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Quand je serai grand je serai mort

Quand je serai grand, je serai mort est un recueil, fix-up dans l’esprit si ce n’est dans le récit, qui regroupe seize nouvelles courtes ou très courtes, beaucoup à chute, lovées dans l’écrin que forment une préface de Claude Lecouteux et une postface de David Dunais, aussi dithyrambiques l’une que l’autre.

Seize textes donc, de romantisme noir, situés dans le monde et le passé indéterminés qui sont ceux des contes ; les textes commencent d’ailleurs par « il était une fois » ou « il y avait une fois ». Tous ces mini-contes mettent en scène tristesse, mort, désespoir, surnaturel. On y croise des petites filles en danger, des filles mortes, des fantômes, des amours malheureuses, des mariages gauchis dès l’origine, des vengeances post-mortem, des maladies, des malformés, des simplets, des enfants indésirés ou d’autres morts dans la matrice même de leur mère défunte, des bottes magiques, des fortunes subites, des chutes dans la misère, etc. On y meurt à qui mieux mieux, parfois même de sa propre volonté ou de sa propre bêtise. Des morts qui affectent souvent ceux dont on est proche, qu’on l’ait souhaité ou qu’il ne s’agisse que d’un regrettable effet pervers.

Voici un livre que j’aurais dû aimer et qui m’a globalement laissé aussi froid que le marbre noir du monument dans lequel la courtisane imparfaite de Baudelaire souffrait pour toujours de n’avoir pas connu ce que pleurent les morts. Pourquoi ? Liau écrit dans un style très chargé, utilisant un riche vocabulaire qu’on dira archaïque encore plus que désuet. Ses textes occupent un barycentre entre le conte, le fantastique romantique, la poésie en prose, et les très bonnes nouvelles de la regrettée Gudule. C’est joliment réalisé mais trop de baroque tue le baroque et la surcharge d’écriture – exercice de style – détache de la lecture, d’autant que l’élément dramatique est, lui, trop prévisible – Robert Smith désespère dans « Siamese twins » précisément grâce à l’absence de toutes ces envolées lyriques qui sentent ici la damoiselle prête à tomber en pamoison.

Si « Deux pieds dans la tombe » est amusante, si « Le Martyre des cendres » offre une délicieuse descente aux enfers du malheur, la nouvelle la plus convaincante est « Lange et linceul ». Elle est la plus longue et la seule dans laquelle a le temps de se construire vraiment une intrigue satisfaisante mêlant horreur morbide et progression narrative « crédible ». Les autres sont trop courtes, trop prévisibles, trop tendues vers une chute qui, hélas, n’effraie ni ne désespère. Et pour ce qui est de la très longue et louée « La Complainte des Xylanthropes » – qui rappelle le Baudelaire des Correspondances —, sa longueur même nuit à la tension dramatique, a contrario donc de celles où c’est la brièveté qui pose problème.

Il y a peut-être un lectorat pour ces contes noirs qui n’auraient pas détonné au XVIIIe ou XIXe siècle, mais je crains qu’ici et maintenant le temps de ce type de littérature – dont je suis friand dans sa version originale qui a le privilège de l’antériorité – ne soit passé.

La Neuvième Maison

Leigh Bardugo est une écrivaine américaine spécialisée dans le Young Adult. Elle se lance avec La Neuvième maison dans le New Adult (un genre (?) dans lequel les personnages principaux ont entre 18 et 30 ans, destiné principalement à un lectorat qui leur ressemble ; les délires créatifs des marketeurs sont sans limite).

La Neuvième maison est donc l’histoire d’une jeune femme, Alex « Galaxy » Stern. Fille d’une mère baba et d’un père enfui, Alex a connu la lente descente aux enfers de la drogue, du deal, de la prostitution occasionnelle. Signe d’une grande force, elle a survécu tant à ces années d’errance qu’à leur fin sanglante. Alors qu’elle se remet à l’hôpital, et que le seul avenir qui lui est promis est un retour vers le même, elle reçoit la visite d’un doyen de l’université Ivy League de Yale qui lui propose d’intégrer le prestigieux établissement en première année d’art. Cette offre aussi inespérée que généreuse est une couverture pour l’admission de la jeune femme dans la maison Lethé, la plus secrète des sociétés secrètes d’une université qui n’en manque pas (huit, parmi lesquelles la Bone and Skull dont furent membres d’anciens présidents des USA, entre autres). Elle y sera l’apprentie de Darlington, un troisième année qui est l’agent de terrain du Lethé. Et y apprendra à remplir la mission du Lethé, à savoir empêcher que les agissements des huit autres sociétés n’aient de conséquences néfastes sur des innocents. Car, écrivons-le, les sociétés secrètes de Yale pratiquent la magie – à l’insu du commun des mortels –, dans le but d’aider à la carrière et aux accomplissements professionnels et personnels de leurs membres. Et que, n’oublions pas de l’écrire, Alex doit la proposition inespérée qui lui a été faite au pouvoir très rare qu’elle détient (même au sein des maisons) : celui de voir les fantômes.

En commençant son roman presque par la fin, puis en revenant sur deux fils en flashback tous les deux séparés de quelques mois, Leigh Bardugo met immédiatement le lecteur dans la position anxieuse de celui qui sait que des événements très graves se sont produits mais ne sait pas lesquels, ni pourquoi, ni surtout comment ils se concluront. Elle met la barre haut en faisant de sa magie une force réellement menaçante qui peut provoquer la mort de ceux qui y sont confrontés – on n’est pas ici dans une sitcom lycéenne. Elle tisse une histoire complexe, mais jamais obscure, dont la progression est cohérente en dépit de la profondeur de la timeline considérée. Elle construit un personnage – Alex – dont la force et la résilience forcent l’admiration, et qui parvient à s’opposer victorieusement à des forces profondément maléfiques alors même qu’elle éprouve un fort syndrome de l’imposteur. Elle décrit finement une université (et des sociétés) dont la fonction principale est de légitimer la reproduction des élites américaines (faisant ainsi du roman une version ludique du très critique The Meritocracy Trap, de Daniel Markowitz, lui-même professeur à la Yale Law School). Elle raconte une jeunesse dorée et indifférente à autrui – même si ce trope-ci est plus banal. Elle fait tout cela à travers une histoire nerveuse qui fait du roman un vrai thriller, et évite habilement la mièvrerie YA en tournant le dos à toute velléité de romance.

Prix Goodreads du meilleur roman fantastique 2019 et loué par Stephen King himself, La Neuvième maison oscille entre fantastique et urban fantasy soft pour raconter une histoire policière dont les tenants, aboutissants et résolution sont de nature strictement magiques. Une histoire de débutante aussi, plongée dans un monde, de fait deux – le Yale visible et l’invisible –, qui lui sont inconnus et mettent durement à l’épreuve sa confiance en elle.

Ce n’est pas, n’exagérons pas, le meilleur roman de l’année, mais c’est une lecture très plaisante qui revendique un lectorat jeune sans jamais rendre la chose rédhibitoire. Ne serait-ce que pour ça…

Le Chant des Fenjicks

Les Imbtus, des félidés vivants dans une société matriarcale, sont confrontés à un problème de fertilité. Certaines dirigeantes accusent l’envahisseur Chaleck, une espèce reptilienne asexuée, d’en être les instigateurs. Les Chalecks, spécialistes en modification génétique, offrent aussi une solution, l’hermaphrodisme, qui bousculerait l’ordre établi et réduirait la pression sociale sur les mâles fertiles. L’Empire Chaleck est parvenu à étendre sa domination tout en évitant la guerre. Ses méthodes résident dans une forme subtile de coercition et de manipulation des espèces sur un temps long – plusieurs générations. Les biocoms, implantés sur les Imbtus et présentés comme une avancée technologique bienfaisante pour leurs porteurs, permettent un contrôle comportemental et physique qui fait disparaître le libre-arbitre avec toute volonté de rébellion. Ils influent sur la construction de la personnalité par l’effacement ou l’implantation de souvenirs et conduisent les peuples à se soumettre librement. Depuis des millénaires, les Chalecks asservissent nombre d’espèces par ce biais. Les Fenjicks, des requins cosmiques qu’aucune radiation n’atteint, en ont fait les frais. Lobotomisés, dotés d’une IA puis évidés pour en faire de simples vaisseaux taxis nommés cybersquales, ils sont menacés d’extinction. Cybersquales et Fenjicks n’ont d’ailleurs plus de langage commun, les premiers ayant perdu leur capacité à chanter. La révolte gronde chez les Imbtus et chez les cybersquales dont certaines IA ont été débridées et ont pu développer une conscience. C’est le début de la fin pour un empire incapable de prendre conscience de son absence totale d’éthique.

Le Chant des Fenjicks partage le même univers que La Débusqueuse de mondes (initialement paru chez Mü et récemment réédité au Livre de Poche), dont l’intrigue se situe bien après et dans lequel on croise certains personnages Fenjicks – la longévité est une autre caractéristique de cette espèce. Ils ont en commun une narration à multiples voix dont une seule est humaine. Dans ces romans de space opera où le voyage spatial et l’ingénierie biologique sont maîtrisés, de nombreuses espèces différentes non humaines, intelligences artificielles, félidés, reptiliens, métamorphes – asexués, genrés ou non – peuplent l’univers. Luce Basseterre adapte son écriture à chacun, avec un langage épicène dotés des pronoms et des articles neutres pour correspondre à un peuple non genré. Le Chant des Fenjicks met en scène une révolte à grande échelle —– une guerre sans généraux mais avec ses batailles et ses morts — vécue et racontée en temps réel par une multitude de personnages dont la plupart n’ambitionnent rien de plus que de vivre leur vie en paix. Cette profusion de protagonistes, mise en scènes dans de courts chapitres rythmés, nécessite un peu d’attention sous peine de perdre le fil de l’intrigue. Luce Basseterre explore les thèmes de la recherche de liberté, la fin de l’asservissement, le droit à disposer de son corps dans un roman qui porte un message de tolérance et d’optimisme. Pourquoi pas.

Rêveur zéro

Une nuit, les rêves ne restent plus campés dans nos esprits. Ils débordent et se matérialisent, charriant leur lot d’enthousiasme et d’émerveillement – mais aussi de frayeurs, de destructions, de morts. Car même les rêves restent des créations de l’esprit, ils frappent si fortement ces derniers qu’ils induisent des comportements parfois extrêmes. Le monde se met à trembler quand la nuit vient. Certains pôles apparaissent plus propices à ces apparitions fantasques. Mais personne ne comprend ni la logique qui gouverne ces phénomènes, ni son origine. Or il faut bien réagir sans tarder, car les catastrophes se multiplient, aussi étranges que meurtrières, et n’importe qui peut être touché. Une piste se dessine : un laboratoire, en Suisse, travaillait sur les rêves, avec plusieurs hommes et femmes particulièrement sensibles. L’un ou l’une d’entre eux pourrait-il être à l’origine de ce chaos ? Serait-il – elle – le rêveur zéro ?

Le récit est construit comme un compte à rebours. Mais pas une de ces machines anxiogènes au tic-tac irritant. Non, Rêveur zéro se déploie sur dix-huit chapitres, soit dix-huit nuits et autant de jours au cours desquels le monde entier va changer, bouleversé par l’irruption des fantasmes nocturnes dans la vie quotidienne. Les narrations des nuits, brèves, installent d’emblée un climat irréel et fantasque. On est happé par les songes déstabilisants, mais jamais jusqu’à perdre le lecteur. Il y a du Philippe Curval dans la démesure onirique et son ancrage paradoxal dans le réel. En moins sensuels, toutefois, moins charnels. En plus sensibles aussi, plus poétiques, peut-être. Au fur et à mesure, les rêves gagnent en densité, imprègnent de leurs couleurs la grisaille de l’habitude. Finissent par envahir les existences tout comme l’esprit du lecteur. Où est la réalité ? Dans quels paragraphes ? Dans quelles lignes ? Avec quel personnage ?

Car l’intrigue est éclatée entre plusieurs protagonistes : un rêveur, de retour chez lui après un séjour dans le laboratoire suisse ; une scientifique participant à cette expérience, dont l’appartement a brûlé par accident, ce qui lui a permis d’échapper à la disparition dudit laboratoire  ; un policier, à la recherche d’une vérité difficile à appréhender, d’autant que l’enquête va se retrouver à la merci des alliances et tractations entre pouvoirs nationaux ou supranationaux. Les points de vue s’accompagnent de changements de style, subtils, participant à l’ambiance mouvante du récit. Même si l’intrigue n’est pas toujours d’une folle originalité, Elisa Beiram parvient sans cesse à surprendre, à obliger le lecteur à vérifier où il pose les pieds. Le dépaysement fait partie du charme de l’ensemble, vaste trip dont on ignore s’il finira un jour.

En dépit de son statut de premier roman, Rêveur zéro offre une promenade onirique dans laquelle on s’immergera en toute confiance. Elisa Beiram sait où elle veut entrainer son lecteur, chose qu’elle fait non sans assurance et talent ; une maîtrise rien moins que surprenante pour un coup d’essai.

Perles

Deuxième ouvrage publié en France de Chi Ta-Wei, auteur taïwanais à l’imaginaire si original, Perles est un recueil de six nouvelles : l’une datée de 2019, les cinq autres écrites entre 1995 et 1996 – un quart de siècle d’écart, période pendant laquelle l’écrivain a laissé de côté l’écriture.

« Perles », nouvelle éponyme, a été spécifiquement écrite pour ce recueil français. Elle est très proche de Membrane, long texte paru en 2015 par chez nous. On y retrouve cette même idée de produit apposé à même la peau, comme une sorte de crème, et qui, une fois retiré et analysé, livre des myriades d’informations sur la personne ainsi enduite. Les protagonistes de « Perles » subissent ainsi une pluie étrange, projetée par des extraterrestres dont on n’aperçoit que les vaisseaux. Une fois séchée, la gangue qui les a recouverts est aspirée et analysée par ces formes de vie supérieures. Conclusions de cette observation : les parents sont à l’origine de la plupart des cauchemars de leurs enfants. CQFD : les extraterrestres font disparaître les parents. C’est le Ravage, à l’origine de bouleversements sociétaux gigantesques. Chi Ta-Wei met alors en scène des hommes et des femmes, rétifs à tout engagement, mais poussés par le gouvernement à se marier pour permettre à l’humanité de perdurer. La sexualité y est libre, d’autant que les corps sont modifiés. Les personnages principaux sont mutilés : lors de leurs rapports sexuels, ils s’imbriquent l’un dans l’autre, comme dans un Meccano. Ode à la tolérance et à l’autre, « Perles » est un texte d’une richesse folle, preuve de la capacité de l’auteur à créer des mondes originaux en peu de pages.

Qualité qu’on retrouve dans « La Guerre est finie ». Le personnage principal est une « personne artificielle à usage domestique », créée pour servir de compagne aux soldats pendant une guerre longue et lointaine. Ces aDomes sont censées tenir la maison en l’absence de leur époux et, quand ils sont là, les nourrir et satisfaire à tous leurs besoins. On peut bien évidemment penser à la série suédoise Real Humans (2012 contre 1996 pour la nouvelle). Le propos est le même : ces êtres artificiels, fabriqués par l’homme, ont-ils droit à une existence autonome, indépendamment de leurs « créateurs » ?

Court passage par le polar expérimental agrémenté de drogue avec « Au fond de son œil… », qui utilise à nouveau le pronom « tu » pour plonger le lecteur dans un récit hybride, perturbant au début, mais extrêmement maîtrisé. Le réalité n’est décidément pas ce qu’elle paraît être.

Autre société originale et pourtant si proche de la nôtre avec « Éclipse », qui met en scène deux frères très liés, dont un mangeur d’insectes. Pratique dangereuse, parfois, car certains peuvent être atteints d’AITS (acronyme rappelant le SIDA). Le regard porté sur les protagonistes, dans un pays où l’homosexualité est la règle, fait un écho décalé avec ce que vivent les Taïwanais.

Un thème de la sexualité omniprésent dans ce recueil, qui interroge sans cesse nos rapports avec l’homosexualité – entre autres. Dans « La Comédie de la sirène », réécriture amusante du conte d’Andersen, elle est présentée comme une solution évidente face au machisme débilitant d’une partie de la société taïwanaise. La petite sirène ne s’y laisse pas détruire par le prince, grossier personnage imbu de lui-même. Une petite dose de happy end bienvenue en fin de recueil.

Gwennaël Gaffric fait beaucoup pour la découverte, en France, des littératures de l’Imaginaire taïwannaise. On lui doit notamment la traduction de La Guerre des bulles de Kao Yi-Feng (Bifrost n°91), ou bien encore celle de Membrane évoquée plus haut. Ici, il s’avère à l’origine de l’écriture de la nouvelle « Perles ». Une implication remarquable qu’on ne peut que saluer, surtout lorsqu’elle permet de lire un auteur de la trempe de Chi Ta-Wei, original, cultivé et sensible, ô combien bienvenu dans la littérature actuelle.

Chinatown, Intérieur

Hollywood, ses films grandioses, ses tournages fantastiques, ses milliers de figurants. Et parmi eux, toute une foule de personnages asiatiques, tous plus stéréotypés les uns que les autres : Asiat’ de Service, Vieil Asiat’, Jolie Fleur d’Orient, Chinois Fripé. Willis est l’un d’eux. Tout au bas de l’échelle, il tente de gravir les échelons, un par un, afin d’arriver au Graal : Mister King-fu ! Toute sa vie est tournée vers ce seul but. Il ne parvient pas à imaginer qu’il existe un autre monde, un autre système. Il est prisonnier de ce cadre astreignant, imposé par d’autres, mais qu’il a totalement intégré et accepté.

Avec Chinatown, Intérieur, Charles Yu délaisse un peu la SFFF pour nous offrir une allégorie originale. Inspiré par les travaux d’Erving Goffman, particulièrement les deux ouvrages de La Mise en scène de la vie quotidienne, il pose ses personnages sur une scène. Car, dans cette théorie du sociologue canadien, nous tous, êtres humains, sociaux, sommes en perpétuelle représentation, avec des acteurs, un décor, des coulisses. Une théorie que Charles Yu fait sienne. Dans Chinatown, Intérieur, la scène de théâtre est remplacée par un plateau de cinéma. Logique : l’écrivain, scénariste, entre autres d’un épisode de la série Westworld, connaît bien ce milieu et en maitrise parfaitement les codes. Il place donc son héros, un jeune homme déjà formaté, imprégné des attentes et des exigences formulées par la société américaine à l’encontre des Asiatiques, dans le restaurant chinois typique. C’est là qu’il est censé passer son existence. Au rez-de-chaussée, dans le restaurant à proprement parler, lieu du travail, avec des petits rôles ; à l’étage, dans un des petits appartements exigus, mal isolés, lieu de vie. Avec aucune volonté d’en sortir, juste de réussir dans les limites imposées. Cruel constat !

Pour ajouter à l’originalité de cet ouvrage, le roman sort, lui aussi, de sa forme habituelle. Il se présente avec les codes typographiques du scénario de cinéma : lieux, dialogues, etc. Même la police de caractère est adaptée à ce genre littéraire. La lecture en est d’autant plus rapide, même si elle déroute un peu. D’autant que l’auteur use d’une autre particularité  : il s’adresse directement au lecteur / personnage avec un « tu » assez rare dans la littérature (même si il a été pas mal utilisé dans le Nouveau roman, avec Nathalie Sarraute par exemple, les tentatives récentes sont plus exceptionnelles). Une bonne idée, qui renforce l’identification nécessaire au propos du récit. Car le but de Charles Yu est bien, à travers une fiction, de faire comprendre et ressentir le sort des Asiatiques, le racisme à leur encontre, non seulement dans le cinéma hollywoodien, mais surtout dans la société américaine. De nous faire voir de l’intérieur la sensation d’enfermement dans des rôles prédéterminés, sans issue possible. De nous faire réagir, nous qui avalons à longueur de films (voire de livres), des clichés par dizaines sans nous en étonner, sans nous en offusquer. De nous faire saisir combien vivre dans l’enfermement desdits clichés est difficile. Un pari ambitieux mais réussi, tant Chinatown, Intérieur s’avère prenant. Une petite pierre à l’édifice de la compréhension de l’autre, tout récemment récompensée par un National Book Award amplement mérité.

Upside Down

Le futur est indéterminé mais quelques éléments disséminés ici et là nous indiquent qu’il se situe à quelques siècles de nous. En bas, Down Below, la Terre a morflé. Les océans sont des lacs d’hydrocarbures, le ciel est couvert du Brown, une brume épaisse qui cache le soleil et brûle les poumons. En bas, c’est une cour des miracles qui rêve de monter là-haut ou de tout faire péter. Là-haut, Up Above, c’est à 50 km au-dessus. Là se sont réfugiés les nantis sur des îlots artificiels au doux nom de Treblinka, Guernica ou Hiroshima. La vie y est longue et la maladie un souvenir. Des IA gèrent et quelques flottants, ceux d’en bas qui ont gagné un CDD en haut, participent à l’extrême utopie d’une élite isolée du reste du monde. On s’occupe à produire films et séries destinés à gaver les cerveaux d’en bas pour qu’ils ne s’échauffent pas à rêver de liberté et d’égalité. On clone des icones du passé : ici, les gens s’appellent Bill Gates, Elisabeth Taylor, Maggie Cheung, ou Che Guevara. Mais vous le savez, il y a quelque chose de pourri au royaume du Danemark. Maggie, l’actrice d’en haut, veut descendre trouver un sens à la vie ; Ferris, le musicien d’en bas, veut monter donner un sens au monde. Upside Down est un récit de révolte politique contre l’injustice, contre l’oppression, contre la mort. L’univers est dystopique mais le message se veut optimiste, empli du souffle de la vie.

À l’évidence, Richard Canal a pris plaisir à écrire Upside Down, en témoignent quelques envolées de plume. L’auteur aime le jazz, Maggie Cheung et le cinéma hongkongais, les symphonies de Malher lorsqu’elles sont jouées par le philarmonique de Vienne, et le polar des années 50. Mais Upside Down marche sur la tête. C’est un roman de science-fiction tourné vers le passé. Les très nombreuses références culturelles qui peuplent le roman n’appartiennent qu’au xxe siècle. Le temps s’est figé dans l’imaginaire de l’auteur, n’autorisant aucune évolution de la culture ou des mœurs. Les aspects science-fictifs ne sont qu’un décor, esquissant une scène où y mener l’action. L’auteur imagine des keinos, des animaux intelligents, mais loin de proposer une élévation à la David Brin ou Adrian Tchaikovsky, il leur donne un cerveau humain dans un corps animal pour reproduire les clichés du polar : Stany, le Saint-Hubert, est détective alcoolique et cynique. L’auteur imagine des IA qui, malgré leur étrangeté, ne servent que d’ultime deus ex machina. C’est un roman choral dans lequel les personnages n’ont pas d’existence tangible en dehors des scènes qui leur sont attribuées dans le moment du récit. Leur seule raison d’être est de servir le propos de l’auteur, et leurs motivations propres restent obscures. C’est un roman de révolte qui fait l’impasse sur le monde d’en bas, ne s’intéressant vraiment qu’au monde bourgeois d’en haut, plus simple à décrire, plus spectaculaire dans ses travers. Le polar séduira certainement plus d’un lecteur, moins le roman de science-fiction.

La Fabrique des lendemains

Dans les arts littéraires, la science-fiction est une fabrique de lendemains, avec ce pluriel qui qualifie la diversité présente plus que la quantité à venir. Se pose alors la question « Qui sort du lot ? » à laquelle Ellen Herzfeld et Dominique Martel, anthologistes de la collection « Quarante-Deux », répondent : Greg Egan hier, Ken Liu aujourd’hui, Rich Larson demain. Plus qu’un jeu de comparaisons, il s’agit de positionner un auteur sur le théâtre des opérations. Rich Larson est jeune et a l’imagination fertile, avec deux cents nouvelles publiées à 28 ans. Il est aussi quasiment inconnu chez nous. La publication du recueil La Fabrique des lendemains chez Le Bélial’ est un geste de découvreurs. L’auteur canadien écrit principalement de la science-fiction, mais ses horizons sont variés, allant de l’horreur parfois au cyberpunk souvent, sur Terre ou dans les étoiles. Il a fallu trier, choisir, pour guider le lecteur dans le foisonnement. La composition du recueil, c’est-à-dire l’agencement des nouvelles, participe au travail de mise en cohérence d’un univers qui à chaque instance gagne en ampleur, creuse plus profond le sillon. La traduction ciselée de Pierre-Paul Durastanti tisse les liens et déploie la trame.

De fait, les vingt-huit textes présentés forment un ensemble, une vision d’avenir, où les récits se suivent et se répondent, directement pour certains, thématiquement pour d’autres. Ce n’est d’ailleurs pas dans les thématiques abordées que l’on trouvera le plus d’originalité puisque celles-ci ne sont ni plus ni moins que les briques de base qui font la science-fiction d’aujourd’hui : réseaux connectés, technologies invasives, modifications génétiques et biomécaniques jusqu’à l’outrance. L’auteur nous propose un avenir sombre où la chair et le silicium font rarement bon ménage, où, comme chez Greg Egan, on livre sa conscience aux implants, où, comme chez Peter Watts, on se défonce par ennui aux virus mortels. L’originalité et la qualité de l’auteur se trouvent dans la manière. Les écrits de Rich Larson se distinguent par leur point de vue. Les récits sont à hauteur d’homme, et si les personnages évoluent dans des univers complexes, c’est à travers eux que le lecteur y accède. Tout est dans la précision des gestes, dans la qualité d’observation, dans le récit de l’humain, dans sa justesse. Lorsque Rich Larson parle d’un soldat du futur, modifié, immortel, il ne narre pas ses exploits guerriers, mais raconte l’enfant qu’il a été et les souffrances subies. S’il parle de machines ou d’intelligences artificielles, c’est par leurs interrogations face à l’intangible du monde. Le recueil aurait pu s’intituler L’humanité retrouvée. Ces textes possèdent une humanité qui souvent manque en SF. Je ne dirai pas que toutes les nouvelles se valent. Les plus courtes sont souvent les moins intéressantes. Mais il y a dans ce recueil des fulgurances bouleversantes : « Indolore », « De viande, de sel et d’étincelles », « On le rend viral ». Et que dire du magistral « Innombrables lueurs scintillantes » qui convoque le meilleur d’Adrian Tchaikovsky et de Ted Chiang ?

Le talent de Rich Larson est de nous convaincre que ce futur il ne l’a pas imaginé, mais il en a été le témoin, il l’a senti, il l’a vécu. De manière poignante. Lire La Fabrique des lendemains donne le sentiment d’assister à la naissance d’un immense auteur de SF.

En quête de Jack

China Miéville est un auteur singulier, qualifié d’hybride pour son goût à mêler les genres sans aucun respect des règles, au style marqué et clivant : on l’aime ou on le déteste. Principalement connu chez nous pour son «  Cycle de Bas-Lag » (cf. le dossier du Bifrost n°53), il s’est imposé comme l’un des plus brillants représentants du New Weird. On oublie parfois qu’il est aussi l’auteur d’une cinquantaine de textes courts dont certains furent réunis dans le recueil Looking for Jake (2005). Les éditions Fleuve nous proposent la traduction en français – sublimée par Nathalie Mège – de ce recueil dans son intégralité, sous le titre En quête de Jake, une formidable occasion de découvrir l’auteur sous la forme courte – dans laquelle il se révèle particulièrement convaincant. Le recueil regroupe douze nouvelles, une nouvelle graphique et une novella. Cette dernière, « Le Tain », a reçu le prix Locus en 2003. Notons enfin que les nouvelles « Compte-rendu de certains événements » et « Détails » furent publiées dans Bifrost, respectivement dans les numéros 53 et 74.

Il se peut que les lecteurs regrettent le manque d’homogénéité des textes de ce recueil en termes de qualité ; on passe de l’anecdotique à l’excellent en quelques pages. Mais il y a fort à parier que, selon ses goûts propres, chacun jettera dans ces catégories l’une ou l’autre des nouvelles sans qu’aucun consensus critique n’émerge. Car c’est l’étrange qui ici s’impose entre les fissures et les éclats de la ville de Londres peinte par l’auteur, et l’étrange réclame l’acceptation pleine et entière du lecteur. Il ne faudra pas chasser l’explication et guetter la résolution, mais se laisser porter par les impressions, les ambiances, les reflets dans le miroir, les lueurs au-delà des fenêtres ou les formes qui se dessinent dans les craquelures au mur. Ce sont d’autres cieux. Ce sont des portraits de personnages à la limite de la folie, basculant d’un côté ou de l’autre au gré des vents fantastiques qui soufflent entre les pages. C’est aussi un regard politique porté sur le monde – peut-on attendre autre chose de Miéville ? – où parfois l’horreur se cache dans l’espace jeux d’un grand supermarché, où parfois on privatise les chants de Noël, ou toujours l’individu se fait broyer par des forces qui lui sont supérieures. Les tours de passe-passe de Miéville l’illusionniste révèlent sur l’ensemble du recueil la grande cohérence de sa vision dans la peinture d’une ville tour à tour post-apocalyptique, enchantée ou dépressive, future, actuelle ou passée.

De l’excellent, donc, qui justifie amplement qu’on lise ce recueil ? Pour moi, ce sera « En quête de Jack », lettre amoureuse dans une ville devenue son ombre, « La Piscine à balles », une horreur classique transportée à Ikea, « Compte-rendu de certains événements survenus à Londres », certainement la nouvelle la plus aboutie, qui raconte des rues sauvages apparaissant et disparaissant à loisir – quelle idée sublime ! –, et « le Tain », une longue variation marxiste sur le thème du zombie.

Le Paquebot immobile

Les déchets plastique dans l’océan sont réellement transformés en septième continent ; l’île-poubelle est devenue le Paquebot, contraction de l’île de Pâques et de boat, aux terres cultivées par-dessus le plastifrost. Son fondateur, Robur, y a développé une utopie : parce que la liberté totale s’oppose toujours aux désirs des autres, une charte établit des règles vertueuses et écologiques. Après des décennies de félicité, les Paquiens à l’esprit ramolli subissent la tyrannie de Pairubus qui s’est emparé du Grand Conseil pour établir une dictature de type communiste. On y idolâtre le fondateur dont il est interdit de contempler le portrait projeté dans le ciel à intervalles réguliers. L’île est saturée de cubanas, policières intransigeantes, de gonzos, clones de récupération avec intelligence limitée, et de QAI, créatures quantiques hybrides susceptibles de prendre n’importe quelle apparence, dotée de moyens de surveillance, d’armes paralysantes et de canons anti-gravité.

Seule survivante du bateau torpillé à l’approche de l’île, Véra Offredi, temporairement amnésique, a été recueillie par Gaon Berguer, Maître de bord du quartier de la Falaise, qui en est tombé amoureux. Elle devient le pivot de la révolution menée par Gaon et ses amis du Grand Conseil. Les rebondissements qui s’enchaînent donnent à voir, à travers un véritable feu d’artifice de trouvailles délirantes, d’images surréalistes et d’inventions verbales, les aspects loufoques de cette utopie hors de contrôle. On visite ainsi des communautés absurdes créées au nom de la liberté : Piloufaciens qui décident de leur vie à pile ou face, Végéludes qui tentent de devenir des végétaux, Athéoristes qui entendent fournir la preuve qu’aucun dieu n’a jamais existé.

Philippe Curval s’amuse beaucoup, distribuant coups de griffes et pensées bien senties, tout en poursuivant une réflexion sur l’utopie entamée voici bien des années et régulièrement réactualisée à partir des évolutions sociales et technologiques. Robur illustrait chez Jules Verne le pessimisme par rapport aux progrès scientifiques. Ici, la surveillance généralisée, le contrôle mental et télépathique, le clonage et les manipulations génétiques sont les nouveaux dangers. Les membres du Grand Conseil Arronax, Antifer, Servadac, Branican portent aussi des noms tirés des œuvres de Jules Verne, ici omniprésent, avec d’autres références subtiles voire subliminales. Sur le versant utopique, outre Fourier, figurent parmi les personnages Henri de Tourville et Edmond Demolins, utopistes et sociologues ici contractés en Edmond Louis de Tourville, ainsi que Guy Leclec’h, journaliste, écrivain et conseiller littéraire dont les romans qui flirtent avec l’anticipation traitent de révolution et d’utopie.

Cette île artificielle n’est pas très éloignée de la paradisiaque planète artificielle Nopal d’Un Souvenir de Loti. (cf. Bifrost n°93). On y traque une fois de plus les survivances de l’esprit religieux dans l’instauration de rites (« votre cri de révolte me fait penser à une Internationale qui serait chantée par des souverainistes »), et les dangers de la démocratie directe, le propre de l’utopie étant de susciter ses propres démons, ce que Robur semble avoir, en partie, anticipé, comme il avait relevé l’esclavage comme préalable : « une utopie parfaite ne pouvait se réaliser sans l’appui de travailleurs pour effectuer les tâches secondaires ». D’où le recours à des clones décérébrés, ce que dénonçait déjà Simondon avec les objets technologiques. Le grotesque Pairubus démarqué d’Alfred Jarry est peut-être une opposition nécessaire, qui nous apprend que les lois les plus vertueuses et les plus progressistes des sciences ne valent rien si n’est pas éradiqué ce qu’il y a en nous d’obscurantisme et d’animalité : « Nous croyons nous inventer. Or nous reproduisons un programme. » Pour changer les sociétés il faut changer la nature humaine, affirme Curval pour qui, malgré tout, « sachant qu’il va mourir et qu’il persiste à vivre sans raison, l’homme, en soi, est une utopie ».

À quatre-vingt-dix ans passés, Philippe Curval fait preuve d’une inventivité et d’une créativité intactes, en atteste ce roman échevelé – de même que sa couverture signée par ses soins.

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