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Les critiques de Bifrost

L'Archipel du rêve

L'Archipel du rêve

Christopher PRIEST
DENOËL
335pp - 22,30 €

Bifrost n° 37

Critique parue en janvier 2005 dans Bifrost n° 37

Auteur à part dans une production anglaise déjà bien singulière, Christopher Priest poursuit son œuvre particulière, livrant inlassablement des textes curieux, décalés, souvent magnifiques et toujours exigeants.

Publié dans la collection « Lunes d'encre » (sous une couverture de Manchu non seulement inadaptée, mais franchement grotesque) comme la quasi-totalité des œuvres de l'auteur, L'Archipel du rêve est peut-être la meilleure manière d'aborder Christopher Priest dans ce qu'il a de plus délicat, de plus douloureux et de plus difficile à cerner. Si L'archipel du rêve est à mettre en rapport avec La Fontaine pétrifiante (en Folio « SF »), il apporte une vision différente de cette création littéraire aussi fascinante que dérangeante, via un positionnement encore plus ambivalent sur la nature de la réalité géographique décrite. On y retrouve le perpétuel décalage des personnages par rapport à une existence souvent subie, une douleur existentielle bien difficile à exprimer et une étrangeté générale à la fois inquiétante et curieuse. Bien plus proche de Kafka que d'un fantastique plus « traditionnel », L'Archipel du rêve est non seulement une réussite totale, mais également une interrogation pudique (malgré l'outrance sexuelle de certaines pages) sur l'âme humaine, via des personnages profonds, subtils et terriblement présents dans leurs faiblesses comme dans leur triste humanité.

S'il n'est évidemment pas question de résumer ici les sept nouvelles du recueil, il n'est pas inutile de préciser qu'il s'agit de la peinture d'un monde hors du temps, un archipel aux frontières peu définies qui sépare deux continents en guerre perpétuelle (celui-là même qui fait figure de construction mentale névrotique, et d'ailleurs fausse, dans La Fontaine pétrifiante). Pornographiques, violentes, subtiles et magnifiques dans l'art de l'ellipse, les nouvelles de L'Archipel du rêve relèvent de l'attente comme du changement. Attente de ce qui vient quand on décide de passer à l'acte (« La Négation », texte imposant dans lequel un jeune soldat apprenti poète finit par déserter dans la neige et le froid, lassé par une existence absurde et des patrouilles inutiles au pied d'un mur très kafkaien, censé protéger la région d'une hypothétique invasion ennemie — une nouvelle à mettre en rapport avec un certain Désert des tartares), attente du voyeur fasciné par la sexualité d'une peuplade mystérieuse dont il cherche à percer le secret (dans le très percutant « Le Regard », sublime parabole sur le voyeurisme et la frustration), changement de la jeune femme venue régler les différentes formalités suite au décès d'un oncle éloigné, et qui finira par vivre une aventure avec la policière chargée de sa surveillance (« La Cavité miraculeuse »), changement d'un déserteur ou d'un visiteur, attente des uns, des autres et de ceux dont on a peur, L'Archipel du rêve est une étonnante invitation au voyage. Un voyage difficile d'accès, à réserver aux plus motivés, mais dont la profondeur et la puissance descriptive livrent un Christopher Priest dans toute sa nudité crue (et paradoxalement pudique). Au final, on sort dérouté et envoûté du recueil, à l'image de ces personnages présents dans leur absence, et dont on a bien du mal à se défaire une fois la dernière page tournée. Une sorte d'apéritif délicieux au prochain ouvrage de l'auteur, The Separation, à paraître cette année en « Lunes d'encre ».

Patrick IMBERT

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