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Les critiques de Bifrost

Perles

Perles

Chi TA-WEI
L'ASIATHÈQUE
216pp - 19,50 €

Bifrost n° 101

Critique parue en janvier 2021 dans Bifrost n° 101

Deuxième ouvrage publié en France de Chi Ta-Wei, auteur taïwanais à l’imaginaire si original, Perles est un recueil de six nouvelles : l’une datée de 2019, les cinq autres écrites entre 1995 et 1996 – un quart de siècle d’écart, période pendant laquelle l’écrivain a laissé de côté l’écriture.

« Perles », nouvelle éponyme, a été spécifiquement écrite pour ce recueil français. Elle est très proche de Membrane, long texte paru en 2015 par chez nous. On y retrouve cette même idée de produit apposé à même la peau, comme une sorte de crème, et qui, une fois retiré et analysé, livre des myriades d’informations sur la personne ainsi enduite. Les protagonistes de « Perles » subissent ainsi une pluie étrange, projetée par des extraterrestres dont on n’aperçoit que les vaisseaux. Une fois séchée, la gangue qui les a recouverts est aspirée et analysée par ces formes de vie supérieures. Conclusions de cette observation : les parents sont à l’origine de la plupart des cauchemars de leurs enfants. CQFD : les extraterrestres font disparaître les parents. C’est le Ravage, à l’origine de bouleversements sociétaux gigantesques. Chi Ta-Wei met alors en scène des hommes et des femmes, rétifs à tout engagement, mais poussés par le gouvernement à se marier pour permettre à l’humanité de perdurer. La sexualité y est libre, d’autant que les corps sont modifiés. Les personnages principaux sont mutilés : lors de leurs rapports sexuels, ils s’imbriquent l’un dans l’autre, comme dans un Meccano. Ode à la tolérance et à l’autre, « Perles » est un texte d’une richesse folle, preuve de la capacité de l’auteur à créer des mondes originaux en peu de pages.

Qualité qu’on retrouve dans « La Guerre est finie ». Le personnage principal est une « personne artificielle à usage domestique », créée pour servir de compagne aux soldats pendant une guerre longue et lointaine. Ces aDomes sont censées tenir la maison en l’absence de leur époux et, quand ils sont là, les nourrir et satisfaire à tous leurs besoins. On peut bien évidemment penser à la série suédoise Real Humans (2012 contre 1996 pour la nouvelle). Le propos est le même : ces êtres artificiels, fabriqués par l’homme, ont-ils droit à une existence autonome, indépendamment de leurs « créateurs » ?

Court passage par le polar expérimental agrémenté de drogue avec « Au fond de son œil… », qui utilise à nouveau le pronom « tu » pour plonger le lecteur dans un récit hybride, perturbant au début, mais extrêmement maîtrisé. Le réalité n’est décidément pas ce qu’elle paraît être.

Autre société originale et pourtant si proche de la nôtre avec « Éclipse », qui met en scène deux frères très liés, dont un mangeur d’insectes. Pratique dangereuse, parfois, car certains peuvent être atteints d’AITS (acronyme rappelant le SIDA). Le regard porté sur les protagonistes, dans un pays où l’homosexualité est la règle, fait un écho décalé avec ce que vivent les Taïwanais.

Un thème de la sexualité omniprésent dans ce recueil, qui interroge sans cesse nos rapports avec l’homosexualité – entre autres. Dans « La Comédie de la sirène », réécriture amusante du conte d’Andersen, elle est présentée comme une solution évidente face au machisme débilitant d’une partie de la société taïwanaise. La petite sirène ne s’y laisse pas détruire par le prince, grossier personnage imbu de lui-même. Une petite dose de happy end bienvenue en fin de recueil.

Gwennaël Gaffric fait beaucoup pour la découverte, en France, des littératures de l’Imaginaire taïwannaise. On lui doit notamment la traduction de La Guerre des bulles de Kao Yi-Feng (Bifrost n°91), ou bien encore celle de Membrane évoquée plus haut. Ici, il s’avère à l’origine de l’écriture de la nouvelle « Perles ». Une implication remarquable qu’on ne peut que saluer, surtout lorsqu’elle permet de lire un auteur de la trempe de Chi Ta-Wei, original, cultivé et sensible, ô combien bienvenu dans la littérature actuelle.

Raphaël GAUDIN

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