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Philip K. Dick goes to Hollywood

Les éditions ActuSF font oublier leur petite taille par leur capacité, semble-t-il infinie, à surprendre agréablement les lecteurs friands de fraîcheur que nous sommes. Ce réjouissant petit opus sera donc offert jusqu’à épuisement du stock pour l’achat de deux volumes papier de l’éditeur en question, qu’on ne remerciera jamais assez pour ces trois textes délicieux agrémentés de deux petits « shots » qui ne sont pas non plus sans saveur…

« David Bowie. Pas le musicien, l’acteur. Avez-vous vu The Man Who Fell to Earth ? Bowie sera parfait en Roy Batty. En tous cas, à moi, il fait très peur. Imaginez-le entièrement moulé de latex en train de démolir à coups de brique le minois de MacLachlan. » – in « Philip K. Dick goes to Hollywood »

Telle est l’idée de casting dont fait part Philip K. Dick au réalisateur chargé de porter à l’écran « Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques », à savoir le jeune Ridley Scott David Lynch avec lequel il entretient une correspondance abondante et endiablée. Léo Henry rend terriblement bien le côté embobineur intersidéral de Dick qui, tour à tour, brûle d’enthousiasme et se congèle de désillusions. Du grand art !

« Car qui est Lennon, en réalité, si ce n’est une seule facette de ce diamant noir ? Postado insolent et compositeur génial, leader et farceur, poivrot, assassin et séducteur. Radical et putassier, hors norme et conformiste : John Lennon est au moins autant les Beätles que Lemmy Kilmister. » – in « Meet the Beätles »

Eh oui ! Une fois McCartney six pieds sous terre, la basse des Beatles revient à ce fou furieux de Lemmy après une soirée bien arrosée. Un entretien avec John Lennon, réalisé bien des années après sa sortie de prison, révèle ce que fut la grande équipée des Beätles, surnommés à juste titre « groupe le plus fort du monde », un groupe qui ne laissa finalement aucune place à quelque autre courant musical. Le récit est jouissivement réussi, même si la logique qu’il déploie peut laisser les amateurs de McCartney quelque peu perplexes. (Mais reconnaissons que Lemmy aurait sans doute pu remplacer Lennon au pied levé.)

« Fischer peut tout simplement être considéré comme le plus grand joueur d’échecs de tous les temps » – Gary Kasparov

Avec « Fe6 !! », Léo Henry signe ici un texte qui, jusqu’aux derniers paragraphes, pourrait passer pour un scrupuleux résumé de Bobby Fischer Goes to War, récemment adapté au cinéma sous le titre Le Prodige. Quand tout à coup… le coup de massue ! Très fort.

« “Le rock’n’roll ? ”, demande Ringo. “Ne jamais cesser de franchir la limite.” » – in « Meet the Beätles »

Léo Henry confirme son formidable talent sur un format court. Son érudition lui permet les manipulations les plus audacieuses et son imagination diabolique déclenche des rires sonores à force de franchir la limite. Un écrivain hyper rock’n’roll, quoi.

Le Cœur de Doli

« Ian Wilmut, celui qui clona la célèbre brebis, l’avait bien dit, le 10 février 1999 : “C’est une chose de travailler avec un embryon qui est un être humain en puissance mais qui n’en est pas conscient ; c’en est une autre de produire un enfant qui devra subir toutes les conséquences du fait d’être le double d’un autre être humain.” »

De prime abord, Victor est né sous une bonne étoile : son père est un reprogénéticien de renom et son oncle dirige le Mc Poulen Fritten, un fast-food à succès dont il a hérité. De quoi faire passer la pilule amère d’une mère peu aimante s’il n’y avait ce frère, Sergio, qui est bien plus que son jumeau : il est son frère original. En effet, Victor, issu des mêmes manipulations génétiques que Sergio, a été désigné comme clone de remplacement et tous ses papiers officiels sont estampillés de la lettre R. Il n’est qu’une banque d’organes vivante entièrement dédiée à son frère. Quand l’original perd un œil, pas de liste d’attente : on peut se servir directement sur le frangin. Gloups.

« Il avait reçu par la poste une brochure de la Banque centrale qui répertoriait les caractéristiques des vrais billets. À la première page, on lisait les mots suivants : N’A DE VALEUR QUE CE QUI EST AUTHENTIQUE. »

Dans le duo Sergio/Victor, on s’aperçoit bien vite que la valeur n’est pas à l’endroit où l’adage nous la fait attendre. Victor est un garçon intelligent, gentil, inventif et généreux, tandis que son frère ne développe que des travers de « fils à papa » des plus odorants, convaincu qu’il est de sa suprématie sur l’autre. L’équilibre maintenu par l’acceptation que Victor a de son sort sera remis en question vers ses 17 ans, quand il rencontrera Dolorès dont il tombera éperdument amoureux.

« Tu vois ? Quand tu te regardes dans le miroir, il y a un double, mais ce n’est personne. »

L’écart entre l’évolution fulgurante des sciences et techniques et la stagnation de l’aptitude à la bonté du cœur humain représente un combustible de premier choix pour faire briller la littérature SF de mille feux. Gustavo Nielsen use de cette technique avec un brio époustouflant. Il plonge le lecteur dans sa représentation picaresque d’une Argentine moderne mais pas trop et l’habitue à ce monde comme le ferait un grand écrivain de blanche – on pense à Céline pour les tournées de baffes et à Pagnol pour l’alternance rires/larmes. Bref, Nielsen berce son lecteur avant de l’écraser sans aucun ménagement contre le mur de cette réalité hypothétique que n’aurait pas reniée Aldous Huxley. Une réalité où être né du mauvais côté du miroir peut s’avérer le pire des cauchemars. Écrit (et sans aucun doute traduit) avec brio, Le Cœur de Doli fait souvent rire, parfois pleurer, toujours réfléchir sans qu’on sente le temps passer. Une réussite d’une profondeur surprenante qui donne envie de dévorer l’Argentine tout entière.

Avec tes yeux

« Lise-Marie : Dans vos romans, qu’est-ce vous souhaitez surtout partager avec vos lecteurs ?

Sire Cédric : En fait, moi je me considère comme un raconteur d’histoires. Ce qui m’intéresse c’est le divertissement, raconter des histoires aux lecteurs pour réussir à leur apporter un petit peu d’évasion, qu’à la fin de leur journée, dans nos vies qui ne sont pas forcément super faciles, ils aient cette porte vers mon monde personnel (…) »

Sire Cédric répond à ses fans Facebook – Place des Éditeurs – Youtube (04/05/2011)

Comme il ne fait preuve d’absolument aucune prétention, contrairement à nombre de ses concurrents aux chevilles sur dimensionnées qui sévissent sur le marché de l’easy-reading, nous nous abstiendrons de reprocher à Sire Cédric l’insipidité regrettable de ces 549 pages sans doute inspirées, entre autres, par Les Yeux de Laura Mars (qui, comme chacun le sait, n’ont plus rien à dire).

Malgré l’honorable mise en avant des problèmes liés à l’anorexie et le cameo d’un luxueux auteur de science-fiction, il apparait fort peu probable que quiconque se souvienne d’Avec tes yeux dans quelques années mois. Sire Cédric n’en semble pas moins être un écrivain charmant, un type au grand cœur qui écrit très bien pour des lecteurs très fatigués dont l’état ne saurait être aggravé par la lecture d’une chronique trop longue.

Moriarty

« Imaginez les jumeaux maléfiques de Sherlock Holmes et du docteur Watson, et vous obtiendrez le redoutable duo formé par le professeur James Moriarty, serpent rusé d’une intelligence remarquable, aussi cruel qu’imprévisible, et le colonel Moran, violent et libertin. Ensemble, ils règnent sur Londres en maîtres du crime… » (4e de couverture).

Publié en France un an après le (pas terrible) Moriarty d’Anthony Horowitz, le Moriarty de Kim Newman est composé de sept nouvelles plus ou moins longues (entre dix-huit et cent pages), dont les titres résonneront sans conteste à l’oreille de l’amateur de Sherlock Holmes : « Un volume en vermillon », « Désordre à Belgravia », « Le Chien des d’Urberville », « Le Problème de l’aventure finale ».

Kim Newman, connu pour son immense Anno Dracula et son hallucinante érudition littéraire et cinématographique, se lance donc ici dans le pastiche holmésien en inversant totalement la perspective : à la place de John Watson narrant les enquêtes de Sherlock Holmes, c’est le tireur d’élite, chasseur de fauves et pilier de bordel Sebastian Moran qui nous raconte les méfaits du Napoléon du crime, James Moriarty, auteur bien connu de La Dynamique d’un astéroïde. Si les textes qui composent Moriarty sont dans l’ensemble sympathiques, il faut bien reconnaître qu’ils ne transcendent jamais leur dimension de divertissement pour experts ès Holmes et qu’assez vite, une légère lassitude s’installe si on décide de les lire dans la foulée. On peut d’ailleurs se demander quel pourcentage de lecteurs sera à même de jouir pleinement de l’impressionnante avalanche de clins d’œil, plus ou moins obscurs, à laquelle l’auteur nous convie ? Dénué de fantastique et d’éléments science-fictifs malgré un chapitre intitulé « La Ligue de la planète rouge », Moriarty n’est pas un livre steampunk, ce qu’il convient sans doute de préciser ici.

Au final : un divertissement à 28€, aouch !, souffrant d’une police de caractères trop petite et, pour tout arranger, de problèmes de traduction ponctuels… On conseillera aux lecteurs motivés d’acquérir l’édition numérique, bien moins chère, ou d’attendre une sortie poche, même si l’objet grand format – argenté sur tranche – est plutôt séduisant.

Zombie Nostalgie

Les habitué.e.s d’« Objectif Runes » savent qu’en matière de « mauvais » genres, l’Europe du Nord n’est pas placée sous le seul signe de l’étoile « Polar ». La littérature scandinave contemporaine s’avère aussi féconde dans le domaine de l’Imaginaire, comme en attestent des chroniques précédentes sur des titres finlandais, islandais ou suédois. Avec Zombie nostalgie, c’est à la découverte d’une œuvre norvégienne qu’invite « Exofictions ». Jusqu’à maintenant inconnu dans l’Hexagone, son auteur, Ø. Stene, est écrivain mais aussi réalisateur. Rien d’étonnant donc à ce que la cinéphilie irrigue Zombie nostalgie. C’est en effet dans le 7e Art que le Norvégien a puisé pour créer ses protagonistes. Moins ostensiblement décomposées mais à la gestuelle aussi raide et approximative que celle prêtée par G. A. Romero à ses zombies : telles sont les créatures découvertes dans les années 1910 par des militaires britanniques sur Labofnia, une île de l’Atlantique Nord. « Vivant » là depuis des temps immémoriaux, et sans que l’on sache comment ils y apparaissent, ces zombies septentrionaux se comptent par milliers à la fin du XXe siècle. Autrefois frustes et grommelants, ces morts-vivants ont depuis suffisamment développé leur intelligence, de même que la pratique du langage, pour constituer une Zombie Nation (titre original du roman). Dirigée par un gouvernement démocratiquement élu, dotée d’administrations et d’une économie, s’adonnant aux loisirs, cette société zombiesque ne semble guère différer de celles des vivants. Une parenté que révèle le récit paradocumentaire de Johannes, employé aux Archives labofniennes et narrateur du roman. Ce mort-vivant chroniqueur n’évoque cependant pas uniquement les similitudes sociales entre zombies et vifs. Basculant par moments dans l’autobiographie, son témoignage décrit aussi l’intériorité zombiesque… ou plutôt son absence. Comme le dévoile la confession de Johannes judicieusement écrite d’une plume le plus souvent neutre, la condition de mort-vivant est marquée par un profond défaut de sensibilité, physique et affective. Seuls des sévices corporels extrêmes viennent fugitivement exciter les sens amoindris des zombies, tout en leur permettant d’éprouver aussi brièvement des sentiments. Autant d’illuminations gore que restitue efficacement l’écriture abandonnant sa retenue pour osciller entre horrifique et lyrique. Les Labofniens évoquent alors ces figures ballardiennes (Crash, Que notre règne arrive) dynamitant leur apathie consumériste par une souffrance paroxystique. Là encore fidèle à Romero qui érigea le living-dead en métaphore subversive, Ø. Stene fait de ses « monstres » nos dérangeants semblables. Belle réussite, Zombie nostalgie ménage désormais une place de choix à la Norvège dans la mythologie mondiale du mort-vivant.

Les Retombées

[Critique commune à Les Retombées et Pigeon, Canard et Patinette.]

On ne présente plus Jean-Pierre Andrevon, l’auteur de textes inoubliables tels que Le Travail du Furet ou Gandahar. Aussi bon dans la forme longue que dans la forme courte, l’écrivain français devait forcément trouver sa place dans la collection « Dyschroniques » des éditions du Passager Clandestin. C’est chose faite avec Les Retombées, un texte datant de 1979 qui nous parle d’un thème particulièrement cher à l’auteur : l’écologie. Dans cette longue nouvelle (ou court roman, au choix) d’une centaine de pages, on suit le parcours de François, un Français ordinaire, ainsi que plusieurs autres personnages qui croisent sa route au lendemain d’une catastrophe nucléaire. De quelle nature, la catastrophe ? On ne le saura guère. De toute façon, Andrevon s’en cogne, la menace nucléaire ne différant pas selon que son usage soit militaire ou civil. Avec un esprit de synthèse machiavélique, l’écrivain rassemble les grandes peurs du XXe siècle, de l’épée de Damoclès représentée par le nucléaire au camp de concentration en passant par la toute-puissance militaire et la culture du secret. Pris au piège dans un univers de cendres dont certaines images renvoient à du Volodine avec quinze ans d’avance, les hommes et femmes survivants se retrouvent piégés à la fois par les fameuses retombées, mais aussi par les mâchoires d’un régime militaire terrifiant dont on ne sait jamais clairement où il conduit. Andrevon flirte ouvertement avec les camps d’extermination, montre une image glaçante d’une mainmise militaire totale qui finit par devenir aussi asphyxiante que l’atmosphère post-nucléaire, et nous place en compagnie d’un homme ordinaire aux sentiments confus mais terriblement humains. Véritable charge contre les conséquences d’une catastrophe nucléaire autant que contre le fascisme larvé d’une armée devenant rapidement inquiétante, Les Retombées se révèle un texte aussi facile d’accès qu’intelligent. Une bonne dose de noirceur où l’humain patauge, aveugle, dans les méandres d’un siècle atomique.

À l’occasion de la réédition de ce récit, les éditions du Passager Clandestin ont eu la bonne idée de lancer un concours de nouvelles ayant pour contrainte de proposer une suite aux Retombées. Lauréat de cet appel à textes, et de fait publié, Fred Guichen livre donc, avec Pigeon, Canard et Patinette, un texte dans la droite lignée de l’univers d’Andrevon… mais 103 ans après ! Quand même… Il imagine une Zone où les survivants de la catastrophe sont parqués, un peu à la façon de la région de Tchernobyl, et où ils se meurent petit à petit du fait des mutations qu’ils ont subies et de leurs divers handicaps physiques ou mentaux. Avec une grande sensibilité, Guichen décrit des héros aux noms improbables tels que Pigeon, Bouquin, Patinette… des noms qui ont tous traits à une particularité somatique ou psychique, voire sociale. Authentique carnaval de monstres où les phocomèles côtoient les méduses humaines, la galerie dépeinte fascine autant qu’elle repousse dans un premier temps. Puis, peu à peu, par l’entremise d’un portrait fouillé, touchant, des personnages parcourant la Zone, Guichen renverse la vapeur et montre un visage différent. Ces êtres à l’apparence monstrueuse recèlent en eux plus d’humanité et de bonté que tous les autres hommes réunis ici, à commencer par ceux de l’extérieur, militaires détestables et hautains. Guichen reprend le décor planté par Andrevon, le transforme pour se l’approprier et livre une réflexion sur la post-humanité à travers des individus à l’espérance de vie fugace mais à la bonté durable. Le résultat s’avère diablement beau et touchant, dénonçant autant les méfaits du nucléaire que ceux, plus insidieux, d’une race humaine qui se complait dans la violence et l’abjection. On ne peut donc que saluer ce court récit de 60 pages, délicieux de bout en bout et riche d’une humanité insoupçonnée. Une double dose de « Dyschroniques », donc, pour une double dose de talent à ne pas manquer !

Pigeon, Canard et Patinette

[Critique commune à Les Retombées et Pigeon, Canard et Patinette.]

On ne présente plus Jean-Pierre Andrevon, l’auteur de textes inoubliables tels que Le Travail du Furet ou Gandahar. Aussi bon dans la forme longue que dans la forme courte, l’écrivain français devait forcément trouver sa place dans la collection « Dyschroniques » des éditions du Passager Clandestin. C’est chose faite avec Les Retombées, un texte datant de 1979 qui nous parle d’un thème particulièrement cher à l’auteur : l’écologie. Dans cette longue nouvelle (ou court roman, au choix) d’une centaine de pages, on suit le parcours de François, un Français ordinaire, ainsi que plusieurs autres personnages qui croisent sa route au lendemain d’une catastrophe nucléaire. De quelle nature, la catastrophe ? On ne le saura guère. De toute façon, Andrevon s’en cogne, la menace nucléaire ne différant pas selon que son usage soit militaire ou civil. Avec un esprit de synthèse machiavélique, l’écrivain rassemble les grandes peurs du XXe siècle, de l’épée de Damoclès représentée par le nucléaire au camp de concentration en passant par la toute-puissance militaire et la culture du secret. Pris au piège dans un univers de cendres dont certaines images renvoient à du Volodine avec quinze ans d’avance, les hommes et femmes survivants se retrouvent piégés à la fois par les fameuses retombées, mais aussi par les mâchoires d’un régime militaire terrifiant dont on ne sait jamais clairement où il conduit. Andrevon flirte ouvertement avec les camps d’extermination, montre une image glaçante d’une mainmise militaire totale qui finit par devenir aussi asphyxiante que l’atmosphère post-nucléaire, et nous place en compagnie d’un homme ordinaire aux sentiments confus mais terriblement humains. Véritable charge contre les conséquences d’une catastrophe nucléaire autant que contre le fascisme larvé d’une armée devenant rapidement inquiétante, Les Retombées se révèle un texte aussi facile d’accès qu’intelligent. Une bonne dose de noirceur où l’humain patauge, aveugle, dans les méandres d’un siècle atomique.

À l’occasion de la réédition de ce récit, les éditions du Passager Clandestin ont eu la bonne idée de lancer un concours de nouvelles ayant pour contrainte de proposer une suite aux Retombées. Lauréat de cet appel à textes, et de fait publié, Fred Guichen livre donc, avec Pigeon, Canard et Patinette, un texte dans la droite lignée de l’univers d’Andrevon… mais 103 ans après ! Quand même… Il imagine une Zone où les survivants de la catastrophe sont parqués, un peu à la façon de la région de Tchernobyl, et où ils se meurent petit à petit du fait des mutations qu’ils ont subies et de leurs divers handicaps physiques ou mentaux. Avec une grande sensibilité, Guichen décrit des héros aux noms improbables tels que Pigeon, Bouquin, Patinette… des noms qui ont tous traits à une particularité somatique ou psychique, voire sociale. Authentique carnaval de monstres où les phocomèles côtoient les méduses humaines, la galerie dépeinte fascine autant qu’elle repousse dans un premier temps. Puis, peu à peu, par l’entremise d’un portrait fouillé, touchant, des personnages parcourant la Zone, Guichen renverse la vapeur et montre un visage différent. Ces êtres à l’apparence monstrueuse recèlent en eux plus d’humanité et de bonté que tous les autres hommes réunis ici, à commencer par ceux de l’extérieur, militaires détestables et hautains. Guichen reprend le décor planté par Andrevon, le transforme pour se l’approprier et livre une réflexion sur la post-humanité à travers des individus à l’espérance de vie fugace mais à la bonté durable. Le résultat s’avère diablement beau et touchant, dénonçant autant les méfaits du nucléaire que ceux, plus insidieux, d’une race humaine qui se complait dans la violence et l’abjection. On ne peut donc que saluer ce court récit de 60 pages, délicieux de bout en bout et riche d’une humanité insoupçonnée. Une double dose de « Dyschroniques », donc, pour une double dose de talent à ne pas manquer !

Kallocaïne

Kallocaïne, de la Suédoise Karin Boye, est une dystopie classique, dans la lignée de Nous autres et du Meilleur des mondes, et antérieure à 1984. On y retrouve les ingrédients essentiels du genre, sans doute d’autant mieux intégrés qu’ils se fondent sur ce que l’auteure avait pu discerner lors de voyages dans l’URSS stalinienne et l’Allemagne nazie.

Elle y décrit donc, de l’intérieur, un prétendu « État Mondial », avec ses cohortes de camarades-soldats dociles et même volontaires. Un État totalitaire, donc, tellement paranoïaque qu’il en devient autophage, tellement cauchemardesque qu’il en devient presque drôle – horriblement – à l’occasion.

Karin Boye met notamment l’accent sur la thématique de la surveillance – des caméras et micros dans les appartements anticipent Big Brother, mais l’essentiel réside surtout dans la délation généralisée, des époux entre eux, des subordonnés par rapport à leurs chefs ou le contraire… Elle a cependant un corollaire essentiel, qui fournit la matière du roman : la kallocaïne, drogue inventée par le médiocre (mais ambitieux) chimiste Leo Kall, de la Ville de Chimie n° 4, narrateur du roman – un sérum de vérité ultime qui force à tout déballer, douloureusement et en pleine conscience.

C’est ainsi que le petit chimiste devient auxiliaire de police, tandis que sa solution miracle révèle toujours plus de « traîtres ». Son supérieur, l’ambigu Rissen, le lui a assez répété : dans l’État Mondial, tout le monde a par essence quelque chose à se reprocher. Peu importe si les « traîtres », ici, ne sont guère des résistants/terroristes en lutte ouverte contre la machine totalitaire ; ces rêveurs, ces « fous », se contentent la plupart du temps d’entrevoir, via des rites ou des mythes abscons, la possibilité bien timide d’un autre monde guère moins intrusif. Mais ces détails suffisent…

Leo Kall est pleinement convaincu du bien-fondé de l’État Mondial. « L’humanité », à ses yeux, n’a rien d’un critère pertinent : seuls comptent le dévouement et le sacrifice pour le bien commun ; les camarades-soldats sont des outils au service d’une entité qui les englobe et les dépasse, et on ne saurait concevoir autre chose – rien en tout cas qu’on puisse qualifier de « civilisation ». Les conséquences de l’usage de la kallocaïne pèseront bien sur lui, sans surprise, l’amenant à très vaguement « douter »… Mais c’est en fin de compte dans le peu, le quasi rien de sphère privée qui demeure dans cette société cauchemardesque, que se jouera le roman – la suspicion de Leo Kall quant aux sentiments réels de son épouse Linda n’ayant finalement pas grand-chose à envier à la brutalité policière de l’État Mondial.

Le propos final est peut-être plus ou moins convaincant, à cet égard du moins, mais le roman dans son ensemble est d’une force indéniable. Le portrait que dresse Karin Boye de cette société totalitaire glace le sang, en se montrant habile et convaincant, crédible, enfin, jusque dans son outrance ; l’urgence de 1940 rendait sans doute le roman d’une actualité brûlante… mais, hélas, il n’a sans doute rien perdu de sa portée aujourd’hui. Réédition bienvenue d’un excellent roman, à redécouvrir.

Fond d'écran

Terry Pratchett a toujours confessé avoir du mal à rédiger des nouvelles – à l’en croire, elles lui coûtaient « sang et eau », il enviait ceux qui en écrivaient « facilement », et doutait d’en avoir écrit plus de quinze dans sa carrière… Et pourtant si, ainsi que le présent volume en témoigne – d’autant qu’il n’a pas l’ambition de constituer une intégrale (et a notamment procédé à un tri draconien dans les textes de jeunesse, a priori).

On en avait eu un aperçu en 2011 avec Nouvelles du Disque-Monde, très, très bref recueil focalisé sur la saga culte des « Annales », dont les six textes ont été repris ici. L’impression qui s’en dégageait, cependant, n’était guère favorable : on en concluait que Terry Pratchett n’était effectivement pas un nouvelliste… On pouvait en retenir deux nouvelles à proprement parler, « Drame de troll » (chouette récit doux-amer où intervient le nécessaire Cohen le Barbare), et la bien plus longue « La Mer et les petits poissons » (probablement trop longue, d’ailleurs, quand bien même intéressante – la présente édition en montre pourtant en annexe un passage supprimé, à la demande de l’anthologiste, Robert Silverberg ; mais Mémé Ciredutemps brille néanmoins dans ce récit, où elle a la diabolique idée de devenir gentille…) ; le reste faisait figure de gadgets sans grand intérêt…

Fond d’écran est cependant bien davantage qu’une réédition augmentée : le plus grand nombre de textes (on passe de six à trente-deux, composés au long de cinquante ans de carrière – nouvelles et « textes courts », donc – poésies, notices de jeu, brèves allocutions, cadeaux de conventions…), et surtout l’inclusion essentielle de récits ne se rapportant pas au Disque-Monde (200 pages sur 330 environ), changent fondamentalement le projet.

Pour ce qui est du Disque-Monde, on a de nouveaux textes « gadgets », la plupart du temps quelconques… Celui qui s’en sort le mieux est probablement « Thud : contexte historique » (qui vient d’un jeu de plateau construit autour de Jeux de nains) ; pour le reste… On sourit parfois un brin, mais assez rarement somme toute.

Le véritable intérêt est sans doute ailleurs, dans les textes ne concernant en principe pas le Disque-Monde – mais l’annonçant parfois : ici, par exemple, on a un gnome du nom de Rincepresse (même si la nouvelle prépare avant tout Le Peuple du tapis) ; et La Mort, dans « Les Platines de la nuit » (clairement une des meilleures nouvelles de l’ensemble), est exactement semblable à celle du Disque-Monde – jusque dans ses répliques en capitales… On trouve dans cette première partie quelques textes très corrects, oui – loin d’être parfaits, il y a presque toujours un petit quelque chose qui coince, mais régulièrement intéressants. Et si « Les Hauts Mégas » (qui débouchera bien plus tard sur La Longue Terre et ses suites avec Stephen Baxter) est assez confus, rendant l’immersion délicate, on trouve d’autres récits, de science-fiction ou de fantasy, qui se tiennent bien, et dessinent parfois un étonnant univers parallèle où Terry Pratchett n’aurait pas été l’homme du Disque-Monde à défaut du reste – « Ultime Récompense », où un écrivain de fantasy a maille à partir avec le héros barbare de son immense et populaire saga à laquelle il aimerait bien mettre un terme, a beau dater de 1988 (et avoir été potentiellement un brin retouchée depuis, de l’aveu même de l’auteur – qui présente la plupart des textes compilés ici), elle résonne tout particulièrement aujourd’hui…

Enfin – ou plutôt non, au tout début, et c’est une étape à franchir –, le recueil a un aspect « document » assez poussé, notamment en ce qu’il reproduit des textes de jeunesse d’un intérêt littéraire assez douteux, objectivement, mais qui sont autant de témoignages d’un talent émergent ; pour l’essentiel des textes très, très courts, à l’exception du premier, « L’Affaire d’Hadès » (Pratchett avait 13 ans, c’était un texte scolaire), qui est probablement aussi le meilleur (et laisse envisager à terme De bons présages avec Neil Gaiman, à sa manière).

Bref, tout ça n’a absolument rien d’indispensable, mais s’avère bien plus intéressant que l’inutile Nouvelles du Disque-Monde, en ouvrant d’autres horizons sur la carrière de l’auteur. À réserver aux fans, cela dit.

Les Évangiles écarlates

Le projet derrière Les Évangiles Écarlates remonte à au moins une vingtaine d’années, aussi la parution du roman a-t-elle pris des allures d’événement : Clive Barker souhaitait y confronter deux de ses personnages les plus célèbres – tous supports artistiques confondus –, à savoir le mal nommé Pinhead (qui déteste au moins autant ce sobriquet que l’auteur lui-même, semble-t-il), le plus célèbre des Cénobites apparus dans Hellraiser, et le détective du surnaturel Harry D’Amour (créé dans une nouvelle des « Livres de sang » ayant débouché sur le film Le Maître des illusions, mais apparu régulièrement ailleurs).

La rumeur laissait entrevoir quelque chose de plutôt ambitieux, depuis tout ce temps. Mais Les Évangiles Écarlates, au-delà du pur « fan service », s’avère bien vite, hélas, un triste ratage, donnant en outre la fâcheuse impression d’avoir été écrit par-dessus la jambe – comme si le projet longtemps entretenu devait être enfin exorcisé pour pouvoir passer à autre chose.

Tout y est poussif ou presque. On peut vaguement s’amuser, dans le prologue, devant les inévitables déferlements de gore et de porno que suscite l’intrusion de Pinhead dans un cercle de magiciens – que le Prêtre de l’Enfer traque et élimine l’un après l’autre depuis longtemps, dans un but obscur –, mais il n’en reste pas moins que l’outrance coutumière de l’auteur a ici quelque chose de plus ridicule que véritablement fascinant et dérangeant ; comme si l’ambition de faire dans le bis sordide mais réjouissant échouait dans une calamiteuse zèderie. Impression hélas confirmée par les premiers chapitres mettant en scène Harry D’Amour, avec un flashback péniblement gratuit… Quand les deux personnages se rencontrent – au travers d’un stratagème guère convaincant –, on n’y croit déjà plus vraiment. Pinhead, toutefois, ne désire pas tant faire souffrir et tuer le détective, à sa manière SM habituelle, qu’en faire le témoin de ses hauts faits mégalomanes… Et c’est pourquoi – rebondissement ô combien original – il enlève la médium aveugle Norma Paine, à charge pour D’Amour de la délivrer en Enfer. La perspective d’une virée chez Lucifer ravive un temps l’intérêt du lecteur, avide d’y retrouver l’imaginaire débridé et extrême de l’auteur dans ses œuvres – entre Dante et Jérôme Bosch, forcément –, mais il faut vite se rendre à l’évidence : non, cette fois, Barker n’y arrive tout simplement pas. D’Amour et ses petits camarades errant en Enfer évoquent plus une (très) mauvaise partie de Donjons & Dragons enchaînant les péripéties plates en mode automatique qu’autre chose…

Il faut attendre les tout derniers chapitres pour enfin trouver quelques éléments vaguement intéressants, car c’est là, et seulement là, que les personnages (D’Amour, du moins) occupent enfin le devant de la scène, avec leurs forces comme leurs faiblesses – bien loin de l’excursion héroïque semée de punchlines navrantes à laquelle on avait droit jusqu’alors. Pour un roman censément basé sur deux figures aussi fortes que Pinhead et Harry D’Amour, c’est tout de même problématique…

Les Évangiles Écarlates tient donc de l’échec cuisant – et parfois agaçant, même, tant on se demande si cette auto-parodie ne contient pas une certaine part de foutage de gueule… Un mauvais pulp qui ne fait guère honneur à son sujet – fuyez, pauvres fous !

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