Connexion

Actualités

Minuit jamais ne vienne

Marie Brennan s’est fait connaître en France avec sa série «  Mémoires de Lady Trent » publiée aux éditions L’Atalante, dont le premier tome, Une Histoire naturelle des dragons, a été récompensé par le Prix Imaginale 2016. Dans sa nouvelle série «  La Cour d’Onyx », on retrouve le goût de l’auteure pour l’exploration des mythes et légendes. Le premier opus, Minuit jamais ne vienne, est une lecture agréable, où le monde mystérieux de la Faerie anglaise se mêle à l’époque aussi fascinante que balisée du règne d’Elisabeth Ire. Sous la Londres de 1554, une reine maléfique a conclu un pacte avec son homologue humaine pour asseoir son propre trône. Trois décennies plus tard, les destins croisés d’une courtisane Fae et d’un gentilhomme d’armes humain s’accomplissent. Chacun lutte pour obtenir une place privilégiée auprès de sa souveraine, mais les manœuvres et les découvertes de nos protagonistes les mèneront bien au-delà de ce qu’ils avaient imaginé…

L’intérêt du lecteur s’éveille sur un rythme huilé et crescendo. Il faut s’accrocher un peu sur les premières pages : les débuts de Deven, le gentilhomme à la cour élisabéthaine, ne sont pas des plus passionnants. Peu à peu, après la mise en place, on prend réellement plaisir à dérouler les fils de l’intrigue savamment tissée par Brennan, jusqu’à une fin soignée, à la fois digne d’un conte de fées et d’une tragédie élisabéthaine — nul hasard dans le fait que le récit soit divisé en quatre actes et qu’on y trouve quantité de références au théâtre de l’époque. On se laisse volontiers convaincre par l’aspect historique du roman, étonnamment loin de perdre son intérêt à la lumière de l’influence Fae. Marie Brennan propose des explications originales aux événements majeurs qui ont jalonné le règne d’Elisabeth. L’auteure réinvente notamment la tentative d’invasion de l’Angleterre par l’Armada espagnole et réinterprète les causes de l’exécution de Marie Stuart, reine d’Écosse et cousine d’Elisabeth. Mieux encore, la personnalité mystérieuse de la dernière Tudor et sa légendaire virginité sont ingénieusement exploitées.

Un ouvrage plaisant, donc, avec tout de même quelques imperfections. Si l’intrigue s’avère convaincante et le style agréable, parfois poétique, on regrette pourtant certains choix faciles. Ainsi, les machinations politiques sont régulièrement métaphorisées par une partie d’échecs, procédé convenu, pour dire le moins. Par ailleurs, déviance d’adepte de jeux de rôle, peut-être, on croit presque entendre, çà et là, un « TGCM » de la part de Marie Brennan (« ta gueule c’est magique », expression de maître du jeu bien pratique afin de justifier une potentielle incohérence). Pour illustration, la perception du temps par les immortels Fae semble à géométrie variable : certains sont capables de se remémorer des événements très anciens, mais quand ça arrange l’intrigue, presque tous ont oublié comment leur propre reine est arrivée au pouvoir à peine dix ans plus tôt.

Malgré ces derniers points, l’impression générale demeure positive. Si vous aimez l’époque élisabéthaine et le folklore britannique, ce livre a tout pour vous charmer, aucun doute. Et si ce n’est pas le cas, qui sait, tenter le coup pourrait bien faire éclore une passion insoupçonnée pour ces deux sujets…

Le Nombril du monde

En début d’année 2018, le succès d’une campagne de crowdfunding a permis le lancement des « Saisons de l’étrange », projet coédité par les Moutons Électriques et porté par Vivian Amalric, Arthur Plissecamps et Melchior Ascaride (qui en touchait déjà quelques mots dans la rubrique « Paroles d’illustrateur » du précédent numéro de Bifrost). Au programme : une première livraison de six livres — nouveautés comme rééditions — se voulant un « Netflix littéraire orienté pulp et fun ». Les quatre premiers titres sont sortis au printemps, c’est donc l’heure de tirer un bilan provisoire.

[…]

Le Nombril du monde, de Roland C. Wagner, est un bref roman paru originellement en 1997 au sein de la série collective «  Agence Arkham » (DLM), créée par Francis Valéry (ce que cette réédition omet de préciser — merci pour lui). Hard-rockeurs satanistes, druides et descendants de savants fous s’agitent dans le bois de Meudon, autour d’un menhir dont la charge psychomagnétique va bientôt atteindre son apogée. Yasmine, de l’Agence, et L’Œil, musicien désabusé, vont tenter d’y mettre bon ordre au fil d’une aventure paresseuse et ayant un brin vieilli.

[…]

En fin de compte, on aurait bien voulu se montrer plus enthousiaste sur le début de ces « Saisons de l’étrange » : deux titres sympathiques, sans plus, deux bien plus faibles. Un bilan mitigé, en somme, mais laissons le temps à la collection de s’installer. La suite devrait voir Paul Féval, Jean-Philippe Depotte et Cédric Ferrand enrichir le jeune catalogue.

Mémoires d'un détective à vapeur

En début d’année 2018, le succès d’une campagne de crowdfunding a permis le lancement des « Saisons de l’étrange », projet coédité par les Moutons Électriques et porté par Vivian Amalric, Arthur Plissecamps et Melchior Ascaride (qui en touchait déjà quelques mots dans la rubrique « Paroles d’illustrateur » du précédent numéro de Bifrost). Au programme : une première livraison de six livres — nouveautés comme rééditions — se voulant un « Netflix littéraire orienté pulp et fun ». Les quatre premiers titres sont sortis au printemps, c’est donc l’heure de tirer un bilan provisoire.

[…]

Enfin, Mémoires d’un détective à vapeur de Viat et Olav Koulikov conclut cette première salve de livres. Il s’agit là d’un recueil de nouvelles censément traduit de l’anglo-russe par A.-F. Ruaud (auteur véritable du présent livre ?), mettant en scène Jan-Marcus Bodichiev, informaticien et détective amateur dans un monde uchronique (et pas vraiment steampunk, contrairement à ce laisse supposer le titre). Dans ce xx e siècle alternatif où l’Angleterre et la Russie se sont unies et où la France est devenue marxiste, Bodichiev est régulièrement mis à contribution pour aider la police, que ce soit à Londres ou sur le continent, le long d’enquêtes dont la résolution s’avère tour à tour rationnelle ou fantastique. Plaisant à lire, ce recueil laisse toutefois une légère sensation d’inachevé — certaines nouvelles demeurent volontairement (et curieusement) tronquées, tandis que le contexte se dévoile par touches un peu trop minimes (sans omettre une foutraque translittération du russe). Des défauts qui seront peut-être corrigés dans la suite des aventures de Bodichiev ?

En fin de compte, on aurait bien voulu se montrer plus enthousiaste sur le début de ces « Saisons de l’étrange » : deux titres sympathiques, sans plus, deux bien plus faibles. Un bilan mitigé, en somme, mais laissons le temps à la collection de s’installer. La suite devrait voir Paul Féval, Jean-Philippe Depotte et Cédric Ferrand enrichir le jeune catalogue.

Le Livre des monstres

Beau travail que celui de l’Arbre vengeur, dont les racines exhument régulièrement des pépites tombées dans un oubli plus ou moins profond. Et drôle de vie que celle de Juan Rodolfo Wilcock, écrivain et traducteur argentin, de langue espagnole, donc, qui s’exila en Italie à l’orée des années 50, pour ne plus qu’écrire dans la langue d’Italo Calvino, et qui, comme l’indique la préface, « a réussi l’exploit d’être à la fois ignoré, oublié et incompris. » Faisant suite à une poignée de titres traduits en français, désormais épuisés, le présent ouvrage réparera peut-être cette injustice.

Sous un titre rappelant forcément le Livre des êtres imaginaires de son (ex-)compatriote Jorge Luis Borges, ce Livre des monstres présente une galerie de personnages étranges : ce gérant d’entreprise, embaumé, écoute de la pop depuis son sarcophage en rêvant de petites filles et de maîtresses d’école ; ce menuisier pond des œufs, tout le monde s’interroge sur leur contenu ; ce géomètre s’est transformé en un tas de boue au caractère irascible ; ce quidam est un homme magnifique car couvert de miroirs ; tel autre est brillant, littéralement, puisqu’il luit dans le noir… Et en voici un, plat comme une feuille et bête comme ses pieds. Des monstres, vraiment ?

Wilcock nous expose ainsi cette ribambelle de personnages, dont l’étrangeté ne dissimule pas la profonde humanité — dont la veulerie, la stupidité, l’inconstance, les tics et manies ridicules —, en des textes aussi brefs qu’incisifs. Ce sont les Caractères de la Bruyère passés à une moulinette sans pitié. Drôlement féroces, férocement drôles, ces vignettes font rire. Jaune. Elles renvoient le lecteur à sa condition humaine, à ses manques. Et lorsqu’on referme ce mince volume (mieux vaut le picorer, sous peine de finir atteint de misanthropie aiguë), le miroir trouble en couverture vient nous rappeler que, tous autant que nous sommes, nous pourrions bien compter parmi les monstres de ce livre douloureux et précieux.

Les Compagnons de Roland

En début d’année 2018, le succès d’une campagne de crowdfunding a permis le lancement des « Saisons de l’étrange », projet coédité par les Moutons Électriques et porté par Vivian Amalric, Arthur Plissecamps et Melchior Ascaride (qui en touchait déjà quelques mots dans la rubrique « Paroles d’illustrateur » du précédent numéro de Bifrost). Au programme : une première livraison de six livres — nouveautés comme rééditions — se voulant un « Netflix littéraire orienté pulp et fun ». Les quatre premiers titres sont sortis au printemps, c’est donc l’heure de tirer un bilan provisoire.

[…]

Autre premier roman, Les Compagnons de Roland, signé François Peneaud, nous amène dans la France du printemps 1932. « Joyeuse », l’épée de Charlemagne, a été dérobée : charge à Gabriel Dacié, inventif aventurier aviateur, et ses amis, de remettre la main dessus. Ce faisant, ils vont découvrir une conspiration visant à usurper le pouvoir, vacant suite à l’assassinat du président Doumer. Le roman conjugue pouvoirs psys, quatrième dimension, aéronautique steampunk et homosexualité : des ingrédients intéressants, mais un style médiocre, des dialogues horripilants et des personnages sans intérêt l’empêchent de décoller. Dommage, on aurait aimé aimer.

[…]

En fin de compte, on aurait bien voulu se montrer plus enthousiaste sur le début de ces « Saisons de l’étrange » : deux titres sympathiques, sans plus, deux bien plus faibles. Un bilan mitigé, en somme, mais laissons le temps à la collection de s’installer. La suite devrait voir Paul Féval, Jean-Philippe Depotte et Cédric Ferrand enrichir le jeune catalogue.

115° vers l'épouvante

En début d’année 2018, le succès d’une campagne de crowdfunding a permis le lancement des « Saisons de l’étrange », projet coédité par les Moutons Électriques et porté par Vivian Amalric, Arthur Plissecamps et Melchior Ascaride (qui en touchait déjà quelques mots dans la rubrique « Paroles d’illustrateur » du précédent numéro de Bifrost). Au programme : une première livraison de six livres — nouveautés comme rééditions — se voulant un « Netflix littéraire orienté pulp et fun ». Les quatre premiers titres sont sortis au printemps, c’est donc l’heure de tirer un bilan provisoire.

115° vers l’épouvante, premier roman de Lazare Guillemot, ouvre le bal. Nous voici en 1925, en Cornouailles anglaise : le père Brown est témoin de menaçantes apparitions célestes. Avec l’aide de Billy, un jeune guide local, et de Hareton Ironcastle (sans oublier sa fille et son neveu), le prêtre va se lancer dans une quête afin d’empêcher de dangereux cultistes de mettre la main sur une série d’artefacts qui leur permettraient d’ouvrir un portail pour quelque indicible créature. Se plaçant sous le triple patronage de G.K. Chesterton (le père Brown, prêtre catholique amateur d’énigmes policières), J. H. Rosny aîné (la famille Ironcastle) et H.P. Lovecraft (les tentacules), Guillemot apporte sa touche personnelle au fil d’une aventure allant crescendo — jusqu’à un final qui aurait mérité quelques pages de plus, tant le dénouement paraît précipité. L’ensemble ne casse pas trois tentacules à un Shoggoth… mais pourquoi s’en priver ?

[…]

En fin de compte, on aurait bien voulu se montrer plus enthousiaste sur le début de ces « Saisons de l’étrange » : deux titres sympathiques, sans plus, deux bien plus faibles. Un bilan mitigé, en somme, mais laissons le temps à la collection de s’installer. La suite devrait voir Paul Féval, Jean-Philippe Depotte et Cédric Ferrand enrichir le jeune catalogue.

Les Ferrailleurs du cosmos

Eric Brown fut publié en France une première fois dans l’anthologie périodique Univers chez J’ai Lu en 1989, puis dans un fanzine en 1992. Mais c’est entre 1995 et 1998 qu’il explosa vraiment, proposé au lectorat français par Sylvie Denis et Francis Valéry, alors aux manettes de la revue Cyberdreams et d’une anthologie devenue mythique, Century XXI, chez Encrage, qui faisaient la promotion de la nouvelle SF anglaise. Le point d’orgue en fut la publication d’un recueil d’excellente facture, Odyssées aveugles, toujours chez Cyberdreams, qui, croyait-on, allait définitivement installer Eric Brown au panthéon de la SF traduite. Nous étions donc en 98. Et ensuite ?

Ensuite… plus rien jusqu’en 2011.

On n’essaiera pas de comprendre une telle aventure éditoriale, d’ailleurs inexplicable, on saura simplement louer les éditions du Bélial’ pour avoir exhumé Eric Brown des oubliettes. Ainsi, en 2011, 2012 et 2017 nous furent dévoilées au sein de Bifrost trois nouvelles, qui étaient autant d’épisodes de ce qui constitue Les Ferrailleurs du cosmos. J’avoue qu’à la lecture dans la revue, ces textes ne m’avaient guère laissé de souvenir impérissable, hormis la première d’entre elles, « Exorciser ses fantômes ». Loin de ce que les nouvelles des années 90 avaient suscité, en tout cas. Il faut dire que le présent recueil — ou plutôt roman fix-up, mais nous y reviendrons — tranche fortement avec la SF d’Interzone (cette revue anglaise dans laquelle l’auteur fit ses débuts) : nous sommes ici en pleine aventure spatiale, plutôt light, sympatoche en diable, faisant la part belle à l’action et aux situations invraisemblables. À ce titre, Les Ferrailleurs ont parfaitement leur place au sein de la collection « Pulps » de l’éditeur. À bord du Loin de chez soi, Ed et Karrie parcourent la galaxie à la recherche de bons plans, la plupart du temps des vaisseaux perdus ou abandonnés, qu’ils peuvent ensuite monnayer pour gagner leur vie. Quand soudain débarque dans leur vie Ella, une somptueuse jeune femme qui éveille des choses inattendues chez Ed, vieux célibataire endurci… et le fait qu’il découvre après quelques péripéties qu’Ella n’est rien d’autre qu’une créature synthétique ne change rien à l’affaire. Karrie a beau protester contre cette attirance, qu’elle juge contre-productive pour leur métier, elle devra bien convenir qu’avoir une IA du calibre d’Ella à bord du vaisseau va parfois grandement leur faciliter la vie et les sortir de pièges redoutables…

Les Ferrailleurs du cosmos contient onze nouvelles, parues indépendamment, mais on aurait tort de le qualifier de recueil : si la plupart des textes peuvent se lire seuls, ils narrent une histoire continue, où les relations des personnages évoluent progressivement, où certaines affaires ressurgissent quelques récits plus loin… On parlera donc bien ici de roman fix-up comme la SF sait si bien en générer, notamment à l’époque de l’Âge d’or, auquel rend hommage ce livre. Eric Brown a parfaitement compris les ressorts d’une telle mécanique, qui procure un plaisir de lecture indéniable, plaisir comparable, en fait, à celui qu’on éprouve au visionnage d’une série. On rapprochera notamment ce livre de la série Firefly, pour sa construction psychologique des protagonistes, autour d’un quotidien assez banal malgré le décorum SF. Lire ces textes à la suite participe donc grandement du plaisir, et explique en partie le relatif anonymat éprouvé à la lecture individuelle de trois des récits.

Bien évidemment, tout ceci ne renouvelle en aucune façon le genre, et l’on ne pourra s’empêcher de trouver dommage que Brown nous revienne par le biais d’une série fun alors que sa SF traduite jusque-là semblait plus ambitieuse, mais le genre est ainsi fait, qui oscille entre œuvres exigeantes et pur plaisir de lecture, dualité dont on ne pourra que se réjouir, tant elle apporte de liberté à la science-fiction. On goûtera donc sans rechigner à ces trépidantes aventures des Ferrailleurs du cosmos.

Dans la toile du temps

Adrian Tchaikovsky (ou plutôt Czajkowski à la ville, mais il a dû considérer que Tchaikovski serait plus facilement prononçable) est un nouveau venu en France, mais il a déjà une œuvre d’auteur conséquente derrière lui en anglais : Dans la toile du temps (Children of Time en VO) est en effet son douzième roman, dix des précédents ayant constitué une décalogie de fantasy intitulée «  Shadows of the Apt ». SF de la plus pure eau, parue en 2015, Dans la toile du temps a été couronnée par le prix Arthur C. Clarke.

Alors que l’humanité court à sa perte, ruinant la Terre, une expédition scientifique est sur le point de lancer une expérience inédite : sur une planète tout juste terraformée, devenue une gigantesque forêt, la scientifique Avrana Kern va déposer des singes et un nanovirus. Ce dernier a pour mission de guider les singes dans leur évolution, jusqu’à leur élévation en tant qu’espèce apte à bâtir une société durable sans reproduire les erreurs de leur aînés. Malheureusement pour Avrana, suite à un acte terroriste, seul le nanovirus échoue sur la planète.

Quelques siècles passent, un nouveau vaisseau, le Gilgamesh, apparaît en orbite. À son bord, les représentants de la nouvelle humanité, celle qui s’est reconstruite sur les ruines de notre civilisation et n’a pas tardé à s’enferrer dans les mêmes travers. Avisant la planète verte, l’équipage la juge propice à accepter cette deuxième humanité. Or Kern, transférée dans une intelligence artificielle et restée en surveillance dans un satellite autour de sa création, n’est pas du même avis. Et pour cause : sur la planète, le nanovirus a fait son œuvre… mais pas sur les singes qui n’ont jamais atterri — on l’a dit. Non, les bénéficiaires de l’élévation sont des araignées, dont la société a connu des progrès impressionnants au fil des siècles… et Kern refuse que les humains la corrompent.

Ce gros roman d’environ six cents pages adopte une narration alternée entre les événements qui se produisent à bord du Gilgamesh et l’évolution de la société aranéide, mais avec un écoulement du temps particulièrement lent, car il s’agit bien ici d’une intrigue qui s’étend sur plusieurs millénaires. Ainsi, Holsten Mason, le linguiste du Gilgamesh, va de réveil en cryogénisation, et subit régulièrement les changements, nombreux, qui se produisent sur le navire. Ainsi, Portia, l’araignée qui, à chaque génération, bâtit sur les épaules de ses prédécesseurs, franchissant les uns après les autres les jalons technologiques ou scientifiques… Cette narration par épisodes constitue l’un des intérêts du roman : même s’il peut parfois être frustrant d’abandonner l’intrigue en pleine action —Tchaikovsky sait se montrer cruel envers son lecteur —, elle permet de vraiment prendre conscience du caractère primordial du temps dans le développement des relations humaines ou aranéides. La narration alternée, quant à elle, n’apporte en revanche pas grand-chose, car les scènes ne se répondent pas réellement, et on a plutôt l’impression de lire deux romans enchâssés qu’un seul et unique livre ; Tchaikovsky tisse néanmoins des liens qui trouveront leur aboutissement dans une scène finale homérique.

Dans la toile du temps est également un roman touffu, au sens qu’il brasse pas mal de thématiques classiques en science-fiction, ce que permet de démultiplier le procédé de narration : d’une part la fin de l’humanité et les vaisseaux-arches, d’autre part une société extraterrestre — car, même s’il s’agit d’araignées, l’auteur brode admirablement dessus et nous donne à voir des progrès scientifiques qu’on n’aurait pas imaginés — confrontée à son premier contact. Mais Tchaikovsky y adjoint l’intelligence artificielle au travers du personnage de Kern, et s’empare également des figures divines ou messianiques (Kern et sa relation ambivalente avec sa création, ou encore le commandant du Gilgamesh, Guyen, investi de la mission de sauver l’humanité au risque de se croire seul capable d’y parvenir et de virer mégalomane). Ajoutez-y une touche d’aspect social — le rusé retournement de situation de la place du mâle au sein de la société aranéide —, et vous aurez une petite idée des ingrédients distillés par l’auteur.

Au final, on pourra penser que Tchaikovsky, à trop courir de lièvres à la fois, nous propose un roman parfois un peu boursouflé, et qu’il aurait peut-être été plus avisé de le dégraisser, voire d’en faire deux romans séparés (suggestion d’explication des choix de l’auteur : il a d’abord eu en tête l’idée de la scène finale et s’est échiné à la mettre en œuvre). Mais, en l’état, il n’en demeure pas moins très prenant, astucieux et bien fichu : en somme, une excellente entrée en matière pour découvrir l’œuvre d’Adrian Tchaikovsky.

L'Odyssée d'Amos

Nous voici aux prises avec un planet opera mâtiné d’un zeste de fantasy indispensable au « bon » fonctionnement de l’intrigue. Ataraxia — absence de trouble ; état de tranquillité de l’âme qui définit le bonheur — est un monde créé par François Bournaud, qui en a dessiné les cartes, inventé la faune et la flore assez peu différentes de ce que l’on connait ici, et a déterminé la manière d’y vivre des humains arrivés sur ce monde idyllique mille ans plus tôt… La société des colons terriens, nommés « exo », repose sur sept principes sacrés auxquels chacun doit une stricte obéissance : Solidarité, Connaissance, Parcimonie, Mémoire, Respect, Liberté et Découverte. Certains étant bien sûr antinomiques entre eux sans que cela dérange ni le créateur (Bournaud) ni l’auteur (Maugenest). Le but de ces principes étant de ne laisser aucune empreinte écologique sur Ataraxia — mais on notera qu’il y a toutefois des espèces à protéger car, en fait, tout cela va au-delà d’une empreinte écologique zéro, pour une empreinte négative. « La planète Ataraxia (…) est réputée intangible, inviolable et indivisible. (…) Chaque exo s’engage à la respecter, à la préserver dans son état originel… » (p. 23) C’est-à-dire qu’il est ici question d’une évolution naturelle bloquée ; au temps pour les systèmes écologiques, par nature en perpétuel déséquilibre et fruits d’ajustements constants. Dans ce roman, la monnaie est diabolisée. Or, comme toute invention (le nucléaire, la morphine, le téléphone, l’automobile, etc.), la monnaie peut être utilisée en bien comme en mal, d’autant qu’à l’instar des avions, la morale est à géométrie variable, le bien étant conforme à l’intérêt de celui qui l’édicte. Les Ataraxiens sont des nomades vivant dans le dénuement, mangeant ce qu’ils trouvent sur le chemin. Tigres, scorpions et cobras sont aussi absents de ce monde que la malaria, la grippe ou la diphtérie… et même l’hiver ! Le monde des Bisounours en cosmos… Il n’y a pas d’élevage, les animaux sauvages se prêtant volontiers à la monte et se laissant bouffer au besoin. Il y a de l’agriculture, ce qui implique à la fois la sédentarité et une empreinte écologique non nulle quand bien même serait-elle fondée sur les modèles collectivistes du kibboutz ou du kolkhoze. Il existe sur Ataraxia un ordre supérieur chargé de faire respecter les principes sacrés de la société et de sanctionner les contrevenants, allant jusqu’à bannir ces derniers sur les îlots les plus inhospitaliers de ce monde. Ces « sages », sommet d’une religion laïque de la nature, ont conservé par devers eux l’accès à la très haute technologie spatiale pour maintenir le gros de la population sous leur coupe. Ça rappelle curieusement la tranquillité du Meilleur des mondes, mais les créateurs d’Ataraxia ont une vision en opposition totale à celle d’Huxley.

Amos de Slima est un jeune docte, turbulent mais brillant, censé être élevé au rang de sage. Or, au tout dernier moment, le conseil se ravise et non seulement renonce à sa nomination, mais le déchoit de tous ses titres sans justification ni question quant à ce subit revirement. À la suite de quoi Amos vole une précieuse relique technologique qui lui vaut d’être traqué comme une bête — avant que, au bout du compte, la relique lui soit reprise sans que l’on sache jamais pourquoi il s’en était emparé… Il apprend plus tard que c’était là un piège du conseil pour mettre à l’épreuve son humilité et sa soumission. Par une pirouette de l’auteur, cette manigance sera ultérieurement imputée à Naxès, le grand méchant de cette histoire, qui rêve d’introduire dans ce monde la monnaie, l’économie de marché, le crédit, le salariat… La question étant, bien sûr, de savoir si le vil Amos parviendra à ses fins.

Si la lecture n’est pas désagréable, en dépit de quelques lenteurs, le livre irrite profondément en raison des innombrables contradictions dont il est perclus. Les incohérences foisonnent et mettent notre suspension de l’incrédulité à rude épreuve. Les protagonistes ont la faculté de projeter leur esprit dans le corps d’oiseaux pour voir au loin, et même à travers le temps, brin de fantasy qui arrive là, en pleine SF, comme un cheveu sur la soupe. On ne croit pas à ce monde idéal qui rappelle beaucoup « Marée montante » de Marion Zimmer Bradley. On ne croit pas un instant à cette harmonie avec la gente animale digne du jardin d’Éden qui évoque, au choix, le film Avatar ou Shikasta de Doris Lessing. On ne croit pas à ces gens qui savent tous tout faire : tisserand, forgeron, charpentier naval, agriculteur… On ne croit pas à la navigation hauturière en solitaire sur des coquilles de noix low tech. On ne croit pas que la population vive dans la plus parfaite béatitude sans pouvoir améliorer son sort quand l’idée lui en vient. Bref… on n’y croit pas ! Du tout.

Femmes d'argile et d'osier

Ce n’est pas de la science-fiction, pourtant il s’agit bien d’un voyage vers une planète inconnue : les confins de l’Amazonie au début du xx e siècle sont aussi éloignés de notre réalité que, disons, la Cité Terre du Monde inverti. Un lieu où la rationalité, les savoirs et les certitudes ne servent plus à grand-chose. Avec Femmes d’argile et d’osier, Robert Darvel délaisse Harry Dickson, dont il a prolongé les aventures dans une série de récits fidèles au modèle original (voir le dossier consacré à Jean Ray dans le n° 87 de Bifrost), pour relater un épisode de la vie d’Hiram Bingham, historien et explorateur. Alors qu’il étudiait la culture inca au Pérou, Bingham entendit parler d’une cité perdue dans les environs du Machu Picchu. La quête de ce lieu mythique devint dès lors son idée fixe, et il réussit à convaincre suffisamment de monde pour organiser une expédition.

Un explorateur obsessionnel, des ruines mystérieuses, des fleuves à remonter ou à franchir, une jungle impénétrable, des bêtes sauvages, des autochtones hauts en couleurs, de la magie vaudou ou végétale… On imagine bien quel récit d’aventures exotiques plein d’effets et de rebondissements l’auteur aurait pu tirer de cette histoire vraie. Or, il escamote très vite cet horizon d’attente en quelques séquences où se concentrent découverte du site inca et rencontre des étranges femmes du titre : désintérêt immédiat de Bingham pour les ruines, l’explorateur n’ayant de cesse, dès lors, de chercher l’introuvable, c’est-à-dire un passage magique vers le monde inversé où vivent ces belles poupées golem.

Au fond, Femmes d’argile et d’osier est moins un récit d’aventure qu’un récit sur le désir d’aventure, voire le désir tout court. Et ce désir est toujours un fantasme : une soif de conquête et de domination (le colonialisme pillard des capitaines d’industrie et, à quatre siècles de distance, des conquistadors), ou la projection de rêveries moites (les utopies, ou les appétits charnels, de Bingham). Comme il n’y a pas de désir sans frustration, la rétention du spectaculaire répond ici à l’idée que l’échec est le moteur de la vie, car c’est en n’aboutissant pas que la quête peut sans cesse être relancée.

Si le livre peut paraître bien sérieux dans son refus d’hystériser l’aventure ou de sacrifier à l’infantilisme qu’on reproche parfois à la SFF, il n’en est pas moins merveilleux et même enfantin. Il rappelle que c’est justement le sérieux qui fascine les jeunes lecteurs dans certains récits d’aventure. Chez Stevenson ou chez Verne, ce n’est pas l’enfance qu’on recherche, mais une preuve que les rêves d’exploration peuvent s’accomplir dans la vie adulte. Que tente précisément de raconter Darvel sous les oripeaux du conte sylvestre ? Peut-être que si les pères comme Bingham délaissent parfois femme et enfants, c’est qu’ils ne peuvent cesser de rester eux-mêmes des enfants, d’insatisfaits rêveurs sous leur masque savant et sévère. Le récit se prive à mon sens de développements intéressants en ne faisant qu’évoquer de manière superficielle Alfreda, la femme de Bingham, dont on devine ce qu’elle doit apprendre à accepter : l’incurable immaturité que la position sociale et l’autorité de son époux dissimulent mal, la laissant dans l’attente, entre amour et abandon, entre le foyer déserté de New Haven et les jungles et les femmes chimériques.

De même qu’Alfreda est tragiquement effacée, Bingham, malgré ses qualités de flegme, de pragmatisme et de curiosité, peut paraître terne, et c’est donc dans l’étonnante galerie de seconds rôles qu’il faudra rechercher un peu de charisme ou de grandeur. Comme ses protagonistes, le livre n’est jamais où on l’attend. Tout en retenue dans l’action – parfois, jusqu’à la vacuité –, la forme, en revanche, est d’une constante densité, par le jeu notamment d’un style emphatique, à la limite de la grandiloquence. Ces actes manqués, ces clairs-obscurs narratifs et stylistiques, conjugués à l’absence de dimension politique (alors que comme l’avait bien compris Lucius Shepard, tout est politique en Amérique du sud, y compris la magie), rendent cette histoire attachante difficile à apprivoiser.

  1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58 59 60 61 62 63 64 65 66 67 68 69 70 71 72 73 74 75 76 77 78 79 80 81 82 83 84 85 86 87 88 89 90 91 92 93 94 95 96 97 98 99 100 101 102 103 104 105 106 107 108 109 110 111 112 113 114 115 116 117 118 119 120 121 122 123 124 125 126 127 128 129 130 131 132 133 134 135 136 137 138 139 140 141 142 143 144 145 146 147 148 149 150 151 152 153 154 155 156 157 158 159 160 161 162 163 164 165 166 167 168 169 170 171 172 173 174 175 176 177 178 179 180 181 182 183 184 185 186 187 188 189 190 191 192 193 194 195 196 197 198 199 200 201 202 203 204 205 206 207 208 209 210 211 212 213 214 215 216 217 218 219 220 221 222 223 224 225 226 227 228 229 230 231 232 233 234 235 236 237 238 239 240 241 242 243 244 245 246 247 248 249 250 251 252 253 254 255 256 257 258 259 260 261 262 263 264 265 266 267 268 269 270 271 272 273 274 275 276 277 278 279 280 281 282 283 284 285 286 287 288 289 290 291 292 293 294 295 296 297 298 299 300 301 302 303 304 305 306 307 308 309 310 311 312 313 314 315 316 317 318 319 320 321 322 323 324 325 326 327 328 329 330 331 332 333 334 335 336 337 338 339 340 341 342 343 344 345 346 347 348 349 350 351 352 353 354 355 356 357 358 359 360 361 362 363 364 365 366 367 368 369 370 371 372 373 374 375 376 377 378 379 380 381 382 383 384 385 386 387 388 389 390 391 392 393 394 395 396 397 398 399 400 401 402 403 404 405 406 407 408 409 410 411 412 413 414 415 416 417 418 419 420 421 422 423 424 425 426 427 428 429 430 431 432 433 434 435 436 437 438 439 440 441 442 443 444 445 446 447 448 449 450 451 452 453 454 455 456 457 458 459 460 461 462 463 464 465 466 467 468 469 470 471 472 473 474 475 476 477 478 479 480 481 482 483 484 485 486 487 488 489 490 491 492 493 494 495 496 497 498 499 500 501 502 503 504 505 506 507 508 509 510 511 512 513 514 515 516 517 518 519 520 521 522 523 524 525 526 527 528 529 530 531 532 533 534 535 536 537 538 539 540 541 542 543 544 545 546 547 548 549 550 551 552 553 554 555 556 557 558 559 560 561 562 563 564 565 566 567 568 569 570 571 572 573 574 575 576 577 578 579 580 581 582 583 584 585 586 587 588 589 590 591 592 593 594 595 596 597 598 599 600 601 602 603 604 605 606 607 608 609 610 611 612 613 614 615 616 617 618 619 620 621 622 623 624 625 626 627 628 629 630 631 632 633 634 635 636 637 638 639 640 641 642 643 644 645 646 647 648 649 650 651 652 653 654 655 656 657 658 659 660 661 662 663 664 665 666 667 668 669 670 671 672 673 674 675 676 677 678 679 680 681 682 683 684 685 686 687 688 689 690 691 692 693 694 695 696 697 698 699 700 701 702 703 704 705 706 707 708 709 710 711 712 713 714  

Ça vient de paraître

La Maison des Soleils

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 114
PayPlug