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Rêves de drones et autres entropies

Rich Larson a 30 ans. Il est canadien mais est né au Niger et a beaucoup bourlingué de­puis. Grand rédacteur de nou­velles (sans oublier deux ro­mans inédits, l’un pour un lectorat adolescent, l’autre pour adulte – ce dernier étant an­noncé au Bélial’), Rich Larson est l’une des étoiles montantes de la SF mondiale. Pour preuve, son recueil La Fabrique des lendemains (Le Bélial’) a obtenu le Grand Prix de l’Imaginaire 2021. Rêves de drones et autres entropies est son second recueil. Il est pu­blié par l’éditeur québécois Tryptique, dans une traduction d’Émilie Laramée, et devrait être disponible en France à l’heure où vous lisez ces lignes. Il compte treize textes, dont cinq déjà présents dans La Fabrique des lendemains.

Dans les mondes de Rich Larson, informa­tique omniprésente, réseaux sociaux intrusifs, modification cérébrale et élévation à la Brin sont la norme. On y croise des IA tristes ou devenues presque folles, des vaisseaux organiques en recherche de symbiotes, des consciences numérisées abritées dans des systèmes informatiques ou dans des corps de serfs volontaires poussés à l’effacement de leur individualité par la misère ou le dé­sespoir, sans oublier des aliens meurtriers dans le plus pur style Men in Black. Mais les histoires de Larson ne sont pas que des rêves/cauchemars techniques. On y trouve aussi une grande part d’humanité, que Larson loge à l’interface entre les miracles de la technologie à venir et les contingences et interrogations éternelles de l’humanité – là donc où le wetware rencontre le hardware.

Prospectiviste autant que visionnaire, Lar­son pointe les dérives de notre temps, que la technologie accentue mais qu’elle ne crée pas. De ce point de vue, le premier texte, « Les Quinze minutes de la haine », s’il pouvait sembler déjà vu jusqu’à récemment, pro­voque une étrange sensation lorsqu’il est lu peu de temps après l’affaire Kurt Zouma, ce lynchage twitto-médiatique boursouflé qui suivit la publication de coups portés par le footballeur à son chat. Même représentation d’un réel amplifié avec « Corrigé » et ses thérapies de conversion neuro-administrées, ou le traitement extrême de la pédophilie imaginé dans « Salissure ». On appréciera aussi les désespoirs jumeaux de Cu et Bébé dans « De viande, de sel, et d’étincelles », ou la folle « Soirée en compagnie de Severin Gry­mes ». Dans cet océan de dysfonctionnements sociétaux, l’amour raconté dans « La Petite marchande d’air » fait l’effet d’une bouffée d’air pur, comme celles que vend l’héroïne chanceuse de l’his­toire.

L’ensemble est assurément bon, même s’il contient aussi un ou deux textes anecdotiques. Néanmoins ce recueil souffre de deux problèmes sans doute rédhibitoires. D’abord, il n’est pas traduit en français mais en québécois, ce qui rend certaines pages confuses – voire involontairement drôles. Ensuite, et ce n’est pas lié au québécois, la traduction est balourde et pataude. Elle enlève toute énergie à ces textes et donne l’impression qu’ils sont le fruit des efforts d’un auteur con­sciencieux mais débutant. Dommage. Très dommage.

L'étrange traversée du Saardam

Traverser les mers depuis les Indes néerlandaises jusqu’à Amsterdam au milieu du XVIIe siècle en indiaman (navire de transport avec quelques capacités militaires utilisé par les Anglais et les Néerlandais pour leur com­merce) n’avait rien d’une sinécure : attaques de pirates, incompétence du capitaine, révolte de l’équipage, tempête… Mais si on ajoute à cette liste une malédiction venue des temps anciens, il est entendu que le périple du Sa­ardam devait mal finir. Cependant, malgré tous les signes avant-coureurs, par cupidité ou par fierté, les instigateurs du voyage persistent, jusqu’au désastre.

Bienvenue dans une enquête en huis clos (le navire), avec un nombre limité (mais consé­quent) de protagonistes (et donc, de victimes et de coupables potentiels) et une dose non négligeable de surnaturel qui flotte au-dessus de tout ça. L’auteur, Stuart Turton, un habitué de ce genre de romans à tiroirs (son premier, Les Sept morts d’Evelyn Hardcastle, avait convaincu de nombreux lecteurs, dont Xavier Mauméjean dans le Bifrost n° 96), veut étonner son public. Pour cela, il multiplie les pistes, à commencer par les fausses. Il aime jouer avec les apparences pour mieux tromper son monde. Et il n’hésite pas à dé­tourner les codes pour les tordre à ses be­soins. Ainsi l’un des protagonistes, Samuel Pipps, détective de renom très comparable dans la description de ses talents à Sherlock Holmes : il est capable de comprendre une intrigue avec un nombre minime d’indices et de déjouer n’importe quel complot. Or, à peine découvert, ce remarquable atout est mis de côté : accusé d’on ne sait quel crime, il passera une grande partie du roman à fond de cale, laissant la place centrale à un ancien soldat au corps gigantesque, sorte de roc inébranlable. En apparence, bien sûr…

On ne peut nier à Stuart Turton un certain talent pour mettre en place une situation et présenter ses personnages sans lasser ni montrer trop les ficelles. On ne peut lui retirer une imagination efficace, ni lui reprocher de narrer des scènes d’action de façon brouil­lonne ou lourde. Tout cela est à mettre à son crédit. En revanche, sa volonté de surprendre à tout prix le pousse souvent vers une intrication excessive de certains nœuds narratifs, ou a contrario vers des facilités dans l’explication des motifs ou des tours de passe-passe qui émaillent son récit. Par ailleurs, Bifrost oblige, force est de préciser que le côté surnaturel, la malédiction d’Old Tom qui sous-tend toute l’histoire, n’est finalement pas au centre du roman. C’est avant tout l’enquête et les liens entre tous ces personnages aux passés mystérieux et lourds de secrets qui dominent. C’est vers sa résolution que portent tous les regards. Pour le reste, pour peu qu’on aime les intrigues à tiroirs, les manipulations, les retournements de situation, les complots, les haines tenaces et les sentiments contraints, et qu’on ne s’attende pas à une claque aussi puissan­te que celle du premier roman de Stuart Turton, s’embarquer pour cette Étrange traversée du Saardam est un choix qui fait sens.

Cité - Métro Paris 2033 T.3

Clap de fin pour la version française de « Métro 2033 » initiée par la version russe de Dmitri Glukhovsky en 2005. Ultime volume de cette trilogie signée Pierre Bordage, Cité finit en apothéose, pres­que au sens propre du terme. Car, comme on le pressentait à la lecture de Rive droite (cri­tique in Bifrost n° 103), l’avenir est en surface. La vie dans les souterrains du métro a atteint ses limites : trop de haines, de passions violentes et contradictoires accumulées mettent en danger les équilibres trouvés au sein des dif­férentes parties du métro parisien, dans les clans aux coutumes diver­ses. Les mutants ont beau user de tous leurs pouvoirs, absorber au maximum les tensions afin de faire redescendre les risques de conflit, on s’approche du seuil fatal où l’humanité terrée dans les tunnels de la capitale française pourrait connaître une crise définitive après avoir survécu à l’apocalypse nucléaire. Mais, bien entendu, difficile de trouver un consensus. Chaque potentat y va de sa rengaine, à base de divinité ou de libéralisme bien senti pour conserver – voire accroitre – son pouvoir. Et ceux qui appellent à sortir de l’obscurité pour retrouver la lumière du jour passent pour des illuminés, des fous. Et ce d’autant plus que les condamnés envoyés à l’extérieur reviennent sous forme de ca­davres atrocement brûlés. La surface n’est-elle donc pas toujours mortelle ? Pourquoi, en ce cas, certains mutants affirment-ils que l’air est redevenu pur, et qu’il est possible de vivre comme avant et non plus comme des taupes ?

Voilà pour l’intrigue principale de ce ro­man. Qui sert, bien sûr, d’écheveau central à une série d’intrigues secondaires dignes de « Game of Thrones », voire, en ce qui concerne les passions humaines, et comme le clame la quatrième de couverture, de cer­taines œuvres de Victor Hugo (enfin, si on veut…). Pierre Bordage ne manque pas d’un certain souffle, il est vrai, et sa maîtrise narrative n’est jamais prise en défaut. D’aucuns lui reprochent d’ailleurs (on en connaît en Bifrosty !) de se contenter depuis bien longtemps d’user de vieilles recettes sans oser se mettre en danger. Possible. Reste que dans cette trilogie, il prouve une nouvelle fois ses qualités de conteur évidentes et son attache­ment à l’humain. Bordage croit fondamentalement à la bonté des individus. Pas tous, il n’est pas naïf à ce point. D’ailleurs, il n’hésite pas à décrire, comme peu savent le faire, des scènes d’une violence et d’une sauvagerie ré­pugnantes. Il met en scène des leaders effroyablement cruels et vénaux, dirigés par leurs seules pulsions égoïstes et morbides. Mais il offre aussi à ses lecteurs des personnages aux intentions plus altruistes, aux moteurs plus nobles. Et cela sans candeur, sans excès de sirop (quoique, peut-être un brin quand il décrit le jeune couple que composent Juss et Plaisance). Il confère à sa fresque une di­mension presque mystique, mais sans réelle religion : les pseudo-croyances sont étrillées tant elles sont le fait de fanatiques ou d’opportunistes. Non, Pierre Bordage croit en la femme et l’homme. En des êtres faillibles, mais ouverts à la culture et aux autres, portés non par des besoins égoïstes, mais par une envie de découvrir autre chose, d’aller plus loin, de progresser. Et la beauté de ce message, porté par une machinerie narrative redoutable, permet de pardonner certaines facilités. Cité clôt dignement un cycle qui, s’il ne marque pas un tournant dans l’œuvre de notre auteur, reste un représentant tout à fait honorable de son savoir-faire doublé d’une lecture véritablement immersive.

Analog/Virtuel

Le changement climatique aidant, les pays ont dû évoluer. Tous ne sont pas parvenu à se sortir indemnes des désastres du ré­chauffement. En Inde, à Bangalore, c’est une société privée, Bell, qui a pris le contrôle. Et a réparti les habitants en trois grands groupes : les 20 % supérieurs, qui ont tous les privilèges et sont les décideurs ; les 70 % du milieu, qui vivent selon les préceptes de Bell, et tentent d’accéder aux 20 % en faisant croître leur indice de rentabilité ; enfin, les 10 % inférieurs, abandonnés à l’extérieur du bouclier de protection érigé autour de la ville, soumis à une chaleur im­placable et à la pauvreté, et dont les membres sont régulièrement « moissonnés », autrement dit tués afin de récupérer leurs organes. Tout le monde est sous la perpétuelle surveillance des machines qui examinent les progrès et les reculs de la Productivité de chacun, décidant ainsi du sort des citoyens.

Pour faire découvrir sa société de l’intérieur, l’autrice fait vivre au lecteur le quotidien de nombreux habitants. La majorité du roman est en fait une série d’histoires plus ou moins courtes mettant en scène des personnages sans lien entre eux (en tout cas au début, car peu à peu, quelques connexions apparaissent, jusqu’au feu d’artifice final) issus de toutes les catégories. Un panorama en mode mosaïque, en somme, de cette so­ciété soumise aux volontés de quelques-uns, portée par le réseau et ses influenceurs/ influenceuses : des hautes sphères des dirigeants des grandes entreprises et des ré­seaux sociaux, tous dirigés vers la productivité et logés dans la partie protégée d’Apex City, jusqu’aux bas-fonds, de l’autre côté du bouclier électrique, du Méridien carnatique, dans le monde des Analogs. Lavanya Laksh­minarayan dresse des portraits variés de personnages divers, mais aux psychologies malheureusement souvent peu originales. Les habitants d’Apex City sont pour beaucoup des stéréotypes déjà vus ailleurs, ce qui donne à sa ville un côté hélas superficiel, et ceci en dépit du mélange des influences de l’autrice qui contrebalance cet aspect factice avec bonheur.

Reste un patchwork pas toujours bien agen­cé, au rythme bancal, mais attachant dans son message et la fraîcheur de certaines figures. Le côté très ancré dans les réseaux sociaux et leurs codes agace par moments, sans pour autant amoindrir le charme d’une histoire touchante. On aurait aimé vibrer davantage pour les tentatives de révolte des Analogs, réduits à l’état d’animaux par des Virtuels confits dans leur supériorité et suant la suffisance par tous les pores. Mais si la promenade manque parfois de structure, elle marque par son souffle différent de la production courante. Pour les curieux.

Les Quatre vents du désir

Les éditions du Bélial’ publi­aient en 2018 le recueil de nou­velles Aux douze vents du monde d’Ursula K. Le Guin (cf. Bifrost n° 91), alors inédit en français depuis sa publication originale en 1975. Poursuivant la mise en lumière de la forme courte dans la production pléthorique de l’autrice célébrée pour ses cycles de romans, l’éditeur réédite cette année le recueil Les Quatre vents du désir, d’abord publié aux États-Unis en 1982, puis sorti en France chez Pocket en 1988. Ces deux recueils ont en commun la particularité d’avoir été établis par l’autrice elle-même, et leur présentation, l’agencement des nouvelles, fournit le regard interne de l’architecte sur une œuvre en construction. Ainsi le choix des textes, dans son éclectisme, se doit d’être lu lui-même comme un geste de création, et une prise de parole de l’autrice par-delà les textes individuels. Pour accompagner ce témoignage à la première personne, cette nouvelle édition s’ouvre sur une magnifique préface de David Meulemans, fondateur des éditions Aux Forges de Vulcain, et grand connaisseur d’Ursula Le Guin, et se referme sur un long entretien mené par Hélène Escu­dié en 2002 dans le cadre de la thèse qu’elle a consacrée à l’autrice. Ces deux contributions à l’ouvrage offrent un paratexte tout à fait exceptionnel, qui éclaire la démarche littéraire et les thématiques qui imprègnent les écrits d’Ursula Le Guin.

Les vingt textes ici regroupés datent de 1974 à 1982. Ils sont organisés suivant six directions et autant de parties constituantes du recueil : Nadir, Nord, Est, Zénith, Ouest, Sud. Très astucieusement, le premier texte donné à lire est « L’Auteur des graines d’acacia », qui, en quelques pages consacrées à la thérolinguistique, c’est-à-dire l’étude du langage des bêtes sauvages, tente une définition de la poésie, et de l’art de la communi­cation. Puis, tout s’y mêle : de la poésie pure (« Premier rapport du naufragé étranger au Kadanh de Derb ») à l’humour potache (« Intra­phone »), de la fable linguistique (« L’Auteur des graines d’acacia ») au récit d’exploration extrême (« Sur »), jusqu’à l’inversion des figures classiques (« Le Récit de sa fem­me »). Mais ce qui frappe le plus à la lecture de ce recueil, c’est la force des récits dystopiques, montrant un futur des plus som­bres (« La Nouvelle Atlantide », « Le Test », « Le Journal de la Rose »). Le lecteur, suivant ses inclinations, ne trouvera pas un intérêt égal à tous ces textes. Il y a une claire volonté de montrer les différents aspects des expérimentations littéraires – et c’est le terme qui s’impose – entreprises par l’autrice. Mais il y a des perles, ces textes qui rendent incontournable le recueil : « Le Test », « Le Journal de la Rose », « L’Œil transfiguré », « Les Sentiers du désir », « Sur ». Ce dernier, récit féministe et humoristique, a d’ailleurs reçu le prix Locus en 1983 – à l’image de l’ensemble du recueil, d’ailleurs. La réédition en grand format de Les Quatre vents du désir s’inscrit dans une activité éditoriale hexagonale plus vaste qui replace Ursula K. Le Guin sur le devant de la scène depuis quelques années. Ce recueil en est l’une des étapes essentielles. En attendant la suite…

Nous sommes les chasseurs

Maison hantée dans le Doubs, possession, créatures extraterrestres malfaisantes, univers parallèles, Xavier Dupont de Ligonnès, loups-garous, sorcières, sacrifices humains, pandémie, meurtres en série, secte apocalyptique, découverte de l’homosexualité mas­culine, cérémonie satanique, pédophilie, énig­mes criminelles plus ou moins célèbres, chuchoteurs (ces citoyens qui vous surveil­lent pour le compte d’un gouver­nement obsédé par le contrôle de sa population) – et l’inventaire est loin d’être clos –, voilà en partie ce que vous trouverez dans ce faux roman faux recueil de nouvelles dont le fil rouge semble être l’actrice Nathalie Wood, qui, sorte de gadget nar­ratif, de balle rebondissante, ap­paraît dans tous les segments, à toutes les époques : jeune, cé­lèbre, pas encore morte, resca­pée du destin tragique qu’elle a connu dans notre monde (noyade accidentelle ? meurtre ?).

Jérémy Fel, dont c’est le troisième roman, après Les Loups à leur porte (2015) et Helena (2018), ne manque pas d’ambition. Il fait parfois preuve, mais pas toujours, d’une maîtrise narrative impressionnante qui le rap­proche de Stephen King, peut-être en un peu plus aride. Mais voilà, boum patatras, Nous sommes les chasseurs est trop long, la multiplication des thèmes et des personnages (certains à peine esquissés, d’autres totalement interchangeables) finit par lasser là où elle avait sans doute l’intention d’impressionner. Arrivé à un peu plus de la moitié (vers la page 400 sur 720) le lecteur commence à s’enliser. Les nom­breux points de repère culturels (David Lynch, évidemment, mais il y a tant d’autres références pop ici et là) apportent une sorte de vernis écaillé, assez peu con­vaincant, qui tombe au sol à me­sure qu’il est appliqué. On re­grettera aussi la référence aux deux précédents romans de l’auteur sous forme de notes de bas de page. Sur le moment, le procédé semble puéril, évoque des béquilles trop courtes, inu­tiles.

Si on peut aisément faire l’éco­nomie de cette lecture harassante, on se permettra toutefois de garder à l’esprit que Jérémy Fel est un auteur à suivre et qu’il n’est pas du tout à l’abri de nous pondre un chef-d’œuvre un jour. En tout cas, il a bien compris quel est le cœur battant de la grande lit­térature : rien de moins que la nature du mal.

On ne félicite pas l’éditeur, qui signe pour l’occasion le texte de quatrième de couverture le plus pourri de l’année.

Le Silence de la cité

En rééditant Le Silence de la cité, paru pour la première fois chez « Présence du futur » en 1981, Mnémos poursuit son travail de remise en avant d’Élisabeth Vonarburg, grande figure franco-canadienne de la SF. Une démarche éditoriale qui avait débuté en 2019 par la réédition du splendide Chro­niques du Pays des Mères (cf. Bifrost n° 98). Ce dernier imaginait une Terre future régie par des sociétés matriarcales, dont la genèse est éclairée par Le Silence de la cité.

S’intercalant entre notre présent et le futur lointain de Chroniques…, Le Silence de la cité débute dans l’une de ces « Cités » enfouies sous la surface d’une Terre ravagée par une apocalypse protéiforme, peuplée d’une humanité ensauvagée et clanique. Organisées à la manière de villes d’une mo­dernité inentamée, ces Cités ont été réservées à une oligarchie politico-économique s’étant ainsi protégée des effets régressifs du Déclin. Sortes de « gated communities » futuristes, entretenus par des androïdes baptisés « ommachs », ces édens souterrains sont autant de laboratoires high-tech. Tel est notamment le cas de la ville abritant Élisa, protagoniste dont le roman suit les pas, de la naissance à l’âge adulte. D’abord subordonnée au confortable et illusoire horizon de l’enfance, la jeune fille que devient Élisa perce peu à peu la nature de l’extraordinaire projet scientifique dont les Cités forment le théâtre occulte. Une entreprise dont Paul – celui-là même qu’Élisa appelle « Papa » – est l’un des principaux maîtres d’œuvre, avec pour prométhéen dessein de libérer l’humanité de la mort. Après avoir compris que le chercheur démiurge l’a destinée à jouer un rôle aussi singulier qu’éminent dans cette quête de l’immortalité, Élisa se dérobe à ce destin génétiquement déterminé. Notamment parce que la fille – ou plutôt le cobaye de Paul – a compris que le rêve d’éternité de Paul se doublait d’un fantasme de toute-puissance. Celui-là même qui mena une première fois l’humanité à sa perte.

Forte des dons dont Paul l’a nantie, les retournant contre lui en un geste d’empouvoirement, Élisa s’engage dès lors dans une aventure libératrice à plus d’un titre. S’aven­turant pour ce faire dans ce « Dehors » où les tribus commencent à se muer en proto-États, Élisa va par son action influer sur cette géopolitique en cours de redéfinition. Tou­jours au nom de son idéal émancipateur, et de retour dans sa Cité natale, elle prend la suite expérimentale de Paul pour concevoir une humanité affranchie de l’aliénation. Mais Élisa sera bientôt contrainte de constater que redessiner le réel n’est pas une entreprise aisée. Douloureusement et par­fois même tragiquement surprenante, la voie ainsi initiée par Élisa amènera à l’avènement du monde féministe de Chroni­ques du Pays des Mères

Tout comme ce dernier, Le Silence de la cité s’inscrit donc dans le registre d’une fiction spé­­culative d’autant plus passionnante qu’elle déploie une ré­flexion d’une fine complexité. Aussi séduisant que Chroni­ques…, Le Silence de la cité convainc toutefois moins quant à sa facture narrative. La faute notamment à des dialogues trop fréquents, rendant le souffle évocateur du Silence de la cité un peu court. Et ce même si l’ouvrage n’est pas exempt de visions ponctuellement saisissantes, telles celles liées aux étranges talents d’Élisa. L’on sera donc in fine tenté de réserver ce Silence de la cité à celles et ceux que passionne l’ample monde de Chroniques du Pays des Mères. Les unes et les autres éprouveront sans doute un plaisir réel à y trouver des réponses à certaines des questions que le maître-ouvrage d’Élisabeth Vonarburg laisse en suspens.

Loin de la lumière des cieux

Michelle « Shell » Campion a toujours rêvé d’être astronaute. Dans ce futur lointain, em­brasser pareille carrière peut aussi advenir au sein d’une entreprise de transport intersidéral. Telle celle ayant affrété le Ragtime, une nef spatiale dont Shell est nommée com­mandante en second à l’orée du roman. Ne se contentant pas de desservir notre seul système solaire, les privés et interplanétaires vaisseaux de Loin de la lumière des cieux transportent leurs passagers et marchandises bien au-delà de l’espace connu. Et ce grâce à la maîtrise du « voyage relativiste », qui implique celles de l’« État-de-Rêve » – désignation poétique du coma artificiel et décennal dans lequel sont plongés les voyageurs – ou d’IA capables d’amener en parfaite autonomie un vaisseau à bon port… ou plutôt à bonne exoplanète. Puisque c’est en direction de Sang-Dragon, un astre plus que lointain où cohabitent colons humains et autochtones aliens (les « Lambres »), que le Ragtime doit acheminer son millier de passagers et passagères. Mais une fois parvenue dans l’orbite de Sang-Dragon et libérée par l’IA du Ragtime de son État-de-Rêve, Shell découvre que la croisière intersidérale ne s’est pas tout à fait déroulée com­me planifié. Trente-et-une des per­­sonnes embarquées sur Terre manquent désormais à l’appel…

Placé dès ses premières lignes sous le signe référentiel de Dou­ble assassinat dans la rue Morgue de Poe, Loin de la lumière des cieux s’affirme alors comme la relecture futuriste d’une classique énigme en chambre close, que Shell s’efforce de percer. Elle est aidée en cela par Salvo, un enquêteur venu de Sang-Dragon, et Fin, son assistant androïde. Shell sera encore épaulée par Lawrence, le gouverneur de Lagos (non pas la capitale du Nigéria, mais une base spatiale par laquelle transita le Ragtime), ainsi que par Joké, la très singulière fille de Lawrence. L’atypique équipe de limiers ne va cependant pas avoir à seulement affronter les mystères du Ragtime. Théâtre de dysfonctionnements à répétition, d’abord inquiétants, puis homicides, le vaisseau se mue en piège létal, mâtinant le who­dunit astronautique de survival spatial…

Et ce ne sont en réalité là que quelques-uns des nombreux motifs narratifs dessinant la complexe marqueterie générique de Loin de la lumière des cieux. Inscrivant (on l’aura compris) son roman dans le champ de la hard SF la plus orthodoxe, l’auteur afro-britannique qu’est Tade Thompson va aussi puiser dans le registre de l’afrofuturisme, en mariant les cultures nigériane et yoruba au space opera. Le psychiatre de métier qu’est par ailleurs l’écri­vain fait encore de son livre une illustration des effets mentaux du trauma. Certainement foisonnant, l’imaginaire déployé par le roman manque cependant un peu de rigueur narrative pour tout à fait convaincre. Initialement intrigant en diable, le mystère des disparus du Ragtime se dilue dans les aventureux remous du survival. D’une construction perfectible, Loin de la lumière des cieux n’en est pas moins un livre attachant. Notamment grâce à un art de la caractérisation des personnages d’une empathique finesse, que Tade Thompson met au service d’un propos à la fois humaniste et politique. Car avec Loin de la lumière des cieux, c’est un roman généreux à plus d’un titre que propose là l’auteur de « Molly Southbourne ».

Je suis les ténèbres

Oscillant entre la classique intertextualité et la contemporaine fanfiction, Je suis les ténèbres se veut une relecture d’Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad à l’aune de l’univers d’Howard Philips Lovecraft. Pour celles et ceux n’ayant pas lu cette fameuse et longue nouvelle parue en 1899, rappelons en substance qu’Au cœur des ténèbres prend la forme du témoignage de Charles Marlow sur son étrange aventure dans l’Afrique coloniale du début du XXe siècle. Embau­ché par une société européen­ne exploitant (ou plutôt pillant) les richesses africaines, Marlow raconte avoir alors eu l’occasion de rencontrer un certain Kurtz. Responsable d’un comptoir in­stallé au plus profond de la jungle, ledit Kurtz s’est distingué aussi bien par son très grand talent de collecteur (ou plutôt pilleur) d’i­voire que par son extraordinaire violence à l’encontre de celles et ceux que l’on appelle « indigènes ». Telle est donc cette paroxystique incarnation de l’exploitation impérialiste, dont Marlow explique avoir fait la fugitive mais décisive connaissance au terme d’un périple fluvial aux al­lures de descente aux enfers…

Repeignant l’entreprise coloniale de cauchemardesques couleurs, Au cœur des ténèbres use des outils du fantastique pour métaphoriser la question de la domination, envisagée depuis ses origines les plus profondes jusqu’à ses manifestations les plus extrêmes. Mêlant narration et spéculation, Au cœur des ténèbres se signale encore par son caractère souvent elliptique, plus particulièrement quant à la figure de Kurtz. Ayant construit celle-ci à la façon d’une énigme, Conrad laisse ainsi le soin à ses lecteurs et lectrices de déterminer ce dont le fantomatique Kurtz est en réalité le nom. S’inscrivant dans les pas d’autres écrivains fascinés par celui-là – parmi lesquels Robert Silverberg avec son science-fictionnel Les Profondeurs de la Terre (1970) –, Joseph Denize propose donc avec Je suis les té­nèbres son interprétation du mystère Kurtz. Prenant pour ce faire le contrepied de l’allusif texte de Conrad, le romancier s’emploie à imaginer un récit si ce n’est exhaustif, du moins détaillé, pris en charge par Kurtz lui-même. Sous la forme d’un texte autobiographique à l’écriture soignée qui pastiche non sans talent le style « fin de siècle », Je suis les ténèbres s’emploie d’abord à dessiner la voie tortueuse et torturée amenant in fine ce natif d’Anvers en Afrique. Nimbé d’une perversité diffuse, le récit déjà malaisant par Kurtz de sa jeunesse est bientôt suivi de celui, encore plus perturbant, de sa catabase africaine. Déployant d’abord une sorte de gothique équatorial à l’inquiétante étrangeté, la con­fession de Kurtz bascule ensuite dans l’horrifique, voire le gore, notamment lors de massacres anthropophages…

Plutôt convaincante tant qu’elle demeure placée sous le sceau du Décadentisme, cette tentative d’interprétation du texte de Conrad perd hélas de sa pertinence lors de son ultime et lovecraftien épisode. Si son évocation des Profonds et autres entités cthulhuesques n’est certes pas dénuée d’une certaine force, elle n’apporte en re­vanche rien quant à la compré­hension de l’abomination tapie dans Au cœur des ténèbres. Car c’est une horreur non pas cosmique mais humaine, et même trop humaine que Conrad met en scène dans son texte. En passer par le prisme d’H.P.L. pour la sonder relève donc d’un contresens, empêchant de pouvoir pleinement goûter la bancale et littéraire chimère qu’est Je suis les ténèbres.

Jarvis, l'intégrale

Il arrive parfois de passer à côté d’œuvres formatrices du genre, dans son enfance ou son adolescence, et de les découvrir bien plus tard, adulte. Et il est d’autant plus ap­préciable que certains éditeurs effectuent un travail de mémoire et proposent à de nouvelles générations (et en guise de rattrapage, aux plus vieilles) lesdites œuvres remises en perspective. Tel est le cas des éditions Critic avec Jarvis - l’intégrale, qui regroupe les six romans de la série pour la jeunesse de Christian Léourier parus entre 1974 et 1978, et y ajoute un dernier tome, Les Chemins d’espérance, laissé inédit par la disparition de la collection qui aurait dû l’accueillir, précise l’auteur en avant-propos. Le tout encadré d’une préface signée Estelle Faye et d’une postface de Xavier Dollo, pour expliquer l’impact qu’a eu ce cycle sur leurs pro­pres parcours d’amoureux des mots et de l’Imaginaire. Autant dire que, malgré ses plus de neuf cents pages, ce pavé intri­gue et retient l’attention.

Oubliez un instant vos a priori, si vous en avez, sur l’âge ap­proprié pour lire un ouvrage. De 8 à 88 ans (et au-delà), n’im­porte quelle personne aimant l’aventure, la découverte de nouvelles civilisations et l’espace peut pren­dre du plaisir à découvrir ces récits. D’autant qu’ils diffèrent tous les uns des autres. Les trois premiers – Le Messager de la Grande Île, Le Paradis des hommes perdus et L’Envoyé du quatrième règne – forment un tout cohérent relevant du planet opera, où l’on découvre Jarvis, jeune homme malheureux vivant dans un trou paumé d’une planète-océan ayant perdu tout contact avec la Terre des origines, ainsi que la majeure partie de son savoir technologique. Sa quête des origines le conduira à explorer sa planète et à croiser la route de divers compagnons avant de finir par s’envoler loin de là, à la recherche de la Terre. Les romans suivants sont le récit de différentes rencontres qu’il fera dans l’espace et apporteront une réponse finale à cette quête du berceau. Ils s’apparentent plus au genre du space opera, et font immédiatement penser à Jack Vance, avec le principe simple : une rencontre, un environnement avec ses enjeux à résou­dre, une leçon nouvelle pour les protagonistes.

Suivant les goûts, certains seront plus attirés par la première partie, d’autres par la seconde, plus sombre et pessimiste pour l’avenir de l’humanité. Et si le héros principal est un jeune homme tout juste sorti de l’ado­lescence qui arrivera à séduire la scientifique de service et à s’imposer face à des gens bien plus expérimentés que lui, le cycle de « Jarvis » reste plutôt moderne malgré cette trame. La scientifique en question n’est pas une potiche se pâmant devant les décisions de Jarvis, ni une demoiselle en détresse à sauver à la moindre occasion. Au contraire, elle a ses propres objectifs, ses propres aven­tures (dont nous ne savons pas tout, l’histoire restant centrée sur le protagoniste), et maintient son indépendance. En revanche, le héros est loin d’être parfait, et certaines de ses dé­cisions sont visiblement mauvaises.

Si l’ensemble reste plaisant, l’écriture d’un roman à l’autre est inégale et certains souffrent de longueurs… Mieux vaut alors picorer cet ouvrage, soit du début à la fin en alternant avec d’autres livres pour qui ne connaît pas l’histoire de Jarvis, soit en choisissant un roman de-ci, de-là, pour qui l’a découvert plus jeune ou ne craint pas de se faire divulgâcher une partie de l’intrigue. En tout cas, si vous aviez besoin d’une preuve que la SF française sait produire du récit d’aventure intelligent et ludique, ne cherchez pas plus loin : Jarvis - l’intégrale est le livre que vous attendiez.

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