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Les Chants de la Terre lointaine

Sur Thalassa, petite colonie fondée sept siècles auparavant par un vaisseau-semeur dans l’espoir que des humains survivent à la mort de la Terre, les habitants mènent une vie sereine, indolente même. Parce qu’il y a d’autres choses plus importantes, ou simplement plus amusantes à faire, la grande antenne parabolique permettant les commu­nications très longues distances attend depuis quatre cents ans d’être réparée et le réseau de communication locale n’est jamais opérationnel à plus de 95%. « Les ingénieurs ap­pelaient cela une élégante déchéance, une expression qui, déclaraient quelques cyniques, décrivait assez exactement le mode de vie lassan. » Mais voilà le temps du changement.

De l’espace surgit le Magellan, vaisseau transportant un million de rescapés choisis parmi les dix millions d’habitants qu’abritait la Terre avant d’être balayée par l’explosion de son Soleil. Thalassa ? Une étape prévue de longue date, nécessaire à la réparation de son bouclier d’ablation (en glace) érodé, avant de rejoindre une planète hostile qu’il reste à terraformer. Pendant ce temps, dans l’immense océan encore à explorer faute d’assez de volon­taires, des ancres disparaissent et des nasses métalliques sont détruites. Ces deux événements vont être à la source de bien des découvertes.

Les Chants de la Terre lointaine peut se lire comme une histoire de premières rencon­tres, entre Terriens et Lassans tout d’abord, puis entre humains et Scorps, espèce de scorpions géants peuplant les fonds océa­niques. Fascinés par le métal qui leur tombe du ciel, ils pourraient bien être une espèce extraterrestre intelligente en devenir avec laquelle les Lassans devront composer. C’est aussi l’histoire d’une rencontre amoureuse entre Mirissa, jeune Lassane dont l’esprit brillant trouve trop rarement d’interlocuteur à sa hauteur, et Loren, ingénieur capitaine de corvette.

Mais c’est peut-être plus encore l’histoire de la rencontre entre Mirissa et Kaldor, vieux philosophe qui pleure la mort de sa femme sur Terre. Fruit d’une expérience éducative contrôlée, la population de Thalassa constitue un fascinant terrain de jeu et Mirissa un parfait sujet d’étude autant qu’une confidente. Élevés pour les premiers d’entre eux par des machines sans aucun contact avec des Terriens, leur accès au savoir a été délibérément dirigé et les Lassans disposent d’une bibliothèque au contenu sélectionné avec soin : riche en connaissances scientifiques, dotée des ressources utiles pour développer une pensée ration­nelle et la démarche scientifique, elle ne contient aucune œuvre reli­gieuse ou en rapport avec la violence et « les passions destructrices ». Ces conditions ont-elles faits d’eux des athées ? Quel impact cette éducation et cet environnement ont-ils sur le développement de leur art, de la littérature et de la science ? Quel rapport au corps et au politique entretiennent-ils ? Quels éléments culturels présents dans le vaisseau leur transmettre ? Faut-il limiter les perturbations culturelles ou au contrai­re insuffler des idées nouvelles ? Que leur répondre à la question « qu’est-ce que Dieu ? »

Une histoire d’amour, une tragédie, une rencontre extra­terrestre, un ascenseur spatial, une réflexion sur le rôle de l’éducation et de l’environnement sur la formation d’une société et son rapport au religieux, à l’art, aux sciences, une mutinerie, un concert d’adieu des terriens «  pour rappeler le passé et donner de l’espoir pour l’avenir  »… Clarke nous sort le grand jeu. Et quand Manchu se met de la partie pour la réédition du roman chez Milady, inutile de résister : vous n’avez pas encore ouvert Les Chants de la Terre lointaine que vous êtes déjà sur Thalassa, cette planète bleue d’une beauté tranquille devant laquelle un vaisseau majestueux reçoit les premiers rayons d’un soleil inconnu. Est-ce un air de valse que j’entends au loin ?

Le 21 juillet 2019

Lorsqu’Arthur C. Clarke a publié cet essai, le 50e anniversaire du premier pas de l’homme sur la Lune se situait dans un avenir distant de 33 ans — un laps de temps suffisamment vaste pour que l’ou­vrage de prospective le plus in­formé (ce que n’est pas le présent essai) se retrouve obsolète.

Le point de départ de ce 21 juillet 2019 est science-fictif : à la suite des annonces d’un président américain volontariste au début des années 90, Clarke imagine le retour des humains sur notre satellite na­turel, et déploie un panorama de la vie sur Terre et dans l’es­pace en ce début de XXIe siècle rêvé, au fil de chapitres passant en revue différents aspects sociétaux — la santé, le sport, la culture, les technologies, les conflits. Il est aisé de jouer au jeu des sept (ou plus) erreurs, pour pointer là où l’auteur de 2001 a vu juste et là où il est tombé à côté de la plaque, mais il serait malvenu de lui en tenir rigueur. Il n’empêche : certains chapitres ont mal vieilli, en particulier ceux sur la santé mentale, les sports ou la guerre. Par mo­ment, la vision de Clarke sur l’avenir se fait myope (non, en 2019, les films ne seront pas forcément colorisés pour plaire au public). À l’inverse, d’autres gardent une certaine per­tinence (les loisirs). Ainsi Clarke, au fil de la petite quinzaine de chapitres, fait-il preuve d’un optimisme constant sur 2019 et l’avenir : nous vivrons mieux, plus longtemps, robots et IA nous faciliteront la vie, et les guerres, s’il y en a, seront menées chirurgicalement, épargnant populations et bâtiments civils (hmm…). Chaque chapitre débute par une brève introduction narrative : rien d’é­tonnant à ce que tout le chapitre sur la domotique prenne l’aspect d’une nouvelle de SF policière. À vrai dire, lire cet essai en 2021 n’a guère d’intérêt, si ce n’est pour le fan ultime de Clarke ou pour qui s’intéresse à comment était perçu l’avenir au mitan des années 80. Et le meilleur passage en reste l’introduction : « Bien que la SF n’exige aucune justification (lorsqu’elle est convenablement écrite), elle revêt une valeur sociale en tant que signal d’alarme. »

Les Fontaines du paradis

Dans un univers très similaire à celui de Les Prairies bleues (gouvernement mondial unifié, montée des eaux et système solaire en cours de colonisation), Les Fontaines du paradis s’avère un pur roman d’ingénieur conjuguant à la fois la culture scien­tifique d’Arthur C. Clarke et son talent d’écrivain. Le début nous entraîne dans le lointain passé d’une île fictive proche du sous-continent indien et ressemblant fortement au Sri Lanka. Il raconte l’ascension puis la chute d’un roi qui bâtit un palais fabuleux au sommet d’une monta­gne juste en face d’une autre montagne abritant ses plus farouches enne­mis : des moines bouddhistes l’accusant d’hérésie. Des millénaires plus tard, Vannevar Morgan va profiter de ses vacances pour visiter ce qu’il reste de ce palais. Architecte et ingénieur ayant réalisé un pont entre l’Europe et l’Afri­que par-dessus le détroit de Gibraltar, il réfléchit à un nouvel ouvrage immense : un ascenseur vers l’espace. Le roman sera le récit de ce projet, des premiers rêves à la réalisation finale et ses conséquences des millénaires plus loin sur l’Humanité.

Pour autant, Arthur C. Clarke n’est ni le premier ni le dernier à avoir rêvé d’ascenseur spatial. L’idée originale nait en 1895 sous la plume du russe Constantin Tsiolkovski, qui posa les fondements scientifiques de l’astronautique. Tout au long du XXe siècle, comme le rappelle l’auteur en postface, l’idée va être reprise plusieurs fois. Avec l’apparition des nanofilaments, elle devient à nouveau d’actualité, tout du moins pour les scientifiques japonais. Les Fontaines du paradis est l’occasion pour l’écrivain d’expliquer à un pu­blic non scientifique comment pourrait se réaliser un tel projet, et quels seraient ses avantages et ses conséquences sur l’économie mondiale. Il ne cache rien des problèmes techniques, financiers et humains qui pourraient servir d’obstacles à un tel ouvrage, mais il en fait un récit épique et pas­sionnant, que l’on soit féru ou non d’astronau­tique et de construction. Même le premier con­tact avec les extraterrestres tel que présenté dans le livre est presque réaliste, car il se fait par l’intermédiaire d’une sonde automatisée, sorte de Voyager plus perfectionnée, et entraîne des conséquences sur la façon dont l’Humanité envisage les religions et son avenir. Appartenant résolument à la tendance optimiste de lahard SF, qui se fait désormais plus rare, Les Fontaines du paradis est un petit bijou d’originalité, presque précurseur de ce qui deviendra plus tard le solarpunk.

Terre, planète impériale

2276. Duncan Makenzie, âgé de trente ans, est le fils-clone de Colin, lui-même fils-clone de Malcolm, le colon terrien qui a installé une petite société permanente sur Titan et y prospère depuis en vendant l’hydrogène nécessaire au fonctionnement des vaisseaux à fusion. La société titanienne vit dans un univers hostile où le froid est intense et l’atmosphère empoisonnée, mais, de petite taille et très organisée, elle survit sans trop de dif­ficulté au prix d’un in­dispensable commerce extérieur. La dynastie Makenzie dirige Titan avec bienveillance, et désormais il est temps pour Duncan d’aller sur Terre pour faire fabriquer le clone qui sera son fils. Il doit aussi représenter son monde aux cérémonies du cinquième centenaire de la dé­claration d’indépendance des USA, pour lesquelles on vient de tout le Système solaire. Ce sera pour le jeune hom­me l’occasion de découvrir le monde de ses ancêtres, de renouer avec une histoire sentimentale passée, et de lever le voile sur un étrange trafic de titanite.

Que dire ? Le début est intrigant et certaines descriptions de pay­sages titaniens vraiment belles. Puis, entre le monde de prospecteurs, des rivalités interfamiliales qu’on voit poindre (et resteront mort-nées), le nom Makenzie, et la difficile adaptation de Colin à la gravité terrestre, on pense au Luna de Ian McDonald et on espère une histoire de la même eau. Hélas, c’est loin d’être le cas. Parti de Titan, Duncan voyage dans un vaisseau de tourisme et il ne s’y passe pas grand-chose — sinon qu’il peut inutilement jeter un œil au nouveau type de moteur à même de ruiner l’économie de l’hydrogène, et qu’il aurait pu pratiquer le sexe en apesanteur à l’occasion du retournement de l’astronef. Arrivé sur Terre, Colin visite le monde, fait un ersatz de « Grand Tour ». Nous découvrons alors avec lui une planète qui a drastiquement réduit sa population jusqu’à 500 millions, enterré ses bâtiments sauf les historiques, et connaît visiblement une grande prospérité. On s’y distrait beaucoup et on y utilise un réseau télématique qui évoque Internet. Le jeune homme y vivra quelques aventures diplomatiques et amou­reuses.

On croise dans le roman quelques réflexions intéressantes sur un développement durable de la planète après l’âge des « Tourments ». On observe que Clarke est toujours un vulgarisateur à l’affût des avancées et des potentialités de la science. On remarque une fois encore son goût d’ingénieur pour la description détaillée des machines et des mécanismes qui rappelle Jules Verne. Mais le style est quelconque et l’histoire peu complexe, la primauté donnée aux USA sur l’humanité si­gne un manque désas­treux de vision prospective, les personnages, aussi peu crédibles que les tourments amoureux de Duncan, sont des bons bourgeois des années 50 envoyés dans l’avenir avec leurs manières et leur habi­tus intacts (on les croirait ex­filtrés d’un épisode de Doris Day Comedy) ; même la tech­nologie du quotidien prête parfois à sourire. C’est un livre qui fait vieux, et qui faisait sûre­ment déjà vieux lors de sa pu­blication en 1975. À la même époque, Delany écrivait aussi ; la comparaison est cruelle.

Profils du futur

Au cours de sa longue carrière, Arthur C. Clarke aura publié bon nombre d’essais et de re­cueils d’articles, une bonne part demeurant inédite en français. Faisant partie des rares à avoir bénéficié d’une traduction sous nos latitudes, Profil du futur est sûrement le plus connu, car for­mulant deux des « lois de Clarke » – les bonnes choses allant par trois, notre auteur en rajoutera une dernière plus tard.

Cet essai compile une série d’articles, à l’origine publiés dans Playboy – on ne peut qu’espérer que les lecteurs anglophones de la revue auront autant appris sur l’anatomie féminine que la science. Sous nos latitudes, Profil du futur est paru au sein de « L’Ency­clopédie Planète », une émanation de la revue Planète fondée par Jacques Bergier et Louis Pauwels suite au succès de leur Matin des magiciens. Clarke aborde ici toute une variété de thèmes allant de l’as­trophysique aux techniques, dressant un état des lieux de la science et de ses perspectives. Sacrifiant rarement au sensationnalisme (à l’inverse du plus tardif essai 21 juillet 2019), ce Profil… reste d’une lecture des plus enthousiasmantes, en particulier dans le vertige que l’ou­vrage est à même de susciter – on comprend son influence sur un écrivain comme Stephen Baxter. De fait, soixante ans après publication, bon nombre de cha­pitres gardent leur acuité : l’éloge de la science-fiction, de la science et des arts, le problème de la distance dès lors qu’il est question de voyage dans l’espace, l’épui­sement des ressources naturelles… D’autres chapitres se font reflets des angoisses de l’époque : la surpopulation ou les disettes invitent à des réflexions sur le rapetissement des humains ou les réplicateurs de matière. Faisant preuve d’un humour discret, la plume de Clarke n’est ici jamais péremptoire et l’optimisme scientiste de l’auteur garde tou­jours une certaine lucidité. On pourra regretter les envahissantes annotations des éditeurs, venant complémenter plus ou moins à propos les articles.

Si Profil du futur est épuisé depuis belle lurette, on le trouve d’occasion sans trop de difficultés. En dépit de l’âge du livre, les lecteurs curieux de découvrir plus avant la pensée de l’un des auteurs majeurs de la SF auraient tort de s’en priver.

Les Gouffres de la lune

Ce roman est un simple récit d’aventures lunaires, ou plu­tôt de naufrage. Les titres des deux tomes de la première édition française au Fleuve Noir (Naufragés de la lune et SOS Lune) sont explicites, mais le titre original, A Fall of Moondust, spécifie davantage le contexte. Le Séléné est le seul et unique « bateau » lu­naire — imaginez une sorte de petit bateau-mouche comme on en voit sur la Seine, conçu pour une vingtaine de passagers – qui navigue sur la (fictive) Mer de la Soif. Il s’agit d’une mer de poussière ultrafine, comme du talc ou cette poudre de graphite que l’on utilise comme lubrifiant. Ce qui y tombe y disparaît sans laisser la moindre trace en surface.

Dans ce roman, Clarke nous propose une Lune réaliste selon les connaissances de l’époque, et c’est là le plus grand intérêt du livre. Il n’y a pas d’air, il faut porter des scaphandres. La pesanteur est six fois moindre que sur Terre, laquelle est im­mobile dans le ciel mais connaît des phases tout comme la Lune vue du plan­cher des vaches. La journée y dure quinze jours et la nuit tout autant. L’amplitude thermique est énorme. Le paysage lunaire ap­paraît comme en noir et blanc ; les ombres très tranchées font apparaître le relief comme fort tourmenté alors qu’il est en fait peu ac­centué.

Un tremblement de Lune engloutit le Séléné sous quinze mètres de poussière ultra-fluide avant qu’il puisse envoyer un appel de détresse. Nous savons aujourd’hui, grâce aux sismographes laissés sur notre satellite par les diverses missions, qu’il y a bien des séismes sur la Lune, mais Clarke, lui, dut le spéculer. En revanche, la poussière n’atteint jamais une telle épaisseur.

Dans un premier temps, il faut localiser le lieu du naufrage, avant que s’engage une course contre la montre pour sauver les passagers et l’équipage du bateau. L’accroissement de la chaleur dans la cabine, l’augmentation du taux de gaz carbonique sont quel­ques-uns des risques auxquels les naufragés doivent faire face. Pendant ce temps, la colonie lunaire met tout en œuvre en la person­ne de son ingénieur en chef, Lawrence, pour organiser les secours. Les médias sont là, avi­des d’informations, de sensationnel et d’émotions, certes, mais pas de tragédie.

L’histoire se déroule dans un XXIe siècle qui n’est pas le nôtre – on est très loin d’avoir des villes et du tourisme lunaires, des colonies sur Mars et Vénus et un astronaute ayant atteint Pluton. Il n’y a pas de méchants et pourtant, ça tient. Il y a de sales caractères, des personnes plus fragiles, un soucoupiste devenu escroc pour le bien de sa cause, et le flic qui va de pair avec.

Les Gouffres de la lune est un roman d’aventures où le suspense est bien tenu tout du long, toujours plausible, sans grand renfort de pyrotechnie, mais il a un peu vieilli, le progrès n’ayant pas suivi la marche effrénée qu’Arthur C. Clarke aurait voulu lui voir soutenir.

Les Prairies bleues

Les Prairies bleues reprend la trame convenue du récit initiatique où le héros passe, via une quête, de l’adolescence à l’âge adulte. Adulte, le héros l’est déjà ici, marié et père de deux enfants : Walter Franklin est forcé de quitter son élément premier, l’espace, pour en apprivoiser un nouveau, l’océan. Sa quête sera de recon­struire sa vie sur sa planète natale et de s’occuper de la protection et l’élevage des baleines, source primaire de nourriture dans un monde en pleine évolution. Clas­siquement, le livre se divise en trois parties – l’apprenti, le gardien, le directeur – qui re­tracent la nouvelle carrière de Walter Franklin et qui montrent son évolution tant profession­nelle que personnelle.

Écrit en 1957, d’après une nouvelle de 1954, ce roman est daté par sa structure et son approche très limitée du rôle de la femme : le héros est bigame sans que personne n’y trouve à redire, et sa seconde épouse abandonne une carrière scientifique prometteuse pour rester à la maison s’occuper des marmots (sic). Par d’autres aspects, notamment le ré­chauffement climatique qui a conduit à une hausse du niveau des océans et à la néces­sité d’en protéger la faune et la flore pour nourrir l’humanité, il s’avère d’une étonnante modernité. Certains de ses éléments (gou­vernement mondial, bouddhisme prédominant) se retrouveront quelques décennies plus tard dans Les Fontaines du Paradis, situé dans un univers très similaire, mais nette­ment moins macho. Pour autant, même si Les Prairies bleues est un livre facile à lire et plaisant, il n’est pas indispensable dans la bibliographie d’Arthur C. Clarke. Les péripéties s’enchaînent sans réelle importance autre que de montrer la progression de Walter Franklin et expliquer sa carrière prestigieuse. Ce roman est sur­tout l’occasion pour Arthur C. Clarke de parler de son amour de l’océan et de ses créatures, mais également d’avancer cer­taines idées comme le passage de la consommation de viande de baleine à celle des baleines laitières pour remplacer les vaches. Il renferme de belles envolées, mais sans la puissance évocatrice des Enfants d’Icare ou de Rendez-vous avec Rama. À réserver aux passionnés de plongée et/ou de cétacés.

La Cité et les Astres

Sorti en VO en 1956, La Cité et les astres est une version étendue et révisée du premier roman de Clarke, Against the Fall of Night, publié en 1953 et qui était déjà lui-même une version allongée et retravaillée d’une novella parue dans Startling Stories en 1948. Le but de cette ultime version était de montrer les progrès accomplis par Clarke dans l’art de l’écriture. Raté ! S’inscrivant dans le registre de SF de la Terre Mou­rante, comme certaines œuvres de Vance ou de Moorcock (entre autres), ce roman nous projette plus d’un milliard d’années dans le futur. L’Homme a jadis conquis les étoiles, avant d’en être chas­sé par de mystérieux extraterrestres et d’être confiné sur son monde d’origine, où les effets des éons ont arasé les montagnes et évaporé les océans. Ne reste plus qu’une seule cité, Diaspar, capable de s’auto-réparer en permanence et donc libérée de la tyrannie du Temps… tout comme ses dix millions d’habitants, stockés dans des mémoires informatiques inaltérables et qui ne sont incarnés, par petits contingents, que toutes les quelques dizaines de millénaires. Mais parfois un Unique apparaît, quelqu’un qui n’a jamais vécu avant, qui n’est pas soumis à la compulsion de rester au sein des limites de Diaspar. Quelqu’un qui se pose des questions, notamment sur le fait que l’Histoire de sa race est quasiment oubliée. Quelqu’un chez qui ni la curiosité, ni l’ambition, qui étaient jadis le propre de l’Homme, ne semblent avoir été excisées. Le jeune Alvin est l’un d’eux.

On pourrait faire, en moins sévère (quoique…) la même remarque pour ce roman que pour le plus tardif Marteau de Dieu : le texte original fonc­tionnait correctement, sa version allongée bien moins. On voit vite où Arthur C. Clarke veut nous conduire, et si ses réflexions sont souvent pertinentes (sur un hyper-conservatisme qui fossilise une société, sur l’ouverture nécessaire aux autres cultures et sur l’extérieur en général, sur la manipulation du récit historique, l’élan salvateur de la jeunesse, l’importance du non-conformisme, etc.), elles auraient surtout pu rester, condensées, dans un récit plus court. Au bout d’un moment, l’auteur tourne en rond, ne surprend plus, et le ton dépassionné de l’ensemble peine à captiver. Sans oublier un suspect parfum asimovien qui plane sur un nombre non-négligeable d’élé­ments de construction tant du monde que de l’intrigue… On met parfois La Cité et les astres sur le même plan que les chefs-d’œuvre de Clarke, les 2001 : l’Odyssée de l’espace et autres Rendez-vous avec Rama : à tort. Ce roman d’apprentissage, qui ne séduira ou ne surprendra qu’un débutant ou un nostalgique de la SF de l’âge d’or, est somme toute mineur et indigne d’être placé sur un tel piédestal.

Les Enfants d'Icare

Publié en 1953 chez Ballantine sous une superbe couverture de Richard Powers, Les Enfants d’Icare est une extension de la nouvelle « Ange gardien » que Clarke peina à vendre aux magazines, à tel point que sa première version publiée vit sa fin réécrite par James Blish. Comme très souvent chez l’auteur, ce livre traite de la thématique du premier contact ; mais une première rencontre un peu particulière, jugez-en plutôt. Un beau jour – nous sommes en pleine guerre froide, et l’ONU porte de nombreux espoirs pour le futur, notamment aux yeux de quelqu’un comme Clarke –, de gigantes­ques vaisseaux se matérialisent au-dessus de nombreuses villes partout à la surface du globe. Les Suzerains sont arrivés. Sans jamais révéler leur apparence, ils se contentent de communi­quer avec les êtres humains par l’entremise de l’un des leurs, Karellen, qui reçoit régulièrement le secrétaire des Nations Unies, Storm­gren. Dans un premier temps, leur but est simplement d’ob­server, et de faire en sorte que les hommes s’habituent à leur présence. Ils ont prévu de se montrer au bout de cin­quante ans. Leur puissance invraisemblable sert leur pro­pos : ils tuent dans l’œuf toute tentative de rébellion de certains belliqueux, d’une manière calme et sans brutalité qui montre toute l’étendue de leur technologie.

Dès lors, que peuvent faire les Terriens ? Eh bien, « profiter » de leurs invités, dont la science va les aider à éradiquer les maladies. De la même manière, les guerres s’estompent, car les Suzerains peuvent intervenir à tout moment pour mettre au pas les factions antagonistes. Clarke excelle à décrire l’évolution de la société dans une partie qui s’intitule fort justement « L’âge d’or ». Ainsi, tout voyage à la surface de la planète est rendu quasiment instantané ; mais ce n’est qu’une anecdote par rapport à la quasi-disparition des religions. À quoi bon croire en une autre présence divine quand ce qui vous surplombe en a quasiment tous les attributs ? Et à ceux qui pourraient croire que Clarke se ferait le chantre des sciences et de la technologie, rien de cela : encore une fois, toute entreprise humaine d’innovation serait vouée à paraître bien vaine au regard des prodiges des Suzerains. Époque dorée, certes, mais au petit goût amer.

Les décennies passent, et le but réel des extraterrestres reste mystérieux. Lorsqu’ils débarquent enfin sur Terre, leur première apparition est prémonitoire (et par bien des aspects démonia­que) : l’un des Suzerains de- ­mande à ce que deux enfants soient envoyés dans le vaisseau, et lorsqu’il se montre enfin, il tient ces derniers dans ses bras. En effet, ce sont bien les jeunes terriens qui intéressent les Suze­rains. De quelle manière  ? On s’arrêtera là pour ne pas trop déflorer la dernière partie de ce roman (qui donne son sens au titre VO), mais l’humanité s’en trouvera durablement modifiée.

Les Enfants d’Icare, découpé en trois parties pouvant presque se lire de manière indépendante, permet par cette trame faus­sement simple et linéaire, de gérer une montée progressive de l’attente liée à l’arrivée d’extra­terrestres : qui sont-ils et que veulent-ils ? Ici, Clarke fait languir son lecteur pendant un tiers du livre avant de lui révéler l’identité des Suzerains, puis un deuxième tiers avant de faire le jour sur leurs desseins. Mais ce début de livre ne se résume pas à une simple gestion de l’attente ; la première partie est un savant mélange de politique et d’activisme, de démonstration de l’axiome clarkien selon lequel toute technologie suffisamment avan­cée est indiscernable de la magie – et d’indices qui montrent que les Suzerains, bien que tranchant avec la plupart de leurs prédé­cesseurs de l’espace par leur supposée bienveillance, peu­vent se révéler manipulateurs. On l’a dit, le deuxième tiers offre à Clarke la possibilité de s’aventurer dans la prospective sociale, et dans la description d’une évolution probable d’un monde contrôlé par une entité supérieure avec laquelle il n’existe aucune possibilité de négociation. Enfin, la dernière partie nous montre que l’huma­nité est sans doute encore im-­ mature et qu’il faut l’accompa­gner pour qu’elle passe à l’étape supérieure de son évolution, dusse-t-elle abandonner une partie de son passé pour y ac­céder.

À l’origine d’un projet d’ada­p­tation par Stanley Kubrick, avant que celui-ci n’opte pour « La Sentinelle », à la base de 2001 : l’Odyssée de l’espace, Les Enfants d’Icare est l’un des textes classiques de Clarke, moins centré sur la technologie que ses autres romans (celle des Suzerains y est davantage assimilée à de la toute-puissance que réellement décrite), mais tout aussi riche de perspectives, sur l’espèce humaine et son évolution, sources de questionnements durables dans l’esprit de ses lecteurs. Un grand livre.

La Trilogie de l’espace

La Trilogie de l’Espace rassemble trois des premiers romans d’Arthur C. Clarke : Les Sables de Mars (1951), Les Îles de l’espace (1952) et Lumière cendrée (1955). Ces romans furent-ils d’emblée conçus par Clarke comme un ensemble ? On peut se poser la question… Ce n’est en effet qu’en 2001 que l’éditeur britannique Gollancz les rassembla en un volume omnibus intitulé The Space Trilogy. Dans sa préface, Clarke n’évoque par ailleurs aucun projet initial de trilogie formée par ces romans, aux protagonistes et aux récits indépendants les uns des autres, s’inscrivant dans des temporalités différentes, et dont le seul point commun est d’avoir pour motif celui d’une exploration spatiale plus ou moins lointaine…

La Trilogie s’ouvre par Les Îles de l’espace, se déroulant pour l’essentiel entre notre planète et la Lune. Son héros, Roy Malcolm, est un adolescent de la première moitié du XXIe siècle. Nullement dystopique, le brillant futur imaginé par Clarke est celui d’une humanité au faîte de son génie scientifique et de son désir d’exploration. L’une et l’autre lui ont permis de conquérir les astres (la Lune, Mars) comme le vide les séparant, y installant des stations spatiales. Roy en découvre certaines, après avoir remporté un jeu télévisé lui offrant un ticket pour la « Station intérieure ». Tel est le nom d’un considérable satellite artificiel situé entre Terre et Lune, où celui qui a « toujours follement désiré aller faire un tour dans l’espace » va s’initier à la vie d’astronaute. Ce ne sera cependant que la première de ces Îles de l’espace qu’abor­dera Roy. D’imprévus évé­nements l’emmèneront vers « l’Hôpital spatial » puis la « Station résidentielle », approchant entre temps «Stations météo » et autres «  Stations relais ». Et c’est fort de la connaissance de ces différentes Îles de l’espace que Roy regagnera in fine la Terre…

Le héros des Sables de Mars ne reviendra quant à lui jamais. En effet, Martin Gibson est un auteur de science-fiction à succès de la fin du xx e siècle. Pour celui qui n’a encore jamais quitté la Terre, l’espace ne fut longtemps qu’un objet littéraire et spéculatif. Mais on lui propose d’embarquer sur l’Arès, un vaisseau assurant la liaison entre les planètes bleue et rou­ge. Cette dernière a non seulement été abordée, mais aussi colonisée. Adoptant pour l’essentiel le point de vue de Mar­tin, le roman retrace d’abord son périple vers Mars. Là, il décou­vre « ce qui, à peine un siècle plus tôt, ne représentait encore qu’un monde mystérieux et in­accessible, mais qui, à présent, [est] devenu la nouvelle frontière de l’espèce humaine. » Mars est cependant loin d’avoir livré tous ses secrets. Gibson aidera à en mettre à jour quelques-uns, se prenant ainsi de passion pour un monde sur lequel il décidera de rester.

Le dernier volet de la Trilogie nous ramène sur la Lune. D’une tonalité plus sombre que les deux titres précédents, Lumière cendrée se déroule au XXIIe siècle, époque à laquelle le cosmos est en passe de se muer en champ de bataille. S’y opposent la Terre et une Fédération réunissant Mars et d’autres colonies humaines dispersées à travers le Système solaire. Le conflit se cristallise autour de la Lune, appartenant à la Terre, mais dont les inédites ressources minérales excitent la convoitise de la Fédéra­tion. C’est là qu’est envoyé le terrien Sadler. Espion de son état, il est chargé d’identifier un membre de la communauté lunaire, devenu agent de la Fédération. En dépit d’une longue enquête, notamment parmi les astronomes ayant fait de la Lune leur laboratoire, Sadler échouera à dé­busquer le traître. Les informations livrées par celui-ci permettront alors à la Fédération de déclen­cher la première bataille des planètes de l’Histoire, dont l’issue fondera un nouvel ordre intergalactique…

Le final scientifico-guerrier de Lumière cendrée constitue le morceau de bravoure d’une Trilogie par ailleurs bien chiche en tension narrative… La faute en incombe sans doute à l’intention somme toute peu littéraire qui prévalut à la conception de ces romans. En introduction, Clarke rappelle qu’ils datent d’un temps où l’Astronome royal britannique lui-même ne voyait dans les voyages spatiaux que des «bali­vernes ! ». Les Sables de Mars, Les Îles de l’espace et Lumière cendrée furent donc conçus, selon les mots mêmes de Clarke, comme une forme de «  propagande [destinée à] convaincre un public sceptique ». Avant tout dé­sireux de peindre avec le plus de crédibilité la vie en apesanteur, Clarke enchaîne des vi­gnettes spéculatives, mollement reliées entre elles par des fils romanesques ténus. Les ama­teurs et amatrices de hard-science arpenteront peut-être avec intérêt cette galerie (parfois) visionnaire qu’est la Trilogie. Quant à celles et ceux qui goûtent avant tout les plaisirs de la fiction, leur lecture risque de tourner court…

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