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L'Inclinaison

Ceci est l’histoire d’une vie, et de ses errances à travers le temps. Le narrateur, Alesandro Sussken, originaire de Glaund, est le cadet d’une famille de musiciens. Alors que, suite à une guerre qui s’éternise contre le Faianland, son frère aîné Jacj, jamais démobilisé, cesse de donner des nouvelles, Alesandro devient un compositeur à la renommée grandissante. Sa source d’inspiration lui vient de trois îles de l’Archipel du Rêve visibles au loin, inaccessibles non seulement à la connaissance en l’absence de carte (en raison, dit-on, d’anomalies gravitationnelles), mais interdites aux continentaux par la junte militaire de l’impitoyable Madame, la généralissima Flaauran. Une certaine porosité culturelle existe toutefois, puisque Sussken se procure L’Aviateur perdu, l’album d’un rocker, And Ante, qui a médiocrement plagié sa musique. Mais voilà qu’une tournée où musiciens, compositeurs et chefs d’orchestre sont invités à donner des concerts sur quelques-unes des innombrables îles fournit l’occasion de visiter l’Archipel. Si les autochtones sont avenants, la bureaucratie est pesante et pointilleuse : les voyageurs sont sommés de présenter à chaque escale leur visa ainsi qu’une barre dont il faut ne jamais se séparer, un cylindre de bois poli serti de fins tracés indiquant parcours effectué et durée du séjour, réactualisé par les contrôleurs.

Au terme de neuf semaines enchanteresses ayant inspiré des œuvres à venir, séjour encore agrémenté par une brève liaison avec une pianiste, Sussken connaît, comme les autres, un retour traumatisant : plusieurs années se sont écoulées à Glaund. Ses parents sont décédés, sa femme l’a quitté, lasse de n’avoir jamais reçu de ses nouvelles, qu’il a pourtant régulièrement adressées. Aucune explication n’est donnée aux voyageurs qui ignoraient tout des distorsions temporelles entre les îles. Ils avaient bien constaté le double affichage horaire dans les cabines à bord des navires, sans y attacher plus d’importance, comme ils avaient remarqué les énigmatiques désœuvrés qui hantent les abords des bureaux d’enregistrement – sans comprendre leur rôle.

Fuyant un présent devenu étouffant, Alesandro n’a d’autre choix que de reprendre clandestinement la route des îles et de frayer avec ces adeptes qui traînent dans les ports, couteau au poignet, proposant contre rémunération de rétablir les écarts de graduel pour effacer un incrément ou un détriment, en gravant de nouveaux traits sur la barre et en imposant au voyageur des tours et des détours incompréhensibles avant tout nouvel embarquement.

Le familier de Priest aura compris qu’il s’agit d’une nouvelle incursion dans « L’Archipel du Rêve », riche de nombreux motifs renvoyant aux œuvres précédentes, à L’Adjacent comme aux Insulaires lorsque sont nommés des personnes et des lieux, fascinants effets de moirage avec de constants dédoublements et répétitions qui déconcertent tout en induisant une forme de familiarité.

Mais il s’agit moins ici de découvrir des aspects étonnants de quelques îles de l’Archipel que d’effectuer un troublant voyage à travers les multiples formes du temps. Ce n’est probablement pas pour rien que le patronyme du narrateur est déformé en Suskind, du nom d’un physicien en mécanique quantique, ni que le nombre de chapitres, 79, avoisine la durée moyenne d’une vie. Tout le monde vit sur plusieurs lignes temporelles à la fois : elles se trouvent ici spatialisées dans la complexe géographie de l’Archipel, tant chez Priest chaque intrigue se résout par le voyage, lequel s’inscrit avant tout dans une durée (comme le rappelle la célèbre première phrase du Monde inverti : « J’avais atteint l’âge de mille kilomètres. ») L’Archipel devient ainsi une lecture onirique de la réalité, forcément mouvante et plurielle, où s’aventure le narrateur en quête de sens : « Je ne voyageais que pour mettre de la distance derrière moi, pour gagner sur la distance qui restait à parcourir. Distance et temps : le temps absolu, le temps de bateau, mon temps. »

C’est en même temps une réflexion sur la création artistique, qui aborde les aléas de l’inspiration, le problème de l’interprétation, mais aussi du plagiat (plagie-t-on par admiration ?), les rapports avec la chaîne de production, le leurre des travaux de commande laissant officiellement toute latitude à l’auteur pour s’exprimer, l’ambiguïté des motifs de reconnaissance par le public. Comme en témoigne ce récit aux fluctuants contours autobiographiques, l’Archipel du Rêve est le territoire où Priest puise son inspiration mais aussi son identité, les îles formant « un modèle, un schéma, une structure (…) qui, tout en ayant leur existence propre et distincte, composaient un ensemble. »

C’est cet espace fragmenté, diffracté, qui, une fois de plus, séduit et fascine, à la façon d’un kaléidoscope dont on ne finit pas d’admirer les images. De livre en livre, Priest ne cesse de surprendre et de donner à méditer.

Prince Lestat

Dressons la tente : Anne Rice commence chez J.C. Lattès, croise avec Plon un certain nombre d’années puis atterrit chez Michel Lafon, qu’on ne remerciera jamais assez d’avoir sorti Maxime Chattam, imprimé du Rika Zaraï et édité la bonne parole de Jean-Pierre Foucault. C’est donc sur un papier rugueux, lourd et épais, sous la forme d’un volume aussi désagréable aux doigts qu’aux poignets, que Prince Lestat s’offre aux hordes fanatiques et affamées de fans français avides de nouvelles « Chroniques des vampires ». Au long des pages, le correcteur semble parti en vacances, avec l’illustrateur, et le traducteur pas vraiment concerné. Bref, d’un point de vue technique, Prince Lestat est moche et mal foutu. Heureusement, il reste l’auteur. Enfin… heureusement…

Anne Rice a su se hisser au panthéon du fantastique en brisant les codes de ses prédécesseurs pour imposer les siens. Sa bibliographie regorge de pépites telles que La Reine des damnés, Le Lien maléfique ou, dans un registre pas si éloigné qu’on le dit, Les Infortunes de la Belle au bois dormant. Son chef-d’œuvre, Entretien avec un vampire, on le sait, est étudié à juste titre dans certaines universités américaines. Il suffit de le relire pour comprendre qu’Anne Rice n’aurait pas à rougir en présence du fantôme de Bram Stoker. Ce qui n’est pas rien.

Mais qu’on en parle à quiconque a été assez courageux pour aller jusqu’au bout : à partir du diptyque Le Domaine Blackwood /Le Cantique sanglant, les vampires d’Anne Rice, ça n’a plus été ça. Intrigues cousues de fil blanc, personnages aussi vivants que Barbie & Ken, tics mièvres et sirupeux de l’auteure à longueur de pages : les jours glorieux semblaient déjà loin. Anne Rice tirait sur la corde mais se maintenait quand même au-dessus du sol. De justesse. Et puis la corde a cassé.

Avec Prince Lestat, l’aficionado passe un cap. On est ici largement au niveau de La Fin du Ã, le livre qu’A. E. van Vogt aurait dû refuser d’écrire pour Jacques Sadoul : l’histoire est creuse, son développement interminable et les tics sont devenus des mécaniques ultra-répétitives qui empêchent en permanence la mayonnaise de prendre. On se surprend à regretter la guimauve trempée dans du miel des deux opus précédents. Le schmilblick vampirique, quant à lui, n’avance pas d’un poil tant ces idées de voix dans la tête, de démon originel et d’accession au trône ont été rebattues, d’une manière ou d’une autre, dans de précédents volumes.

Il n’y a strictement rien à sauver, dans Prince Lestat. Et c’est une très mauvaise porte d’entrée dans l’univers d’Anne Rice. Sans doute la pire à ce jour.

Jardin d'hiver

« La guerre avait modifié les comportements au point que la sincérité constituait une idée neuve en Europe. Une idée d’avenir pour les temps de paix. »

L’Europe du futur se déchire au travers d’un conflit opposant deux factions : la Coop et le Consortium (on se surprend à penser à un jeu vidéo de stratégie en temps réel – STR pour les intimes). Sous la bannière de la Coop se rangent plus ou moins de bonne grâce nombre de factions écologistes dont les armes sont le produit de plantes modifiées, tout juste contrôlables et tout à fait létales (on se surprend à penser à Jayce et les conquérants de la lumière – si si, le dessin animé). Le Consortium, où l’ingénieur est roi, a développé l’intelligence artificielle, modestement nommée Sublime, et de complexes animaux de combat synthétiques (on se surprend à penser à un croisement étrange de Goldorak et de Pokémon). Au milieu de ce pandémonium, une bande de contrebandiers, dont, au vu de leurs prénoms, on se demande quelle est la filiation avec les frères Karamazov, tire tranquillement son épingle du jeu avec le marché noir (on se surprend à penser à feu Han Solo). Quant au reste du monde, dont les grandes puissances restent la Chine et les États-Unis, il se tient à l’écart du conflit tout en essayant de profiter de la situation.

De manière surprenante, Olivier Paquet a travaillé avec brio ces éléments de base, dont la pertinence aurait pu, de prime abord, laisser le lecteur dubitatif. Jardin d’hiver est un roman bien construit autour de personnages accrocheurs, une sorte de Fleuve Noir de luxe dont la science-fiction délicieusement surannée s’appuie sur une solide connaissance que l’auteur a des phénomènes politiques et géo-stratégiques tout en restant accessible aux néophytes.

D’un point de vue narratif, l’auteur déploie un talent particulier pour les scènes épiques dont le souffle et le théâtre, Mégapole, à savoir Paris et sa banlieue, ne manqueront pas de ravir les lecteurs les plus blasés. Grand spectacle, suspense ainsi qu’une certaine profondeur font de Jardin d’hiver une excellente surprise comme on aimerait en lire plus souvent.

Comme quoi, les réputations…

Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits

« Méfiez-vous de l’homme (ou du jinn) d’action quand il finit par vouloir s’améliorer par la pensée. Un peu de pensée est chose dangereuse. »

Personnalité atypique, surprenante et condamné à mort par un grand nombre d’agités, Salman Rushdie n’en est pas à sa première incursion dans le domaine de l’Imaginaire. Les plus attentifs se souviendront de son premier roman, Grimus (1977), un récit de SF novateur. De même, Les Enfants de minuit (1981) use des thèmes et ficelles du fantastique avec ses mille-et-un mômes dotés de pouvoirs magiques.

Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits, au-delà de ses autres qualités, est une lettre d’amour au genre qui nous occupe. Rushdie ne s’économise pas en références peu communes en littérature, parfois pointues et toujours adéquates. Et il fait plus que les caser : il joue avec, arrachant toujours un sourire à ses lecteurs.

« Quand il voulait s’asseoir sur les toilettes son derrière flottait obstinément au-dessus du siège à cette même distance que ses pieds s’obstinaient à maintenir avec le sol. Plus il s’élèverait, plus il aurait de mal à chier. Cela méritait réflexion. »

L’histoire de Deux ans…, narrée par des humains du IIIe millénaire, prend racine au XIIe siècle, époque durant laquelle se sont affrontés le philosophe Ibn Rushd, plus connu sous le nom d’Averroès, célèbre commentateur d’Aristote, et le théologien Al Ghazali, réfractaire à la suprématie de la raison. L’affaire serait restée historique si les jinns ne s’en étaient pas mêlés. En effet, Dunia, une jinnia tombée amoureuse d’Ibn Rushd, enfante avec ce dernier un grand nombre d’hybrides dont les descendants formeront, neuf siècles plus tard, une véritable diaspora ignorant ses propres pouvoirs.

Les sceaux cosmiques séparant le monde des jinns et celui des humains s’ouvrent toutes les mille-et-une années, permettant aux esprits malicieux, amoraux et avides de sexe de visiter notre plan de réalité et d’y semer la zizanie.

Ainsi débutent les étrangetés durant lesquelles M. Geronimo, lointain descendant d’Ibn Rushd et de Dunia, quittera progressivement le plancher des vaches à l’instar de beaucoup de ses cousins répartis un peu partout dans le monde.

Plus grave, l’intervention de Zummuru le Grand, Zabardast le Sorcier, Shining Ruby le Maître des âmes et Ra’im Blood-Drinker qui, tels les quatre cavaliers de l’apocalypse, menacent la survie de notre bonne vielle espèce humaine pendant que les cendres d’Averroès et de Ghazali reprennent leur joute maintenant millénaire.

Deux ans… est un pur délice d’intelligence, d’érudition et d’humour qui met en avant nombre de recoupements des différents domaines de l’Imaginaire pour tacler une à une les vicissitudes d’un XXIe siècle bien troublé.

Dangerous Women T1

Deux mois.

Il aura fallu deux mois à votre serviteur pour venir à bout de la bête (non sans s’entêter à finir des nouvelles franchement pénibles comme celle de Lev Grossman, qui est tout sauf un magicien des mots – j’ai failli écrire qu’il avait à peu près autant de talent que de cheveux, mais je me suis souvenu à temps, ouf, que le rédac’chef de Bifrost devient sensible du bronzage dès qu’on tente la blague capillaire).

Avec un titre pareil, Dangerous Women, Martin et Dozois aux manettes, on s’attend forcément à de la reine uber-cruelle, à de la sorcière sadique, à de la salope de compétition inter-planétaire, à de la ninja sous tequila-kétamine, à de la psychopathe qui ferait passer une héroïne de Morgane Caussarieu pour Candy ou Heidi ou Sissi (enfin, une endive quelconque dont le prénom finit en « i »), à de la fliquette hardcore qui cogne avant de parler, avant de baiser, mais pas avant de siffler ses trois cafés noirs, sans sucre. J’attendais des femmes fatales, des camionneuses taillées pour les bermudas de Schwarzy et le t-shirt mouillé de Tura Satana.

Bon, globalement, on a plutôt droit à de la Candy qui hausse le ton, de la Sissi qui montre les dents, mais pas trop, et à de la Heidi victime des hommes (pensez à remplacer le chalet suisse par un motel californien). Toutes à peu près aussi dangereuses qu’un rhume sénégalais. On se demande où sont passées les Lisbeth Salander du XXIe siècle. Au stand de tir, sans doute…

Les fans du « Trône de fer » trouveront au sommaire une chouette novella du cycle (que J’ai Lu va sans doute trouver le moyen d’exploiter six fois avant la réélection de Donald Trump) : un court roman de plus de cent pages avec des personnages de reine et de princesse en conflit qui, malheureusement, n’arrivent ni l’une ni l’autre à la cheville de Cersei Lannister. Les fans de Joe Lansdale se régaleront avec son histoire délicieusement cradingue de sorcière du catch. Pour le reste, mouais, c’est pas bien terrible.

Pour couronner le tout, le découpage français est étrange : tous les auteurs masculins ont été regroupés dans le tome 1 (choix sans doute dû au fait que l’auteur du « Trône de fer » ne s’appelle pas Georgette Regina Ramona Martine). C’est un peu goujat d’ouvrir grand la porte et de passer avant les dames. Espérons que dans le second tome de cette anthologie, les auteures/autrices sauront relever le gant et nous proposer des portraits de femmes vraiment dangereuses. Je ne sais pas pourquoi, j’ai un petit doute.

Les Sorcières de la République

France, année 2062 : l’Hexagone est régi par la VIIe République. « Démocrature » plutôt que démocratie, le régime est sous la coupe d’un Président autocrate. Les médias lui sont soumis. Tel Canal National qui diffuse servilement sa parole ainsi que de constantes incitations à la surconsommation : politiquement autoritaire, cette France futuriste promeut aussi un productivisme débridé et destructeur pour l’environnement. C’est encore Canal National qui retransmet le procès de la Sybille. Il s’agit de celle de Cumes, contemporaine d’Enée et chantée par Ovide, âgée de deux mille neuf cent treize ans lorsque débute son jugement. Elle est l’ultime représentante terrestre de la sororité surnaturelle qui administra la France de 2017 à 2020. Période durant laquelle un aréopage de déesses de la Grèce antique, aidées par d’humaines sorcières, instaurèrent une République gouvernée par les femmes. Mais la Sybille doit désormais répondre de cette brève interruption d’un patriarcat redevenu tout puissant après quarante ans de backlash… Comme dans le récent Avec joie et docilité de Johanna Sinisalo, Chloé Delaume use des registres de l’Imaginaire pour camper une fiction au féminisme pleinement assumé. Un large spectre fantastique – allant du récit mythologique à Buffy contre les vampires – permet ainsi d’éclairer les origines lointaines et immédiates de cette République matriarcale. Quant à la science-fiction, notamment uchronique et dystopique, elle offre à l’auteure un cadre pour dépeindre les désastreuses conséquences de l’échec de cette parenthèse féministe. Faisant montre d’une belle inventivité – agrégeant avec talent le réel et le fictif –, Chloé Delaume compose avec Les Sorcières de la République une contre-histoire de l’humanité en proie à la phallocratie. Stimulant, le propos de l’écrivaine adopte une forme littéraire singulière et composite. Au témoignage oral de la Sybille – formant l’essentiel du livre –, Chloé Delaume combine entre autres éléments des interventions du Président ou d’une journaliste de Canal National, des « messages à caractère informatif » gouvernementaux ou bien un échange de courriels entre Jésus-Christ et Artémis ! Déployant un art certain de la formule – tantôt tragique, tantôt potache –, Chloé Delaume explore ainsi les profondeurs de la domination masculine et de l’aliénation féminine. Mais pareil parti-pris formel tend parfois à conférer au livre des tonalités plus rhétorique et théorique que narrative. La force d’évocation de Chloé Delaume, comme celle de son propos, est cependant suffisante pour emporter l’adhésion. Y compris celle des amateurs et amatrices de narration romanesque classique à qui on recommandera in fine cette expérience de lecture atypique.

London Overground

Après Le Secret de la chambre de Rodinsky coécrit avec Rachel Liechtenstein (Anatolia/éditions du Rocher), London Orbital (Babel/Actes Sud) puis Londres 2012 et autres dérives (Manuella éditions), London Overground est le dernier ouvrage en date de Iain Sinclair traduit en français. Autant dire que son œuvre – forte d’une quarantaine de volumes publiés depuis 1970 – demeure quasi inconnue en France. Et seul.e.s les anglophones peuvent, pour l’heure, prendre la mesure d’une littérature que des figures centrales de l’Imaginaire anglo-saxon considèrent de longue date comme essentielle. À l’instar d’Alan Moore, dont From Hell a été nourri par Lud Heat, un titre de 1975, tenu pour le premier chef-d’œuvre de Sinclair et pourtant inédit en français. Michael Moorcock classe quant à lui notre auteur parmi les meilleurs écrivains britanniques : l’auteur de Mother London goûte particulièrement son White Chappell, Scarlet Tracings (1987), lui aussi privé de toute traduction française. Last but not least, China Miéville se réclame de Sinclair, dont l’influence est patente dans le cycle de « Nouvelle-Crobuzon » comme dans The City and The City. Qu’ont rapporté ces créateurs (adulés des bifrostien.ne.s) de leurs plongées envoûtées dans les nombreux univers sinclairiens ? Un rapport réflexif et créatif à l’espace urbain fondé sur la psychogéographie, discipline singulière et fascinante dont Sinclair est l’un des praticiens contemporains majeurs. Marchant sur les traces de ces arpenteurs visionnaires de Londres que furent William Blake ou Arthur Machen, il partage avec eux « une perception de la ville comme site de mystère, et cherch[e] à révéler la […] nature de ce qui se cache sous le flux de tous les jours » (Merlin Coverley, Psychogéographie !, les Moutons électriques). Il en va ainsi de London Overground, consignant la très personnelle exploration par le psychogéographe du réseau ferroviaire banlieusard londonien. Appréhendant, selon ses propres mots, « les voies ferrées comme système de divination, invocations d’entités surnaturelles, anges, esprits, démons », Sinclair a ramené de sa dérive non pas un compte-rendu documentaire, mais un récit hallucinatoire. « Nous cherchons des traces comme des sourciers, attendant que des sites d’exception nous confirment le mystère et la magie de la ville », écrit encore l’écrivain-marcheur dont la plume transforme la Londres mercantile de Boris Johnson en un champ romanesque délirant. Pour mener à bien cette métamorphose du lucre en littérature, Sinclair imprègne sa vision de celles d’auteurs de l’Imaginaire, invoqués comme autant de puissances inspirantes. Bram Stoker, Arthur Conan Doyle, H. G. Wells mais aussi Angela Carter, J. G. Ballard et Tim Powers sont quelques-uns « des messagers venus de mondes parallèles » guidant Iain Sinclair dans son entreprise psychogéographique. Et la cartographie dressée par London Overground – merveilleuse, terrifiante – révèle que c’est non pas d’un Royaume mais plutôt de l’Imaginaire que Londres est l’hypnotique capitale.

Amour monstre

C’est un univers cher à nombre de bifrostien.ne.s que campe Amour monstre. Il séduira tout particulièrement les amateur.e.s de Freaks de Tod Browning ou des romans gothico-forains de Xavier Mauméjean (Ganesha, Lilliputia). Amour monstre met en scène les Binewski – autant une famille qu’une entreprise – dont les parents/patrons exhibent les enfants dans l’Amérique profonde des années 1980. Les rejetons d’Al et de Lil sont des plus singuliers. On y compte Iphy et Elly – sœurs siamoises –, Arty dit « l’Aquaboy » du fait de ses membres en forme de nageoires, Oly (naine, bossue, albinos et chauve !) et, enfin, Chick. D’apparence « normo » – terme par lequel la fratrie Binewski qualifie les corps banals de leurs spectateurs et spectatrices –, le dernier-né d’Al et de Lil n’en est pas moins hors du commun : le garçon jouit d’un puissant pouvoir télékinésique. Ne relevant pas d’extraordinaires hasards de la génétique, pareille concentration d’exceptions corporelles ou psychiques chez les Binewski résulte des manipulations scientifiques ourdies par Al. Ayant exposé son épouse enceinte (et consentante) à divers produits chimiques et autres radiations, le saltimbanque a fabriqué la galerie de phénomènes faisant le succès de son cirque itinérant. Teintant l’étrange matière foraine du roman d’une touche science-fictionnelle, l’entreprise frankensteinienne du couple Binewski vient éclairer la nature fondamentalement familiale de l’Amour monstre annoncé par le titre. En imaginant ce duo d’épigones yankees du Prométhée moderne, Katherine Dunn figure la part la plus obscure de ce qu’il est convenu d’appeler le désir d’enfant. Car Al et Lil ne s’emploient pas à mettre au monde des individus, mais à engendrer des objets destinés à satisfaire leur volonté parentale. Révélant la dimension démiurgique que peut revêtir la filiation, ce conte moderne éclaire d’autres formes de relations tissées par la famille, pareillement monstrueuses. La tension entre amour et haine caractérisant, parfois, le lien fraternel/sororal s’incarne en Iphy et Elly. Condamnées à une cohabitation perpétuelle, les jumelles basculent d’une chaleureuse complicité à une violente hostilité éclatant lors de scènes horrifiques. Si Oly ne nourrit aucune défiance à l’encontre d’Arty – archétype, quant à lui, de l’enfant tyran et dévorateur –, l’affection sans bornes qu’elle lui voue est d’essence incestueuse. Un fantasme que Chick l’aidera à réaliser grâce à ses pouvoirs lors d’un des épisodes les plus étonnants du livre… Tenant d'abord de la fable, c’est cependant sous le signe de la tragédie que s’achèvera cette anatomie baroque des névroses familiales. Et Amour monstre réussit alors à émouvoir avec la même force qu’il avait fasciné.

Le Problème à trois corps

De la science-fiction chinoise, on ne connaissait jusqu’à présent à peu près rien, hormis ce que de rares articles ou dossiers – notamment dans Galaxies no 24 – ont pu nous en apprendre. Après la consécration du Problème à trois corps lors de la remise des Hugo en 2015 (meilleur roman), dans sa traduction anglaise signée Ken Liu, il n’est pas interdit de penser que la situation pourrait assez vite changer, et que certains éditeurs pourraient avoir la curiosité de se pencher sur l’œuvre de Liu Cixin et de quelques-uns de ses collègues.

L’action du Problème à trois corps, premier tome d’une trilogie, prend racine dans l’histoire chinoise contemporaine, à la fin des années 60, pendant la Révolution culturelle menée par Mao Zedong. Ye Wenjie, adolescente et fille d’un physicien accusé de promouvoir des thèses réactionnaires, assiste à l’exécution publique de son père après que celui-ci a refusé de faire son autocritique. Un événement traumatisant qui aura des conséquences sur la vie de la jeune femme, mais également sur l’avenir de l’humanité toute entière. À travers son histoire et celle de Wang Miao, un scientifique spécialiste des nanomatériaux, le récit se poursuit jusqu’au début du XXIe siècle et ne révèle que très progressivement sa véritable nature.

Le Problème à trois corps est résolument un roman de hard science. Liu Cixin n’hésite jamais à consacrer de longues pages à la description détaillée de la meilleure méthode pour envoyer une onde radio vers l’espace ou déployer une structure de neuf dimensions en deux dimensions. De ce point de vue, la partie la plus intéressante est certainement celle consacrée au problème qui donne son titre au roman, que l’auteur met en scène par le biais d’un jeu en réalité virtuelle qui occupe une place centrale dans le récit. Plus encore que la description du phénomène physique à l’œuvre dans ce cadre, c’est dans celle d’une forme de vie aux capacités singulières, adaptée aux conditions extrêmes de cet univers, que l’auteur excelle et évoque les extrapolations les plus échevelées dont est capable un auteur comme Greg Egan.

Reste que l’enjeu premier du récit n’est pas là, et qu’il ne se révèle au lecteur que dans le dernier quart du roman – à moins d’avoir eu la malencontreuse idée de lire l’imbécile résumé en quatrième de couverture qui divulgue d’une traite tout ce que l’auteur s’est efforcé de taire le plus longtemps possible. Un enjeu d’une telle ampleur qu’il donne à tout ce qui a précédé un aspect presque anecdotique, et réduit ce premier roman au rôle de prologue d’une histoire autrement plus vaste.

D’un point de vue romanesque, tout n’est pas parfait. La progression de l’intrigue s’appuie trop souvent sur des coïncidences un peu trop heureuses, et le roman souffre de mettre en scène des personnages trop lisses auquel il est difficile de s’attacher, à l’exception notable de Ye Wenjie. À ces réserves près, Le Problème à trois corps constitue une lecture aussi roborative qu’enthousiasmante.

L’Héritier de Clamoria

À première vue, L’Héritier de Clamoria, troisième roman de Benedict Taffin, relève d’une science-fiction on ne peut plus old school : aventuriers de l’espace, courses-poursuites d’un monde à l’autre, sauts dans l’hyperespace et combats à grands coups de laser : nous nous trouvons en territoire connu de longue date. Mais si l’auteur embrasse avec une certaine délectation la plupart des stéréotypes du genre, il en est un, au contraire, qu’elle choisit de prendre à rebours : celui de la répartition des rôles entre hommes et femmes. C’est ainsi qu’échoit à Akatz Ielena, créature mi-humaine, mi-féline, le rôle de la baroudeuse intrépide, tandis que son assistant, Isidore Laime, endosse celui de l’ingénu de service, nunuche aux pires moments et cible de la concupiscence de la plupart des dames qu’il lui est donné de croiser.

Certes, il est permis de s’interroger sur la pertinence d’un tel choix dans le cadre d’un récit de science-fiction, tant il y a belle lurette que ces demoiselles ont cessé de jouer les victimes effarouchées face aux pseudopodes libidineux de quelque monstre aux yeux pédonculés et repris les choses en main (Coucou Ripley ! Hello Sarah Connor !). Mais L’Héritier de Clamoria assumant pleinement son côté résolument pulp, l’inversion des rôles fonctionne bien et donne souvent lieu à des échanges savoureux, plus encore lorsque Polaris, IA de sexe masculin aux commandes du vaisseau d’Akatz et on ne peut plus jaloux d’Isidore, vient mettre son grain de sel.

Benedict Taffin creuse le même sillon en situant l’action de son roman sur la planète Clamoria, gynocratie aux méthodes proches de l’Apartheid, où les hommes sont parqués dans des quartiers en périphérie des grandes villes. Une telle organisation de la société soulève nombre de questions que le récit élude trop souvent (le sujet de la sexualité par exemple est à peine abordé, si ce n’est du point de vue de la procréation), mais elle fournit néanmoins le moteur principal de l’intrigue : l’enlèvement du fils unique de la souveraine de Clamoria, centre d’intérêt de toutes les factions en présence, qu’elles l’envisagent comme une menace pour les fondements de cette société ou au contraire comme la promesse de nouvelles perspectives.

Sur la forme, L’Héritier de Clamoria se présente comme une enquête policière linéaire et classique, entrecoupée de quelques scènes d’action bien menées. Selon ses attentes, on sera amené à considérer le roman comme un space opera distrayant et enlevé, sachant tirer de son contexte une bonne part de sa singularité, ou regretter que l’auteure n’ait pas suffisamment développé les éléments sociaux et politiques qui parsèment son récit. Dans tous les cas, il confirme que Benedict Taffin a le souffle et le talent pour tenir son histoire de bout en bout, ce qui, pour ceux qui ont lu ses précédents romans, n’a rien d’un scoop (on se souvient de ses Yeux d’opale, chez Gallimard Jeunesse).

On trouvera en bonus dans ce volume la réédition de deux nouvelles dont l’action est antérieure à celle du roman. « Werlacht » met en scène la première rencontre entre Akatz et Isidore, aux prises avec une IA devenue folle, tandis que « Bulle de bonheur » voit sa traque à la criminelle galactique s’achever dans un monde où tout n’est que bonheur et sérénité. Pas de la grande science-fiction, certes, mais un plaisir de lecture à ne pas bouder.

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