorique lié à l'existence de créatures mécaniques.

Mais là où Benford avait choisi de se concentrer sur la personnalité du psychohistorien Hari Seldon, Bear préfère s'attarder sur les robots. Un thème qu'Asimov a longuement exploré, naturellement, qu'il a balisé aussi (banalisé ?) par l'entremise des trois lois de la robotique auxquelles il a donné son nom :

 1. — Un robot ne peut faire de mal à un humain ni permettre de par son inaction qu'un humain souffre.

 2. — Un robot doit toujours obéir à un humain sauf si cela l'amène à enfreindre la première loi.

 3. — Un robot doit préserver sa propre existence sauf si cela entre en contradiction avec les deux lois précédentes.

Découlant d'une interprétation libre de la première loi, Asimov a par la suite introduit la loi zéro qui ordonne aux robots de protéger toute l'espèce humaine quitte à enfreindre les trois lois originales.

Bear s'intéresse aux effets de cette loi zéro qui a divisé les robots en deux factions, l'une déterminée à continuer à servir les hommes dans la plus stricte acceptation des trois lois, et l'autre cherchant à créer pour ces mêmes hommes un monde libéré du moindre risque, quand bien même faudrait-il pour cela asservir l'humanité.

Le robot Daneel Olivaw est le champion de cette dernière cause. On le découvre ici sous un jour nouveau. Prêt à tout pour garantir aux hommes le bonheur obligatoire, on le dirait comme consumé par son obsession, en proie à une passion qui le rend presque humain. Alors qu'une grave crise menace de réduire à néant tous ses efforts, il tente en vain d'orchestrer dans l'ombre les agissements de ses deux acolytes qui semblent eux aussi agités de troubles très peu mécaniques

Par ailleurs le robot Lodovik Trema se retrouve libéré des trois lois, désormais à même d'user de libre arbitre. Il se prend bientôt à douter du bien-fondé de la loi zéro… Reste Dors Venabili qui, conçue pour veiller au bien-être du seul Hari Seldon, semble lui vouer un amour qui dépasse de loin sa programmation et lui fait oublier ses ordres…

En définitive, Bear ne cesse de se promener sur la fine frontière qui sépare humains et robots, dotant ces derniers de sentiments qui en font des personnages riches et complexes.

En accordant une place importante aux robots, Bear aborde l'univers de Fondation sous un jour nouveau tout en conservant l'esprit de la saga. Comme toujours avec Bear, Foundation and Chaos est inventif et de lecture agréable. Et la nouvelle trilogie de continuer comme elle avait commencé, pour notre plus grand plaisir…

La Petite Mort

Après l'anthologie de vampires sexuels concoctée par Poppy Z. Brite, Albin Michel présente un épais recueil de nouvelles érotiques fantastiques d'un excellent niveau, comme en témoigne la qualité des auteurs retenus : Clive Barker, Pat Cadigan, Douglas Clegg, K. W. Jeter, Kathe Koja, Barry Malzberg, Richard Christian Matheson, Lucius Shepard, etc., sans oublier une grande dame du policier, Ruth Rendell.

Dans cette anthologie, il est moins question de sexualité que de relations, tant il est vrai que celle-ci est tributaire de la personnalité des acteurs. On y trouvera bien sûr quelques scènes torrides, des unions charnelles monstrueuses, violentes ou hors normes, un éventail de situations déclinant les figures de l'homosexualité, du sadomasochisme, voire de l'inceste, mais l'essentiel n'est pas là. Comme l'illustrent Koja et Malzberg avec la bizarre relation d'un artiste photographiant les modèles ravissants ou monstrueux, que lui amène une belle collectionneuse de clichés, « La prudente géométrie de l'amour » touche à l'âme. La découverte de l'autre, et parfois sa possession, passent autant par l'esprit que par le corps.

Il est beaucoup question de douleur dans ce recueil ; celle-ci semble même indissociable du plaisir qui provoque le même pincement au cœur. Les motifs d'une sexualité décalée, malade, en quête d'un équilibre qui ne se trouve parfois que hors normes, sont omniprésents. Ils sont typiques d'un fantastique moderne qui a cessé de faire appel au surnaturel dans ses récits, sinon d'une façon très voilée. Les maléfices ne représentent qu'un quart des textes et souvent, tournent autour du ménage à trois : l'amant désireux de récupérer sa femme fait appel à la sorcellerie (« La dernière fois » de Lucius Shepard, excellent !, « Trous » de Sarah Clemens), couples et maris infidèles sont sous l'emprise de maléfices (« Le rocher » de Mélanie Tem) où ils revivent parfois leurs relations coupables (« Boutons de fièvre », de Carol Oates),

Métaphoriques ou crûment réalistes, ces nouvelles frappent fort et juste. Si le fantastique traite souvent de la mort, il était normal qu'il s'intéressât à la petite mort et aux fantasmes qui l'accompagnent. Le lecteur sera au moins assuré que sexe et fantastique font bon ménage !

Idoru

Elle est belle, elle est célèbre. Elle va se marier avec Rez, de l'indétronable groupe rock Lo/Rez. Mais elle n'existe pas. Rei Toei est une idoru, une créature virtuelle des petits écrans, nippons. Le medium de ce mariage serait le module primaire de programmation biomoléculaire Rodel-van Erp C\7A qui intéresse également les russes, auxquels il est interdit de fournir de la technologie sensible. Une course poursuite commence alors, mettant en scène des trafiquants et leurs porte-valises, des fans du chanteur comme Chia, qui effectue le voyage jusqu'à Tokyo pour juger de la véracité de la rumeur, et des ennemis jurés comme la directrice de Slitscan, acharnée à détruire l'image de la pop star

Comme souvent chez Gibson, l'intrigue importe moins que le décor. Elle n'est qu'un support pour décrire un futur immédiat chrome et acier qui bascule dans l'univers des apparences, noyé d'informations plus que d'informatique, un monde grouillant incapable de maîtriser ses mutations, où les personnes capables de dégager des points nodaux dans des masses de données informes sont très prisées et recherchées

Cette plongée hallucinante est à sa façon une fable sur la célébrité, qu'il convient de fuir non parce qu'elle est désormais factice mais parce qu'elle empêche de goûter aux joies sereines de l'anonymat.

Si la lecture de ce roman est vivement conseillée, elle est cependant gâchée par les irritantes coquilles qui le parsèment, mots oubliés, participes passés à l'infinitif et autres malveillances syntaxiques. Il aurait été décent, pour un livre cyberpunk, d'utiliser un correcteur orthographique et grammatical.

Boulevard des Étoiles

« Boulevard des Étoiles, le carnaval bat son plein… » La Terre est devenue un lieu de loisirs permanent depuis que les Alii, en effectuant le Grand Ménage, ont décimé les neuf dixième de la population. Les personnages composent à longueur de temps des jeux de rôle grandeur nature, mars l'ennui peut les conduire à les interpréter pour de vrai ; c'est ce qu'apprend bien involontairement Walt Umfrey, physicien sur le satellite Erymède, venu se distraire sur Terre (« La tête de Walt Umfrey »). On peut aussi se faire peur par procuration, en se branchant sur les pilotes de course qui frôlent la mort à 1500 km/h. « Yadjine et la mort » est probablement la plus belle nouvelle de ce recueil, où une femme tente de connaître Marq Folker, et, à travers lui, de contempler l'abîme de la mort. Cet univers de fête n'est pas tout rose : Perris, qui enquête dans l'entourage de la rimbaldienne (et transparente) star du rock Morry Jimmison, désire se venger de la secte qui a massacré sa famille. Enfin, les éternels désaxés désireux de devenir maîtres du monde sévissent toujours : le docteur Zo-Lost Goodtheirn met au point une armée de monstricules (« Les amis de monsieur Soon » et « À la recherche de monsieur Goodtheim »).

Baroque, foisonnant de détails, le recueil constituant Boulevard des Étoiles ne ressemble à nul autre. Il se rattache au cycle « eryméen » de Sernine, qui comprend quelques romans et nouvelles. Ces textes n'ont rien de spéculatif, on s'en doute, mais jouent métaphoriquement avec des images, des décors. Curieusement, bien que Sernine avoue dans l'interview finale attacher de l'importance au récit, les intrigues qu'il développe laissent indifférent (à l'exception de « Yadjine et la mort ») probablement en raison de la complexité et de la richesse du décor qui requiert sans cesse l'attention. Il manque peut-être à ces textes un point d'ancrage, un sujet central que les excès de cette société ne viendraient distraire. Mais il est difficile de ne pas tourner la tête dans cet univers. Car, « Boulevard des Étoiles, le Carnaval bat son plein »…

Un feu sur l'abîme

Est-il encore possible, en cette fin de siècle, d'écrire un space-opera tel que le concevaient E. E. “ Doc ” Smith ou Edmond Hamilton il y a plus d'un demi-siècle, c'est-à-dire un roman d'aventure démesuré, frénétique, ne laissant jamais à son lecteur le temps de respirer, et n'ayant en définitive d'autre but que de distraire ?

Et surtout, un tel livre peut-il être autre chose que parfaitement ringard ? À ces questions, Vernor Vinge répond oui sans hésiter et nous en donne la meilleure démonstration possible

À première vue Un feu sur l'abîme accu­mule tous les clichés propres au space-opera : intrigue prétexte (les héros doivent partir à la recherche d'un mystérieux artefact, seul capable de sauver l'univers du péril qui le menace), extraterrestres improbables (les Cavaliers des Slrodes, sortes de caoutchoucs en pot pensants), anthropocentrisme (la race des Dards, sur la planète desquels se déroule une grande partie du roman, a bâti une civilisation étonnamment semblable à notre propre moyen-âge, ce qui est d'autant plus étrange que leur morphologie est plus proche de celle du chien que de l'humain), combats spa­tiaux à vitesse supraluminique, sans parler de l'inévitable détour par quelques haut-lieux du genre, bar et marché galactiques en tête. Avec un tel matériau, l'approche parodique, telle que la pratique Red Deff par exemple, semble être le seul moyen pour l'auteur de ne pas sombrer dans le grotesque.

Pourtant, Vernor Vinge infirme ce point de vue. Pince sans rire de génie, il parvient à nous faire avaler les invraisemblances les plus énormes sans se départir d'un sérieux imperturbable. Les personnages, humains comme extraterrestres, révèlent rapidement des personnalités et des motivations com­plexes. Le souci du détail de l'auteur lorsqu'il décrit la civilisation des Dards et l'originalité de leur mode de pensée (la base de la société n’est pas l'individu mais la meute, les Dards n'accédant à l'intelligence que lorsqu'au moins quatre individus mettent leur psyché en commun) en font l'un des éléments les plus fascinants de ce roman. Et surtout, le récit est mené sans temps morts, ce qui, sur une telle longueur, relève de l'exploit.

Loin du souci de la rigueur scientifique chère à un Gregory Benford ou des préoccu­pations socio-politiques d'un Iain M. Banks, Vernor Vinge à son tour réinvente le genre. Son message : le space-opera n'a d'autre but que de divertir le lecteur. C'est pourquoi il doit être pris avec le plus grand sérieux. On ne peut que rester béat d'admiration devant le résultat.

La Piste indigo

Durant plusieurs décennies, le Fleuve Noir fut incontestablement l'éditeur le plus conservateur et le moins accessible, préférant faire travailler à la chaîne ses auteurs maison plutôt que s'ou­vrir aux nouveaux talents. La situation s'inversa complètement durant les années quatre-vingt et la collection « Anticipation » permit à ceux qui allaient devenir les auteurs les plus en vue de la science-fiction française (Ayerdhal, Lehman, Wagner, Genefort…) de faire leurs débuts professionnels. Ces der­nières années, si le Fleuve publie toujours autant, sinon plus, de jeunes écrivains, la plupart disparaissent après un ou deux romans, généralement fort médiocres. Qui se souvient aujourd'hui de Hugo van Gaert, Christophe Kauffman ou Lucas Gorka ? Et surtout : qui regrette leur disparition ?

Depuis la fin d' « Anticipation », les choses ne se sont pas arrangées, bien au contraire : la quasi-totalité des premiers romans publiés par le Fleuve Noir sont d'une nullité abyssale. À qui la faute ? À une politique éditoriale aberrante ou simplement à l'absence de bons manuscrits ? Probablement aux deux.

La piste indigo est symptomatique de cette crise. Le point de départ de cette his­toire n'est pas inintéressant : l'arrêt soudain du principal réseau informatique mondial, basé à Singapour, entraîne l'effondrement du système économique planétaire et attise les tensions internationales. Au Tibet une équipe improvisée d'informaticiens va tenter de débloquer la situation avant qu'il ne soit trop tard. Malheureusement, passé les pre­mières scènes d'exposition, le récit avance à la vitesse d'un cheval mort. De scènes répétitives en dialogues redondants et empruntés au possible (entre autres, les personnages ont tous la fâcheuse manie de répéter le nom de leur interlocuteur toutes les deux phrases), le roman s'enlise et le lecteur s'endort. On en vient à se demander si l'auteur se moque pas de nous lorsqu'il écrit : « Il restait de la guerre une attente interminable, attente de ce qu'il se passe enfin quelque chose. » (p.319) Les derniers doutes sont levés lorsque l'intrigue est enfin résolue, dans un flou artistique absolu, et qu'un des personnages s'exclame : « comment a-t-on gagné, on ne le saura jamais ! » (p.356) Le cynisme de Chabeuil n'a d'égal que la vacuité de son roman, dont la plus impardonnable des tares est d'être encore plus méprisant que méprisable.

Orages en terre de France

Rares sont les auteurs à avoir eu l'oppor­tunité de publier un recueil de nouvelles dans la défunte collection « Anticipation ». Michel Pagel est le seul à en avoir publié deux : Désirs cruels, en 1989, et Orages en terre de France deux ans plus tard. Ce dernier livre, aujourd'hui réédité, regrou­pe quatre uchronies se déroulant à la fin du XXe siècle, dans une France en guerre contre l'Angleterre depuis près de mille ans. La Révolution n'a pas eu lieu, la monarchie s'est maintenue des deux côtés de la Manche et l'Église est toujours aussi puissante et respectée.

Dans « Ader », un universitaire à la retraite construit la première machine volante. Une invention absolument révolutionnaire, mais qui risque fort de lui valoir les foudres de l'Église — au mieux l'excommunication, au pire la mort. « Bonsoir, maman » est une courte vignette où une malade revient une dernière fois chez elle, auprès de sa famille, avant de mourir. « Le Templier » raconte la machination mise en place pour discréditer Frédéric d'Arles, le plus célèbre télévangéliste français. Quatrième et dernière nouvelle, « L'inondation » s'intéresse au destin de trois personnages : un déserteur de l'armée anglaise, la femme qu'il a tuée, l'homme qui l'a ressuscitée.

Si ces textes relèvent de l'uchronie, Michel Pagel ne se soucie guère de justifier historiquement son univers et préfère s'intéresser à ses personnages. Le plus mémorable d'entre eux est certainement Frédéric d'Arles, manipulateur de foules, fou de Dieu, haïssable en tous points et pourtant extrêmement humain. Les protagonistes des autres nouvelles sont aussi finement dessinés : des hommes et des femmes subissant une guerre dont ils ne comprennent plus depuis longtemps les enjeux ; écrasés par le poids des traditions, essayant tant bien que mal de faire face à des situations exceptionnelles. Certains choisiront de se rebeller contre les pouvoirs en place et l'absurdité de leur condition, d'autres accepteront de transiger, n'ayant plus d'autre but que de sauver leur vie. Tout au long de ce recueil, Michel Pagel nous fait partager les désirs et les craintes de ses personnages leurs espoirs et leurs doutes. Une œuvre d'une rare sensibilité.

L'Impossible Quête

Jean-Christophe Chaumette est un auteur rare. C'est sans doute sa principale qualité. Après un polar-fantastique pas bon du tout (Le jeu, en 1989) et avant une fantasy franchement nulle (Le Niwaâd, l'an dernier, il publia au début des années 90 ce long roman que le Fleuve Noir a jugé utile de rééditer aujourd'hui. Point positif : sa publi­cation sous le label « Legend » plutôt que « Space ». Car, sous ses apparences de space opera, Le Neuvième Cercle est bien un roman de fantasy et de la pire espèce : une heroic fantasy aussi violente qu'imbécile.

Le cadre créé par Chaumette est tout fait rudimentaire et des plus incohérents : vastes empires guerriers s'étendant sur plusieurs systèmes solaires et voyages supraluminiques d'une part, systèmes éco­nomique et industriel primitifs — les armes sont fabriquées par des artisans forgerons ! — d'autre part. Comme le confirme un coup d'œil sur l'appendice en fin de second volume, l'auteur s'est plus attaché a créer un exotisme de pacotille qu'à mettre en place un univers vraisemblable, sinon original. Qu'importe d'ailleurs, puisque ce cadre a pour unique fonction de justifier les innombrables scènes de batailles qui sont le cœur du roman. Ici, Chaumette s'en donne à cœur joie : on s'éventre avec entrain, on s'étripe gaillardement, on se décapite à qui mieux mieux, on se démembre à longueur de pages, ad nauseum. Dans cette guerre, la diplomatie occupe une place on ne peut plus négligeable, la philosophie des différents belligérants ne dépassant de toute façon pas le stade du « Moi plus fort que toi, toi obéir moi sinon moi casser tête à toi ». Sur plus de 800 pages, cette forme de rhétorique peut lasser jusqu'au plus brutophile des lecteurs.

Lorsqu'elle ne patauge pas dans le sang et les tripes, l'histoire nous raconte le destin de Stanley Peterson, mercenaire cruel et sans pitié, au cœur dur comme la pierre, qui Dieu merci rencontrera l'Amour (avec un A majuscule et un corps de rêve) et deviendra le sauveur de l'humanité. Le tout entrecoupé de pensées profondes sur le sens de la vie, mélange de mysticisme bon marché et de confucianisme de bistrot. De là à dire qu'il n'y a rien à sauver de cette longue saga, il n'y a qu'un pas que je m'empresse d'ailleurs de franchir.

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