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Une prière pour les cimes timides (Histoires de moine et de robot, T.2)

Déjà connue et acclamée des deux côtés de l’Atlantique pour sa série « Les Voyageurs » (quatre romans à ce jour, et récompensée du prix Hugo 2019 de la meilleure série littéraire), Becky Chambers n’est plus guère à présenter. Pour ce qui est du format court, Apprendre, si par bonheur, paru en France en 2020, n’a fait que confirmer l’incontestable talent de son autrice pour la science-fiction feel good. Sans surprise et pour notre plus grand plaisir, à peine ce dernier titre était-il couronné du prix Hugo qu’Un psaume pour les recyclés sauvages, sa suite, faisait ses premiers pas chez nous.

Comme l’indique le titre de cette nouvelle série, « Histoires de moine et de robot » repose sur le cours d’une très jolie relation entre Dex et Omphale. Le premier volet posait d’entrée un postulat en contrepoint de la très grande majorité des récits de SF : ni conflit, ni guerre, ni renversement du rapport de force entre robots et humains. Les premiers voulaient partir, les seconds avaient accepté et respecté cette décision. Des siècles plus tard, l’improbable rencontre a pourtant eu lieu et Dex, parti.e loin de tout en quête de réponses, n’a trouvé qu’Omphale et sa question : de quoi les humains ont-ils besoin ? Décidé.e à l’accompagner dans sa propre quête à défaut de trouver une conclusion à la sienne, iel s’en retourne donc en territoire familier avec son nouveau compagnon de route. Dex s’en rend bien compte et avertit d’abord le robot : il n’est pas si simple de répondre à cette question. Aussi ce second volet se livre en douceur à la réflexion qui en découle, enrichie au gré des rencontres ou des discussions des deux protagonistes.

Difficile de ne pas sourire à l’échec sans cesse renouvelé, page après page, du réflexe qui consiste en SF à attendre la catastrophe au tournant d’une rue, derrière une porte ou sous les traits d’un nouveau personnage. Chez Becky Chambers, elle n’arrive jamais et ça fait du bien. Cette certitude d’une sérénité perpétuelle apaise l’âme d’un lecteur cerné par une anxiété réelle ou largement dépeinte dans les imaginaires. Certes, cela pourra paraître déborder de bons sentiments, et pour certains ce ne sera pas le moment. Mais accordons à l’autrice qu’à défaut de brosser un univers réaliste, il apparaît au moins réalisable, à portée de main. À défaut de concrétisation, puisque le monde est monde, elle nous offre, a minima, un lieu salutaire, sécurisant et réconfortant, au sein duquel le lecteur est invité, s’il le souhaite, à se recueillir en lui-même en compagnie des deux amis : il est fait place aux grands doutes comme aux petits bonheurs, aux réponses partielles comme aux réponses absentes. Et en cela elle réalise l’un des plus nobles objectifs de la littérature : faire du bien.

Eux

Chassons d’emblée les malentendus : en dépit d’un même nom de famille, Kay Dick n’a rien à voir avec un certain Philip K. Journaliste et femme de lettres britannique, Kathleen Elsie « Kay » Dick est autrice d’une dizaine de romans, dont le dystopique Eux. Paru originellement en 1977, le récit est tombé dans les oubliettes de l’histoire, mais en a été miraculeusement extrait outre-Manche en 2022. Un an plus tard, le voici disponible en français.

D’emblée, Eux pose la question de l’écriture de la dystopie : dans ce roman bref, presque rien n’est dit ou n’est expliqué. Là où la plupart des dystopies récentes prennent soin de raconter comment on en est arrivé là, Kay Dick ne le fait pas. On ne saura guère qui sont ces « eux », comment ils ont pris le pouvoir, jusqu’où ils iront. On sait qu’ils sont là, d’abord à la périphérie du regard, qu’ils peuvent entrer dans votre domicile en votre absence et le saccager sans que vous ne puissiez rien y faire ; on sait qu’ils s’enhardissent, qu’ils sont de plus en plus nombreux, qu’il n’est pas possible de lutter contre eux, qu’ils sont forcément au courant si vous vous obstinez à pratiquer la musique, à lire des romans (ou à les apprendre par cœur), à écrire de la poésie. Si vous vivez seuls, aussi. Si vous ne vous pliez pas à la nouvelle norme, en somme. Et ils vous le feront payer. C’est ce quotidien noyauté par un imperceptible parfum de fascisme que vit l’anonyme personne (ou y en a-t-il plusieurs ?) racontant son histoire, narrée au fil de séquences disjointes – les proches et les amis vont et viennent, disparaissent, reviennent parfois, mais rarement. Il y a toujours l’espoir de se loger ailleurs, de trouver une communauté pour être soi, un temps seulement.

Aussi glaçant que glacé, brutal que cotonneux, nébuleux que frustrant, capable d’instiller autant le malaise que l’ennui, Eux est un roman indéniablement intéressant. De là à crier au chef-d’œuvre… à vous de voir. En Bifrosty, on reste dans le flou.

Un jour de nuit tombée

Un jour de nuit tombée se déroule quelques cinq cents ans avant les événements relatés dans Le Prieuré de l’Oranger. Les deux romans sont liés, mais peuvent se lire indépendamment, et l’ordre de leur lecture importe peu. Ils partagent une mécanique narrative similaire : des chapitres courts alternant les points de vue de personnages disséminés aux quatre coins du monde. Dans le sud, Tunuva est une mage et guerrière du Prieuré, une sororité qui révère Cléolind, celle qui a vaincu le Sans-Nom à l’aide d’un oranger et d’une épée enchantée. Le Prieuré se tient prêt pour le réveil des dragons, mais la menace semble tellement lointaine que la foi commence à se perdre chez la nouvelle génération.

À l’ouest vit Glorian Berethnet, héritière du royaume d’Inys et descendante de Galian le Saint, fondateur de la religion de la Vertu. Sa lignée repose sur une prophétie et un mensonge : ses descendantes seraient les seules à pouvoir vaincre le Sans-Nom comme il prétend l’avoir fait. À l’est, Dumai a passé son enfance et son adolescence dans un temple au sommet d’une montagne. Comme son peuple, elle vénère les dragons d’eau plongés dans un long sommeil en attendant le retour des wyrms, leurs ennemis depuis toujours. Au nord, Wulf s’est engagé comme housecarl auprès de Bardholt Ier, roi du Hróth et père de Glorian. Enfant trouvé après avoir été abandonné très jeune dans les bois maudits, il lutte contre les préjugés pour se faire accepter.

Les enjeux personnels auxquels sont confrontés ces protagonistes, souvent jeunes adultes, s’effacent à mesure que la menace s’amplifie. Lorsque le Mont Effroi entre en éruption, des cracheurs de feu remontent des entrailles de la terre pour la ravager. Leur magie transforme les animaux en créatures monstrueuses et propage une peste mortelle. Les dragons, et leur guerre millénaire, importent moins que les personnages. Chaque protagoniste possède un arc narratif tissé d’intrigues familiales et amoureuses qui leur donne de la profondeur et suscite l’empathie. Leur chemin permet d’explorer un peu plus en profondeur le monde proposé par Samantha Shannon : sa géographie, son histoire, ses cultures, mythes et folklores, les croyances, les systèmes politiques, etc. Bien entendu, ces arcs finissent par se croiser jusqu’au dénouement final flamboyant. Tout comme Le Prieuré de l’Oranger (cf. critique dans le Bifrost n° 88), Un jour de nuit tombée allie avec bonheur modernité et éléments classiques de fantasy. Les éditions De Saxus, comme souvent, proposent deux versions de ce pavé de mille cent cinquante pages : brochée, ou reliée avec une couverture rigide. Si le poids est là, la maquette rend la lecture confortable. Le roman se lit comme un page-turner, preuve que l’autrice sait tenir ses lecteurs en haleine. Soulignons aussi le prix raisonnable, en ces temps d’inflation, de l’ouvrage pour une traduction aussi imposante : 25,90 € (31,90 € pour la version reliée). Un jour de nuit tombée confirme le talent de son autrice. Nul doute que cette dernière reviendra explorer une nouvelle fois cet univers, puisque les deux romans font à présent partie d’une série baptisée « The Roots of Chaos ». Nous serons au rendez-vous.

Le Parlement des Instincts

1582 en Toscane, naît un petit sujet, qui n’est pas Pinocchio mais le précède, au moins par la chronologie inventée. Facétie de la fiction qui instaure une véritable parenté entre le nain Ilario d’Orcia et le pantin de bois, tant ils partagent un même mélange de naïveté et de rouerie, sur fond d’improbables aventures. À ceci près que le gnome est un tueur de masse, petite taille mais grandes colères, et qu’il n’est pas bon d’être aimé par l’impuissant avorton. Dans les ors et la boue de la Renaissance, âge de lumière et de ténèbres, Ilario d’Orcia devra trouver sa voie, à petits pas ou monté sur le lion de Némée.

Disons-le tout de suite, Le Parlement des instincts est un livre-univers où l’on se plonge sans vouloir reprendre son souffle. Véritable Pic de la Mirandole à l’érudition étourdissante et généreuse, Philippe Cavalier avait déjà montré avec son cycle Le Siècle des chimères combien l’Imaginaire pouvait trouver sa place dans l’ombre de l’Histoire. D’ailleurs, ses références au Nom de la rose d’Umberto Eco, et aux Trois mousquetaires d’Alexandre Dumas relèvent moins de l’allusion littéraire que de l’univers partagé, comme s’il existait un monde merveilleux affleurant le nôtre. Ici, les occasions de mêler le vrai au faux sont légion, de la vie agitée du Caravage à l’assurance morbide d’Elisabeth Bathory, en passant par la cour du roi Rodolphe II de Bohème, mécène des arts, notamment noirs. Mention spéciale au formidable capitaine de fortune, Hagen von Baalberg, qui fait penser au film The Last Valley de James Clavell, et sert Lucifer à l’instar du capitaine von Beck dans Le Chien de guerre ou la douleur du monde de Michael Moorcock. Dans cette même veine, le siège de Brünn et son lot d’horreurs est un véritable tour de force.

Cartographe de son temps, Ilario arpente un monde sans cesse changeant, toujours en simple passage dans une époque elle-même en devenir. Le titre du roman, dont le sens nous sera révélé dans les dernières lignes, témoigne bien de cette transition entre la pluralité des émotions et l’unité de la raison que va incarner Descartes. Notre nabot, d’ailleurs, le hait. Mais l’ami d’Orcia est également archéologue, fouillant les différentes strates sociales au fil de ses aventures, il sera de fait mineur.

Tout cela nous est raconté par le principal intéressé, à la fois acteur et narrateur dont la fiabilité est sujette à caution, selon qu’on le tienne pour chroniqueur ou conteur. Cette équivoque est l’une des grandes qualités du récit, servi par un style exubérant où alternent farce et tragique, et versant progressivement dans le baroque à mesure que les temps changent.

Une véritable épopée de poche, dont le héros n’est certes pas haut, mais grand.

Le syndrome Magnéto

Il est des livres qu’on aimerait aimer et où finalement, malgré un beau départ, le courant ne passe pas du tout. Le Syndrome Magnéto est typiquement de ceux-là. Pourtant, le sujet était plus qu’alléchant : comprendre la psychologie des antagonistes de la pop culture, et voir pourquoi ceux-ci nous séduisent parfois plus que les héros. Le tout en partant d’un des personnages les plus symboliques de ces quatre-vingts dernières années : Magnéto, mutant maître du magnétisme et adversaire — quand il n’est pas leur allié – des X-Men, aussi bien dans les bandes dessinées que dans les films et séries animées.

Hélas, trois fois hélas, l’auteur n’arrive pas à faire décoller son sujet. Oui, dès l’introduction, nous avons compris le parallèle entre Charles Xavier, le leader modéré des X-Men, et Magnéto d’un côté, et Martin Luther King et Malcolm X de l’autre. Ce n’était pas la peine de dérouler en long, en large et de travers dans quasi tout le livre. En y ajoutant en prime les figures de Nelson Mandela – avec une histoire de sa vie aussi fidèle à la réalité qu’Invictus de Clint Eastwood – et du Mahatma Gandhi. Côté « méchants » de la pop culture, durant les 3/4 du livre (voire les 4/5e), la pêche est maigre. Outre le mutant qui donne son nom au titre, nous aurons quelques vilains de la Batgalerie (dont l’une des seules femmes abordées, Poison Ivy), un Ozymandias de Watchmen, et deux ou trois autres noms issus de la sphère des comics. Dark Vador ? Sauron ? Inconnus au bataillon. Le Phénix noir (ou la force Phénix) pour rester dans les comics ? Non plus. Light Yagami (Death Note) ou autre personnage remarquable des mangas ? Encore moins. Et ne parlons pas des séries TV ou des jeux vidéo qui ne sont tout simplement pas mentionnés une seule fois. Il faudra attendre la toute fin et le chapitre « Patients célèbres » pour avoir des exemples un peu plus variés – avec, enfin, quelques méchants de chez Disney – mais traités de façon bien superficielle.

Superficiel, c’est bien la désagréable impression que laisse cet essai. Si vous avez dévoré la pop culture – et notamment les comics Marvel – depuis votre plus jeune âge, si vous avez gardé ne serait-ce qu’une oreille attentive en cours d’histoire-géographie, de sciences économiques et sociales ou de philosophie au lycée, Le Syndrome Magnéto ne vous apprendra rien. Si, en plus, vous aimez la science-fiction et que vous avez lu, au hasard, « Dune », « Fondation » ou plus récemment « Terra Ignota », vous serez même profondément agacé par les approximations, les affirmations péremptoires et le ton très oral de l’auteur. Sans parler de la forme qui ne facilite pas l’immersion en renvoyant dans la pratique tous les exemples un tant soit peu intéressant au dernier chapitre, et rabâchant les mêmes idées et personnages plus avant.

Sortilèges nocturnes

Le projet était l’évidence même : comme il l’avait fait pour les meilleures nouvelles SF de Jean-Pierre Andrevon en composant le gros recueil Demain le monde pour le Bélial’ (critique in Bifrost n° 73), Richard Comballot souhaitait récidiver avec ses textes fantastiques, tant il est vrai que notre homme a toujours cultivé les deux registres durant sa carrière. Pour des raisons obscures, le projet n’a pas abouti au Bélial’, et c’est Flatland qui a pris le relais. Le résultat est tout simplement splendide.

Mais comment parler d’un recueil de nouvelles, surtout d’un « best-of » ? Il serait tentant de souligner ses préférences, de regretter la présence de textes jugés plus mineurs, l’absence d’autres qu’on a gardés en mémoire… En fait, les dix-huit nouvelles recueillies ici forment un bloc à la fois varié et homogène. Varié, parce qu’on y trouve une palette de thèmes et de situations participant de l’esprit même du fantastique, homogène parce que nombre d’entre elles ont pour source des terreurs, des fantasmes, des cauchemars de l’auteur (les brèves postfaces suivant chaque texte sont à cet égard édifiantes et d’une franchise rafraîchissante). Et, paradoxalement, si l’on peut juger que certaines se ressemblent (par un thème, une situation de départ, un angle d’attaque), cela ne fait que renforcer leur impact.

Jean-Pierre Andrevon déploie en effet tout son art pour prendre le lecteur d’assaut. Tantôt c’est une attaque sournoise, dans un style tout en nuances qui vous fait basculer insensiblement, tantôt c’est une attaque frontale, un coup de massue dès les premières lignes, qui vous assomme littéralement. Et on a droit à toutes les approches du fantastique : du glissement insidieux de la réalité banale (ville de province, famille ordinaire, inquiétudes diffuses) vers un univers où tous les repères s’estompent, à la plongée en apnée dans le cauchemar à l’état brut. Les brèves postfaces évoquées ci-dessus ont une autre utilité, elles permettent au lecteur de respirer.

On referme le livre terrifié et ravi.

Le fantastique peut être fragile : il suffit, pour rompre l’enchantement, d’une maladresse de style, d’un effet un peu lourd, et le cauchemar se brise. Rien de tel ici, tant Andrevon maîtrise son écriture, sait la rendre tantôt sensuelle, tantôt angoissante, toujours juste et ciselée. Du grand art.

Précision : la postface claire et concise de Katarzyna Gadomska — universitaire polonaise ayant déjà consacré des articles à l’auteur — prolonge le plaisir de lecture, mais gardez-la pour la fin de peur de gâcher quelques surprises, dont certains coups de griffes.

Lapin Maudit

Fille d’un couple de dentistes, Chung Bora (nom/prénom) est une autrice sud-coréenne qui a à son actif trois romans et trois recueils de nouvelles. Elle a étudié à Yale et à l’université de l’Indiana, où elle a terminé un doctorat en littérature slave. Elle enseigne la langue russe, la littérature et la science-fiction à l’université (privée) Yonsei, à Séoul. Elle traduit le russe et le polonais vers le coréen. Activiste, elle met aussi son énergie (qui semble inépuisable) au service de la défense des droits des travailleurs, des femmes et de la communauté LGBT. En d’autres termes, c’est une tronche doublée d’une bosseuse.

Lapin maudit, sa seule œuvre traduite en français, a été finaliste de l’International Booker Prize, millésime 2022. C’est un recueil de dix nouvelles hétérogène – tous le sont, mais celui-ci l’est vraiment, dans le sens où s’y mêlent plusieurs genres distincts : horreur, science-fiction, réalisme magique et littérature dite générale. Si tous les textes ne sont pas de qualité égale, deux ou trois sortent vraiment du lot, comme le deuxième, ou bien encore « Les Règles du corps », où une femme, mise enceinte par son contraceptif, reçoit l’ordre sociétal de trouver impérativement un père à sa progéniture pharmaceutique.

Mais revenons à l’inoubliable deuxième nouvelle, « La Tête », où Chung Bora nous refait le « monstre du caca » de Dogma en nettement plus inquiétant (d’ailleurs, qui se souvient du film de Kevin Smith ?).

« J’ai été engendrée et créée par ce que vous avez jeté dans cette cuvette, les cheveux morts, les papiers souillés avec lesquels vous vous êtes essuyé le derrière, sans parler de tout le reste, voilà pourquoi je vous appelle “mère”. » Page 36.

L’éditeur cite en quatrième de couverture Eraserhead de David Lynch, Carrie de Stephen King et les Revenants de Laura Kasischke. J’imagine que le lapin maudit rattache le livre à Lynch, les passages sur les règles à Carrie, et les fantômes du féminisme à Kasischke. Pour ma part, je ne suis pas très convaincu par ces références un peu larges, auxquelles il manque d’ailleurs Kafka. Deux autres me viennent plutôt à l’esprit : Yoko Ogawa pour la sobriété chirurgicale du style et cette capacité à énoncer les pires horreurs comme si ce n’en étaient guère, et Anna Starobinets (Le Vivant) pour l’originalité organique de leurs imaginaires respectifs.

Le ton assez uniforme du recueil et son indéniable cérébralité le rendant difficile à lire à la suite, il vaut sans doute mieux picorer.

Sorcier d’Empire (Ars Obscura T.1)

Quand il n’exerce pas son activité d’illustrateur, François Baranger est aussi romancier, ayant pour particularité de varier de genre littéraire à chaque nouveau livre (et aussi, souvent, d’éditeur). Son nouvel opus, Sorcier d’empire, le premier volet d’une tétralogie, est une uchronie dans laquelle Napoléon a pris à son service, après la campagne d’Égypte, un certain Élégast, le seul véritable sorcier au monde, les autres n’étant qu’illuminés ou charlatans. Son pouvoir, aussi obscur que terrifiant, permet au Corse de dominer ses adversaires, faisant la conquête cette fois ferme de l’Espagne, de l’Angleterre et du reste de l’Europe, écrasant l’armée russe mais ne pouvant annexer le pays du fait de la venue de l’hiver. Nommé Sorcier d’Empire, comme d’autres sont promus Maréchal, le mage a l’autorisation de monter sa propre Garde Hermétique (avec un fort parfum de Waffen SS, notamment dans son caractère peu honorable et sa concurrence avec l’armée régulière). Mais… les Anglais en exil épaulés de quelques autres montent une nouvelle coalition. Mais… les Russes tentent de mettre au point leur propre technomagie à l’aide de rituels très lovecraftiens (influence logique pour qui connaît l’œuvre de Baranger). Mais… certains militaires français se défient du Sorcier et pensent qu’il a châtré Napoléon, qui lui attribue toutes ses victoires. Mais… ledit mage n’est peut-être pas le seul à être capable de manier le vrai pouvoir. Mais… Pourquoi le mage est-il si mystérieux, et pourquoi son arrivée coïncide-t-elle avec celle de ces bulles de ténèbres relâchant des monstres qui parsèment parfois la France ?

Évacuons la question de l’originalité : Napoléonien et uchronie de fantasy, c’est du déjà vu (Naomi Novik), Napoléonien et dark fantasy, idem (Django Wexler), seul l’aspect lovecraftien ajouté par-dessus peut — éventuellement – donner un vague parfum de nouveauté. Ce premier tome n’est pas désagréable, le style de l’auteur est fluide et efficace, les mystères liés au monde et à l’intrigue donnent envie d’en savoir plus, et cette entrée en matière est clairement encourageante pour la suite. Mais… pour de la dark fantasy, les personnages sont trop manichéens, le principal est très stéréotypé (avec un fort parfum de Sorceleur), cumulant en plus les tropes de l’enfant aux origines mystérieuses et de l’amnésique, les points de vue sont trop nombreux, certains dialogues, manières de réagir ou éléments d’intrigues/ worldbuilding sont naïfs ou maladroits, et l’idéologie de l’auteur transparaît parfois un peu trop dans sa prose, comme lors d’une scène hors-de-propos semblant tancer populistes et autres antivax, ou dans une présentation historiquement fausse et trop manichéenne du vilain méchant dictateur Napoléon le belliciste (on rappellera que l’essentiel des guerres napoléoniennes – à l’exception, par exemple, de la campagne d’Espagne – sont défensives). Bref, prometteur, digne de lecture, mais aussi clairement digne d’amélioration sur certains points !

L’Œuf du Dragon

En 1980, Robert L. Forward publie Dragon’s Egg, roman de hard SF dans lequel il imagine une vie sur une étoile à neutrons. Publié en France en 1984 dans la prestigieuse collection « Ailleurs & demain » des éditions Robert Laffont, puis au Livre de Poche, il n’était depuis longtemps plus disponible que sur le seul marché de l’occasion. C’est donc tout naturellement que les éditions Mnémos ont intégré ce récit indispensable dans leur récente collection « Stellaire » (qui compte aussi Superluminal, de Vonda McIntyre), dans une traduction revue par l’un des directeurs de ladite collection, Olivier Bérenval, par ailleurs auteur chez… Mnémos. À l’occasion, quelques dates ont été modifiées pour conserver l’aspect « futuriste » de l’aventure. L’auteur, scientifique éminent, nous offre l’histoire d’une évolution. De la naissance de la vie à l’irruption de l’intelligence, puis à la création d’une civilisation à même de rivaliser avec la civilisation humaine en matière de connaissances. Malgré la densité extrême de leur étoile, les Cheelas parviennent donc à la vie. À quoi ressemblent-ils ? À de petites crêpes aux multiples yeux, capables de créer des bras cristallins afin de tenir des objets. Ils sont tributaires du champ magnétique extrêmement puissant de l’étoile pour se déplacer : la direction est-ouest est facile, car elle suit les courants principaux, alors que nord et sud représentent des directions difficiles, demandant bien plus d’efforts. Grâce à des inventions ingénieuses, leur civilisation va progresser par bonds, jusqu’à remarquer et comprendre l’arrivée des humains.

En effet, une expédition est lancée depuis la Terre pour aller observer de plus près cette étoile, occasion unique. La rencontre aura lieu entre les deux civilisations. Car pour les Cheelas, le temps passe beaucoup plus vite que pour les humains : un million de fois plus vite en moyenne ! Entre le départ de l’expédition et son retour, les Cheelas ont ainsi évolué de façon extraordinaire, à toute vitesse pour des yeux humains. Tout comme le temps passe vite pour le lecteur, tant Robert L. Forward sait peindre avec talent les bégaiements, les errances et les réussites de ces êtres. On s’y attache vite, à ces Cheelas, quand bien même ils n’ont pas grand-chose pour eux. Terriblement différents de nous, tant par le physique que par les coutumes, ils passionnent cependant par leurs tribulations. Et tout cela demeure des plus vraisemblable, tant les bases scientifiques sont solides. Sans pour autant s’exposer en permanence, cette hard SF est tout à fait abordable. Seul le cahier scientifique, ajouté par l’écrivain en fin de volume, peut s’avérer un peu plus ardu sans un bagage scientifique un brin conséquent.

Cette nouvelle publication de L’Œuf du dragon est une belle initiative : madeleine de Proust pour de nombreux lecteurs qui en gardent encore un souvenir ému, mais aussi porte ouverte vers un ailleurs merveilleux et fascinant pour de nouveaux, et, souhaitons-le, nombreux nouveaux lecteurs.

Les Trois Malla-Moulgars

Comme l’évoque Maxime Le Dain, traducteur émérite du présent volume, dans sa postface, l’histoire éditoriale de Walter de la Mare en France est extrêmement réduite car, à part quelques ouvrages au tournant des années 80-90, il n’y a quasiment rien à se mettre sous la dent, alors que l’auteur bénéficie d’une certaine renommée en Angleterre, et même jusqu’aux États-Unis, puisque Robert Silverberg révèle dans sa préface l’importance qu’a eu ce livre dans son parcours d’écrivain. Afin de combler cette pauvreté éditoriale, les éditions Callidor ont la très bonne idée de nous proposer Les Trois Malla-Moulgars, splendide récit pour enfants, mais dont l’émerveillement et l’universalité du propos parleront à tous. On y suit les aventures tour à tour drolatiques et tragiques de trois singes (moulgars) d’ascendance royale (malla) qui, à la mort de leur mère, décident de quitter leur forêt pour partir sur les traces de leur père et des palaces où il retourna vivre quelques années auparavant. Le roman s’attache plus particulièrement à Nod, le plus jeune de la fratrie, souvent naïf et gaffeur, mais également très intelligent et à même de manier la magie, lumineuse, qui imprègne tout ce monde. Quelque part entre Le Livre de la jungle pour la population animale, Alice au pays des merveilles pour l’imagination permanente, Watership Down de Richard Adams pour l’aspect fantasy animalière, sans oublier Le Hobbit tolkienien, avec lequel on peut faire de nombreux parallèles, Les Trois Malla-Moulgars brille de mille feux, tant l’auteur y déploie des merveilles d’humour, de poésie et d’originalité, en veillant constamment à ne pas perdre son lecteur sous une débauche de moyens : pour extraordinaires qu’elles soient, les aventures de ses protagonistes restent éminemment crédibles et cohérentes. Vecteur principal de cette cohérence, le langage est éblouissant : inventivité, pouvoir d’évocation et de dépaysement total (ah ! les Mirmoutes, monts Arakkaboa et autres Babbaboomiers – l’une des innombrables espèces de singes rencontrées ici !), et parfaitement rendu à la traduction, il sous-tend tout le travail sur le merveilleux qu’entreprend ici l’auteur. On imagine sans peine les yeux ronds, emplis d’étoiles, qu’un tel déluge de termes exotiques susciterait chez les enfants qui se verraient conter cette histoire, comme du reste ceux de de la Mare, qui furent les premiers auditeurs et/ou lecteurs de ce livre qui leur est dédié. Mais, encore une fois, la force de l’auteur est de rendre ce récit universel, propice à émouvoir et émerveiller également les adultes. C’est donc à une invraisemblable découverte que nous convient les éditions Callidor ; invraisemblable, car il est incompréhensible qu’un tel chef-d’œuvre d’imagination soit resté inédit jusqu’à présent (il date de 1910 !). Il ne l’est plus, réjouissons-nous, comme de l’habituel travail d’orfèvre de l’éditeur sur l’objet livre, et espérons que cela permettra de relancer l’aventure éditoriale de Walter de la Mare en France !

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