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La Chose venue des étoiles

Robert Bloch fut l’un des plus fervents admirateurs de H.P. Lovecraft. Il lui écrit pour la première fois en 1933 alors qu’il n’a que quinze ans et leur correspondance se poursuit pendant quatre ans jusqu’à la mort de l’écrivain de Providence. Bloch est connu du grand public pour ses romans policiers, avec notamment Psychose (1959), adapté au cinéma par Alfred Hitchcock en 1960, puis Gus Van Sant en 1998. Mais c’est sous l’influence et les conseils de Lovecraft qu’il débute sa carrière en publiant ses premières nouvelles dans la revue Weird Tales dès 1935. Les éditions Mnémos consacrent le recueil La Chose venue des étoiles à ces textes lovecraftiens. L’ouvrage est publié sous la direction de Patrick Mallet et reprend en grande majorité les traductions de Philippe Poirier (Les Mystères du ver, Oriflam, coll. « Nocturnes », 1998). Les vingt-quatre nouvelles présentées ont été écrites entre 1935 et 1961. Patrick Maillet a révisé l’ensemble des traductions et y ajoute trois inédits : « La Mort est un éléphant », « L’Île Noire » et « Philtre d’amour ». Certains textes sont bien connus, parfois sous d’autres noms, comme la nouvelle éponyme « La Chose venue des étoiles », précédemment publiée sous le titre « Le Visiteur des étoiles », « Le Tueur stellaire », « Le Rôdeur des étoiles » ou encore « Le Démon venu des étoiles ». Voilà qui n’aide pas les bibliographes. Le recueil organise les nouvelles en trois parties : les collaborations avec Lovecraft (trois nouvelles), le cycle égyptien (sept) et les récits du mythe (les autres). Seul « Les Serviteurs de Satan » a réellement bénéficié de la collaboration de Lovecraft, et le texte est accompagné d’une introduction de Robert Bloch qui détaille les interventions du maître. Le reste relève de l’influence, qui pour certains textes se montre écrasante, tandis que pour d’autres (« La Crique de la terreur », « L’Île noire » et « Philtre d’amour »), on s’interroge sur leur présence dans ce recueil tant ils sont éloignés du sujet.

Dans l’ensemble, il faut bien avouer qu’on peine à être ébloui par la plume du jeune Bloch, qui se tient loin des fulgurances stylistiques de son modèle. L’intérêt du recueil repose essentiellement sur l’association des textes au nom de Lovecraft et sur les apports de Bloch au mythe. « La Chose venue des étoiles » doit sa renommée au fait que Bloch y tue Lovecraft. Celui-ci lui a rendu la monnaie de sa pièce dans la nouvelle « Celui qui hantait les ténèbres », qui réserve un sort funeste à un certain Robert Blake. Bloch récidive alors dans « L’Obscur ». C’est dans la partie qui regroupe les récits se rapportant mythe que les amateurs trouveront le plus de matière. On y lit les textes dans lesquels Bloch a introduit ses plus célèbres créations : le De Vermis Mysteriis, ou les Mystères du Ver, et Le Culte des goules du comte d’Erlette. On y croise de nombreuses références au mythe à travers des mentions au Necronomicon et à des créatures inventées par Lovecraft ou d’autres. Ainsi, on lira La Chose venue des étoiles pour Lovecraft plus que pour Robert Bloch.

Mars

Encore largement inconnue des lecteurs français Asja Baki? est une poétesse bosniaque, aujourd’hui installée en Croatie. L’heureuse initiative des éditions Agullo de traduire son premier recueil de nouvelles, Mars, initialement paru en 2015, nous donne à entendre une voix originale de la jeune SF européenne, autant qu’un écho inattendu du dernier conflit qui a ravagé les Balkans voici à peine trente ans, lorsque l’auteur était enfant. Sans surprise, la plupart des dix nouvelles qui composent le recueil s’avèrent dystopiques, souvent à la lisière de l’absurde. On pense parfois aux textes les plus sombres d’un Dino Buzzati.

Trois nouvelles s’assument de pure SF : « Le Monde en bas », seule fiction martienne du recueil, nous présente une colonie pénitentiaire où la Terre a exilé tous ses écrivains, et l’inquiétante puissance d’un petit livre – Mars, bien sûr. « Asja 5.0 » – Asja ? tiens donc ? – évoque le clonage d’un écrivain qui doit réinventer la pornographie dans un monde qui a oublié la sexualité. Enfin, « Abby », d’inspiration plus dickienne, variation sur le thème du robot qui ne se sait pas robot. Un quatrième, « L’Hôte », hésite entre SF et fantastique, à moins que ce ne soit une métaphore de la puissance du don littéraire… Deux autres poursuivent la mise en abyme pour traiter aussi de livres, d’écriture et de plagiat : « Excursion dans le Durmitor », décrit une sorte de Purgatoire littéraire, également sur un mode fantastique ; et « Passions » un pur cauchemar d’écrivain.

« Le Trésor enterré », « Les Thalles de madame Lichen » et « Carnivore » sont des contes cruels, au décor presque réaliste mais à l’ambiance pesante, là encore à la limite du fantastique. Plus réaliste et plus dur encore, le texte le plus fort du recueil est peut-être « La Route vers l’ouest », qui nous raconte à hauteur d’enfant les rationnements et l’attente de l’exil dans une ville européenne fantôme, dévastée par la guerre…

Au total, un recueil transfictionnel (pour emprunter le terme à Francis Berthelot) très homogène – trop, même, peut-être, avec une tonalité assez uniforme entre des nouvelles très différentes (mais seul un lecteur du croate pourrait nous dire si la responsabilité en incombe à l’auteur ou à son traducteur) – et la rencontre d’un imaginaire puissant qui réussit paradoxalement à faire émerger comme un espoir de rédemption (par les femmes, protagonistes de toutes les nouvelles ?) d’une accumulation d’horreurs. À découvrir.

Espace-Temps K

D’En terre étrangère (1961) à L’Anneau-Monde (1970) en passant par Solaris (1961), Dune (1965), Ubik (1969), Abattoir 5 (1969), La Main gauche de la nuit (1969), la New Wave anglaise ou encore, au cinéma, 2001 : L’Odyssée de l’espace (1968), entre exubérance et maturité, les années 60 ont été une décennie cruciale pour la science-fiction.

Et la France dans tout ça ? Si la « Nouvelle Vague » comme le « Nouveau roman », qui inspirent en partie cette mutation, sont des inventions françaises, c’est une période de « Malaise dans la science-fiction », pour reprendre le titre d’une analyse de Gérard Klein. À une exception près… Un auteur participe de façon significative à ce grand mouvement mondial et voit ses principaux romans traduits : le même Gérard Klein.

Dès son coup d’essai, Le Gambit des étoiles (1958), Klein, économiste dans le civil, impose sa manière personnelle, faite d’un mélange d’échelles, d’égale attention aux détails et aux métastructures sociales et politiques, fussent-elles galactiques, aux contraintes techniques et aux enseignements des sciences humaines. Au bout du compte, la grandeur et les misères relativistes du voyage spatial à une vitesse proche de celle de la lumière sont démodées par la rencontre de l’humanité avec la téléportation et l’immortalité…

De même, la « Saga d’Argyre » (Le Rêve des forêts (1960), Les Voiliers du soleil (1961) et Le Long voyage (1964)) commence par l’aventure de la terraformation de Mars, trois décennies avant Kim Stanley Robinson, continue avec ce qui pourrait bien être les toutes premières voiles solaires de la SF, pour finir en apothéose avec la transformation de Pluton en arche stellaire, en route vers Proxima du Centaure.

Suivent Le Temps n’a pas d’odeur (1963), réflexion originale sur les meilleures utilisations possibles du voyage temporel pour organiser une civilisation galactique et la gestion des multiples lignes d’univers qui en résultent ; Les Tueurs de temps (1965), qui explore la relativité impérialiste de la supériorité technologique ; Le Sceptre du hasard (1968) et son étonnant concept de « stochastocratie », système politique assisté par ordinateur et fondé sur le manque d’enthousiasme à gouverner ; et enfin Les Seigneurs de la guerre (1970), jeu post-moderne avec les tropes classiques de la SF.

Poursuivant sa politique de réédition patrimoniale des classiques du genre en énormes pavés, Mnémos réunit l’ensemble de l’œuvre romanesque de Gérard Klein en un solide hardcover de belle tenue : un ajout bienvenu à toute bibliothèque SF qui se respecte. Au chapitre des petites imperfections, on pourra toutefois regretter le poids du volume (lutrin indispensable…), les marges maigres et, surtout, un appareil critique minimaliste et des préfaces un peu redondantes. La seule vraie frustration naît toutefois du bonus inattendu de cette édition, un synopsis inédit, composé autour de 1994, d’une fiction très informée mais jamais finalisée sur l’émergence quasi-darwinienne d’une IA collective à partir de robots autonomes, L’Autre vie. Quel roman cela aurait fait !

Le Premier Souper

Professeur d’université à Virginia-Tech spécialisé en littérature française, Alexander Dickow est aussi traducteur, essayiste, poète et romancier. Son roman Le Premier souper, paru au printemps chez La Volte – éditeur se faisant fort de publier les livres les plus inclassables des littératures de l’Imaginaire –, s’avère tout naturellement un ovni.

Sous-titré « Fragments de mondes », Le Premier souper nous emmène tout d’abord du côté d’un peuple se nourrissant de pierres, de cailloux et autres caillasses. Pour ces humains cavernicoles, ce régime pétrivore nécessite une dentition et un tube digestif modifiés… mais la tentation de la nourriture normale est toujours présente, et la révolte gronde au moins autant que les estomacs après l’ingestion d’un aliment non-pierreux. La deuxième partie nous mène du côté de l’Empire phonide, où une véritable barrière sépare le monde des idées du monde physique. Une barrière moyennement étanche, puisqu’une lutte sans merci fait rage depuis longtemps entre les humains et ce peuple nouménal, les incursions des seconds dans le monde des premiers ayant des résultats… curieux. Un certain Ronce Albène, érudit voyageur, a rédigé un livre racontant ses pérégrinations à travers le monde. Pour sa part, Ronce est issu du peuple des aurèdes, dont les membres les plus éminents s’adonnent à l’autophagie — mais en raison de la physiologie particulière des aurèdes, ça n’est pas aussi dommageable qu’il n’y paraît. Personnage sulfureux dans cette société où se nourrir d’autre chose que soi-même est mal vu, Ronce est un individu dont l’amitié peut causer des ennuis…

Rédigé dans une langue richement travaillée – la dédicace à Alain Damasio n’est pas anodine, même si le projet de Dickow a peu à voir avec l’auteur des Furtifs –, Le Premier souper est donc aussi singulier qu’il est permis de l’imaginer. Intrigues et personnages ne sont là que pour répondre aux conventions du roman, la narration se faisant un malin plaisir de varier les styles au fil de cette anthropologie alimentaire bizarre. Le résultat est aussi fascinant qu’étrange, avec une saveur qui échappe à toute classification… Mais, à l’instar des mets aux goûts les plus éloignés de nos habitudes gustatives, ce Premier souper ne plaira guère qu’aux palais les plus curieux.

Agency

Pour parler d’Agency, dernier roman en date de William Gibson, on pourrait reprendre la critique de Périphériques (cf. Bifrost 96) en y apportant les changements les plus minimes, même si ce nouveau roman s’inscrivant dans la nouvelle trilogie du pape du cyberpunk ne constitue pas à proprement parler la suite de Périphériques. Le premier tome présentait deux lignes temporelles : l’une située à notre époque, l’autre au milieu du XXIIe siècle, après le Jackpot – un ensemble d’événements cataclysmiques ayant éradiqué 80 % de la population mondiale, doublé de la mise au point d’une technologie permettant d’entrer en contact avec des passés divergents. Narré à hauteur de ses personnages, Périphériques constituait moins un thriller qu’un catalogue d’inventions futuristes mises en situation (en tout premier lieu les périphériques, ces androïdes permettant d’accueillir une conscience venue d’un univers divergent), porté par une trame étique.

On retrouve dans Agency l’un des deux protagonistes du premier tome, Wilf Netherton, cet attaché de presse vivant dans un Londres distant de nous de 70 ans dans le futur – un autre futur que le nôtre. L’autre trame du roman se déroule en 2017, dans un monde qui aurait pu être le nôtre si Hilary Clinton avait gagné l’élection présidentielle américaine l’année d’avant. On y suit Verity Jane, bêta-testeuse professionnelle. Engagée pour tester un assistant personnel, répondant au petit nom de Eunice, Verity va bien vite comprendre que le logiciel est plus performant que prévu. Après quelques jours de bêta-test, Eunice enjoint à Verity de se méfier de ses employeurs… avant de disparaître et que la situation vire au vinaigre pour l’héroïne, sans compter que des périls encore plus grands se profilent.

Bien qu’un peu plus accessible que Périphériques (forcément, le lecteur connaît désormais les bases), Agency n’offre toutefois que peu de prises, Gibson demeurant chiche en informations contextuelles. L’auteur continue d’explorer les modalités de ses inventions, en tout premier lieu les périphériques. Au cours d’un récit faisant la part belle à l’action dans sa deuxième moitié, le roman questionne au passage la capacité d’agir de ses protagonistes (l’agency du titre), ceux faits de chair et de sang étant ballotés sans trop comprendre les événements – comme le lecteur –, là où les IA s’en tirent potentiellement mieux. Il est possible de se laisser embarquer ou bien, comme le chroniqueur, de rester sur le bord du chemin.

Sœurs dans la guerre

Sarah Hall est une auteure britannique dont quatre romans ont déjà été traduits en français chez Christian Bourgois, l’un d’entre eux (La Frontière du loup) navigant en pleine SF, avec une Écosse indépendante. Sœurs dans la guerre est un brin plus ancien (2007), et obtint à l’époque le prix James Tiptree, du temps où celui-ci s’appelait encore James Tiptree Award…

Le roman s’ouvre dans une Angleterre dystopique, où l’Autorité régente tout : les habitants de Rith, ville de Cumbria, n’ont ainsi aucune liberté, vivent entassés dans des immeubles et vont tous les jours travailler sans aucune perspective d’avenir… C’est encore pire pour les femmes : de manière à réguler l’exploitation des ressources de ce monde post-apocalyptique, la natalité est contrôlée, toutes les femmes se voient imposer de porter un stérilet et une loterie décide de qui a le droit d’enfanter. Afin que cette politique soit scrupuleusement respectée, des contrôles aléatoires et pour le moins intrusifs sont réalisés par des vigiles. Bref, une dystopie de la plus belle eau. La narratrice du récit, dont on ne connaîtra jamais le prénom d’origine, décide de quitter cet univers, et avec lui son mari qu’elle ne supporte plus, pour s’enfuir dans la campagne, là où les gens sortent du giron de l’Autorité mais n’ont plus d’existence réelle (l’Autorité refuse d’admettre leur existence), obligés de subvenir à leurs propres besoins. Son but : rejoindre la communauté de Carhullan, dans les collines, un camp composé exclusivement de femmes éprises de liberté, d’autonomie et d’un retour bienvenu aux valeurs fondamentales d’entraide.

Le roman se présente donc comme les mémoires de Sœur (le seul nom qui lui sera attribué dans l’ouvrage) rédigées trois ans après le temps du récit, retrouvées plus tard encore, et que le lecteur découvre, parfois incomplètes. Sœur y raconte son arrivée dans la communauté, l’amitié instantanée de certaines des pensionnaires comme la défiance des autres, et comment, bon an mal an, elle va s’y faire une place, découvrant le fonctionnement du camp, par ailleurs décrit avec minutie et très crédible, au travers des tâches ménagères qui constituent l’essentiel de la vie de ces femmes. À la tête du camp, Jackie Nixon est sure de l’orientation qu’elle veut donner à son petit monde : vivre en indépendance, pour ne pas cautionner l’Autorité et ses débordements liberticides. Tout en sachant que cela n’aura qu’un temps, que le pouvoir en place ne pourra laisser passer le succès de la communauté. Alors faudra-t-il sans doute se préparer à la résistance, voire la guerre ; le titre original, un peu plus explicite que son équivalent francophone, est à ce propos sans équivoque : The Carhullan Army.

Roman au rythme lent, Sœurs dans la guerre doit beaucoup à la voix forte de sa protagoniste : elle décrit avec une intensité remarquable ses sentiments, qu’il s’agisse de sa vie passée, qu’elle évacue assez vite, ou de ses rapports avec ses congénères. Mention spéciale à ses relations avec Jackie : cette dernière se révèle ainsi tour à tour amicale et manipulatrice, et l’évolution de leur relation est remarquablement amenée, jusqu’à la dernière scène, d’un grand désespoir. L’aspect dystopique, s’il imprègne l’ensemble du texte, est quant à lui plus discutable, notamment cette Autorité, pouvoir monolithique dont on ne verra jamais le visage : comment peut-on exercer une telle coercition sans être davantage présent ? Mais sans doute le propos de Sarah Hall n’est-il pas dans la description in extenso d’une société dystopique, mais bien plutôt dans celle d’une communauté de femmes aspirant à mener leur existence comme elles le souhaitent, quelles que soient leurs raisons ; Hall laisse du reste intelligemment planer le doute sur celles-ci, toutes ne sont pas là pour se réfugier du mal qu’on leur a fait.

Roman dense, marqué par des personnages forts et émouvants à la fois, Sœurs dans la guerre trouve ainsi sa place dans une longue lignée de livres féministes sans concession.

Plasmas

Oubliez la quatrième de couverture boursouflée qui parle de « fascinante cosmo-vision » et de l’invention d’un « genre littéraire, forme éclatée et renouvelée du livre-monde » : Plasmas est un recueil de nouvelles situées dans un futur qu’on devine plus ou moins identique, qui se répondent les unes aux autres, aussi bien sur la thématique que sur certains procédés narratifs (plusieurs nouvelles sont ainsi à chute, celle-ci étant à prendre au sens premier du terme). Céline Minard n’en est pas à son premier essai en littérature de genre, on se souviendra de son roman Le Dernier Monde ou encore de Bastard Battle (critiqués dans les Bifrost 46 et 52), mais elle le fait ici sous la forme courte, privilégiant des textes comme autant de bouts d’existence, plutôt que des récits structurés avec un début, un développement et une fin. Minard nous décrit ces êtres au plus proche, de façon à amplifier l’effet immersif, ce qui nous permet de mieux mesurer les enjeux de cet avenir pas toujours réjouissant, entre disparition des insectes, dérive du génie génétique, abandon de la Terre pour terraformer Mars ou la Lune, voire lancer des vaisseaux-nefs… On nage donc bien en pleine science-fiction, qui s’assume, même si le terme n’apparaît nulle part dans l’ouvrage ; on citera pour preuves l’exergue d’Ursula Le Guin, un texte inspiré de 2001, Odyssée de l’espace, et un autre qui reprend certains éléments de La Chose d’un autre monde. Mais l’important est ailleurs : dans la langue de Minard, d’abord, car ces textes sont très écrits, très littéraires, on sent chaque mot pesé et soupesé, il n’y a pas de gras dans la prose de l’autrice, qui se révèle tout aussi claire et précise dans son approche de la science. Autre trait saillant, sa perception de ce qui définit l’être humain : son attachement à des choses simples – la montée d’adrénaline d’un trapéziste qui œuvre sous les regards de centaines d’êtres génétiquement modifiés pour accéder à la plus parfaite fluidité des mouvements, ou la possibilité de vivre en parfaite symbiose avec son environnement. Et même si l’autrice convoque parfois des créatures issues de laboratoires, tels des drachons ou ce plasmode qui s’empare de chevaux, l’humanité reste en permanence au cœur de son propos. Une humanité en impesanteur, toujours à la frontière entre les différentes forces qui s’exercent sur elle, qui s’interroge sur son devenir et essaye de se réinventer pour apporter la justification de son existence. Original, inventif, fort, parfois hermétique, stylistiquement impeccable, Plasmas est un recueil qu’on n’attendait pas nécessairement, mais qui sonne comme une révélation dans le paysage de la nouvelle francophone de science-fiction.

Godzilla

Tout le monde connaît Godzilla, la créature issue des fonds sous-marins, qui détruit sur son passage. Beaucoup de monde connaît Godzilla, les films, qu’il s’agisse de la version originale japonaise de 1954 (ou du remontage américain de celle-ci) et de ses innombrables suites, ou des remakes américains récents, plus ou moins réussis. Mais peu de gens connaissent le roman d’origine, signé Shigeru Kayama, et pour cause : il était resté inédit en langue française jusqu’à ce que les éditions Ynnis décident de le publier en cette année 2021. Le lectorat français se voit donc proposer un livre fondateur ; il convient toutefois de noter qu’il n’y a pas eu d’abord le roman, puis son adaptation au cinéma. Tout a commencé par une idée du producteur Tomoyuki Tanaka, qui a imaginé l’histoire du « Monstre géant venu de 20 000 lieues sous les mers » comme base d’un film pour la Toho. Il demanda alors à Shigeru Kayama de rédiger un roman, que devaient ensuite adapter Ishirô Honda, le réalisateur du film, et Takeo Murata. Livre et film sont donc intriqués, sans que le premier soit la novélisation du deuxième ou le deuxième une simple adaptation d’un matériau préexistant. De fait, les différences entre les deux sont relativement minimes, même si Kayama a davantage de place pour travailler ses personnages, et notamment Sinkichi, le « héros », qui se voit fusionné dans le film avec un protagoniste plus secondaire du roman. Autre ajout intéressant à signaler, la création par Kayama de l’organisation tokyoïte de soutien à Godzilla : le professeur Yamane, qui déjà dans le film ne souhaite pas qu’on tue le monstre pour pouvoir l’étudier et mettre à profit sa fascinante résistance à la radioactivité, va encore plus loin dans le roman, en organisant une propagande visant à retourner l’opinion publique sur le devenir de la créature. Le roman est en revanche parfaitement en phase avec le propos global du film, en s’inscrivant ouvertement contre l’utilisation de l’arme atomique sur Hiroshima et Nagasaki, et les essais nucléaires qui perdurent en 1954. Cette position anti-prolifération culmine, comme dans le film, dans la scène finale, où, après avoir tué Godzilla, le docteur Serizawa se suicide pour que son arme ultime, le Destructeur d’oxygène, ne passe pas aux mains de personnes malintentionnées.

La lecture de ce roman prolonge ainsi l’expérience du film, en l’enrichissant de diverses manières ; on la conseillera donc, tout en signalant que tout cela est parfois empreint de naïveté, à l’image des descriptions sonores, puisqu’ici les vaches font « meuh meuh », les oiseaux « cui cui », les mitraillettes « tacatac » et les voitures de pompiers « hou, hou, hou »… À noter que ce livre propose également le roman à l’origine du deuxième film de la série, Le retour de Godzilla (eh oui, il n’était pas vraiment mort), nettement plus court que le premier, presque un simple scénario, et également moins convaincant. Et si l’on veut être totalement exhaustif sur Godzilla, on pourra avec grand profit compléter par la lecture de cette bible qu’est Kaiju, envahisseurs & apocalypse. L’âge d’or de la science-fiction japonaise de Fabien Mauro (Aardvark).

Le Club Aegolius

Premier roman de Lauren Owen, Le Club Aegolius renoue avec une tradition anglo-saxonne remontant au moins à Sheridan Le Fanu : le roman gothique vampirique. Ici, contrairement à Dracula, le vampire ne vient pas du continent pour envahir la Grande-Bretagne. Il est au contraire bien implanté dans le Londres de l’époque victorienne et se cache soit dans la bonne société, via le club Aegolius qui donne son titre au roman, soit dans les franges les plus pauvres de la ville, comme le quartier de Whitechapel rendu célèbre par un certain Jack l’Éventreur. Dans ce livre, celui-ci a d’ailleurs un émule : le Docteur Couteau.

Comme beaucoup de romans gothiques anglais, Le Club Aegolius s’attache à la destinée de deux membres de la bonne société rurale : James Norbury et sa sœur Catherine, devenus orphelins assez jeunes, mais avec suffisamment d’argent pour être rentier et ne pas courir à tout prix après un mariage prospère. Suite à des études classiques, James monte à la capitale, se rêvant poète. Las, il y fera d’étranges rencontres et disparaît de la circulation. Folle d’inquiétude, sa sœur aînée part à sa recherche et découvre l’envers sanglant de la métropole.

Comme ses modèles, Le Club Aegolius part loin dans le passé et prend son temps pour installer la situation. Jusqu’au premier sang, le livre pourrait être un roman classique avec la découverte d’une passion entre deux hommes que tout oppose dans une époque victorienne peu propice à de tels rapprochements. Il faut attendre plus d’une centaine de pages pour un aperçu d’une créature hématophage, et il en faudra encore bien d’autres avant que celles-ci ne soient clairement identifiées pour le lecteur (et bien plus pour Catherine). Reprenant les trucs de ses illustres aînés, l’autrice saute d’un narrateur à l’autre, change de registre (d’un récit classique à des extraits de journaux intimes par exemple) et fait des allers-retours temporels. Original dans son traitement des vampires et de leurs particularités, que celles-ci soient issues de la tradition ou aient des liens avec leur condition de mort-vivant, Le Club Aegolius séduit aussi par son traitement moderne des personnages, loin des clichés à la Jane Austen. Ainsi, Catherine Norbury n’est pas une frêle débutante, mais une trentenaire célibataire convaincue d’avoir fait une croix sur sa vie sentimentale, et qui s’embarrasse donc peu du qu’en-dira-t-on pour retrouver son frère. Le milliardaire américain, équivalent de Quincey Morris chez Bram Stoker, n’est pas en mission de séduction ; confronté lui aussi à ces créatures, il s’avère davantage un allié qu’un protecteur de Catherine.

Las, Lauren Owen n’échappe pas non plus au travers du genre : ses longueurs et une conclusion comptant une cinquantaine de pages de trop. Reste un récit qui renouvelle non sans talent la figure classique du vampire, le sortant de l’ornière de la bit-lit ou du gore à tout prix.

Paradis, année zéro

Courant alternatif est un nouveau label des Moutons Électriques, présenté comme « engagé et enragé » faisant la part belle aux « fictions politiques, écologiques et sociales, mais également [aux] dystopies et d’utopies » comme l’indique leur site. Quatre titres sont disponibles au catalogue au moment de rédiger ces lignes, dont Paradis, année zéro de Christophe Gros-Dubois – deuxième roman de cet auteur venant du cinéma.

Une catastrophe inédite et inexpliquée, littéralement, vient frapper les USA. Les belles baraques s’écroulent tandis que les taudis restent droits — même si parfois de guingois. D’autres conséquences adviendront au fil du récit, comme autant de prétextes à promouvoir la narration de l’auteur. Parallèlement, une invention va redistribuer les cartes entre les différents protagonistes.

Au milieu de ce Washington en perdition, de nombreux personnages se rencontrent, s’évitent et s’affrontent, dont de nombreuses femmes africaine-américaines. Une mère et sa fille, militantes de deux générations distinctes, ou encore une cascadeuse meurtrie par la mort de son frère. On croise aussi un ersatz de Mike Tyson et un homme ayant été touché par la crise des subprimes. Dans le camp d’en face, le policier qui a abattu le frère évoqué précédemment, un videur-biker tendance néo-nazie et un jeune redneck ayant ouvert le feu dans une église. Si cette galerie de personnages semble stéréotypée, leurs évolutions sont néanmoins intéressantes, et laissent la place à une complexité bienvenue.

Hélas, le paratexte dessert le roman. Entre la quatrième de couverture annonçant que le texte date d’avant Trump et les « violences policières récentes » (pléonasme), parle de « prophétie » et la première qui annonce comme thématique du livre : « la fin du racisme et après », on se demande jusqu’à la toute fin s’il n’y a pas erreur sur la marchandise. Que l’auteur ait eu l’idée de son livre il y de nombreuses années est une chose, mais laisser entendre que ce roman qui parle de Biden et de Covid a été « Écrit avant » donne une saveur de toc à l’ensemble. Par ailleurs, annoncer « la fin du racisme » comme thématique est assez osé, et plus encore le « après » puisqu’il ne constitue que les toutes dernières pages de cet épais roman.

On déplorera beaucoup de coquilles, parfois sur les noms propres : « Bookter T. Washington » ou le fréquent « Malcom X ». L’usage de l’italique pour les termes anglais est irrégulier, de même que la pertinence des notes de bas de page. Et si l’auteur fait montre d’une grande culture africaine-américaine, et étatsunienne en général, comment expliquer la confusion entre Washington et l’État de Washington à la toute fin ? La question est posée sans ironie.

Grosse déception que cette utopie post-apo un peu trop foutraque et inutilement lubrique, sur une thématique complexe mais d’actualité permanente. Une sorte de pétard mouillé, vu le résultat alors que Richard Wright et James Baldwin, deux auteurs africains-américains majeurs, sont évoqués, de même que Frantz Fanon, à qui l’on doit Les Damnés de la terre, livre de chevet du Black Panther Party.

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