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Gens de la lune

Gens de la Lune, situé dans l’univers des « Huit Mondes » que son auteur, John Varley, avait inauguré en 1977 avec Le Canal Ophite, est un énorme pavé qui emmène le lecteur sur notre satellite, deux cents ans après l’invasion de la Terre : des aliens aussi mystérieux que surpuissants ont pris en quelques jours possession de la planète-mère et en ont anéanti la population. Les rares survivants d’une humanité en passe de devenir spatiopérégrine se trouvaient sur la Lune et quelques planètes et planétoïdes. On ne saura jamais qui sont les aliens, pourquoi ils vinrent, quelle est l’étendue exacte de leurs pouvoirs, pourquoi ils n’attaquèrent pas les colonies humaines du Système solaire. Pour les gens de la Lune (et les autres aussi, dont il ne sera pas question ici), il fallut survivre sur un monde hostile qui n’était pas conçu pour soutenir une civilisation en situation d’autarcie. Les premières décennies d’autonomie lunaire furent donc aussi rudes que périlleuses. Mais après deux siècles et quantité d’efforts et d’ingéniosité, la société lunaire est désormais viable.

Elle est même une sorte d’utopie dans laquelle se vit la plus grande des libertés sous la garde bienveillante du C.C. (le Calculateur Central), une IA géante — la plus prodigieuse jamais construite — qui gère tous les systèmes vitaux, tous les outils de divertissement, tous les moyens de communication. Sous sa houlette paisible, l’humanité vit une ère d’abondance et de libre-arbitre qui peut ressembler à un paradoxal âge d’or. Qu’on en juge ! L’oxygène et la nourriture sont disponibles pour tous. L’individualisme différentialiste a atteint des sommets difficilement imaginables aujourd’hui. Chacun peut être, presque littéralement, ce qu’il veut tant qu’il ne nuit pas à autrui. Sur la Lune, on change de sexe comme de chemise et on vit ses préférences sexuelles à sa guise. On vit en haut ou en bas du socle rocheux. On vit habillé ou nu. On aménage des Disneylands (espaces de vie clos dans lesquels sont reconstitués très finement un Texas de western ou une Amérique de roman noir). On élève des brontosaures pour leur viande — et même eux ont leur mot à dire sur leur propre mise à l’abattoir. On peut joindre tout le monde tout le temps par l’entremise d’équipements intégrés au corps, et s’entretenir à chaque instant avec un C.C. qui a une personnalité et un intérêt propres — et souvent aussi une solution — pour chaque citoyen de la Lune. Et puis, surtout, grâce aux nanobots du C.C., on n’est presque jamais malade, ce qui fait que le nombre de bicentenaires ou plus est en augmentation constante. Le paradis, quoi.

Certes, liberté oblige, les combats ultra-violents, voire à mort, sont autorisés ; mais, après tout, on est entre adultes responsables. Adultes, oui ; responsables, à voir. Sur un monde où l’illettrisme est la norme, la chose publique se limite souvent à une appétence absurde pour la vie de people très nombreux, les religions ou philosophies sont aussi innombrables que souvent ridicules, chaque individu est un monde et un mouvement social à soi seul. Et puis il y a les Heinleinistes, vivant à l’écart, qui rêvent toujours d’envoyer un vaisseau vers les étoiles et inventent de nouvelles technologies — certaines interdites —, estimant que la liberté de la Lune n’est pas suffisante. Un groupe, qu’on qualifiera au choix de libertarien ou d’anarchiste, pour lequel le C.C. n’a guère d’amitié. Et surtout, étonnamment au vu de ce « paradis lunaire », le taux de suicide augmente dangereusement depuis des années ; le C.C. s’en inquiète, au point de prendre, discrètement, des mesures clairement « limite ». C’est lorsque ces mesures impliqueront la journaliste Hildy Johnson — l’héroïne du roman — qu’elle commencera à comprendre que le C.C. n’est pas si clair qu’il veut le dire et qu’il y a quelque chose de pourri au royaume lunaire.

À remettre sa vie et son destin entre les mains virtuelles de C.C., la société lunaire s’est livrée pieds et poings liés à un ordinateur omnipotent qui s’avère structurellement schizophrène. Le roman, après des centaines de pages de passionnante visite en profondeur de la frénétique société lunaire et de ses chatoyants particularismes — en compagnie d’une Hildy Johnson décidément attachante jusque dans ses défauts —, culmine dans la « Grande Panne », événement cataclysmique qui entraîne la mort d’un million de personnes et révèle les aspects les plus sombrement criminels de l’ordinateur nounou.

Le titre original du roman est Steel Beach, bien plus signifiant que le discutable Gens de la Lune. En effet, c’est d’une humanité en transition que Varley parle dans le texte. D’humains dans la situation de ces poissons préhistoriques qui, pour la première fois, se retrouvèrent sur la plage, à l’air libre, obligés de s’adapter vite et radicalement sous peine de mort. Comme un canard sans tête, les Sélénites dansèrent sur le volcan pendant les deux siècles consécutifs à l’Invasion avant de réaliser que, sans but, leurs vies étaient vides, stériles, juste pleines de cet ennui qui, sur les crânes, plante son drapeau noir. Les Heinleinistes, peu nombreux et marginalisés, étaient pourtant dans le vrai : il faut un but et un projet à la vie sinon elle n’est rien ; l’hédonisme est sa propre fin.

Bis presque repetita : une trentaine d’années après Gens de la Lune et son hommage explicite au Révolte sur la Lune de Heinlein (ainsi que son clin d’œil au En terre étrangère du même), John Varley revient à la Lune avec Blues pour Irontown. Vingt ans ont passé depuis la Grande Panne. Le C.C. a été mis sous contrôle et la société lunaire, passé le traumatisme, s’est reconstruite. Guère différente de ce qu’elle était. Christopher Bach y est un détective privé, plus par loisir que par nécessité. Il travaille de concert avec un Saint-Hubert GM baptisé Sherlock. L’animal — qui ne parle pas — est doté d’une intelligence raisonnable, de discrètes capacités de hacking, d’un caractère loyal et courageux qui en font le compagnon idéal d’un détective guère compétent ou entreprenant. De fait, l’histoire, racontée tant par Chris que par Sherlock en version traduite, mettra en évidence autant les limites du premier que les apports décisifs du second.

Le roman s’ouvre alors que Chris se voit proposé une affaire dans la plus pure tradition du roman noir. Une femme belle et mystérieuse lui demande de retrouver celui qui lui a transmis une maladie incurable. Pour ce faire, il faudra aller à Irontown — une zone de non-droit aux marges de la ville dans laquelle vivent, outre divers criminels et squatters, les derniers Heinleinistes recensés —, un lieu qui rappelle de si mauvais souvenirs à Chris qu’il n’a guère envie d’y retourner. Car Chris a fait partie de la vague d’assaut qui s’engouffra dans Heinleinville lors des événements de la Grande Panne, qu’il y assista à de nombreuses atrocités, et faillit y mourir.

Une enquête pleine de faux-semblants — et de procrastination de sa part — l’amènera à retrouver Gretel, la petite fille qui l’avait sauvé à l’époque, devenue depuis — logiquement, vu son ascendance — l’une des leaders heinleinistes. Elle lui révélera que, loin d’avoir disparu, la menace d’alors reste d’actualité, et, ce qui est plus ennuyeux, qu’il se trouve aujourd’hui sur une liste noire de gens à éliminer car ils en ont trop vu. Chris devra lutter pour sauver sa vie et, parallèlement, se donner enfin un but véritable qui est aussi une porte de sortie.

Très drôle en raison notamment des lon-gues interventions verbales de Sherlock, Blues pour Irontown fait régulièrement référence à son prédécesseur dont il explique d’ailleurs les tenants et aboutissants pour les lecteurs qui ne l’auraient pas lu — cela, sans donner l’impression de radoter. Si Gens de la Lune était agréable à lire par le foisonnement des idées et la profusion des détails que Varley y avait placé, c’est l’humour et le rythme qui font la force du plus bref Blues pour Irontown, sans oublier le plaisir de lire enfin un compte-rendu détaillé des événements qui secouèrent Heinleinville, un récit bien plus précis que celui qu’en fit une Hildy Johnson qui n’avait pas alors le même angle de vision et dont l’objectif premier était de protéger ses sources. Mais les deux récits sont intimement liés, le sort du chien Winston ou les interactions de Chris et d’Hildy durant les faits le montrent suffisamment. C’est donc à une relecture des événements que Varley convie le lecteur, ainsi qu’à une intranquillité salutaire qui nous parle ici et maintenant.

On notera avec intérêt que ce contre quoi nous met en garde Varley se trouvait déjà sous la plume de Tocqueville dans son ouvrage Démocratie comme despotisme. On a les tyrans qu’on mérite.

Révolte sur la lune

Voilà, c’est fait. L’humanité s’était donné pour objectif la Lune et l’a conquise. Très bien, et maintenant ? Dans Révolte sur la Lune, Robert A. Heinlein imagine pour futur à notre satellite celui d’une colonie pénitentiaire sous le joug de la Terre. Il faut dire que Luna se prête à l’allégorie politique : créée à partir de l’agrégation de débris provenant de la planète mère (selon l’hypothèse la plus récente), soumise à un verrouillage gravitationnel qui impose la synchronicité de sa révolution, et des effets de marée qui l’éloignent lentement mais irrémédiablement de nous. Chez Heinlein, Luna est une prison sans matons ni barreaux : le vide s’occupe de tout. Prisonniers de droits communs mais aussi dissidents politiques, les débris de l’humanité ont été agrégés là pour servir une sentence éternelle puisque les conséquences d’une vie prolongée sous une gravité six fois moindre que sur Terre rendent physiologiquement le retour impossible.

En 2074, la population de trois millions d’âmes est majoritairement constituée de lunatiques de deuxième génération. Contrairement aux premiers déportés, ils sont nés libres, notion à peu près vide de sens quand on habite sur Luna. Les lunatiques vivent sous la surface, dans des terriers pressurisés qui les protègent à la fois du vide et des radiations. Les sorties sont limitées à l’essentiel des besoins de maintenance des équipements de surface. La présence politique de l’Autorité Lunaire est réduite à un Gardien et une dizaine de policiers armés, qui s’assurent que la colonie ne cesse de fournir à la Terre surpeuplée le blé produit dans ses fermes hydroponiques. Creusées dans de longs tunnels, elles sont alimentées en eau par la récolte des glaces rocheuses du sous-sol et en lumière par des générateurs solaires. Les lunatiques sont fermiers ou mineurs de glace. S’ils sont rémunérés pour leur travail, ils n’en sont pas moins esclaves de la Terre qui verrouille l’économie et impose son agenda. Sur Luna, tout se paye, y compris l’air qu’on respire.

Manuel Garcia O’Kelly est un fils de Luna, citoyen libre à ce titre, et informaticien indépendant suffisamment talentueux pour s’être rendu indispensable auprès de l’Autorité. Elle l’emploie à la maintenance de l’ordinateur central qui gère la colonie. Manuel est seul à comprendre que celui-ci a atteint le seuil de conscience, devenant une intelligence artificielle qu’il nomme Mycroft « Mike » Holmes. À l’appel de Mike, Manuel va rencontrer le professeur Bernardo de la Paz, exilé politique, et Wyoming Knott, agitatrice. Il va alors se trouver malgré lui embarqué dans une révolution pour l’indépendance politique et la liberté des habitants de Luna.

Texte profondément heinleinien dans lequel hard SF et politique se côtoient, Révolte sur la Lune est le quatrième roman de son auteur à avoir obtenu le prix Hugo (millésime 1967). Dès 1966, Heinlein parle d’intelligence artificielle et s’y montre visionnaire. Mike est né ainsi dix ans seulement après la première apparition de Multivac dans l’œuvre d’Asimov, l’année où Frank Herbert publie Destination vide. Une partie essentielle du texte est consacrée aux discussions entre Manuel et Mike, et à l’évolution de ce dernier. Personnage principal du roman, Mike est celui qui dirige la révolution lunaire en créant de toute pièce la personnalité du chef de l’insurrection Adam Selene. D’autres technologies adaptées aux conditions lunaires sont évoquées dans le roman, avec tout autant de clairvoyance.

La dimension politique, il est difficile d’y échapper quand il s’agit d’Heinlein, et plus encore dans ce roman à rapprocher d’En terre étrangère (1961). À travers la description de la société lunaire et ses aspirations révolutionnaires, il expose une vision libertarienne, inspirée de la révolution américaine, fustigeant impôts, lois et gouvernement, et dans laquelle la liberté individuelle constitue le sacré et les équilibres se construisent sur des rapports de force. Heinlein fait directement référence à la Boston Tea Party. Le roman constitue le parfait manuel du révolutionnaire tant l’auteur détaille l’organisation à déployer pour soulever un peuple contre son oppresseur. Par ailleurs, il emprunte des voies peu conventionnelles à l’époque en faisant l’éloge de la liberté sexuelle, de la polyandrie et d’une certaine forme de matriarcat, ainsi que du métissage racial et culturel. La pensée politique d’Heinlein n’est jamais aussi catégoriquement classable qu’on veut bien le croire.

Si Révolte sur la Lune n’échappe pas au passage du temps (des archaïsmes peuplent le texte, notamment sur les rapports entre homme et femme, ou dans la peinture des personnages féminins), il n’en reste pas moins un texte majeur de l’œuvre heinleinienne et un jalon incontournable de la SF lunaire.

Les Gouffres de la lune

La Lune est désormais une destination touristique comme une autre, si ce n’est qu’elle est réservée aux plus fortunés. Ceux-ci peuvent découvrir les stupéfiants paysages lunaires, comme les différentes mers, et notamment celle (fictive) de la Soif ; la visite se fait avec le Séléné, un petit vaisseau à même d’accueillir une vingtaine de voyageurs, « surfant » sur la poussière qui recouvre le sol lunaire. Lors d’une excursion, le véhicule est malheureusement victime d’un accident : la poussière s’effondre sous lui et il se retrouve enseveli. Les services touristiques, qui ne reçoivent plus le signal émis périodiquement, comprennent qu’il y a un souci. Les secours s’organisent, mais la course contre la montre est désormais engagée : sous la couche de poussière, le Séléné est difficilement localisable, et ne dispose que d’une autonomie de quelques heures. Le capitaine et ses passagers pourront-ils être sauvés à temps ?

On le sait, l’œuvre d’Arthur C. Clarke baigne dans la hard science. Les Gouffres de la Lune n’échappe pas à la règle : tout y est en effet analysé sous l’angle scientifique, comme l’origine de l’accident : la fameuse poussière lunaire y est amplement décrite. Le roman datant de 1961, les connaissances lunaires ont évolué depuis, et l’on sait désormais que le régolithe, aux grains très fins et magnétisés qui collent aux combinaisons et rentrent dans les plus petits interstices, ne permet pas le mode de déplacement du Séléné. De même, sa couche ne dépasse pas huit mètres, de sorte que l’enfouissement décrit paraît invraisemblable. À l’époque, néanmoins, c’était crédible, et les connaissances de 1961 sont ici parfaitement utilisées. La tentative de sauvetage est également décrite avec force détails : comment sauver un vaisseau que l’on ne voit pas, que la poussière menace de recouvrir, et quand on n’a finalement pas tant de matériel à disposition (en dépit du tourisme, les infrastructures restent assez sommaires) ; il faut alors faire preuve d’imagination, tout en restant prudent dans la mise en pratique de solutions théoriquement viables. Enfin, bien sûr, les modalités de survie à bord du Séléné : si Clarke élude la possibilité du manque d’oxygène (le Séléné est prévu pour tenir longtemps), il s’intéresse davantage à l’évacuation du monoxyde de carbone exhalé par les passagers ou à la chaleur résultant de l’ensevelissement sous la poussière. Bref, tout — ou presque — est motif à questionnement scientifique, dans une tentative d’expliquer l’ensemble des tenants et aboutissants. En vulgarisateur chevronné, Clarke rend cela éminemment lisible, distillant à merveille les passages explicatifs au sein de scènes rythmées par l’urgence de la situation. Et, surtout, il n’oublie pas l’enjeu humain au cœur des débats — plus de vingt personnes risquent leur vie, certains parmi les secouristes leur poste ou leur honneur. Malgré quelques grosses ficelles (la présence fortuite d’un commandant militaire parmi les touristes, le voleur en fuite et son chasseur), des personnages caricaturaux (la vieille fille acariâtre et jalouse), Clarke réussit son entreprise, à savoir nous faire partager l’angoisse des occupants du Séléné ainsi que celle des personnes impliquées dans les secours, et cela, même si l’issue ne fait guère de doute, l’auteur ayant une confiance inébranlable dans la capacité qu’a la science d’aider l’Homme dans les missions qu’il se donne.

Nominé au prix Hugo, ce roman fut tout d’abord publié en deux volumes dans son édition française (S.O.S. Lune et Les Naufragés de la Lune en Fleuve Noir « Anticipation » en 1962, et chez Marabout « Poche 2000 » en 1974). Il est connu dans sa version originale pour avoir été le premier récit de SF à faire l’objet d’une édition condensée du Reader’s Digest. Un roman solide qui, malgré l’obsolescence du point de départ scientifique (la fameuse « moondust »), reste une valeur sûre dans l’œuvre de Sir Arthur C. Clarke.

Les Premiers Hommes sur la lune

On pourra s’étonner de voir le père des fusées modernes en auteur de roman. À l’origine, il s’agissait d’une série d’articles pour This Week, revus et complétés par la suite, afin de donner à lire autrement que par des explications techniques ce que l’envoi d’hommes dans la Lune suppose comme compétences. Les marges n’en sont pas moins noircies d’abondantes notes et des encarts dispensent d’autres précisions. Une copieuse préface répond aux questions des lecteurs, plus centrées sur les aspects secondaires, souvent philosophiques, de la conquête : pourquoi aller dans l’espace, n’a-t-on pas assez de problèmes sur Terre, existe-il de la vie ailleurs, et même n’est-il pas impie de s’aventurer dans le royaume de Dieu ? L’ouvrage est abondamment illustré par Fred Freeman, qui signe aussi l’aplat de couverture, dans un esprit très proche de celui de Brantonne.

On suit donc John Mason et Larry Carter, deux pilotes, à l’entraînement puis sur la Lune. Autant le dire tout net : la narration est réduite à la portion congrue. John et Larry se contentent d’agir conformément à leur mission, ce qui n’empêche pas les notes de suspense : le premier chapitre s’achève sur une panne de batterie. Chaque avarie est l’occasion de présenter un point de protocole. Les protagonistes ne sont que peu affectés, même si on les dit inquiets, excités ou déçus. Il est en effet précisé qu’ils sont entraînés à contenir leurs émotions. On ne peut s’empêcher malgré tout de constater une certaine morgue quand leurs interlocuteurs terrestres sont qualifiés de rampants.

La narration devient plus vivante vers la fin, lorsque Larry chute et perd connaissance en se blessant à la tête contre un instrument à l’intérieur de sa combinaison. La porte extérieure du sas refuse de se fermer, ce qui remet en cause le retour dont le long compte à rebours a commencé. Les ennuis du retour, avec un impact de météorite, installent un climat où alternent de tension et détente, toujours dans une optique didactique.

Quelques notes relatives à la Lune, comme l’absence de poussière, ont été démenties depuis. En soi, c’est un documentaire historique de première main, le plus précis qu’on puisse espérer pour voir en situation les aspects techniques de la conquête spatiale à un instant précis. Si l’ensemble est peu vivant, cette curiosité (encore trouvable d’occasion) n’en offre pas moins un aperçu du savoir de la NASA neuf ans avant Apollo 11, délivré par le plus au fait de ses concepteurs.

Objectif Lune

Le professeur Tournesol projette d’aller sur la Lune au moyen d’une fusée à propulsion nucléaire, ayant par ailleurs inventé la Tournesolite, un gel qui protège des chaleurs excessives du moteur. L’expédition connaît divers aléas, notamment en raison d’espions cherchant à récupérer la fusée et de passagers clandestins qui épuisent prématurément la réserve d’oxygène. Une fois sur la Lune, l’équipe procède à des observations. Le retour précipité garantit un suspense sans faille jusqu’à la dernière page.

La réputation de ce diptyque n’a fait que croître avec le temps, ne serait-ce que par les vocations qu’il a suscitées. Quant à la célèbre fusée à damier, elle est depuis devenue l’objet le plus emblématique des aventures de Tintin et Milou.

Confirmant le virage amorcé avec Le Lotus bleu, Hergé tient à coller à la réalité — il n’y aura donc pas de monstres sur la Lune. Le sujet devient alors casse-gueule, car le voyage interplanétaire risque de perdre sa substance. C’est en effet durant les préparatifs et pendant le trajet que se concentre l’intrigue, non sur la Lune.

Prudent, Hergé se documente : Bernard Heuvelmans, cryptozoologue qui l’a souvent aidé sur ses albums, le conseille, comme Alexandre Ananoff, pionnier français du voyage spatial dont Hergé a lu L’Astronautique. Il s’est rendu à Paris pour lui présenter une maquette démontable de la fusée, avec sas et poste de pilotage. Il demande à « Bib » Heuvelmans et Bob de Moor de lui écrire un scénario, qu’il refuse mais dont il retient les meilleures idées, comme l’eau sur la Lune et le whisky en boule (Heuvelmans revendique le titre). Le projet, mûri en 1949, paraît en feuilleton dans le journal Tintin d’août 1950 à avril 1953, avec une interruption de dix-huit mois à la vingt-quatrième planche, correspondant à une sérieuse remise en question et à un état dépressif.

En effet, Hergé sait qu’il ne peut évacuer la partie didactique : plans, principes du vol, de la propulsion nucléaire, enrichissement de l’uranium en plutonium, tests du scaphandre, de la radio et de la fusée, sont des explications essentielles mais peu narratives. De fait, les calculs sont exacts : la fusée échappe à l’attraction terrestre au bout d’une demi-heure et met quatre heures pour atteindre sa destination en accélération constante. Il subsiste des erreurs, ou plutôt des libertés prises pour les nécessités du récit, mais l’effet de réalisme est là, et sera d’un impact énorme.

Pour aérer ces passages techniques, Hergé ne dispose que d’une maigre intrigue d’espionnage, surtout alimentée par deux espions à l’écoute d’un poste, qui ne passe au premier plan qu’en toute fin de récit, lorsque Jorgen sort de sa cachette, et d’incidents de parcours dans le tome 2 : évitement de météorite, manque d’oxygène, imprudences de Haddock ou des Dupondt. Le reste repose sur les pitreries, visuelles et verbales, du capitaine, les maladresses des uns et des autres : un burlesque à la Mack Sennett où l’on ne cesse de se cogner aux portes et de s’accrocher aux câbles. Hergé tempère le didactisme par un humour potache.

L’accumulation est énorme, et pourtant ça marche ! D’abord parce que ces gags participent intégralement de l’action : ce va-et-vient permanent est le moteur du récit. Ensuite, parce que Hergé valide le sérieux de l’entreprise : ici, on apprend que la science est un destin collectif, pas le fait d’un savant isolé, et que les tests font partie du processus scientifique. Le premier volet, uniquement consacré aux préparatifs, donne sa crédibilité au projet et devient le récit de l’attente, propre à générer le suspense. Le second volet est alors plus prenant, car le lecteur a pris la mesure des dangers. En scénariste accompli, Hergé distille des rebondissements dignes d’un récit catastrophe avant la lettre, jusqu’au sacrifice de Wolf rachetant sa conduite ; il a dû modifier la lettre d’adieu qui laissait trop entendre un suicide alors que Hergé y voyait un sacrifice. Plusieurs passages peu crédibles ont été modifiés lors de la publication en album, comme le pistolet à la ceinture que portent Tintin et Haddock sur la Lune, ou Milou rattrapé in extremis dans le sas d’évacuation.

Avec ce diptyque, c’était la première fois qu’une bande dessinée pour la jeunesse présentait avec un tel souci d’exactitude les étapes d’un voyage sur la Lune, sans céder aux sirènes du spectaculaire mais en s’appuyant sur un art consommé de la narration. Un petit chef-d’œuvre en soi.

L'Homme qui vendit la lune

Si l’histoire officielle n’a retenu que la date de 1969, c’est pourtant en 1950 que les États-Unis ont (re)posé un premier pied sur la Lune, pied dont le propriétaire n’était autre que Robert Anson Heinlein. C’est en effet à cette date que sort en salle Destination… Lune ! et en librairie L’Homme qui vendit la Lune, deux œuvres qui ont beaucoup fait pour populariser l’idée d’un voyage vers notre satellite auprès du grand public américain. Elles sont aussi l’aboutissement d’un travail entamé par l’auteur peu après la fin de la guerre, une série de textes qui, pour la plupart, s’inscrivent dans son « Histoire du futur » et prennent la Lune pour cadre. Notons en particulier « Jockey de l’espace » (1947) ou la difficile vie d’un pilote assurant la liaison Terre-Lune, « C’est bon d’être de retour » (1947) dans lequel un couple, après trois années passées à Luna City, décide de rentrer chez lui avant de réaliser qu’il n’y trouve plus sa place, et « Les Puits noirs de la Lune » (1948), une excursion familiale lunaire qui manque de peu de tourner mal. Ces nouvelles sont très loin d’être ce qu’Heinlein a écrit de mieux, mais elles eurent l’insigne honneur de paraître dans le Saturday Evening Post, l’un des plus gros tirages de la presse américaine de l’époque, guère habitué à ouvrir ses pages à la science-fiction.

Destination… Lune ! est sans doute l’œuvre d’Heinlein qui obtint le plus grand impact au moment de sa sortie. Un film de SF aux antipodes de ce que proposait le genre alors, ne sacrifiant pas la vraisemblance scientifique au spectaculaire, s’appuyant sur de solides effets spéciaux, et accordant autant d’importance et de minutie à ses préparatifs qu’à la mission elle-même. De son côté, L’Homme qui vendit la Lune s’intéresse davantage au montage du premier vol vers la Lune qu’à sa réalisation proprement dite. Et plus encore à son financement qu’aux problèmes techniques à résoudre. C’est son aspect le plus novateur, à une époque où il arrivait encore que l’on croise un scientifique génial capable de bricoler seul une fusée au fond de son jardin et de partir vers les étoiles. Heinlein met ici en scène l’un de ses héros les plus mémorables, D.D. Herriman, homme d’affaires hors-pair et margoulin de première, dont la volonté d’être le premier homme à atteindre la Lune vire à l’obsession. Pour financer son projet, Herriman fera feu de tout bois, multipliant les promesses pour faire les poches des grands industriels, développant les idées les plus délirantes, détournant la loi afin de devenir l’unique propriétaire du satellite, instillant dans la population à grand renfort de campagnes publicitaires l’idée que l’avenir de l’humanité se trouve là-haut. Outre l’inventivité permanente dont fait montre Herriman pour parvenir à ses fins, le récit est porté par sa gouaille inébranlable et un goût de la réplique qui fait mouche à tous les coups. Son histoire trouvera sa conclusion dans « Requiem », une nouvelle paradoxalement parue dix ans plus tôt, ce qui lui est malheureusement préjudiciable tant la façon dont Heinlein y traite son personnage est éloignée de celle adoptée dans L’Homme qui vendit la Lune.

Une femme dans la lune

De Thea von Harbou, aujourd’hui tombée dans un relatif oubli en dépit d’une œuvre prolifique, on ne souvient plus guère que de Métropolis — roman, puis film de son époux d’alors, Fritz Lang —, et de ses malheureuses accointances avec le parti nazi. On lui doit cependant un roman d’exploration lunaire : Une femme dans la Lune.

Toute sa vie, le vieux professeur Manfeld a rêvé des montagnes d’or de la Lune. Or, voilà que son ami Wolfgang Hélius se présente à lui muni de cette invitation : prendre place à ses côtés à bord d’un astronef de son invention. Les autres compagnons de voyage seront l’ingénieur Jean Windegger et sa compagne Frida Velten. Hélas, un certain Walt Turner, représentant d’un consortium financier, avertit Hélius : le voyage vers la lune se fera avec lui… ou ne se fera pas. Insaisissable malfaiteur, Turner est le genre d’homme qui ne lance pas des menaces à la légère, et Hélius est contraint d’obéir. Il ne peut non plus lutter contre la volonté d’airain de Frida, qui ne compte pas rester sur place pendant que son fiancé s’envole. Et c’est ainsi que l’astronef, propulsé dans l’espace par un avion, s’élance en direction du satellite naturel de la Terre. À son bord se trouve un passager clandestin : Gustave, un sympathique garnement. Les théories aurifères du professeur Manfeld, les machinations de l’étrange Walt Turner, la romance contrariée entre Hélius et Frida : tout cela se dénouera sur la Lune.

À l’inverse des romans de Verne, et dans la continuité de ceux de Burroughs, la Lune imaginée par Thea von Harbou se distingue par son caractère fantaisiste : il s’y trouve une atmosphère respirable, il s’y dresse des montagnes d’or et une race ancienne a vécu sur ce monde, y édifiant des cités cyclopéennes. Ce sont là les plus belles pages d’un roman passablement bancal. La narration fait la part belle à l’expressivité, voire à l’emphase (peut-être est-ce là un effet de la traduction, pas retouchée depuis sa prime parution en 1929 aux éditions Cosmopolites), les rebondissements de l’intrigue ne recèlent guère de surprise, et la galerie de personnages brille assez peu — à l’exception de Frida Velten, femme de caractère n’ayant rien de la princesse en détresse, qui ne se laisse guère intimider par ses (trop) prévenants amis ou ses ennemis.

Paru en 1928 en Allemagne, Une femme dans la Lune fut adapté au cinéma l’année suivante par Fritz Lang, alors marié (mais plus pour très longtemps) à son autrice. Avec ses cent cinquante minutes au compteur (la version restaurée dépasse les trois heures), c’est peu dire qu’il s’agit d’une adaptation exhaustive. Si les démêlés de Hélius avec Manfeld, Windegger et le doucereux Turner tirent en longueur, le film décolle à partir des préparatifs du décollage, justement, ce qui permet d’admirer une nouvelle fois le caractère visionnaire de Fritz Lang. Exemples : c’est une fusée qui propulse la capsule ; l’intérieur de celle-ci est abondamment équipé en poignées pour s’agripper en apesanteur ; à l’approche de la Lune, les vues de celles-ci préfigurent la réalité avec une certaine justesse. En dépit de sa durée, La Femme sur la Lune fascine par ses images souvent saisissantes. À vrai dire, au roman de Thea von Harbou, on préfèrera le film de Fritz Lang.

Le Cycle de la lune

Quand on parle d’Edgar Rice Burroughs (1875-1950) aujourd’hui, c’est généralement pour faire référence à Tarzan, plus rarement John Carter, mais presque jamais pour parler du reste de l’œuvre importante de cet écrivain prolifique et très populaire en son temps. Arrivé par hasard à l’écriture ou peu s’en faut, cet auteur américain connut une vie digne d’un aventurier, à l’image de ses récits, entre westerns, guerres et science, inspirant au passage un nombre incroyable d’écrivains, de cinéastes et de scientifiques.

L’idée qui donna naissance au « Cycle de la Lune » lui vint très tôt dans sa nouvelle (parmi tant d’autres) carrière d’écrivain. Commencée pendant la Première Guerre mondiale, la courte histoire à l’origine de la trilogie, « Under the Red Flag », fut refusée par les éditeurs, qui ne voulaient pas de récits guerriers en ces temps de paix retrouvée. Burroughs la garda donc en réserve, et y revint quelques années plus tard en l’intégrant à sa trilogie lunaire. Celle-ci, dont l’édition française est épuisée (et pour ainsi dire introuvable), parut en feuilletons à partir de 1923. Le premier regroupement des trois récits fut publié en 1926, mais amputé de près d’un quart de son contenu, et il fallut attendre l’édition posthume de 1962 pour pouvoir se plonger dans l’intégralité du texte.

Débutant à la fin des années 1960, le récit fait une étape dans les années 2050 et se termine en 2430, dans les pas d’un narrateur nommé Julian. Partant du postulat qu’ « Il n’y a pas de temps, pas de futur, seul maintenant existe », Julian nous raconte l’histoire de sa dynastie et ses aventures sous ses différentes incarnations.

Tout commence avec Julian V dans La Princesse de la Lune. Après la découverte des Martiens (ou des habitants de Barsoom, comme ils nomment eux-mêmes leur planète) par le célèbre John Carter, des solutions sont envisagées pour que les deux peuples puissent se rencontrer, le voyage interplanétaire semblant enfin rendu possible grâce aux dernières découvertes scientifiques. Las, la première expédition humaine envoyée vers la planète rouge, dirigée par Julian V, échoue. Saboté par un membre vindicatif et ivre de l’équipage, le lieutenant Ortis, le vaisseau est obligé d’alunir. Les explorateurs découvrent alors la jungle du satellite terrien et entrent en contacts avec les différentes peuplades autochtones… initiant au passage un conflit qui durera plusieurs siècles, entre civilisations lunaire et terrienne, entre les perfides Ortis et les braves Julians. Une guerre qui modèlera l’Histoire des deux mondes.

Que ce soit dans cette première partie, dans la deuxième, Les Conquérants de la Lune, ou la dernière, Les Héritiers de la Lune, où l’on suit respectivement Julien IX et Julian XX, le scénario respecte toujours les mêmes codes, entre pulp et récits d’aventures. Le héros, homme intelligent et intrépide, se retrouve en difficulté, rencontre une jeune femme belle et intelligente, la sauve ou est sauvé par elle, ils tombent amoureux, doivent se défendre contre l’ennemi de toujours, mais en sortent victorieux, après moult péripéties palpitantes. C’est désuet à souhait, parfois charmant. Et on se prend souvent au jeu, comme un enfant suspendant son incrédulité en découvrant ces « il était une fois » d’un autre monde et d’un autre temps.

Si on reprend le contexte de l’époque, la trilogie prend toute son ampleur de récit de SF, critique de la société et de l’Histoire en marche. Dans un monde perturbé et sans repères, sortant de l’un des plus grands conflits de l’époque moderne, Burroughs, entre Prohibition et années folles, pressentit les troubles à venir, les manifestations montantes des extrémismes de tout bord dans la civilisation occidentale. Ainsi, au-delà de la guerre entre la Lune et la Terre, comment ne pas remarquer dans Les Conquérants de la Lune une critique implicite du communisme ? Quand Julian lutte pour pratiquer sa religion au sein d’une société totalitaire qui tente d’effacer tout individualisme, qu’il se bat pour protéger sa famille des polices dictatoriales, pour défendre sa liberté d’expression, on devine le regard inquiet tourné vers l’Est d’un auteur visionnaire. Et dans Les Héritiers de la Lune, comment ne pas soupçonner le roman patriotique ? Quand la vie de Julian est celle d’un chef guerrier dans toute sa splendeur et ses doutes, les batailles et les morts qui jonchent les nombreux conflits sont comme autant d’avertissements contre l’horreur à venir, contre l’ennemi qui se prépare dans l’ombre. Même si la paix l’emporte finalement, même si l’aventure fait écran…

Le « Cycle de la Lune » compose donc une étape curieuse dans l’œuvre de Burroughs. Au-delà du premier niveau de lecture plutôt sympathique (et très old school) des aventures des héros, le message de l’auteur est direct, brut et catégorique : méfiez-vous de tout totalitarisme, soyez libres et indépendants. Un message atemporel, qui mériterait peut-être une réédition française…

Les Premiers Hommes dans la lune

Prépublié en feuilleton dans The Strand Magazine de décembre 1900 à août 1901, Les Premiers hommes dans la Lune est une des scientific romances chères à l’auteur anglais. Au canon de Jules Verne succède la cavorite, sans doute parmi les plus connues des matières inventées par la SF. Elle est l’œuvre du scientifique Cavor, savant génial mais un brin toqué, au risque de détruire entièrement son laboratoire. Il s’associe toutefois avec Befdord, un industriel qui entrevoit tout le bénéfice qu’il pourrait tirer de cette nouvelle matière. Car la cavorite permet rien moins que de s’affranchir de la gravité, ce qui a un intérêt économique évident. Mais, pour vérifier définitivement ses capacités, rien de mieux que d’expérimenter soi-même : voici nos deux acolytes embarqués dans une sphère recouverte de stores de cavorite, qu’on peut actionner différemment pour guider le véhicule. Après les bizarres sensations nées d’un voyage en apesanteur, les voici arrivés à proximité de la Lune. Ils décident alors de tenter le tout pour le tout et d’alunir ! Sur place, les surprises se succèderont : l’air est respirable ; lors du lever de soleil sur la Lune, l’astre se recouvre d’une végétation luxuriante invisible de la Terre ; enfin, si on n’a jamais observé de vie sur la Lune, cela ne veut pas dire qu’il n’y en a pas… Car les Sélénites existent bel et bien, ils ont même développé une société complexe hyper codifiée,  et plus avancée que la nôtre à bien des titres… et tout cela dans des galeries souterraines !

Sans doute un brin moins connu que La Guerre des Mondes, La Machine à explorer le Temps ou L’Île du Docteur Moreau, Les Premiers hommes dans la Lune s’inscrit pourtant dans la droite lignée des précédents romans de Wells : une œuvre romanesque au contenu scientifique indéniable. Certes, tout n’est pas rationnel : la cavorite paraît un brin miraculeuse, la végétation et la vie sélénites semblent bien improbables, tant on aurait dû les observer depuis longtemps, même en 1900… Mais Wells ne néglige pas la plausibilité de son récit : le voyage de la Terre à la Lune se fait en apesanteur, dont les effets sont assez minutieusement décrits ; le port non-obligatoire du scaphandre est justifié scientifiquement (prends-en de la graine, Ridley Scott, toi qui as commis Prometheus !) ; et la civilisation sélénite est parfaitement cohérente, répartie en castes définies selon la fonction à assumer au cours de son existence. Même si on nage en pleine fantaisie, celle-ci repose sur un substrat crédible ; on n’oubliera pas de sitôt ces hommes-insectes à la tête disproportionnée ! Le plus intéressant tient certainement au fait que, bien que nous soyons ici dans un voyage extraordinaire que n’aurait pas renié Jules Verne — lequel est par ailleurs cité —, la destination s’avère tout sauf idyllique. La société lunaire est en effet une vraie dystopie, rigide, totalitaire, immuable ; on l’imaginera d’ailleurs sans mal comme une projection déformée de la vie anglaise de l’époque, et des craintes nourries par Wells quant au futur tel qu’il le prédisait. Ainsi le récit agit-il comme une alerte à destination de ses lecteurs : méfiez-vous de ce que vous voulez faire de votre société, car elle risque fort de finir comme celle que vous avez sous les yeux dans ce roman.

Pour finir, on signalera l’astuce finale de narration : racontée du point de vue de Bedford, l’histoire aurait dû s’arrêter lorsque celui-ci regagne la Terre, laissant derrière lui Cavor. Pourtant, ce dernier réussira à faire parvenir des nouvelles, et à laisser planer une ultime menace (qu’on retrouvera dans les pages du présent Bifrost, mais sous la plume d’un autre anglais, Stephen Baxter).

Publié à l’aube du XXe siècle, ce roman connaîtra une influence durable : adapté trois fois (par Méliès en 1902, Gordon et Leigh en 1919, Juran en 1964), il sera source d’inspiration pour C.S. Lewis dans Le Silence de la Terre, et la cavorite réutilisée à plusieurs reprises, par Vernor Vinge par exemple, ou encore dans La Ligue des Gentlemen Extraordinaires. Un classique.

Sur la lune

Bien que sous-titré « Un récit fantastique », Sur la Lune de Tsiolkovski peut être considéré comme l’un des textes fondateurs de la hard science. Deux personnages, égarés sur le satellite de la Terre, y font l’expérience d’une pesanteur six fois inférieure à celle de notre monde : les masses y connaissent donc un poids six fois moindre et, selon le principe fondamental de la dynamique, il est par conséquent six fois plus facile aussi pour l’être humain de les mettre en mouvement : ainsi, le narrateur et le physicien peuvent-ils à moindre coût se changer en hercules de foire ! Tsiolkovski ne se contente pas de montrer les conséquences étonnantes qu’implique la gravité inférieure de la Lune par rapport à celle de la Terre — qui préfigurent le saut géant du capitaine Haddock dans On a marché sur la Lune de Hergé… et prophétisent ceux des astronautes d’Apollo 11 ! —, car en bon fondateur de la hard SF, il prend soin d’explorer d’autres dimensions du voyage lunaire. Sur la Lune, l’éclairage direct par le Soleil réchauffe la surface au point de la rendre brûlante — alors que la nuit est au contraire glaciale : on rappellera ici que si la Terre et la Lune sont à la même distance du Soleil, la température de la première est plus élevée grâce au léger effet de serre naturel de notre atmosphère.

La leçon de physique, de thermodynamique, de planétologie et même de biomécanique, dans Sur la Lune, a beau se révéler par moments naïve, elle ne manque pas d’intérêt tant Tsiolkovski cherche à tirer avec rigueur toutes les implications scientifiques de son hypothèse de fiction. Le texte prend ainsi la forme d’un quasi-dialogue entre le narrateur et son ami physicien, le premier jouant le rôle d’auditeur naïf et le second réalisant le gros du travail d’investigation scientifique : à quoi ressemble une éclipse de Lune vue… depuis la Lune ? Comment échapper à la cuisson instantanée dans l’environnement lunaire ? Etc. Si le diptyque lunaire d’Hergé et les enregistrements historiques des premiers pas de l’être humain sur la Lune ont popularisé les caractéristiques planétologiques les plus remarquables de notre satellite, disposer d’un récit de fiction explorant la Lune avec pareille ténacité ne manque pas d’intérêt. On pardonnera de fait volontiers à Tsiolkovski d’avoir justifié les quelques fragilités de son Sur la Lune par le recours facile au rêve lucide…

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