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Les Portes célestes

Les lecteurs de La Fleur de Dieu savaient à quoi s’attendre : Les Portes célestes promettaient d’aller plus loin, que ce soit dans la réinterprétation du schéma dunien, dans la confrontation entre matérialisme et spiritualité, et dans la critique des systèmes sociaux monolithiques sans cesse réinventés pour le malheur du monde – à moins que ce ne soit l’hybris de quelques-uns qui parvienne toujours à les imposer au plus grand nombre. Jean-Michel Ré ne déçoit pas et tient les promesses du premier opus de sa trilogie : pour aller plus loin, il fallait faire plus intense, plus violent, plus cruel et plus dantesque. Force est de constater que sur le plan du divertissement pur, l’auteur fait mieux qu’attendu : les scènes de combat, chorégraphiées à la seconde près, donnent l’impression que Hypérion figure aussi parmi les dettes littéraires de ce livre ; les phases toniques sont séparées par les nécessaires temps de repos destinés à introduire de nouveaux concepts. Les Portes célestes se paye même le luxe d’offrir à son lecteur un temps de tension croissante morcelé entre plusieurs chapitres où les masques tombent et où le Seigneur de Latroce – principal ennemi de l’Empereur – en vient à révéler son dessein.

C’est ici que le schéma dunien évoqué se voit réinterprété d’une façon plus originale qu’on ne l’attendait. Le Messie de Dune est la véritable fin de Dune : le triomphe militaire et politique de Paul Atréides n’était qu’une étape qui devait le conduire au sacrifice de son individualité ; sa déchéance et son départ au désert ne sont qu’un sacrifice d’un autre genre imposé parce qu’il refuse d’accomplir son destin et en transmet la lourde charge à son fils Leto II. Ici, la débâcle militaire qui guette l’Empire de Chayin X et entraîne son effondrement sont la conséquence d’un triple échec : celui des religions établies qui – à cause des effets psychotropes de la Fleur de Dieu – ont renoncé à la notion de salut et se sont faites matérialistes et sécularisées ; celui de la science officielle qui a endossé les oripeaux de la religion – hommage transparent à la Sainte Église Industrielle de L’Incal — et s’est de toute façon dévoyée dans le commerce de ses propres inventions  ; et celui d’un pouvoir impérial qualifié de paresseux, où l’Empereur prolonge son règne depuis une éternité sans réel projet politique… Si les causes de la sclérose ne sont pas identiques à celles que Frank Herbert avait choisies pour son propre Imperium, l’erreur pour Jean-Michel Ré aurait été d’introduire dans son intrigue un personnage messianique et donc de réécrire Dune : c’est ici que le schéma du livre trouve son originalité, car ce qui fait tomber l’Empire n’est rien d’autre, au fond, que le refus de toute forme de pouvoir centralisé. Le système malade suscite en effet sa propre opposition : l’Empereur voit son Seigneur de la Guerre s’imposer comme pouvoir concurrent (ou non) ; les scientistes voient leur monopole le plus précieux brisé par le piratage d’une faction anarchiste ; les religions organisées se voient incapables d’expliquer l’anomalie que constituent le maître soufi-shinto Kobayashi et son mentor, l’Enfant.

Aux trois piliers du système impérial condamné, Jean-Michel Ré oppose donc trois groupes distincts – et qui, bien qu’alliés objectifs, ont malgré tout des antagonismes – dont la pensée se voit teintée d’anarchisme à un degré ou à un autre : anarchisme nihiliste du Seigneur de Latroce et de ses clones, anarchisme goguenard aux méthodes parfois criminelles de la Fawdha’Anarchia, anarchisme idéaliste et spirituel de l’Enfant et de ses disciples. La leçon de l’auteur est claire : il n’y a ni tribuns, ni chevaliers blancs, ni messies, et si l’on prétend faire tomber un Empire, mieux vaut que ce ne soit pas pour en construire un autre. Le propos, cohérent, mérite bel et bien d’être entendu – surtout de nos jours –, et s’il s’éloigne quelque peu des idées de Frank Herbert, il ne dénature pourtant pas le décor d’inspiration dunienne adopté par son auteur.

Le lecteur découvrira au terme de ce livre un abondant glossaire qui permet de prolonger mais aussi d’enrichir l’expérience de La Fleur de Dieu : au-delà de quelques détails d’ordre civilisationnel, il offre aussi, par moments, un éclairage sur la suite que l’auteur compte donner à ce volume central. En effet, si l’anarchie semble avoir gagné à la fin des Portes célestes, la question est posée de savoir à quoi au juste va ressembler le nouveau monde humain. Détruire est simple, reconstruire souvent complexe, et c’est peut-être là que se trouve la difficulté du projet littéraire de Jean-Michel Ré, car faire une proposition revient à sortir de l’ambiguïté : on en conviendra, ce moment-là est toujours délicat…

Je suis fille de rage

Après les guerres de religions françaises du XVIe siècle (Royaume de vent et de colère) et celle d’indépendance du premier siècle en Angleterre (Boudicca), Jean-Laurent Del Socorro continue d’inscrire son œuvre romanesque dans la Grande Histoire avec Je suis Fille de rage, qui survole en 500 pages la guerre civile qui ensanglanta les États-Unis de 1861 à 1865. Un conflit dont, en France, on ne connaît souvent que les grandes lignes et quelques batailles célèbres, Gettysburg en premier lieu, et que l’auteur nous fait revivre à travers une multiplicité de points de vue, confédérés et unionistes, généraux et soldats, noirs et esclavagistes. On retrouve ici comme dans ses précédents romans la capacité de Del Socorro à camper des personnages et des situations dramatiques en de très courts chapitres qui vont droit à l’essentiel, à tirer les grandes lignes de cette guerre – de nombreux chapitres proviennent de correspondances réelles – et en parallèle à nous plonger dans l’horreur qu’elle fut au quotidien, les assauts suicidaires, les morts inutiles et absurdes.

Tout cela est très bien fait, Jean-Laurent Del Socorro a un talent de conteur qui n’est plus à démontrer. Pourquoi en parler dansBifrost ? Là, j’avoue que les arguments me manquent. Je suis Fille de rage est un roman historique qui n’a pas à peu près rien à voir avec les littératures de l’imaginaire. La part historique était déjà prépondérante dans ses romans précédents, mais ils se rattachaient in fine à la fantasy, que ce soit par l’utilisation, même discrète, de la magie (Royaume de vent et de colère) ou par le côté légendaire de son héroïne (Boudicca). Ici, le seul élément qui pourrait relier ce livre à nos genres de prédilection se limite aux dialogues d’Abraham Lincoln avec une incarnation de la mort, laquelle tient un compte macabre sur les murs de son bureau en traçant à la craie un trait pour chaque victime de cette guerre. C’est peu. Plus généralement, on pourrait éventuellement reprocher à ce roman de coller de trop près à la réalité historique, de ne pas faire appel à un imaginaire qui irriguait ses œuvres précédentes. Ça n’en reste pas moins un très bon texte, même s’il n’a pas grand-chose à faire ici.

Archives de l’exode

Après L’Espace d’un an et Libration, Becky Chambers fait son retour sur les tables des libraires, fraîchement auréolée d’un prix Hugo de la meilleure série amplement mérité. Le fait est que, au fil des parutions, elle a su imposer un ton et un esprit tout à fait singuliers au sein de la production actuelle. Dans sa critique de Libration, Claude Ecken parlait à juste titre d’histoire feel good, mais il ne faudrait pas pour autant ranger ses romans dans la catégorie bluettes inoffensives. Archives de l’exode, en particulier, touche à des thèmes plus sombres que ses prédécesseurs, et la mort y occupe une place centrale. L’action se déroule intégralement au sein de la flotte d’exode, ces vaisseaux qui ont quitté une Terre agonisante à la recherche d’un avenir meilleur. Mais de quel avenir peut-il s’agir ? C’est l’interrogation qui habite les différents protagonistes de ce récit. Par bien des aspects, la société que décrit Becky Chambers a des allures d’utopie. L’humanité y apparaît unie, chaque individu a un rôle à jouer pour le bien collectif, violence et criminalité y sont très marginales. Pourtant, tous n’envisagent pas de passer leur vie à bord d’une flotte lancée à travers l’espace sans destination précise.

Becky Chambers suit le parcours d’une demi-douzaine de protagonistes dont les chemins vont parfois se croiser. Rien de spectaculaire, elle préfère s’intéresser à leur quotidien, lequel pourra prendre à l’occasion une tournure dramatique et amener chacun à questionner ses certitudes et ses doutes. Comme toujours, la romancière colle au plus près de ses personnages, tout en donnant à voir un ensemble plus vaste, une société qui a fait de ses contraintes (la place limitée, la nécessité de tout recycler, etc.) un mode de vie. C’est parfois amusant, souvent touchant, sans que Chambers ait jamais besoin de tirer sur la corde émotionnelle (reproche que l’on pouvait faire parfois à L’Espace d’un an). Un space opera intimiste, tout en humanisme et en empathie. Il n’est pas nécessaire d’avoir lu les précédents pour apprécier ce roman, mais on aurait bien tort de s’en priver.

Trafalgar

Après l’excellent Kalpa impérial en 2017, La Volte a l’heureuse idée de publier un second livre de l’Argentine Angélica Gorodischer – autrice réputée dans son pays et ailleurs dans le monde, mais pour ainsi dire inconnue en France avant que l’éditeur ne s’y mette. Il s’agit cette fois de Trafalgar —sorte de fix-up centré sur le fantasque personnage nommé Trafalgar Medrano, voyageur de commerce de son état, et (forcément) conteur de premier ordre par vocation.

À chacune de ses escales à Rosario, Argentine (la ville de l’autrice), fin des années 1970, en même temps qu’il fait la démonstration de sa consommation pathologique de café, il régale son auditoire (souvent Angélica Gorodischer elle-même) avec les récits totalement fous de ses explorations interstellaires. Car il en a vu, du pays, Trafalgar – quantité de planètes au nom à coucher dehors, entre lesquelles il navigue avec sa « guimbarde », au petit bonheur la chance, et où il se débrouille toujours pour vendre sa camelote à des extraterrestres qui n’en ont probablement pas vraiment besoin, séduisant plus qu’à son tour les charmantes jeunes femmes qu’il y rencontre forcément. Il y sème aussi un peu la zone, avouons-le…

Et ces mondes lointains (« sans doute du côté de l’Inde », suppose une tante de l’autrice) sont tout de même sacrément différents de la calme et provinciale Rosario : ici, l’histoire entière est chamboulée de fond en comble à chaque nuit qui passe ; là, la planète s’avère un double historique de la Terre, où notre VRP peut faire l’article à des Rois Catholiques qui n’ont pas encore dépêché Colomb de l’autre côté de l’océan ; là-bas, encore, les habitants semblent plongés dans une apathie constante qui perturbe les scientifiques venus observer le phénomène ; et, plus loin, la planète entière appartient à la famille… disons González. Etc., etc.

Bien sûr, tout ce que raconte Trafalgar Medrano est parfaitement authentique. Personne ne saurait en douter – certainement pas ses interlocuteurs, hommes et femmes de lettres, souvent, qui se délectent, quoi qu’ils prétendent, de ces épisodes rocambolesques où toutes leurs certitudes et anticipations s’effondrent joyeusement au détour d’une page. C’est qu’il y en a des idées, dans les contes de Trafalgar. Des idées qui ne manquent pas d’un certain panache et qui évoquent passablement cette science-fiction très populaire du type de l’âge d’or, ou aube de l’âge d’argent, et sans doute déjà bien surannée en 1979. Mais cela fait partie du charme ! De même que les savants artifices de narration de Trafalgar comme d’Angelica Gorodischer, car nous avons ici une conteuse d’exception qui met en scène un conteur d’exception. L’un et l’autre partagent au fond bien des choses, notamment le goût de la digression savoureuse, ou encore des retournements inattendus – ainsi que des détails en apparence anodins, qui ancrent pourtant le récit dans le réel.

Car tout cela est authentique, hein ! Parfaitement.

L’ensemble s’avère très drôle, toujours malin, parfois étrangement profond, d’une richesse picaresque et d’un style fluide mais surtout réjouissant. On engloutit ces contes comme Trafalgar ses cafés. Et comme lui, bien entendu, on en redemande : un régal !

Chiens de guerre

Auteur très productif, en SF comme en fantasy, Adrian Tchaikovsky s’est surtout fait connaître en France pour son excellent roman Dans la toile du temps, qui mettait en scène une civilisation d’araignées. Comme le titre le laisse supposer, les animaux sont toujours de la partie dans Chiens de guerre – mais c’est un roman bien différent, et on y croise bien d’autres animaux que des toutous.

Rex est un bon chien. Sa puce (…) le lui dit quand il obéit aux ordres. Quand il renâcle, il est un vilain chien – sa puce le lui dit, et il gémit. Rex a un Maître, qui, comme tel, décide du Bien et du Mal, et le tient métaphoriquement en laisse. Mais Rex n’est pas un animal de compagnie : c’est un chien de guerre, un biomorphe développé pour se battre à la place des humains. Il ne ressemble à vrai dire plus guère à un chien – et il en va de même pour ses collègues, l’ourse Miel, Dragon le reptile, Abeilles qui est tout un essaim d’abeilles (le personnage le plus fascinant du lot). Ils se battent au Mexique – ils font partie d’une armée corporatiste appuyant les reliquats du gouvernement central, face à des Anarchistas aux abois (…). Il n’y a pas de guerre propre, mais celle-ci est particulièrement sale : les biomorphes, conçus pour obéir aux ordres, commettent bien des atrocités sans en avoir conscience. Ce sont des machines à tuer, des monstres terrifiants. Le Maître, Murray, enchaîne ainsi les crimes de guerre sans se salir directement les mains. Pourtant, les circonstances (provoquées ?) font que les biomorphes se retrouvent coupés des ordres du Maître. Rex, le chef de cette escouade, doit prendre des décisions, librement – et il déteste ça : la laisse est tellement plus confortable ! Par chance, Miel, qu’il sait être bien plus intelligente que lui, est de bon conseil…

C’est une base au fond très classique. Adrian Tchaikovsky reprend des thèmes et des procédés éventuellement anciens – il cite ouvertementL’Île du docteur Moreau, mais on peut aussi penser à Demain les chiens, à Cordwainer Smith, plus récemment à David Brin ou encore (surtout ?), du fait du contexte militaire appuyé et des relations entre les biomorphes d’espèces diverses, à la bande dessinée We3 de Grant Morrison et Frank Quitely. Et cela ne joue pas vraiment en faveur du roman d’Adrian Tchaikovsky : il est plus que correct, mais peine à sortir du lot.

Chiens de guerre prend pourtant des directions plus inattendues ensuite – encore que toujours très référentielles à l’occasion. La fresque intime faisant le liant, on passe à un point de vue plus large, sur la place des biomorphes dans la communauté humaine – il s’agit de s’interroger sur leurs responsabilités ainsi que sur leurs droits, et les liens entre les unes et les autres. Le débat juridique est perturbé par une opinion versatile et prompte aux retournements soudains mais pas moins enflammés – ce qui, à l’heure des tweetstorms à répétition, n’est au fond pas si improbable, encore que la manière dont l’auteur nous décrit ces phénomènes a quelque chose d’un peu trop naïf et soudain ; il en demande parfois beaucoup, côté suspension volontaire d’incrédulité – pas aux plans scientifique et technologique, mais humain et sociétal. Un désir d’utopie parcourt en outre ces pages, qui ne résiste pas toujours à la réalité sordide – ou aux manipulations opérées dans l’ombre par d’autres entités de nature à bouleverser la conception de l’humanité, inégalement sympathiques… Rex est une figure de ces débats – même s’il s’en passerait bien, lui qui n’a guère confiance en ses capacités intellectuelles, et aimerait retrouver l’apaisante sensation d’un Maître lui assurant qu’il est un bon chien…

Ce Maître est pourtant un des soucis majeurs du roman. C’est un méchant de feuilleton, vraiment très très méchant, au point où c’en est quelque peu ridicule. Et les autres humains sont presque aussi caricaturaux. Au fond, comme dans Dans la toile du temps, l’alternance des points de vue accentue le sentiment que l’auteur est bien plus à l’aise et convaincant quand il se met à la place des animaux (ou, plus généralement, des non-humains). Les limitations mêmes de Rex en font un point de vue intéressant – un personnage tour à tour terrifiant et émouvant. Le Maître, lui, est tout d’un bloc.

Chiens de guerre se lit bien, cela étant. Il n’a pas le brio de Dans la toile du temps : sur le fond comme sur la forme, il est autrement convenu, et parfois pâtit de ce que les thèmes dont il traite l’ont été par de prestigieux devanciers : leur ombre porte sur le roman et en limite l’impact. On lira pourtant volontiers d’autres œuvres d’Adrian Tchaikovsky – mais Chiens de guerre n’est clairement pas au niveau de son prédécesseur. Araignées 1, chiens 0.

Le Maître de la lumière

Maurice Renard, chantre du merveilleux scientifique, a été quasiment oublié pendant un temps, mais diverses publications, ces dernières années, l’ont rappelé à notre bon souvenir, comme l’enthousiaste et habile pionnier qu’il était. En 2019, nous avons eu droit à deux exhumations éclairant la dernière phase de l’œuvre de l’auteur… à vrai dire une époque où il avait tendance à remiser le merveilleux scientifique, pas assez vendeur, quand d’autres genres, à l’image de la romance ou du policier, lui garantissaient des revenus plus sûrs.

[Lire la critique de Celui qui n'a pas tué.]

Quelques mois plus tôt, la BNF, dans sa collection des « Orpailleurs », avait publié un autre ouvrage de Maurice Renard – un roman, cette fois, Le Maître de la lumière. Proposé en feuilleton en 1933, il est donc postérieur aux nouvelles de Celui qui n’a pas tué . Cependant, le merveilleux scientifique y revient en force, tout en se mêlant de quantité d’autres genres : là encore, le récit sentimental et le policier ont une importance majeure, mais Maurice Renard y ajoute une dose non négligeable de roman historique, et s’autorise même un détour via les aventures maritimes.

Tout commence avec une histoire d’amours impossibles, très Roméo et Juliette, mais avec des Corses : les amoureux sont issus de clans qui se livrent une impitoyable vendetta depuis un siècle en raison d’un assassinat qui rend toute réconciliation impensable. Or, notre héros fait la découverte d’un étrange matériau, la «  luminite », qui « ralentit » la lumière : les images que l’on voit à travers proviennent ainsi du passé, à la manière du spectacle des étoiles. De fait, ce que l’on voit ainsi pourrait peut-être éclairer l’assassinat qui s’est produit en 1835… au jour et à l’endroit mêmes de l’attentat de Fieschi (encore un Corse).

L’idée relevant du merveilleux scientifique est bonne, et méticuleusement explorée. Cette trouvaille produit une double enquête, à la fois policière – très astucieuse, pour le coup – et historique, avec la « machine infernale » à l’arrière-plan. Les genres se conjuguent très bien, et la romance qui les sous-tend de même (passé les tout premiers chapitres, elle ne phagocyte pas excessivement le récit). À ceci près que Le Maître de la lumière s’avère à nouveau une impensable collection de coïncidences – c’est plus sensible encore que dans Celui qui n’a pas tué du fait de l’unité (malgré tout !) du récit. Par chance, là encore l’auteur sait inciter le lecteur à jouer le jeu, et, si l’on excepte un antépénultième deus ex machina bien falot qui ne devait pas davantage convaincre en 1933 qu’aujourd’hui, l’ensemble, même un brin trop bavard, se montre aussi charmant que palpitant.

Bienvenues, ces deux publications illustrent, dans des registres divers, le talent multiforme de Maurice Renard. Elles ne constituent sans doute pas le pinacle de sa carrière, mais qu’importe : elles sont tout à fait séduisantes.

Celui qui n’a pas tué

Maurice Renard, chantre du merveilleux scientifique, a été quasiment oublié pendant un temps, mais diverses publications, ces dernières années, l’ont rappelé à notre bon souvenir, comme l’enthousiaste et habile pionnier qu’il était. En 2019, nous avons eu droit à deux exhumations éclairant la dernière phase de l’œuvre de l’auteur… à vrai dire une époque où il avait tendance à remiser le merveilleux scientifique, pas assez vendeur, quand d’autres genres, à l’image de la romance ou du policier, lui garantissaient des revenus plus sûrs.

En témoigne surtout Celui qui n’a pas tué, recueil de nouvelles publiées essentiellement entre 1927 et 1930 ; le recueil avait été composé par Renard, et devait paraître en 1931… mais la faillite de son éditeur mit un terme au projet. Curieusement, le livre paru au Visage Vert presque cent ans plus tard… en est ainsi la première édition ! Le merveilleux scientifique et le fantastique y sont somme toute assez rares, ce qui ne les empêche pas de produire quelques jolies pépites. Les deux longues nouvelles initiales (il faut singulariser « La Photographie de Mme Lebret », une sacrée réussite), suivies par vingt-cinq très courts récits, témoignent combien la romance occupe une place importante dans le recueil, qui abonde en couples où l’un soupçonne à tort l’infidélité de l’autre, ou ne la soupçonne pas quand elle est bien réelle ; mais on y trouve bien d’autres choses, du policier à l’humour. Toutefois, s’il est un trait qui rassemble la majorité de ces contes, c’est la multitude des coïncidences qu’ils mettent en scène. Le destin joue avec les protagonistes, de la manière la plus improbable qui soit, et c’en serait presque risible si le lecteur n’était amené de mille et une manières à jouer le jeu. Maurice Renard avait du métier, il savait tourner un récit, et sa plume agréable y participait. L’ensemble ne manque dès lors pas de charme ludique, et si le lecteur de Bifrost pourra regretter un chouia que l’Imaginaire n’occupe pas la première place dans ces récits, il y trouvera sans peine son content de nouvelles attrayantes dans d’autres registres plus ou moins proches.

[Lire la critique du Maître de la lumière.]

Bienvenues, ces deux publications illustrent, dans des registres divers, le talent multiforme de Maurice Renard. Elles ne constituent sans doute pas le pinacle de sa carrière, mais qu’importe : elles sont tout à fait séduisantes.

Voile vers Sarance

Poursuivant sa démarche consistant à (re)proposer le maximum de la partie fantasy historique de l’œuvre de Guy Gavriel Kay en français, l’Atalante publie une nouvelle traduction de Voile vers Sarance (une référence au poème « Voile vers Byzance » de Yeats), roman ouvrant la «  La Mosaïque Sarantine », diptyque qui se conclura avec la parution du second volet, Le Seigneur des empereurs. Situé dans le même monde, imaginaire mais modelé sur le pourtour méditerranéen du Moyen Âge et de la Renaissance, que d’autres livres de l’auteur (Les Lions d’Al-Rassan, Le Dernier rayon du soleil et Enfants de la terre et du ciel), Voile vers Sarance recrée avec brio (l’auteur s’est entouré du conseil des meilleurs spécialistes de la période, et le résultat est flamboyant) la Constantinople du vie siècle, sous le règne de Justinien, ses intrigues de cour byzantines (c’est le cas de le dire), sa splendeur et ses curiosités (comme l’importance politique démesurée des différentes factions de « supporters » de courses de chars). On y suit un mosaïste originaire de Rhodias (l’équivalent de Rome, désormais gouvernée par les barbares), mandé dans la cité de Sarance afin d’y décorer l’équivalent de Sainte Sophie, tout juste (re)construite après avoir été livrée aux flammes lors d’une révolte populaire. Un voyage physique, certes, mais aussi, surtout, psychologique et spirituel (le héros y fera le deuil de sa famille fauchée par la Peste).

Ce roman a les qualités et les défauts des autres œuvres de l’auteur : précision historique, protagonistes très travaillés (dont de très beaux personnages féminins) et dialogues ciselés séduiront les uns, tandis que son rythme (très) lent, son introspection omniprésente et ses changements de point de vue fréquents ennuieront les autres. Comme souvent avec notre auteur canadien, un art ou un artisanat est au centre du propos, et comme souvent, aussi, un personnage modeste est projeté au sein des cours locales et des grands événements historiques. On remarquera toutefois que par rapport aux Lions d’Al-Rassan, le surnaturel est beaucoup plus présent, ce qui ravira certains lecteurs mais pas forcément ceux qui appréciaient, justement, les quasi romans historiques (par opposition à une fantasy historique plus classique) proposés par Kay. On notera aussi une tension sexuelle omniprésente, qu’on ne retrouve pas, ou peu, dans ses autres livres.

Reste un ouvrage qu’on conseillera à ceux qui connaissent déjà et apprécient l’auteur. Le lecteur qui, lui, voudrait le découvrir, se tournera sans doute avec davantage de bonheur vers Les Lions d’Al-Rassan, plus court et plus nerveux.

Espace connu

Après l’intégrale du cycle de « L’Anneau-Monde », Mnémos propose un second omnibus regroupant cette fois les trois romans majeurs ( Le Monde des Ptavvs et Protecteur dans des traductions révisées, et l’inédit Un cadeau de la Terre) se déroulant dans le même univers, mais à une époque antérieure, celle de la colonisation du système solaire puis des étoiles proches, et du Premier Contact avec des races étrangères. Le premier montre qu’une statue d’origine inconnue retrouvée au fond de l’océan est en fait un Thrint, un extraterrestre échoué sur Terre depuis deux milliards d’années. La libération de sa stase temporelle donnera lieu à une course effrénée vers Neptune, où il veut retrouver un amplificateur télépathique qui lui servira à dominer la race humaine tout entière. On y apprend aussi les origines de la plupart des formes de vie galactiques. Protecteur montre l’arrivée d’un vaisseau alien un siècle plus tard, après un voyage de 32 000 années-lumière. Il contient un Protecteur Pak, qui redéfinit plus spécifiquement les origines de l’espèce humaine, qu’il veut lui aussi dominer. Comme dans Le Monde des Ptavvs, un humain va être transformé à son contact, et constituer un problème pour sa propre espèce. Là encore, une course haletante, cette fois vers d’autres systèmes stellaires, va s’engager, avec un hallucinant combat à des vitesses relativistes à la clef et un beau twist final. Enfin, Un cadeau pour la Terre montre que l’arrivée sur Plateau, dans le système de Tau Ceti, d’un drone terrien porteur d’une technologie inédite menace de redéfinir l’ordre social local, où les descendants de l’équipage du vaisseau pionnier règnent sans partage sur ceux des colons, en condamnant l’auteur du moindre crime au désassemblage dans la terrible banque d’organes qui permet de maintenir l’élite en vie.

Si les trois romans dessinent une de ces « Histoires du futur » (notamment celle de la Ceinture d’astéroïdes) dont la SF est friande, il ne faut pourtant pas s’y tromper, car le plus important est qu’ils donnent un éclairage sur le passé (jusqu’à deux milliards d’années) de la galaxie et des formes de vie qui la peuplent… et surtout de leurs origines exactes. Ils ont pour point commun de confronter la société à de violents changements de paradigme, ainsi qu’à une volonté de domination par un seul individu, que ce soit via la télépathie, la promesse d’une longue vie ou les deux à la fois. Le fond est invariablement intéressant, avec, outre l’aspect politique et sociétal, un niveau scientifique souvent proche de la Hard SF, même si ledit fond est parfois desservi par la forme, que ce soit la faute de l’auteur et de son style sans attrait particulier ou de l’éditeur (le changement de point de vue n’est marqué par aucun saut de ligne ou autre méthode dans Le Monde des Ptavvs, rendant la lecture pénible). Cet omnibus est toutefois fort recommandable, et le troisième roman l’est tout particulièrement, tant le worldbuilding y est original et intéressant.

Contes hybrides

Avec le conte ouvrant le recueil, « Le sang du large », nous lisons les états d’âme d’un écrivain de fantasy, Paul Whittemore, qui a rapidement connu le succès. Le fantastique fait peu à peu son apparition sous la forme d’une sirène qui ne se montre que les jours de désespoir. La métaphore est claire : cette créature aquatique, c’est la muse de Whittemore, son inspiration. Le narrateur, et peut-être l’auteur à travers lui, livre ainsi son ressenti : le désespoir déclenche la création. Et quand le créateur rencontre sa créature, le premier se sent revivre, sauvé, et la seconde s’avère son moteur créatif. Il s’agit là d’un conte très séduisant sur l’amour du pays de l’imaginaire, ainsi qu’une subtile histoire en trompe-l’œil.

Le deuxième conte, « Point de sauvegarde », relève quant à lui de la science-fiction. Dans un futur hautement technologique, l’humain a fusionné avec la machine pour devenir une créature cybernétique ; seul le cerveau reste organique. Ainsi sont conçus les invincibles soldats d’élite, en réalité d’anciens condamnés à mort. Leur mission consiste à mater les rebelles et neutraliser le brouillage qui dissimule le site à leurs satellites. Cette entreprise va se révéler plus ardue que prévue, et la révélation finale sera aussi déroutante que cauchemardesque – on appréciera la façon dont la technologie s’avère tour à tour addictive et aliénante.

Le troisième et dernier conte, « Bienvenue à Magicland », est plus psychologique sous ses atours fantastiques : à Magicland, on visite des enclos à licornes et hippogriffes, et l’on peut y croiser Garam, troll et agent d’entretien du zoo rêvant de devenir soigneur animalier. Son quotidien le pousse toutefois à consulter un psychologue : exaspéré par les visiteurs du parc, grand admirateur des licornes, il cherche ce qui manque dans sa vie. D’ailleurs, ces licornes, comment se reproduisent-elles ? Car ces mythiques créatures renferment bien un secret, que les toutes dernières lignes dévoileront.

Lionel Davoust prouve ainsi qu’il est aussi à l’aise en format long qu’en format court, comme le montre ces trois Contes hybrides, aux chutes particulièrement bien soignées. C’est autant une invitation au voyage qu’un cri d’amour pour le grand pays de l’imaginaire et les fantastiques créatures qui habitent… et cela, pour notre plus grand plaisir.

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