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Les critiques de Bifrost

Chinatown, intérieur

Chinatown, intérieur

Charles YU
AUX FORGES DE VULCAIN
256pp - 20,00 €

Bifrost n° 101

Critique parue en janvier 2021 dans Bifrost n° 101

Hollywood, ses films grandioses, ses tournages fantastiques, ses milliers de figurants. Et parmi eux, toute une foule de personnages asiatiques, tous plus stéréotypés les uns que les autres : Asiat’ de Service, Vieil Asiat’, Jolie Fleur d’Orient, Chinois Fripé. Willis est l’un d’eux. Tout au bas de l’échelle, il tente de gravir les échelons, un par un, afin d’arriver au Graal : Mister King-fu ! Toute sa vie est tournée vers ce seul but. Il ne parvient pas à imaginer qu’il existe un autre monde, un autre système. Il est prisonnier de ce cadre astreignant, imposé par d’autres, mais qu’il a totalement intégré et accepté.

Avec Chinatown, Intérieur, Charles Yu délaisse un peu la SFFF pour nous offrir une allégorie originale. Inspiré par les travaux d’Erving Goffman, particulièrement les deux ouvrages de La Mise en scène de la vie quotidienne, il pose ses personnages sur une scène. Car, dans cette théorie du sociologue canadien, nous tous, êtres humains, sociaux, sommes en perpétuelle représentation, avec des acteurs, un décor, des coulisses. Une théorie que Charles Yu fait sienne. Dans Chinatown, Intérieur, la scène de théâtre est remplacée par un plateau de cinéma. Logique : l’écrivain, scénariste, entre autres d’un épisode de la série Westworld, connaît bien ce milieu et en maitrise parfaitement les codes. Il place donc son héros, un jeune homme déjà formaté, imprégné des attentes et des exigences formulées par la société américaine à l’encontre des Asiatiques, dans le restaurant chinois typique. C’est là qu’il est censé passer son existence. Au rez-de-chaussée, dans le restaurant à proprement parler, lieu du travail, avec des petits rôles ; à l’étage, dans un des petits appartements exigus, mal isolés, lieu de vie. Avec aucune volonté d’en sortir, juste de réussir dans les limites imposées. Cruel constat !

Pour ajouter à l’originalité de cet ouvrage, le roman sort, lui aussi, de sa forme habituelle. Il se présente avec les codes typographiques du scénario de cinéma : lieux, dialogues, etc. Même la police de caractère est adaptée à ce genre littéraire. La lecture en est d’autant plus rapide, même si elle déroute un peu. D’autant que l’auteur use d’une autre particularité  : il s’adresse directement au lecteur / personnage avec un « tu » assez rare dans la littérature (même si il a été pas mal utilisé dans le Nouveau roman, avec Nathalie Sarraute par exemple, les tentatives récentes sont plus exceptionnelles). Une bonne idée, qui renforce l’identification nécessaire au propos du récit. Car le but de Charles Yu est bien, à travers une fiction, de faire comprendre et ressentir le sort des Asiatiques, le racisme à leur encontre, non seulement dans le cinéma hollywoodien, mais surtout dans la société américaine. De nous faire voir de l’intérieur la sensation d’enfermement dans des rôles prédéterminés, sans issue possible. De nous faire réagir, nous qui avalons à longueur de films (voire de livres), des clichés par dizaines sans nous en étonner, sans nous en offusquer. De nous faire saisir combien vivre dans l’enfermement desdits clichés est difficile. Un pari ambitieux mais réussi, tant Chinatown, Intérieur s’avère prenant. Une petite pierre à l’édifice de la compréhension de l’autre, tout récemment récompensée par un National Book Award amplement mérité.

Raphaël GAUDIN

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