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La Fabrique des coïncidences

Guy, Emily et Éric sont de la promo 75 de la fabrique des coïncidences. Avant cela, ils étaient respectivement ami imaginaire, ce qui consiste à prendre l’apparence rêvée par un enfant qu’on accompagne au long de son développement, allumeur, sorte de Cupidon moderne, et distributrice de chance. Leur rôle consiste à fabriquer des coïncidences propres à améliorer la vie des gens, en fonction de techniques assez simples au départ, puis de plus en plus élaborées quand il faut tenir compte d’un grand nombre d’incidences. Les solutions chocs ou violentes comme un drame salvateur ou une mort bienvenue pour une avancée de carrière sont bannies ; on cherche en général à impacter le moins possible la vie des autres.

Ces agents secrets du bonheur reçoivent la veille une enveloppe glissée sous la porte pendant leur sommeil comprenant la nature de leur mission et la durée d’exécution. Celles-ci sont encore assez simples : les clichés-dropping de base se déclinent sous forme de CD classique, postmoderne, ou sur mesure, qui consistent par exemple à fredonner un air ou prononcer, à proximité d’oreille, mais dans une mise en scène qui paraît naturelle, un avis, une suggestion, qui fera son chemin dans l’esprit de la cible. Il existe plusieurs niveaux de faiseurs de coïncidences dont, en haut de la hiérarchie, les Chapeaux noirs, capable de calculer des coïncidences à long terme, jouant sur quelques actions négatives, ce qui exige du doigté et une prise en compte quasi exponentielle de chaînes de causalité.

Pour donner une idée du processus, les premières missions des nouveaux agents sont assez simples : il s’agit par exemple d’inciter un comptable à l’esprit trop rationaliste à écrire des poèmes afin qu’il mette un peu d’émotion dans sa vie. Mais il faut aussi favoriser le travail d’un tueur à gages, surnommé l’Homme au hamster, pour servir des projets plus élaborés.

À partir de cette trame, l’auteur tire des situations assez cocasses, et expose même de façon très drôle, dans des chapitres intermédiaires, les théories à la base de ces techniques perfectionnées au fil du temps, ou qui ont connu diverses écoles, comme dans n’importe quelle discipline. Rien de magique, donc (encore que le job d’ami invisible changeant d’apparence au gré du bénéficiaire soit laissé sous le tapis), mais de subtiles manipulations basées sur le concept du démon de Laplace, une expérience de pensée stipulant que la connaissance de tous les paramètres de l’univers permet de connaître son évolution ultime, voire de modifier, comme dans la théorie du chaos, le battement d’aile du papillon qui changera le cours de l’Histoire.

Progressivement, il s’avère que les manipulations s’effectuent à tous les niveaux et que les méthodes, comme les intentions des dirigeants, ne sont pas si inoffensives ni si éthiques qu’à première vue : du manipulateur au comploteur, il n’y a qu’un pas. Le règlement stipule qu’il est impossible de refuser une mission, et que la démission entraîne des conséquences ignorées des agents.

Il s’agit en fait d’une variation rondement menée sur les modifications de trames temporelles, avec, aussi, des paradoxes quand les événements s’emboîtent comme des poupées gigognes. On pense à La Fin de l’éternité d’Asimov, où l’Histoire est sans cesse améliorée, mais ici appliqué à l’individu, bien que les nouvelles chaînes causales peuvent avoir des impacts à des échelles incommensurables.

C’est ainsi que Guy est amené à accomplir une mission qui est pour lui un dilemme cornélien. Réflexion sur le libre-arbitre et sur les attitudes de tout un chacun à l’heure du choix, ce récit, dont l’intensité dramatique ne faiblit pas, se double également d’une histoire d’amour elle aussi subtilement ficelée, en lien avec le thème principal. Une sorte de parcours sur la corde raide tout en élégance et en fraîcheur. La fin flirte avec le fantastique tout en s’appuyant sur quelques concepts de physique quantique, ce qui est une autre façon d’introduire le hasard, le vrai, dans la trame du réel.

Il n’est pas courant de lire de la science-fiction venue d’Israël. Yoav Blum, concepteur de logiciel, a écrit ici un premier roman imaginatif, subtil et drôle à la fois. La Fabrique des coïncidences est une heureuse surprise.

Dimension Antarès

De 1981 à 1996, Jean-Pierre Moumon et Martine Blond ont crée et animé Antarès, fanzine trimestriel de qualité professionnelle (avec quelques retards et éclipses), qui connut 47 numéros. Du courage, il en fallait pour réaliser avec peu de moyens une revue au contenu copieux nourri par une infatigable curiosité à lire et dénicher de par le monde des récits de bonne facture, puis les traduire (Moumon traduit au moins quatorze langues). En réaction à une littérature anglo-saxonne envahissante, Antarès désirait faire entendre les voix des pays auxquels personne ne s’intéressait. Nul ostracisme, cependant : Brian Aldiss, Poul Anderson ou Sylvie Denis figuraient au sommaire, mais il s’agissait d’équilibrer avec les autres pays. Autant dire que, seule sur son créneau, la revue n’avait pour ainsi dire pas de concurrence : seuls quelques auteurs italiens ou allemands, et peut-être deux Russes et un Polonais, parvenaient à s’insérer dans le paysage éditorial français. Certes, la période n’était pas favorable à l’Imaginaire, et il aurait été impensable de traduire des textes alors que les auteurs français peinaient à publier les leurs. Mais face à la position quasi hégémonique des Anglais et Américains, force est de reconnaître que les éditeurs et lecteurs n’étaient guère curieux, supposant peut-être que dans un pays de faible production, la qualité ne pouvait qu’être médiocre. Les infatigables animateurs d’Antarès entendaient démontrer le contraire.

En témoignent les six nouvelles rassemblées ici, aux tons et aux thèmes aussi variés que leurs origines.

« Danse de la mort » , de la Suédoise Bertil Mårtensson, est précisément un de ces récits qui, autour de la physique des trous noirs, et plus précisément de l’horizon des évènements, propose une intéressante réflexion philosophique sur le thème de la quête de l’immortalité.

« Les Montagnes de la Lune » , de l’Italien Riccardo Leveghi, qui mélange plusieurs mythologies censées receler une même vérité, ne retient l’attention que le temps de la lecture, en raison notamment de son bavardage.

Ce n’est pas le cas de « Planète de vie », du Roumain Gheorghe Sasarman : suspense et tension sont au rendez-vous lors d’une discussion orageuse à bord d’un vaisseau spatial échoué sur une planète, à propos de la pertinence d’envoyer une nouvelle mission de secours chercher les deux premières ayant disparu. On songe à Solaris, pour l’aspect incompréhensible de la planète et la difficulté de communication avec une entité extraterrestre trop dissemblable. Le final est de toute beauté.

Écrit en castillan par une philologue anglo-germaniste et hispanique vivant en Autriche, « La Dame-dragon », d’Elia Barceló, est le nom donné à Luna par les autochtones qu’elle étudiait, suite au culte qu’elle a instauré afin d’assurer sa survie et échapper à la solitude après que son vaisseau l’a abandonnée. Transgression du point de vue anthropologique et éthique ? Deux récits entrelacés permettent de reconstituer les événements et de découvrir l’histoire dans l’histoire.

« L’Éthique d’une trahison » , du Brésilien Gerson Lodi-Ribeiro, inverse l’issue de la guerre du Brésil et de l’Argentine contre le Paraguay : vainqueur, celui-ci n’a pas été démantelé mais a absorbé ses ennemis sous une grande république instaurant la Pax Paraguayana. Des problèmes racistes subsistent cependant. Cette uchronie sur fond de voyage temporel pose la question éthique des changements de trame historique.

Enfin, « Tandem », novella norvégienne d’Øyvind Myhre, combine une ambiance western avec une intrigue politique se déroulant sur Mars, où s’est imposée une société anarchique. Tout y est, suspense et action, humour et émotion, un substrat scientifique précis assorti d’un discours politique et philosophique parfaitement intégré à la narration. Un excellent texte, parsemé aussi de clins d’œil à la SF classique.

Chaque texte est accompagné d’une présentation de l’auteur et d’une bibliographie des parutions en France. En annexe, on trouve un index des parutions, qui donne une idée du copieux matériel des 47 numéros de la revue. Seul bémol, la présence de fautes et de coquilles typographiques — en espérant qu’un prochain volume présentant d’autres trésors d’ Antarès veillera à les éliminer.

Gwendy et la boîte à boutons

L’oncle Stevie, en sus de ses romans d’horreur, a coutume d’écrire, de temps à autre, des textes (un peu) plus suaves qui vont lorgner sur des territoires moins adultes, de « Le Corps » (qui a engendré l’une de ses plus belles adaptations à l’écran, Stand by me) à La Petite fille qui aimait Tom Gordon en passant par Les Yeux du dragon. On est ici dans un registre proche, avec ce long conte qui aurait fait un excellent scénario pour La Quatrième dimension.

En cet été 1974, Gwendy, une dizaine d’années, a décidé qu’elle en a assez des moqueries su-bies à l’école primaire de Castle Rock ; il s’agit de maigrir, de se remettre en forme. Et donc elle court, ce qui l’emmène régulièrement sur les Marches des suicidés, vertigineux escalier à flanc de falaise, au sommet duquel, dans le parc, un jour, elle rencontre un individu qui gagne sa confiance, puis lui offre une boîte. Une boîte à boutons. (Toute ressemblance avec une nouvelle de Matheson – et ses deux adaptations, télévisuelle et cinématographique – n’est, bien sûr, guère fortuite.)

La boîte est riche de promesses. Elle peut fournir un bonbon, différent chaque jour, toujours délicieux. Et aussi, quoique plus rarement, un dollar en argent, d’une valeur non négligeable, dont l’accumulation devrait pouvoir un jour payer les études de notre héroïne. D’autres boutons permettent des destructions massives sur d’autres continents, ou peut-être encore pire. Que va faire Gwendy ? Profiter de la boîte… ou s’en instituer la gardienne ?

Difficile de déterminer l’apport de Richard Chizmar – auteur reconnu, mais aussi créateur de l’excellent magazine Cemetery Dance et de la maison d’édition qui en émane – à ce court roman, tant il s’est bien fondu dans le processus de co-écriture. Toujours est-il que ce texte bradburyen, posé, propose plus de doux frissons que d’affreux spasmes. La version française de Michel Pagel, élégante, évidente, prouve une fois de plus, s’il en était encore besoin, qu’il y a moyen de bien traduire King dans notre langue. À bon entendeur…

Ce beau petit objet, cette « Une heure-ténèbre », a le charme suranné d’un berlingot acidulé. Même s’il faut avouer qu’on a là du Steve en mode mineur, il serait dommage, vu son prix modique, de ne pas se laisser tenter.

Le Guide Lovecraft

Howard Phillips Lovecraft. Y a-t-il un écrivain des mauvais genres (voire un écrivain tout court) sur lequel on a projeté plus de fantasmes, colporté plus de fables ? Tel un miroir, le personnage reflète les intentions de tel biographe, les simplifications de tel thuriféraire, les arrangements de tel champion. C’est ça, d’être né au XIXe siècle et de mourir jeune  : on ne peut rien répondre à August Derleth ou à Michel Houellebecq.

Mais certains veillent. Christophe Thill possède toutes les clés pour rétablir les vérités et cerner les qualités de Lovecraft, l’homme et l’auteur. Qu’il s’en acquitte avec autant de concision que de précision mérite un coup de chapeau.

Les lecteurs d’autres « Guides » de chez ActuSF, par exemple le Dick ou bien le Howard, se retrouveront en terrain connu. Après une biographie et une remise en question des idées reçues (non, HPL n’était pas reclus, ni mystique, ni même si misanthrope, et son racisme est devenu moins universel avec le temps, sans qu’il réussisse à accepter les Noirs comme des égaux), Thill effectue un bon examen de l’œuvre, dézinguant au passage le mythe du « Mythe de Cthulhu » purement et simplement inventé par Derleth. Suivent deux sections qui mettent en exergue au total trente textes (dont deux essais et un cycle de poèmes).

L’exploration se poursuit par des sections sur les constantes (ou pas), sur les compagnons de route et les disciples (jusqu’à nos jours), sur les adaptations (à l’écran, en BD, en JdR bien sûr, etc.), et se termine par un petit lexique fort bien vu.

Le Guide Lovecraft est un ouvrage mesuré mais complet, précis, instructif, à placer entre toutes les mains, notamment celles des gens qui croient connaître le bonhomme et son œuvre. Car s’il y avait bien une attitude intellectuelle dont se méfiait HPL, ce rationaliste fervent, c’était la croyance. À bons entendeurs…

Quand je ne regarde pas

Ne se réduisant pas à une marge désolée de l’Imaginaire, la septentrionale Finlande en constitue une contrée à part entière. Bifrost s’est souvent fait l’écho de romans en provenance de la terre du Kalevala : ceux de Johanna Sinisalo (pas plus tard que dans le présent numéro), de Emmi Itäranta, de Antii Tuomainen, ou bien de Pasi Ilmari Jääskelaäinen. La publication de Quand je ne regarde pas offre l’opportunité d’approfondir la connaissance de cette « Finnish Weird » illustrée par ces écrivaines et écrivains. Toutes inédites, les huit nouvelles de cette anthologie ont été écrites par autant d’auteurs (sept femmes et un homme) jamais traduits en français. Selon les biobibliographies clôturant l’ouvrage, les unes apparaissent comme des auteures aux œuvres déjà conséquentes (Maija Haavisto, Magdelana Hai, Anne Leinonen, J.S. Meresmaa, Anni Nupponen, Tina Raevaara), les autres semblent être à l’orée de leur carrière littéraire (Maria Carole, O.E. Lönnberg). Mise à part «  Quand je ne regarde pas » (Maija Haavisto) – récit dystopique sur les désastreux effets de lentilles connectées –, toutes les nouvelles relèvent du fantastique. Celui-ci plonge fréquemment ses racines dans un imaginaire ainsi que dans une topographie éminemment finnois. S’inscrivant chacune dans une nature sylvestre, «Le Liè-vre » (Anne Leinonen), «L’Éternité, comme d’habitude » (J.S. Meresmaa), «Le Marais au mort » (Magdelana Hai) et «  Le Dieu de la rivière » (Anni Nupponen) mettent en scène des créatures évoquant plus ou moins explicitement l’univers animiste du Kalevala. « Poupée de chiffons» (O.E. Lönnberg), « La Mort de Matilda» ainsi que « Mon roudoudou, mon adorée » travaillent quant à eux des espaces et des motifs plus transnationaux. Toutes trois se déroulent en d’anonymes milieux urbains. Faisant à peine plus d’une page, « Poupée de chiffons» a des allures de mini « Horla ». «  La Mort de Matilda » explore elle aussi le trouble identitaire au travers d’un récit de hantise. Quant à «  Mon roudoudou, mon adorée », elle mêle surnaturel horrifique et obsession érotique, et constitue, par ailleurs, l’une des réussites de Quand je ne regarde pas. Cette histoire d’inhabituel godemiché trouble autant qu’elle inquiète en exposant la noire psyché de son mâle de narrateur. D’une écriture elle aussi fort convaincante, « Le Dieu de la rivière » éclaire d’un jour à la fois étrange et touchant le mal-être d’une adolescente. Une démarche et une thématique communes à «L’Éternité, comme d’habitude » et à « Le Lièvre », où le fantastique métaphorise avec empathie les souffrances de ses jeunes héroïnes. D’une narration moins achevée car parfois un peu trop elliptique, ces récits n’en ménagent pas moins d’inquiétants moments, de même que « La Mort de Matilda » et «Poupée de chiffons ». Seuls «  Quand je ne regarde pas » – à la construction inutilement complexe – et « Le Marais au Mort » — d’une écriture bien plate — déçoivent. Ce qui n’empêchera pas, on l’aura compris, de recommander cette très agréable balade dans l’Imaginaire finnois.

Le Reich de la lune

Comme l’annonce sans ambages son titre français, ce nouvel opus de la Finlandaise Johanna Sinisalo (dont trois des précédents romans, Jamais avant le coucher du soleil, Le Sang des fleurs et Avec joie et docilité, ont été respectivement chroniqués dans Bifrost) combine en une même uchronie science-fictionnelle nazisme et astre nocturne… Le Reich de la Lune épouse ainsi le point de vue de Renate Richter, descendante de nazis ayant trouvé refuge sur la face cachée de la Lune après la défaite de l’Allemagne hitlérienne. Pressentant à partir de 1944 l’effondrement du IIIe Reich, les dirigeants nationaux-socialistes conçurent alors la «  très secrète opération Papillon ». Celle-ci consistait en la fabrication d’une flotte de vaisseaux spatiaux dissimulée dans l’Antarctique. Et ce, afin de transporter vers la Lune femmes et hommes strictement sélectionnés en vue de la création d’une colonie nazie. À charge pour ces sélénites en chemise brune de partir ensuite à la conquête de la Terre… Adoptant comme dans ses romans précédents une structure composite, Johanna Sinisalo donne au Reich de la Lune la forme d’un journal intime auquel s’entremêlent des archives apocryphes. Consignées par Renate entre 2001 et 2047, ces notes éclairent aussi bien son histoire personnelle – de l’enfance à l’orée de la vieillesse – que celle « avec un grand H » de ce Reich d’outre-espace. D’abord observatrice attentive du fonctionnement quotidien de « Schwarze Sonne » — l’officiel toponyme de la colonie –, Renate deviendra une actrice essentielle de sa tentative pour s’emparer de la Terre durant l’année 2018… Ainsi que Johanna Sinisalo l’explique dans la postface du Reich de la Lune, ce roman lui a été inspiré par sa collaboration au film Iron Sky (2012). Réalisé par Timo Vuorensola, il s’appuyait en effet sur une histoire conçue par l’écrivaine. De celle-ci, le scénario final de Iron Sky ne retint cependant qu’une partie. Sorte de « writer’s cut », dixit Johanna Sinisalo, Le Reich de la Lune lui a permis de mettre littérairement en scène l’intégralité de l’univers qu’elle avait alors élaboré. Ne se réduisant donc pas à une simple novélisation, ce roman s’inscrit pleinement dans l’œuvre de l’écrivaine. Hormis son mélange formel, Le Reich de la Lune partage avec ses autres romans une même dynamique narrative : celle d’une désaliénation. Retraçant, comme le récent Avec joie et docilité, le parcours d’une émancipation féminine, Le Reich de la Lune y associe celui d’une dénazification toute personnelle. Au terme du roman, son héroïne aura aussi bien rompu avec sa soumission au patriarcat qu’avec l’idéologie hitlérienne. Convaincant quant à sa dimension féministe, le livre l’est en revanche beaucoup moins concernant son évocation du nazisme. Le Reich de la Lune révèle en effet une approche profondément discutable du racisme hitlérien. La transformation science-fictionnelle par les nazis lunaires de James Washington (un astronaute afro-américain) en aryen canonique témoigne d’une naïveté certaine quant à l’essence du nazisme. Celui-ci considérait les supposées différences raciales comme strictement indépassables. Plus gênant encore, l’antisémitisme est réduit dans le roman à quelques mentions fugaces, la Shoah est à peine évoquée. Ainsi, c’est une dérangeante manière de « nazisme soft » que Johanna Sinisalo donne maladroitement à voir avec Le Reich de la Lune. On est donc très loin du Maître du Haut Château de Philip K. Dick, ou bien encore de Rêve de fer de Norman Spinrad, œuvres qui surent tirer le meilleur parti de l’Imaginaire pour plonger au plus vrai de la Weltanschauung nazie.

Le Magasin de jouets magiques

« L’été de ses quinze ans, Melanie découvrit qu’elle était faite de chair et de sang. » Cette phrase liminaire du roman Le Magasin de jouets magique dévoile aussi bien sa protagoniste que le cœur de son propos. Le deuxième roman de la Britannique Angela Carter narre en effet l’initiation de son héroïne aux mystères d’Éros (« la chair ») et de Thanatos (« le sang »). En « bonne » sadienne (par ailleurs essayiste, Angela Carter est l’auteure de La Femme sadienne, une réflexion féministe sur l’œuvre du divin Marquis publiée en français chez Henri Veyrier), l’écrivaine lie plus qu’étroitement les découvertes de la sexualité et de la mort par Melanie. C’est ainsi, aux instants mêmes de ses premiers émois sensuels, que décèdent brutalement sa mère et son père. La voici dès lors contrainte d’abandonner la demeure de son enfance – maison cossue de la campagne anglaise – pour une banlieue londonienne déclassée. Accompagnée de Jonathan et Victoria, ses jeunes frère et sœur, Melanie est recueillie par son oncle Philip. Ce dernier tient la boutique donnant son titre au roman, secondé par son épouse Margaret et les frères de celle-ci, Francie et Finn. C’est au sein de cette famille d’adoption que Melanie achèvera sa double initiation, entrant ainsi, définitivement, dans l’âge adulte…

Épousant le point de vue le plus intime de son héroïne, le roman déploie un univers entièrement transfiguré par l’imagination de celle-ci. Kaléidoscope de visions empruntées – entre autres sources fictionnelles – à Poe (1) ou aux films de la Hammer, l’imaginaire de Melanie métamorphose son âpre quotidien d’orpheline déclassée en une aventure empreinte de gothique. Le logis misérable de l’oncle Philip aux « interminablescouloirs bruns et [aux] portes secrètes et hermétiquement closes » se mue ainsi en « château de Barbe-Bleue ». Dans ce « monde de folie » où les objets les plus prosaïques se nimbent d’un « air bizarre et exotique », ses occupants revêtent des atours légendaires. Melanie voit en Finn «un satyre. Peut-être ses jambes étaient velues sous son pantalon élimé ». Margaret a parfois l’apparence d’une « Reine d’Assyrie », parfois celui d’«  une déesse du feu ». Mais nul n’égale en terrifiante étrangeté l’oncle Philip « sculpté ou taillé dans le tonnerre » ; celui-ci se muant au plus fort de la peur qu’il inspire à Melanie en « Bête de l’Apocalypse ».

D’une imagerie luxuriante, son écriture érige ce Magasin de jouets magique en un fascinant espace littéraire, situé à mi-chemin entre le manoir schizophrène de Nous avons toujours vécu au château (Shirley Jackson) et le mouroir à dieux de Malpertuis (Jean Ray). De ce « hors-lieu », Angela Carter fait le cadre idéal d’un conte moderne sur la violence patriarcale. Faisant naître le fantastique du trouble de la perception, l’auteure mêle à celui-ci une critique féministe, aussi radicale qu’ironique. Splendide réussite, Le Magasin de jouets magique se range ainsi aux côtés de ces autres apports majeurs aux littératures de l’Imaginaire par Angela Carter que sont Les Machines à désir infernales du Docteur Hoffman (judicieusement réédité en mars 2018 par les éditions Inculte dans leur collection de poche « Barnum ») et La Compagnie des Loups. Grâces littéraires soient donc rendues à Christian Bourgois de l’avoir remis en avant – presque vingt ans après sa première publication française – en l’incluant dans sa collection de poche.

Les Expériences siriennes

Les Expériences siriennes constitue le troisième volume (sur cinq) de Canopus dans Argo : Archives, cet ambitieux cycle science-fictionnel créé par Doris Lessing [1]. Publié au Royaume-Uni en 1981, mais jusqu’à maintenant ignoré de notre côté de la Manche, Les Expériences siriennes est enfin disponible grâce à La Volte dans une belle traduction de Sébastien Guillot. Le roman a pour protagoniste et narratrice Ambien II, native de Sirius. Elle appartient aux « Cinq », l’oligarchie présidant non seulement aux destinées de Sirius, mais aussi à celles de l’immense empire intersidéral en dépendant. À l’instar de Canopus – cette autre planète impérialiste imaginée par Doris Lessing et mise en scène dans Shikasta —, Sirius est en effet parvenue à placer sous sa coupe des milliers de mondes et de peuples. Voyageant à loisir à travers le cosmos grâce à leur considérable avance technologique, rendus en outre quasi-immortels par leur extraordinaire savoir médical, les Siriens soumettent les populations ainsi colonisées à des « expériences sociologiques comme biologiques ». Celles-ci s’étalent sur des centaines de milliers d’années, et consistent (entre autres modalités) en des déplacements contraints de peuples entiers ou bien encore en des processus de sélections eugénistes. S’appuyant sur la formidable capacité de la civilisation sirienne à se jouer de l’espace et du temps, lesdites expériences revêtent ainsi une dimension démiurgique. C’est de cette « Évolution Forcée » dont témoigne Ambien II, plus précisément au travers de l’exemple de Rohanda. Une planète dont elle a personnellement conçu et supervisé l’« ingéniérie évolutionniste » après que Rohanda ait fait l’objet d’un partage d’influence avec Canopus… [2]

C’est un récit à la froide rhétorique que compose initialement Ambien II, reflétant de la sorte ses certitudes quant à la légitimité des conquêtes et expériences siriennes. Mais sa prose gagne peu à peu en chaleur, se faisant de moins en moins idéologique et factuelle, devenant de plus en plus critique et poétique. D’abord troublée, puis profondément ébranlée par sa fréquentation plurimillénaire des peuples de Rohanda et des envoyés de Canopus s’y trouvant, Ambien II se voit alors «  frappée de doutes existentiels ». Suivant un cheminement semblable à l’héroïne des Mariages entre les Zones Trois, Quatre et Cinq, la narratrice des Expériences siriennes va radicalement se transformer au contact d’une altérité démultipliée par l’imaginaire science-fictionnel. Tirant un fécond parti de celui-ci, la titulaire du Prix Nobel combine en un même geste romanesque une saisissante cosmogonie et une ample réflexion sur l’exercice de la puissance. Faisant certes écho à l’âge du colonialisme européen (au terme d’une jeunesse vécue en Rhodésie du Sud – l’actuel Zimbabwe –, Doris Lessing devint une militante anticolonialiste), la vision politique des Expériences siriennes conserve toute son actualité en notre temps géopolitiquement agité…

[1] Rappelons que ledit cycle compte au total cinq titres. Les deux premiers, Shikasta et Les Mariages entre les Zones Trois, Quatre et Cinq ont été respectivement chroniqués dans les numéros 85 et 89 de Bifrost (attention, la première, signée Jean-Pierre Lion, est au lance-flammes… [NdRC]). Quant aux deux derniers – Le Représentant de la Planète 8 et Les Agents sentimentaux de l'Empire volyen –, ils devraient paraître chez La Volte d’ici à 2019.

[2] La colonisation de Rohanda est évoquée du côté canopéen dansShikasta, le volume inaugural de Canopus dans Argo : Archives. Shikasta étant le nom par lequel Canopus désigne Rohanda

Machine de guerre

Après Ferrailleurs des mers et Les Cités englouties, Paolo Bacigalupi poursuit son exploration de cette Côte Est des États-Unis ravagée par les tempêtes et les guerres civiles. Dans ce troisième roman, l’action se délocalise un peu plus au nord, abandonnant les ruines de Washington pour visiter une ville de Boston relativement préservée par le chaos ambiant.

Au centre de cette nouvelle histoire : Tool, créature guerrière, mi-homme, mi-bête, conçue en laboratoire à partir d’ADN d’humain, de chien, de tigre et de hyène. Le personnage apparaissait épisodiquement dans le premier roman avant de tenir un rôle plus conséquent dans le suivant. Cette fois, il est le moteur de l’intrigue principale. Dans ce futur où le pouvoir est passé des mains des États à celles des multinationales, les hybrides tels que lui sont monnaie courante et constituent l’essentiel des troupes d’assaut de ces compagnies. Mais contrairement à ses congénères, Tool s’est défait de ses chaînes et a réussi à fuir ce qu’il faut bien appeler ses maîtres. Cette fois, on en apprend davantage sur ses origines et ce qui fait de lui un être unique, tellement dangereux que ses créateurs sont prêts à tout pour l’éliminer.

Machine de guerre se présente en premier lieu comme une chasse à l’homme-bête, menée sans aucun temps mort, brutale et fatale à nombre de ses protagonistes. Le personnage de Tool nous est proposé dans toute sa complexité, luttant en permanence contre une programmation inscrite au plus profond de son ADN pour affirmer son libre-arbitre et son humanité. Mais l’élément le plus intéressant de cette histoire comme des précédentes reste le contexte dans lequel elle se déroule. On s’éloigne cette fois des bidonvilles où tente de survivre une bonne part de la population et des bandes d’enfants soldats qui sillonnent les ruines de l’ancien monde pour s’intéresser de plus près aux organisations qui détiennent désormais le pouvoir. Un cadre en apparence plus civilisé, où la violence demeure pourtant omniprésente, et surtout s’exprime à une échelle bien plus vaste et avec des armes d’une capacité de destruction sans commune mesure. Entre effondrement sociétal global et cataclysmes climatiques majeurs, le futur à moyen terme qu’imagine Bacigalupi est d’autant plus effrayant qu’il est parfaitement crédible. Autant dire que, sur le fond comme sur la forme, Machine de guerre est remarquable de bout en bout.

De grands et beaux lendemains

Figure majeure de la science-fiction contemporaine de l’autre côté de l’Atlantique, Cory Doctorow reste assez méconnu en France, où seuls deux romans (Dans la dèche au royaume enchanté et l’excellent Little Brother) et une poignée de nouvelles ont été traduits jusqu’à présent. Il est peu probable que la parution de De beaux et grands Lendemains fasse beaucoup évoluer les choses.

Le roman se déroule dans un futur relativement proche et absolument chaotique, dans lequel aucune structure sociale ne semble avoir survécu, où des mechas tout droit issus d’anime japonais affrontent des monstres dévoreurs de cités, et où les membres de sectes vivent en réseau et prônent le retour à la nature. Et dans le rôle du guide à cet univers foutraque, Jimmy, un gamin rendu immortel par un procédé révolutionnaire, condamné à vivre à jamais dans le corps d’un enfant de dix ans.

De grands et beaux Lendemains nous parle de l’avenir, celui que l’on imaginait au siècle dernier et celui, bien différent, qui se dessine aujourd’hui. En contrepoint au chaos insondable que Doctorow met en scène, il y a le Carrousel du Progrès, cette attraction conçue par Disney dans le cadre de la foire internationale de New York en 1964, qui proposait aux spectateurs une série de scènes de la vie ordinaire illustrant l’amélioration des conditions de vie des Américains grâce aux progrès de la science et de la technologie, et que le père de Jimmy a sauvé de la destruction et remis en état. Il symbolise désormais un monde disparu, celui où l’humanité était encore maîtresse de son destin et de son évolution. À ces interrogations s’ajoutent celles du narrateur sur sa propre nature, ses origines et sa raison d’être.

Doctorow soulève ici des questions aussi pertinentes qu’intéressantes. Malheureusement, d’un point de vue romanesque, son histoire manque de chair, son narrateur se laisse trop souvent ballotter par les évènements sans même essayer d’avoir prise sur eux, et il est difficile dans ces conditions de porter un regard autre que distant sur son sort et celui de son monde. En outre, le roman souffre d’une traduction qu’on qualifiera poliment de scolaire, et les innombrables coquilles qui parsèment le texte n’arrangent rien.

À noter qu’en complément à ce court roman, on trouvera également dans ses pages le passionnant discours de Doctorow à la Convention Mondiale de 2010, dans lequel il remet en cause le droit d’auteur tel qu’il existe aujourd’hui, ainsi qu’une intéressante interview menée par Terry Bisson.

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