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Les critiques de Bifrost

Akiloë ou le souffle de la forêt

Akiloë ou le souffle de la forêt

Philippe CURVAL
LA VOLTE
470pp - 18,50 €

Bifrost n° 79

Critique parue en juillet 2015 dans Bifrost n° 79

Au cœur de la forêt guyanaise, décimée par la grippe amenée par les Blancs, la tribu Wayana se meurt lentement. Lorsque les conditions deviennent intenables, Akiloë et sa mère Kuliwallilu rejoignent la civilisation pour y trouver de l’aide. Quelle chance a un enfant de la jungle de réussir dans l’école de la République ? De Pidima, village au cœur de la réserve, à Papa Ichton, avant-poste de la civilisation où l’instruit Clarisse, de Saint-Laurent-du-Maroni, où un Polonais désabusé l’initie aux plaisirs de la table et à la physique quantique, à Kourou, au centre spatial, la trajectoire d’Akiloë ressemble moins à une parabole qu’à un parcours erratique, avec de nécessaires épisodes lui assurant de conserver ses racines. L’interprétation animiste du monde, qui lui fait imaginer Awale, un troisième pied indépendant de sa personne, à qui il impute sa lenteur lorsqu’on lui reproche sa démarche atypique, semble peu compatible avec la raison et la logique dont on veut l’abreuver. Pourtant il existe des zones de contact où l’esprit de la forêt jointe avec le monde des figures mathématiques. C’est bien parce que l’enfant intelligent et curieux est parfaitement adapté à son milieu qu’il dispose de cette richesse d’imagination lui permettant de voir au-delà des apparences. L’intelligence d’Akiloë passe avant tout par les sens : c’est un festival d’odeurs et de couleurs, d’impressions instinctives qui lui permet d’élaborer des relations révélant la structure intime des choses.

Ainsi, son intérêt pour la gastronomie s’explique par la découverte et le désir de maîtrise de sensations plus élaborées. C’est aussi la compréhension de la texture du béton qui lui fait entrevoir les états de la matière. C’est encore par l’exploit physique qu’il s’élève, au sens propre comme au figuré, dans la société, jusqu’à finir par tutoyer les étoiles. Akiloë réalise cet exploit sans jamais en adopter tout à fait les codes, ni renoncer à son savoir ancestral duquel il tire des rêves primitifs épousant les visions les plus futuristes des Blancs. Car s’il se passionne pour la science occidentale, Akiloë récuse le fait qu’elle puisse être appliquée à la forêt : lui la connaît de l’intérieur. Les problèmes qu’apporte la civilisation lui donnent raison, entre épidémies et pollution, conflits ethniques et saccages écologiques, nuisances économiques et sociales aux graves répercussions sur les autochtones.

Le roman, dense, généreux, propose une large palette de sensations et d’émotions. Curval use pour ce faire d’une solide connaissance de la forêt guyanaise et d’une grande richesse de vocabulaire. On ne peut que suivre avec intérêt l’itinéraire romantique de cet attachant Indien ni rester insensible à la poésie de l’écriture.

Akiloë est un roman auquel Philippe Curval tient beaucoup. En 2003, il annonçait déjà (cf. Bifrost n° 31) son intention de réécrire la version parue précédemment chez Flammarion en 1988, sous la houlette de Françoise Verny, version ici considérablement augmentée. Il s’agit, comme il l’affirme, d’une autobiographie imaginaire qui réunit les plaisirs de la table et de l’entendement, sa passion pour l’espace. L’attitude instinctuelle adoptée par Akiloë ne s’apparente-t-elle pas, dans une certaine mesure, à une démarche surréaliste à laquelle Curval est attaché ?

Peut-on parler de science-fiction ? Absolument pas, même si la trajectoire d’Akiloë s’achève dans l’espace et qu’il effectue mentalement l’équivalent d’une téléportation quantique pour réaliser un exploit sportif. Mais il est pourtant question de thèmes que seule la science-fiction sait traiter. Nul ne sera surpris de constater qu’on aborde des notions de physique en pleine jungle, ni qu’on y réalise une expérience imaginaire du pendule de Foucault. Le livre est traversé par cette sensibilité particulière qui permet d’observer le monde avec le regard particulier de la SF. Ce choc des civilisations est assez proche, en définitive, de la fameuse suspension de l’incrédulité propre aux littératures de l’Imaginaire, cette sidération devant la brutale découverte d’un autre monde.

Si Akiloë n’est pas un roman de science-fiction, il parle avant tout à son lecteur qui, comme Curval l’a bien compris, reste ce sauvage émerveillé devant un océan de possibles à partir desquels spéculer. Une réussite à tous points de vue.

Claude ECKEN

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