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L’Oreille interne

Dans L'Oreille interne, Robert Silverberg cite les ouvrages composant la bibliothèque de son personnage : il y a par exemple des livres de H.G. Wells, Jules Verne, Asimov, Bradbury ou Sturgeon, mais aussi de Faulkner, Hemingway, Céline, Joyce ou Proust 1. Par la composition de cette bibliothèque, Silverberg veut nous faire comprendre qu'il est possible d'écrire un texte qui s'abreuve aux références de la S-F tout en se référant à un contexte littéraire plus large. Ce roman, considéré tour à tour comme une curiosité, puis comme le chef-d'œuvre de Silverberg, se fonde sur un thème classique de science-fiction, la télépathie, en le traitant d'une manière originale : imaginez Joyce écrivant L'Homme démoli.

David Selig, juif de New-York, se sait télépathe depuis l'enfance. Il cache soigneusement ce « don », permettant de sonder les pensées des êtres vivants à leur insu, qui lui paraît être une malédiction. Pourtant, lorsque ce pouvoir s'amenuise, la quarantaine venue, David se laisse envahir par une mélancolie incommensurable. Au travers d'une narration introspective, le personnage principal retrace les moments importants de sa vie : sa jeunesse, ses rencontres amoureuses, ses crises existentielles. L'Oreille interne est l'histoire d'un homme, ou plutôt d'une partie essentielle de celui-ci, qui meurt.

Les pouvoirs parapsychiques, et plus fortement la télépathie, sont un lieu commun depuis l'Age d'Or de la S-F américaine. Ce thème est exploité soit comme un élément central du roman, comme dans Séquence Sigma (autre titre : Les Six lendemains) de James Blish (1949), À la poursuite des Slans de Van Vogt (1951), L'Homme démoli d'Alfred Bester (1953), Les Plus qu'humains de Théodore Sturgeon (1953), Psi de Lester Del Rey (1971), soit comme un composant de la fiction. Le plus souvent, ces fictions présentent des êtres dont la différence est une source supplémentaire de puissance, surpassant les maigres ressources du simple homo sapiens. Silverberg, de son côté, choisit de développer le thème a contrario. Il montre l'ambiguïté de la télépathie chez David, qui, en se sentant différent des autres, ne parvient pas à se positionner au sein de la société. L'auteur détourne un stéréotype thématique en une tension dramatique. David est l'antithèse du télépathe : bien qu'ayant la possibilité d'ouvrir et de pénétrer l'esprit de quelqu'un, il est lui-même fermé au monde, cloîtré dans un espace intérieur qu'il ne parvient pas à définir exactement. Le personnage principal traverse une double crise existentielle. Tout d'abord, celle d'un être qui ne parvient pas à s'accepter comme il est, puis comme un être perdant ce qui le définissait, sa différence. Le roman exprime aussi bien au travers de la narration que dans le style le mal-être du personnage. Ainsi, l'analyse des oeuvres de Kafka commente en interne une des problématiques de L'Oreille interne, c'est-à-dire « l'impossibilité de la communication humaine ». Le drame de David Selig est qu'il se décrit comme étant un récepteur/réceptacle, qui se nourrit de ce que renferment les autres individus. Cet état de fait implique que le télépathe est une coquille vide et qu'il ne pourrait exister sans la présence de l'autre. L'autre, c'est cette société qui lui renvoie l'image d'un monstre de par sa différence. Par ailleurs, il y a cet autre lui, le télépathe, lorsqu'il parle à la troisième personne, reflet déformé qui semble lui échapper. David Selig est donc étranger au monde et à lui-même.

Si au premier abord David est un être vide, la narration remplit le personnage. En effet, celle-ci débute à la première personne, puis, au fil des chapitres, va s'alterner avec la troisième personne, des extraits de journaux intimes et un ton impersonnel. Le style éclaté de la narration montre que le personnage est un être complexe, formé de différentes facettes : temps présent, souvenir de jeunesse, études littéraires, etc. L'enchâssement des différents styles narratifs et surtout les interpellations à un hypothétique lecteur parasitent le discours comme la télépathie de Selig est elle-même parasitée par le temps qui passe. Ainsi, il est difficile de savoir si le personnage s'adresse réellement à quelqu'un ou s'il s'entretient lui-même dans un incessant monologue intérieur. Dans le premier cas, le dialogue fictif démontre un début d'ouverture au monde du télépathe mourant, et dans l'autre cas, le monologue à plusieurs voix de David est pour le lecteur une expérience comparable à la télépathie. Le texte invite alors au voyeurisme de l'introspection d'un être qui regardait à l'intérieur des autres.

Par la simplicité du vocabulaire et une narration alternée, Silverberg écrit un roman sur un être exceptionnel qui se considère pourtant comme un moins que rien. Relatant le naufrage d'un être unique dans la masse, Silverberg expose non seulement le mal-être existentiel de la génération vieillissante de l'après 68, mais aussi la dilution d'un personnage stéréotype de la littérature de genre. Négation d'un âge d'or social et littéraire, L'Oreille interne est un roman important.

L’Homme programmé

Paul Macy est fier de sa banalité retrouvée. Il sort tout juste de traitement, et tout va bien. Tout va mieux en fait. Sa normalité va le réinsérer dans le flot de la société. Certainement pas par la grande porte, mais qu'importe. Parce qu'on le lui a dit, il sait qu'il a fait quelque chose de mal, qu'il a payé et gagné son retour parmi les hommes, et cela suffit à Paul Macy.

Sauf que Paul Macy n'existe pas. Il est une fiction. Une punition. Naguère, ce corps abritait l'esprit de Nat Hamlin, artiste surdoué — génial en fait —, mais aussi violeur récidiviste à la cruauté malsaine. Crimes au-delà de toute rédemption dans cette société policée et progressiste où l'on ne guérit plus le mal par le mal. Nat Hamlin s'est vu condamné à l'oblitération. Son esprit a été décapé, passé à la chaux pour ne plus être qu'une toile vierge sur laquelle, patiemment, on a inscrit la personnalité artificielle de Paul Macy On lui a inventé un passé, une enfance, des peines de cœur et des envies d'avenir. Dispositif radical, mais qui a fait ses preuves. En tirant la chasse sur Nat Hamlin, on a englouti ses perversions et ses pulsions. Adieu donc Nat Hamlin, et bienvenue à toi Paul Macy. Une longue vie t'attend.

Sauf que le lifting va craquer, et que très vite, Hamlin va refaire surface et faire valoir ses droits sur ce corps dont on l'a exproprié. Insuffisamment armé pour résister à cette lame de fond, le falot Macy va peu à peu sombrer dans la schizophrénie. C'est un thème cher à Silverberg, qui y voit la quintessence du conflit dans la narration, condensé sur un seul personnage. On le retrouve sous des traitements variés dans nombre de ses nouvelles, comme les excellentes « Maison des doubles esprits », « Multiples » ou l'incontournable « Passagers ». Et il va jouer ici de ce conflit de la manière la plus littérale qui soit. Hamlin et Macy vont s'affronter dans ce corps qu'ils partagent, le premier tentant de réémerger des abysses et le second cherchant à s'incarner au-delà d'une vie qu'il sait fictive. Une série de dialogues souvent réussis qui font beaucoup pour le charme de ce roman souvent considéré comme mineur, mais dont le principal intérêt ne réside pas là.

Ecrit en 1971, L'Homme programmé ouvre la série de romans largement introspectifs (suivront Le Livre des crânes, Le Temps des changements, L'Oreille interne et, dans une moindre mesure, Le Maître du hasard), qui constitue sans doute la partie la plus intéressante de l'œuvre de Robert Silverberg. La lecture du paratexte de ses Nouvelles au fil du temps nous renseigne assez bien sur son état d'esprit à cette époque. Alors qu'il aspire à une écriture plus ambitieuse, il s'aperçoit que le prix à payer est la perte de son invraisemblable facilité d'écriture, corollaire de cette innocence relative qui lui avait permis de vivre confortablement de sa plume. Un constat qui l'amène à s'interroger profondément sur sa condition d'auteur et d'artiste. Une partie de ses questionnements se retrouve projetée sur le personnage ambigu de Nat Hamlin, génie lumineux, mais homme profondément mauvais.

Silverberg, par le biais du candide Macy cherche à comprendre comment la beauté, dans laquelle il précipite l'essence même de l'art, peut surgir de la noirceur. Comment l'homme, si imparfait, si facilement victime de ses plus basses pulsions, peut-il dans son art tendre vers la perfection ? Dilemme moral très juif au fond, pour un auteur qui a toujours pris soin de se distancier de sa judéité. Position d'autant plus paradoxale que la réponse qu'il y apporte est d'un fatalisme que n'aurait pas renié un rabbin. La beauté porte en elle sa part d'ombre, et tout créateur doit assumer la sienne, s'il veut espérer la toucher du doigt. Il est intéressant aussi de constater que c'est alors même qu'il est à l'apogée de son talent, que Silverberg se remet le plus violemment en question.

Ce qui en fait clairement un écrivain du doute. Une attitude qui n'est certes pas inédite, et nombre de ses prédécesseurs ont dû en passer par là, mais c'est en tout cas la première fois qu'un auteur de S-F l'intègre si étroitement à son récit. Il le refera d'ailleurs, mais rarement avec autant de noirceur et de crudité.

Crudité qui va jusqu'à un abus de scènes sexuelles qui font beaucoup pour la mauvaise réputation du roman. Cruellement datées, elles sonnent par ailleurs étrangement faux. Bien loin des perforations authentiquement dérangeantes d'un Ballard, Silverberg reste même dans ce domaine (surtout dans ce domaine), un auteur bourgeois. Le parfum gentiment transgressif de ses scènes de sexe ressemble à une partouze giscardienne de 1974 filmée en super-8. Sans le ténébreux personnage de Nath Hamlin, le roman aurait, il est vrai, bien peu d'intérêt. Fascinant, dangereux et hanté, Silverberg nous l'offre sans compassion comme parangon du génie artistique. Etre dual, son nom nous renvoie sans équivoque au conte du Joueur de flûte de Hamelin, tout d'abord sauveur de la ville, puis bourreau de tous ses enfants. Robert Silverberg résume ainsi la condition d'artiste : celle d'un salaud magnifique. Magnifique par sa création, salaud parce qu'il a dû regarder au fin fond de lui-même avec assez d'honnêteté pour transcender sa part d'ombre.

L'Homme programmé mérite l'effort de passer au-delà de ses aspects les plus anodins. Il demeure l'un des romans les plus lucides sur la création artistique, un regard fort et dénué d'autocomplaisance.

Le Temps des changements

Kinal Darrival est le fils du Septarque de la Province de Salla. Ce royaume est situé sur l'un des deux continents de l'hémisphère Nord de la planète Borthan, elle-même colonisée par les Terriens. Une « Convention » très rigide régit les rapports sociaux des habitants de Salla. L'expression de soi y est rigoureusement interdite. Les discussions d'ordre privé sont réservées aux frères et soeurs de lien, et les confidences aux Purgateurs, c'est-à-dire aux prêtres. Le langage privilégie les formes impersonnelles : le « on » y remplace le « je ». À la mort du Septarque, Stirron, frère aîné de Kinal Darrival, prend le pouvoir, et Kinal, comme tous les cadets, doit se trouver un emploi et quitte la capitale, Glin. C'est le début d'une longue errance qui le conduit finalement au port de Manneran ou la rencontre avec un Terrien du nom de Schweiz décide de sa destinée.

Le Temps des changements, publié pour la première fois en 1971, appartient à ce qu'il est convenu d'appeler la période faste de Robert Silverberg. Ce roman se présente comme une autobiographie, l'itinéraire d'un homme qui endosse progressivement les habits de Prophète pour briser l'ordre social de son monde natal. Nous voici dans les terres (ou plutôt les sables) de Dune paru quelques années auparavant (en 1965) et ce n'est pas une mince gageure de la part de Robert Silverberg que de s'y être engagé.

Il s'y emploie via une thématique qui lui est propre, celle de la rupture ou de la métamorphose.

Comment Kinal Darrival opère-t-il cette rupture ?

Par le langage et la drogue.

La transformation sociale par le langage a été abordée par Jack Vance dans Les Langages de Pao et George Orwell dans 1984. Ces ouvrages, comme celui de Robert Silverberg, contiennent l'idée que les langues et les sociétés fonctionnent sur le mode de la reproduction et que le Pouvoir appartient au locuteur. Kinal rédige donc une profession de foi en abandonnant les formes grammaticales impersonnelles en vigueur à Salla. Il devient de fait un proscrit et les premières pages du Temps des changements résonnent familièrement aux lecteurs des Rêveries du promeneur solitaire et des Confessions de Rousseau : « Je m'appelle Kinal Darrival et je vais tout vous dire à mon sujet » ou « Sur cette planète qui est la mienne, je suis seul désormais. En un sens j'ai inventé un nouveau mode de vie : je peux sûrement inventer aussi un nouveau genre littéraire. » Comment ne pas deviner aussi, par une mise en abyme, l'espoir secret de tout écrivain d'opérer un changement dans l'esprit de son lecteur, bref un fantasme d'emprise ? Le second levier de la rupture, c'est la drogue.

Tout Prophète est un prosélyte. Kinal conquiert de nouveaux disciples en leur faisant absorber une drogue provenant de l'autre continent de l'hémisphère nord, Sumara Borthan. Celle-ci permet d'accéder à son Moi profond, à celui des participants, bref à la Connaissance.

Là encore, la drogue de Sumara évoque l'Epice. Le projet de communion spirituelle du monde de Borthan dont rêve Kinal n'est pas loin de la civilisation camée de Dune.

Enfin, le prophétisme nous renvoie au thème de la rédemption souligné dans le hors texte de l'édition de poche, thème qu'on retrouvera aussi dans Shadrak dans la fournaise ou Le Fils de l'homme.

Au final, Le Temps des changements souffre de la comparaison d'avec l'ouvrage majeur de Frank Herbert, mais l'enjeu était sans doute différent. Silverberg a fabriqué une œuvre intimiste. À la lecture du roman, des images de Un condamné à mort s'est échappé, film de Robert Bresson dans lequel une évasion carcérale est identifiée à une libération intérieure, se sont imposées à moi. On pourrait évoquer aussi Bernanos…

Reste une écriture inimitable, comme une pâte à la fois fluide et brûlante qui atteint le cœur du lecteur.

Les Monades urbaines

« Loué soit dieu ».

En 2381, l’humanité vit dans des tours hautes de 3000 mètres, chacune peuplée de quelques 880000 personnes : les Monades Urbaines. L’humanité a donc trouvé un recours à la surpopulation en se développant verticalement et en exploitant la surface terrestre ainsi libérée exclusivement pour l’agriculture. Au sein des monades, une société hiérarchisée et prétendument utopique se développe avec comme principal objectif l’accroissement de la population mondiale.

Les Monades urbaines remet en question l’idée de l’utopie en exposant une société qui vit sans problèmes apparents. Détachée des contingences sociales, elle pousse au paroxysme le besoin de se sentir heureux. Ainsi, le premier chapitre fait glisser l’utopie vers la tyrannie du bonheur que seul le regard détaché et ethnologique d’un personnage issu de l’extérieur rend supportable. Le roman expose que, fondamentalement, la liberté n’existe plus dans une société idéale ; d’où la citation en incipit d’un passage de l’Emile de Rousseau. Dans le second chapitre, une femme conditionnée par la société ne peut se résigner à la quitter ; seul un reconditionnement, cette fois actif, permettra son déplacement volontaire. Si la liberté individuelle semble impossible, celle de la sexualité est exacerbée. Cette dernière, librement consentie et pratiquée, devient obligatoire dans la pratique, garantissant en quelque sorte le seul repère d’une liberté absurde et contraignante.

Les notions d’intimité et de jalousie sont alors considérées comme anormales. Et les sentiments déviants ne doivent pas pervertir le fonctionnement idéal de la société. Les anomos — étymologiquement, les hors-la-loi — qui ne parviennent pas à s’insérer dans ce cadre social, sont éliminés pour le bien commun. Il n’y a donc aucune expression possible pour l’individu — dans l’affirmation de son caractère unique — ni même de possibilités de fuite. Les tentatives de Micael ou de Siegmund Kluver sont des échecs. Le premier, en s’échappant dans le monde extérieur — c’est-à-dire le monde de l’horizontalité — est confronté à une société tout aussi contraignante, comme un reflet inverse de celle qu’il vient de quitter. Le second tente de s’extraire des contraintes de la Monade par une ascension sociale fulgurante : arrivé au sommet, il comprend qu’il n’y a aucune différence entre la vie fade des résidents inférieurs et le désintérêt idéologique et politique des dirigeants qui, comme tout le monde, s’abandonnent à des fêtes orgiaques. La seule échappatoire se trouve dans la mort, volontaire ou involontaire. Finalement, le suicide — dans un sursaut d’individualité — de Kluver est peut-être son seul acte de libre-arbitre. La logique du roman est poussée à l’absurde, l’accroissement infini de la population : la justification religieuse et morale empêchant toute réfutation raisonnable.

Les Monades urbaines est un roman construit comme un recueil de nouvelles, où chaque chapitre se focalise sur un personnage. Au fil des textes, les personnages se croisent et tissent un réseau de références, créant ainsi un réalisme descriptif discret et sensible. Le pointillisme utilisé par Silverberg dans le caractère et les interactions des personnages accentue le fossé entre l’individu et la description massive de la monade. Chaque récit présente un dérèglement, une « anomalité » du système, parfois minime, mais qui a de l’impact au niveau de la cohésion du tout. Le véritable personnage principal est la Monade urbaine — fourmilière géante — écrasant jusque dans le récit l’importance de l’humain, lui niant toute possibilité d’affirmer son individualité. La forme du roman en elle-même défie la monotonie de la Monade urbaine par la multiplicité des regards, par sa focalisation sur différents personnages. La forme unitaire du roman est donc contestée dans l’éclatement des chapitres. Incidemment, la narration et la forme se rejoignent dans un même discours contestataire — à l’encontre d’une forme/pensée convenue et balisée.

Un roman nécessaire, « Dieu soit loué ». 

Le Fils de l’homme

Ecrit en 1971, ce court roman lysergique vient s'insérer sans solution de continuité dans une production qui est alors à son apogée. La même année, Robert Silverberg va sortir trois autres de ses plus grands classiques : L'Homme programmé, Le Temps des changements et Les Monades urbaines. Résolument atypique, Le Fils de l'homme brille d'un éclat particulier dans cette constellation. Robert Silverberg en parle comme l'un de ces romans dont « on ne dépasse pas la troisième page, ou bien dont on fait partie de la minorité active de fans qui le relit régulièrement ». On ne peut que lui donner raison, car Le Fils de l'homme ne se laisse pas apprivoiser aisément. Son intrigue est relativement banale. On y suit Clay, enlevé par le flux du temps et transporté dans un lointain futur. Si lointain, si étranger, qu'il en devient incompréhensible à l'homme du XXe siècle. On pense naturellement aux Danseurs de la fin des temps de Moorcock, mais l'esthétique et la finalité du Fils de l'homme sont toutefois bien différentes.

Entre 1968 et 1974, Silverberg est à pied d'œuvre. Presque sans transition, le faiseur surdoué, mais sans lustre, est devenu un génie enfiévré, consumé par le doute et qui cherche frénétiquement dans sa fiction les réponses à ses questions. Mais en coulisses, plusieurs personnes ont permis cette mue. Deux surtout. Frederik Pohl tout d'abord, qui, en tant que directeur littéraire (il est alors rédacteur en chef de If et de Galaxy), va donner à Robert Silverberg l'occasion d'écrire et de placer les textes plus ambitieux auxquels il aspire depuis longtemps. L'autre, c'est son voisin et ami, Harlan Ellison. Il sait que Silverberg est capable de faire exploser les carcans de la S-F traditionnelle « à la Campbell », et il va nourrir ses envies en ouvrant ses horizons littéraires. Déjà grande gueule, déjà iconoclaste et volontiers irrévérencieux, Ellison est lui-même un expérimentateur (parfois même trop extrême pour le très sage et mesuré Silverberg) et il va encourager son ami à explorer une écriture plus personnelle.

C'est encouragé par ces deux personnages, forts différents, que Silverberg va se hasarder sur une S-F plus intimiste, plus proche de l'humain. Plus mature aussi, et plus expérimentale dans sa forme. Il affirme son écriture, sa technique. Son style aussi. Et à la pointe extrême de ses expérimentations se trouve… Le Fils de l'homme.

Le roman est à voir comme une sorte de défi technique. Son chef-d'œuvre de compagnon du tour de France, en quelque sorte. Et comme nous sommes encore dans les derniers soubresauts du psychédélisme, Silverberg va tenter de saisir les derniers effluves des fleurs que les jeunots se sont plantées dans les cheveux. Y confrontant peut-être sa propre expérience avec le LSD, il va faire du Fils de l'homme un roman synesthésique. Dans une écriture tout aussi sensuelle que sensorielle, Silverberg concentre son effort sur le plaisir du verbe. Il compose ses phrases comme une palette de peintre, dispose de ses sens avec une désinvolture qui fleure bon l'ergot de seigle. Le Fils de l'homme est une tentative débridée de déconstruction narrative, mais avec cette retenue un rien bourgeoise dont ne se départit jamais Robert Silverberg. Il en résulte une histoire complètement anecdotique, peuplée de personnages improbables, dont on ne saura finalement pas grand-chose, car ils ne sont que des poupées d'argile remodelées au gré des pages (je vous rappelle que le personnage principal s'appelle Clay — argile, en anglais). Et pourtant, à aucun moment Silverberg ne se laisse aller à lâcher sa ligne de récit, si ténue soit-elle. C'est elle qui empêche le lecteur de couler, et de s'abîmer dans l'ennui et l'incompréhension. Comme jamais le fond n'est sacrifié à la forme, Le Fils de l'homme reste abordable, mais risque de grandement dérouter ceux qui ne connaissent que le Silverberg du cycle de Majipoor. On pourrait facilement en déduire qu'il s'agit alors d'un ouvrage dispensable. Il n'en demeure pas moins un roman fascinant, une expérience flamboyante et une magnifique leçon d'écriture qui se doit de figurer dans le cursus de tout aspirant écrivain.

Les Temps parallèles

Dans Les Temps parallèles, Robert Silverberg renoue avec une thématique qu'il connaît bien, le voyage temporel. L'arrière-plan de ce roman dépeint une société future — extrapolation plutôt logique d'un présent aux mœurs de plus en plus exubérantes — dont la principale découverte technologique est utilisée d'une manière pour le moins singulière. Ainsi, le voyage temporel devient le principal argument d'une forme de tourisme dans le temps. En tant que guide temporel, Judson Daniel Elliott III conduit des groupes de touristes dans les périodes historiques marquantes de Byzance. Parmi diverses péripéties, le personnage principal rencontrera l'une de ses aïeules dont il va tomber follement amoureux. Cet amour incestueux à rebours sera le déclencheur d'une avalanche de problèmes pour Jud. Il y aurait certainement à tirer des parallèles entre ce roman et celui de Jack Finney Le Voyage de Simon Morley, composé presque au même moment (1970) et véhiculant le même enjeu, c'est-à-dire l'amour décalé dans le temps et les modifications de la trame temporelle.

Ce roman repose sur certains traits constitutifs — stéréotypes — des fictions que Silverberg écrit entre les années 60-70, notamment au travers du personnage principal, désabusé, ne trouvant pas sa place dans la société contemporaine. Le caractère du personnage justifie en lui-même les déplacements temporels. Contrairement au roman de Finney, plus poétique, le ton de l'histoire est résolument tourné vers la dérision, la caricature et l'ironie — ironie gui relie chacun des romans de l'auteur. Dérision du système, puisque les guides, en amenant à la même période successivement plusieurs groupes de touristes, grossissent invariablement le nombre de personnes présentes à ce moment-là. Comment ne pas comprendre la patrouille temporelle — terminologie rappelant Poul Anderson — de ce roman comme un pastiche de certains canons de la S-F ? L'ironie, quant à elle, est parfaitement illustrée par l'utilisation du voyage temporel dans le contexte touristique, usage plus ou moins futile comparé au risque « cosmique » engendré par les dérapages.

Cependant, le roman de Silverberg développe plusieurs aspects dramatiques. Comme par exemple l'obsession des personnages pour leur généalogie : Capistrano retrace son arbre généalogique pour tuer un aïeul — suicide rétroactif —, Metaxas retrace le sien pour coucher avec toutes les femmes qui le constituent — complexe œdipien absolu —, Judson recherche les membres de sa généalogie afin de se situer dans l'histoire, de se retrouver lui-même. Les guides temporels montrent que les derniers hommes du XXIe siècle n'ont plus leur place ici, mais plutôt dans l'ailleurs du passé. En effet, une généticienne annonce à Jud qu'une nouvelle race d'homme va apparaître ; de plus en plus de couples ont recours aux modifications génétiques pour donner naissance à des êtres qu'ils jugent parfaits. L'homme du futur ne sera plus celui du passé, et donc, ne pourra plus se fondre dans le temps, parce que visiblement différent. De plus, la généticienne en proie à des visions prophétiques prédit l'avenir à Jud : « Et tu souffriras, tu regretteras, et tu te repentiras, mais tu ne seras plus jamais comme avant » L'intervention de cette Pythie remet en doute la puissance et l'infaillibilité de la science, car Jud ne pourra modifier la trame de son passé-futur. Impossibilité qui rappelle le déterminisme du temps tel que Silverberg l'avait déjà démontré dans Le Maître du hasard. Roman à plusieurs niveaux de lecture, Les Temps parallèles met en scène des personnages qui se débattent contre la fatalité, et, comme bien souvent chez Silverberg, sont broyés par une force supérieure. Ce roman s'inscrit dans la continuité d'une variation thématique que Silverberg a entreprise depuis le début des années 60.

Les Ailes de la nuit

Le crépuscule. Les abords de la cité jadis décadente et maintenant déclinante de Roum. Une jeune volante y déploie ses ailes ; fines, légères, transluminées par les rayons déclinants du soleil. Ce sont des ailes de nuit. Elles sont encore fragiles à la tombée du jour, sensibles aux vents solaires qui balayent un monde moribond, un monde perclus dans une expectative incertaine : celle d'envahisseurs surpuissants qui ont par le passé promis de venir conquérir la vieille Terre. Son compagnon de route, un vieux guetteur — un de ceux qui surveille les étoiles, à l'affût de cette invasion redoutée —, la regarde pudiquement s'envoler et apprend ; apprend comment des ailes de nuit, des ailes à l'apparence si vulnérable, peuvent soutenir une jeune femme et la délier de ses attaches terrestres.

C'est sur cette scène claire/obscure — les lumières de la ville/l'obscurité du soir, l'envol sublimé de la jeune femme/la langueur résignée du vieil homme — que s'ouvre Les Ailes de la nuit, l'un des romans emblématiques de la phase sombre de Robert Silverberg, aux côtés de L'Homme dans le labyrinthe et de L'Oreille interne. Faux roman d'ailleurs, car il s'agit, à l'instar des Monades urbaines, d'un recueil de trois novellas mises bout à bout et relatant le voyage d'un vieil homme, Wuellig, sur une Terre dévastée, réduite à l'asservissement par un péché d'orgueil ancestral. Son parcours, à la fois géographique et psychologique, retrace les trois stades de la rédemption de la Terre : le châtiment, l'expiation et la rédemption elle-même.

Première étape : Roum. Cité grandiose, encore grandiloquente, Wuellig sera aux premières loges de sa chute, de l'invasion destructrice par une race extraterrestre revancharde à l'efficacité divine. Il règne dans la ville une sourde mélancolie, celle d'un temps que les gens savent compté, celle d'un simulacre de vie organisé autour d'un système de classes rassurant à défaut d'être efficace.

Nouvelle la plus originale du triptyque, cette peinture d'une société future dans une agonie sans cesse retardée, rythmée par les pas lents du guetteur, d'abord dubitatif quant à l'intérêt de sa tâche puis rendu à lui-même et à son désarroi suite à l'invasion qui l'en destitue, est saisissante et tragique.

Ce texte, qui obtint le prix Hugo en 1969, est à rapprocher des textes désabusés, meurtris et inquiets de l'auteur : « Le Chemin de la nuit », « Passagers », « Traverser la ville » et « La Route morte ».

Deuxième point de chute : Perris. Episode le plus anecdotique du lot, qui vaut surtout par son rôle expiatoire (la mise à mort du Prince de Roum). Elle voit Wuellig se joindre à la confrérie des Souvenants — l'occasion pour lui de découvrir le passé de son espèce, de remonter à l'hubris originel de ses ancêtres afin de comprendre pourquoi les envahisseurs sont venus prendre possession de la Terre. L'expiation passe par la reconnaissance de ses actes.

Robert Silverberg dépeint une histoire de la Terre, de son apogée scientifique à sa chute sordide et grotesque. Cette nouvelle est marquée par la patte cynique de Silverberg quant à la société humaine et son déclin programmé : « Le Vent et la pluie », « Notes sur l'ère prédynastique » et « Manuscrit trouvé dans une machine temporelle abandonnée ».

Arrivée du voyage pour Wuellig sur les terres de Jorslem, la Sainte, où, sous le voile des pèlerins, il va demander une cure de jouvence pour son corps et pour son âme. Cette nouvelle étape est la conclusion logique du cycle qui voit poindre un brin d'espoir pour la race humaine.

Cet espoir passe, comme souvent chez Silverberg, par une harmonisation avec soi-même, les autres et l'univers. Elle relève ici de l'unification d'une harmonie du moi (la foi) avec une harmonie stellaire (la science). L'harmonie avec les autres est aussi présente, symbolisée par le regroupement des classes en une seule ; elle est également présente tout au long des nouvelles : dans chacune, Wuellig partage son chemin avec un autre redouté ou méprisé (le monstrueux Gormon, l'odieux prince de Roum, la perfide Olmayne) pour, au final, être amené à le comprendre et l'accepter.

Ce lien triple vers l'harmonie conduit ce texte vers d'autres classiques de Silverberg : « Les Chants de l'été », « Schwartz et les galaxies », « La Fête de Saint Dionysos » et « Nef ma sœur, étoile ma sœur ».

Le héros de la nouvelle « Traverser la ville » concluait par un « Laissons venir le chaos. Que tout s'écroule afin que nous puissions prendre un nouveau départ. » Cet acte d'acceptation fait écho au cheminement de Wuellig dans Les Ailes de la nuit. Pessimiste de nature, Robert Silverberg réfléchit sur les voies de rédemption possible pour une humanité déchue de sa grandeur. Personnifiant la Terre, le vieux guetteur aura à apprendre, à contempler sa chute et à comprendre son passé pour espérer s'en arracher, laissant le lecteur sur cette morale résignée que, même en des temps sombres, il est possible de s'envoler.

Les Déportés du cambrien

Découvert en France en 1978, dix ans après sa sortie aux Etats-Unis, ce court roman a immédiatement fasciné. Le lecteur connaît le thème, particulièrement original, et ce dès la quatrième de couverture : la prison temporelle. Depuis toujours passionné du Temps, Silverberg invente Hawksbill Station (titre anglais du livre), le « dépotoir où aboutissent tous les éléments agitateurs, révolutionnaires, subversifs et autres. ». Créée en 2004 par un gouvernement fort, la Syndicature, sur la base des calculs du mathématicien Hawksbill, la station est établie au Cambrien, période géologique située entre 550 et 500 millions d’années avant Jésus-Christ. La vie n’y est encore qu’exclusivement maritime, dominée par les trilobites, vers et arthropodes. Les déportés, tous masculins (les femmes sont, elles, au Silurien, 100 millions d’années plus tard), survivent tant bien que mal, à l’aide des matériaux envoyés par le Marteau, la machine également à l’origine de leur présence sur cette Terre embryonnaire. Ils sont plus ou moins dirigés par leur doyen, Jim Barrett, arrivé en 2008. L’intrigue se déroule en 2029, et débute par un évènement important : l’arrivée d’un nouveau détenu, Lew Hahn. Comme dans un autre célèbre roman de S-F, Voici l’Homme, de Michael Moorcock, quasi contemporain (1969), l’action est perçue en deux « temps » : 2008 et les aventures révolutionnaires du groupe d’amis entourant Jim Barrett (dont Hawksbill et Jack Bernstein, futur tortionnaire gouvernemental), et 2029 et la vie des prisonniers temporels, confrontant leurs théories politiques à leur terrible isolement. Car le Voyage est à sens unique : il n’y a pas de retour… Le nouveau, Hahn, n’a pas vraiment l’air d’un condamné, il questionne, interroge, prend des notes : se pourrait-il que…? Le roman est supérieurement conduit, alternant des moments de tension (les activités révolutionnaires) et d’autres plus psychologiques (la vie quotidienne au Cambrien). Mais c’est avant tout pour son formidable pouvoir d’évocation qu’il s’inscrira dans l’Imaginaire, par la description de ce monde hostile et terrifiant dans sa désolation extrême. Par sa grande sensibilité aussi, sans laquelle Silverberg ne serait pas lui-même. Le choc de la scène finale ne sera pas près d’être oublié. Contrairement à une opinion répandue, Les Déportés du Cambrien n’est pas une œuvre mineure. Au contraire, elle est un exemple typique du génie de son auteur, et que l’on retrouvera dans ses plus grands textes (L’Homme dans le labyrinthe, Les Ailes de la nuit, le cycle de Majipoor, « Le Long chemin du retour »…), alliage unique d’un décor conjectural et de la plus profonde humanité.

Un jeu cruel

« Les gens ont besoin les uns des autres. Pour s'entredévorer, aussi bien. »

Robert Silverberg résume ainsi, en postface, sa nouvelle « Les Mouches » de l'anthologie bavarde d'Harlan Ellison Dangereuses visions. Ce court texte tourne autour de Cassiday, un astronaute capturé par des extraterrestres qui décident d'opérer sur lui des améliorations afin de le rendre « plus réceptif aux sentiments de [ses] semblables ». De retour sur terre, il va expérimenter ces nouvelles capacités auprès de ses proches et ainsi goûter leurs souffrances.

Silverberg reprend ce point de départ dans Un Jeu cruel, en dédoublant le personnage de Cassiday : Minner Burris, l'astronaute reconstitué, devenu un monstre aux yeux de ses semblables, et Duncan Chalk, un magnat de l'industrie du spectacle qui se nourrit des émotions d'autrui. Chalk hérite du pouvoir de Cassiday — le vampirisme. Burris de sa malédiction — l'isolement. Entre eux, Silverberg introduit un autre être isolé : Lona Kelvin, une jeune ingénue, la vierge aux cent bébés nés in vitro.

L'intrigue est simple : Chalk espère que la confrontation entre deux êtres de souffrance — Lona et Minner — va donner lieu à un divertissement de télé-réalité rentable, tout en le nourrissant de nouvelles sensations exquises. Il organise donc leur rencontre et leur lune de miel stellaire, le tout sous les feux des caméras.

À l'instar des « Mouches », Un Jeu cruel se dévoile peu à peu comme un roman sur le besoin des êtres à s'entredévorer. Ce postulat ne s'appuie pas uniquement sur le don surnaturel de Chalk mais aussi sur le vampirisme psychique inné de l'humain ; sur sa capacité à rechercher et provoquer la souffrance. Ainsi, la relation Burris/Kelvin s'inscrit comme un jeu de cactus où chacun y va de son épine pour faire souffrir l'autre (le titre américain du roman est Thorns, épines). La souffrance de l'autre devient un moyen d'évacuer sa frustration, sa propre souffrance.

Silverberg se sert de Chalk, de l'utilisation de cette relation conflictuelle en divertissement populaire, pour étendre ce vampirisme à une plus vaste audience. Le public se nourrit du sang qui jaillit de ces piqûres d'épines. Il n'est pas venu voir/goûter une histoire d'amour entre deux êtres télégéniques, mais il est venu les voir/goûter leurs souffrances. Un Jeu cruel s'inscrit donc comme un roman cruel mais aussi dangereux au sens où Ellison l'entendait. Silverberg utilise la science-fiction, et son cortège d'extravagances — ce sera un des derniers romans de l'auteur encore empreint de l'héritage de l'Age d'Or — pour pousser à son paroxysme ce culte de la souffrance, du cannibalisme intra-espèce. Elle lui permet d'imaginer des souffrances toujours nouvelles. Toujours plus intenses.

Silverberg met en perspective et sur une croix la société humaine et son goût du spectacle permanent (en historien appliqué, il n'a pas oublié les jeux du cirque romains), ainsi que l'instinct de chaque être à causer du tort, avec ou malgré lui.

Ce type de conflit relationnel deviendra une base de départ récurrente des œuvres à venir de Silverberg — ses héros s'interrogeant en permanence sur leurs relations aux autres et sur leurs manières de les affecter. Silverberg se met également en danger et inscrit de fait sa science-fiction comme une littérature définitivement dangereuse (cf. la postface susmentionnée : « Aucune excuse n'est offerte. Aucun alibi. Rien qu'une histoire, une vue de l'esprit, une fantaisie sur les temps à venir et les autres mondes. Rien de plus. »). Silverberg met en scène ses personnages : ce n'est pas Chalk, c'est Silverberg qui trame la rencontre Burris/Kelvin. C'est lui qui perçoit leurs souffrances, et qui est le vecteur/vampire de leur retranscription vers les lecteurs — lecteurs qui n'ont sont pas moins voyeurs de ces souffrances. Chalk est autant le jouet de Silverberg que Minner et Lona sont les siens.

Cependant, au-delà de cette froideur désincarnée — et incarnée par un Burris de marbre — se trouve une échappatoire pour les personnages, les humains et Silverberg C'est ce que paraît introduire le personnage de Lona — une innocence, une naïveté. Son geste maladroit d'offrir un cactus à Minner démontre une volonté de comprendre l'autre. À l'instar du vampirisme, l'empathie est une capacité innée de l'humain. La compréhension, l'effort et l'union de Minner et Lona finiront par inverser la courbe de la destruction et se jouer du flux vampirique.

Cette compréhension mutuelle a nécessité une compréhension de soi, une acceptation de ce que l'on est afin d'accepter ce que l'autre est.

Le leitmotiv du roman, « la douleur est instructive », prend ainsi son sens : les épines deviennent la preuve de l'existence, l'affirmation de soi ; je souffre donc je suis.

Roman charnière dans la carrière de Silverberg, premier roman de sa phase sombre, écrit en dix jours, Un Jeu cruel est la première dangereuse vision long size de son auteur. Elle surpasse une genèse d'oeuvres S-F mineures (mais pas inintéressantes pour autant) et pousse l'œuvre de Silverberg vers une maturité, une prise de risques et une prise de conscience de sa fonction. Elle pose également les bases du fil directeur de ses œuvres à venir : l'acceptation du monde, des autres, de soi et du changement. En cela, Un Jeu cruel est le premier roman via lequel Robert Silverberg trouve un sens à sa science-fiction et en devient l'un des auteurs majeurs du XXe siècle.

Les Déserteurs temporels

Les Déserteurs temporels n'est pas à proprement dit un récit sur le voyage temporel. À première vue fondé sur une thématique classique, le roman de Silverberg emploie le voyage temporel non pas comme le nœud thématique, mais plutôt comme un embrayeur narratif. Le roman s'articule autour de cette composante en créant une société future qui prend forme au travers de la focalisation de trois personnages. Dans un cadre urbain surpeuplé et socialement très hiérarchisé, Joe Quellen, fonctionnaire de police, est chargé de découvrir l'homme qui envoie dans le passé certains prolétaires. Il apprend par sa sœur que son propre beau-frère, lassé de sa situation sociale dégradante, va lui-même tenter le saut. Chacun des trois personnages décrit son époque d'une manière nuancée suivant sa situation sociale et familiale. Tous ont en commun, malgré leurs différences, la paranoïa, le mécontentement et la désillusion. La succession des focalisations au fil des chapitres construit polyphoniquement ce futur qui favorise une minorité pour le bien de tous. Ainsi, les différents cadrages montrent que les personnages les plus haut placés ne sont pas pour autant plus heureux, même le « despote bénévole » Kloofman. Seul Lanoy, personnage excentrique et inventeur de la machine à sauter dans le temps, semble en accord avec ce monde en voie de déliquescence. Sa présence est une figure de l'ironie, puisqu'il envoie dans des époques reculées les inadaptés du temps présent.

Le classicisme apparent de ce récit est un faux-semblant développé par un auteur qui, malgré le nombre déjà important de textes produits, est à la recherche d'une écriture. Plusieurs œuvres à venir s'y révèlent en filigrane. La thématique sera reprise et développée plus avant dans Les Déportés du Cambrien, d'une manière certainement plus soutenue. De plus, l'architecture de la ville avec ses tours, le problème de surpopulation et le système social hiérarchisé tracent les grands traits des Monades urbaines. Enfin, certains détails révèlent L'Oreille interne, notamment lorsque Kloofman se branche directement aux données des ordinateurs par voies nerveuses, « il était chacun de ceux qui existait ». Le despote s'insinue en quelque sorte dans la tête des gens, certes très schématiquement, puisqu'il s'agit des fiches signalétiques de ceux-ci. Par conséquent, le citoyen n'a pas d'âme ni de psyché, c'est une simple fiche avec un numéro, une pièce agencée dans le grand tout. Ce roman de Silverberg met déjà en évidence les problèmes sociaux qui seront approchés plus en profondeur par les suivants : l'absorption de l'individu dans la masse, le désenchantement de l'homme moderne, voire les différentes tyrannies des extrêmes — secte — drogue — sexe. Les Déserteurs temporels est peut-être un texte mineur à sa seule lecture ; mais dans l'unité de l'œuvre de Silverberg, il se révèle important en annonçant un style personnel qui prend forme dans un cadre pourtant très codifié.

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