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La transparence selon Irina

Dans la France imaginée par Benjamin Fogel, l’Internet a été remplacé par le Réseau en 2027. Toutes les informations autrefois privées sont alors devenues publiques. Plus d’anonymat en ligne : les données bancaires, juridiques, scolaires, médicales sont ouvertes à tous. La vie de chacun s’étale devant les yeux de tous. Chaque habitant se voit attribuer un coefficient, sorte de note, reflet de son adaptation aux normes de la société. Chacun vit dans un logement « intelligent », économe en énergie. Chacun se voit proposer des partenaires correspondant à son caractère et à ses goûts. Bref, une vie guidée par les machines et le plus grand nombre. Bien entendu, certains répugnent à cette transparence, refusant d’employer dans la vie de tous les jours (la Real Life) le même nom que sur le Réseau. Ce sont les Nonymes, acceptés par la société mais regardés de travers par les Rienacalistes. Ainsi, en dépit de quelques tensions, les choses fonctionnent néanmoins sans accroc notable. Jusqu’a-lors… Car des individus œuvrent pour « li-bérer le peuple de cette tyrannie ». Quitte à recourir à la violence…

Le/la narrateur/narratrice (il/elle n’a pas de genre défini), Camille, est très actif/ve en ligne, suivant Irina, l’une des femmes les plus influentes du Réseau. Cette dernière est présente sur tous les sujets de discussion à la mode, donne un avis argumenté et tranché sur tout et n’hésite pas à détruire ses adversaires. Une personne très clivante et très puissante donc. Mais aussi fort mystérieuse. Or, peu à peu, Camille va vouloir découvrir la véritable personnalité de son modèle. Et cela va la mener très loin, en pleine révolution.

Le thème est indubitablement intéressant : la place des réseaux sociaux dans nos vies, poussée à l’extrême, jusqu’à la transparence ultime, la fin de toute vie privée. Une noble ambition que celle de Benjamin Fogel, en somme : faire réfléchir son lecteur à cet avenir possible, cet envahissement de la sphère privée par le regard des autres, pour le meilleur ou pour le pire. Sauf que l’auteur semble ici avoir hésité entre plusieurs genres littéraires. Récit policier, tout d’abord, avec des morts, des enquêtes plus ou moins officieuses, des mensonges, des trahisons. Bref, tous les codes du roman noir à suspens, mâtiné d’une petite dose de thriller. Mais le rythme est lent, haché, surtout au début, quand Fogel met en place la situation, les personnages et – surtout – le décor. L’utilisation de notes de bas de page, pas excessive mais présente, confère au texte une dimension documentaire. Comme si le romancier tentait de nous en dire le plus possible sans vouloir interrompre son récit, mais sans vouloir non plus abandonner un pan du monde qu’il a construit. Parfois, il a su intégrer ces renseignements à même son récit, parfois il a eu recours à ce procédé des notes un peu maladroit. À cela s’ajoute l’aspect pamphlétaire de La Transparence selon Irina. Rien de manichéen : Fogel propose des arguments validant des thèses opposées, donne le choix. Il ne force pas vraiment la main, mais propose au contraire des réflexions, des pistes pour nourrir un avis personnel. Cependant ces passages, proches de l’essai, lourds de références à certains penseurs (Foucault, Derrida…), participent de ce mélange des genres et obligent le lecteur à la patience et l’indulgence.

Car ce roman mérite de passer outre ces maladresses de construction. Le propos de Benjamin Fogel est suffisamment actuel et réfléchi pour mériter l’effort. D’autant que la dernière partie, bien qu’en germe dès le début du roman, et n’apportant donc pas une surprise phénoménale, est amenée de manière satisfaisante et offre des réponses solides. Reste un texte transgenre (n’est-il pas publié dans une collection réservée aux polars, alors que c’est aussi un récit d’anticipation ?), donc, et en définitive plus que recommandable.

Replis

Fin du XXIe siècle ; la planète ne va pas fort. Les Terres Brûlantes, vaste contagion dont on ne sait rien, dévastent des régions entières. Impossible, dorénavant, de vivre hors des cités de façon acceptable. Quoique… L’air dans ces villes est hautement pollué : chaque citoyen doit porter un respirateur quand il sort de chez lui. Et bien sûr les capsules d’oxypur sont ration-nées. Malgré cela, les places y sont chères et les bidonvilles fleurissent en périphérie, lieux de toutes les détresses où le plus fort fait la loi. Pour couronner le tout, les États se sont repliés sur eux-mêmes : chacun pour soi.

Afin que les gouvernants manipulent leurs populations à loisir, les services de propagandes réalisent des films au montage d’une redoutable efficacité, déformant la réalité selon les commandes de la hiérarchie. Le narrateur, Daniel Sagnes, est un monteur hors pair ; ses vidéos sont impeccables. Ce professionnel sait laisser de côté ses doutes, ses dégoûts. Il vit sa routine, sans passion excessive, sans excès déstabilisant. Mais un jour, le voilà contraint d’accueillir son père en lui. Car dans cette société, on a découvert un moyen de transférer la personnalité d’un parent proche, peu avant son décès prévu, dans l’esprit de son descendant le plus compatible. Tous deux partagent alors le même corps. Or, le père de Daniel n’est pas n’importe qui : c’est l’inventeur de cette technique, capitale pour les dirigeants et les oligarques bien établis. Pas question de laisser disparaître l’homme capable de leur assurer l’immortalité. Cependant, le narrateur déteste son père, type méprisable qui ne s’est jamais occupé de son fils. Le voilà donc obligé de fuir. Loin de la ville et de son confort.

C’est l’occasion pour Emmanuel Quentin de nous offrir une vue d’ensemble de ce monde détruit, refermé sur lui-même, esclave de quelques vieux richards, égoïstes et pitoyables. Monde glaçant car bien proche d’un futur possible pour le nôtre : des populations orientées, guidées par une propagande adepte des infox – thème dans l’air du temps et rebattu depuis des années par nos chers auteurs de SF. Mais si Frederick Pohl et C.M. Kornbuth s’offraient les publicitaires et leur influence grandissante dans Planète à gogos (en 1953, déjà !), Emmanuel Quentin est bien ancré dans le présent : Donald Trump et les oligarques russes sont passés par là. Il faut convaincre, non d’acheter, mais d’accepter la réalité proposée, le récit imposé. On est bien plus près du Drone Land de Tom Hillenbrand. Un autre reflet de notre quotidien se retrouve dans ce récit : les pays refermés sur leurs certitudes, effrayés par l’autre, convaincus que la survie passe par l’égoïsme plutôt que l’échange et la ré-flexion commune. Des groupements humains livrés à leurs pulsions et à leur animalité. Pas tout à fait du post-apocalyptique, mais on retrouve dans Replis certains éléments propres au genre. Enfin, plus centré sur l’individu lui-même, le lien avec la famille est ici capital. Est-on prêt à se sacrifier pour sa famille ? De nos jours, les enfants n’accueillent plus que rarement chez eux leurs parents, même quand la seule alternative est l’une de ces maisons de retraites, ces EHPAD tant décriées. L’heure n’est plus à la cellule familiale élargie où se côtoient plusieurs générations. L’alternative imaginée dans ce roman est radicale et effrayante : recevoir la personnalité de son géniteur ou de sa génitrice dans sa tête, partager intimement des pensées, former un être double. Qui serait prêt à cela ? Dans quel but ?

Replis est avant tout un thriller, une course pour la survie, rythmée et variée. On peut lui reprocher de renforcer l’idée selon laquelle tout est complot. Mais c’est surtout un récit vif, intelligent et propre à inciter à la réflexion. Une découverte, en somme.

Réjouissez-vous

Le 19 mai, à 14h19, dans la ville canadienne de Victoria, une soucoupe volante (« comme le dessous d’une assiette, une assiette en porcelaine ») apparaît dans le ciel, en plein jour, juste le temps d’enlever une femme. Ainsi disparaît Samantha August, autrice de science-fiction… Et puis plus rien. Pas d’attaque, aucune tentative de rencontre avec qui que ce soit. Rien. Cependant, peu de temps après, des champs de force apparaissent sur la planète entière. On comprend vite leur rôle : mettre en sécurité les ressources de la Terre, protéger la flore, la faune et les humains de leur prédateur le plus dangereux, l’homme. Impossible pour le soldat de tuer son ennemi ; impossible pour le mari de battre sa femme ; impossible pour un pays d’envahir son voisin. Les armes sont inopérantes, fusils comme couteaux, missiles comme huile bouillante. Les extraterrestres semblent vouloir faire le bien de la Terre malgré leurs habitants les plus violents, malgré leurs dirigeants les plus belliqueux. Comment l’espèce humaine va-t-elle réagir devant cette agression pacifique ? Va-t-elle parvenir à se trouver un but et à survivre ? Et quid de Samantha August ?

Abandonnant les univers de fantasy où il a bâti une œuvre déjà conséquente (le « Livre des Martyrs », actuellement en cours de publication aux éditions Leha), Steven Erikson aborde la SF le temps d’un roman et nous offre un message de paix et d’espoir, une ligne à suivre pour éviter le mur vers lequel fonce l’humanité. Enfin, sans doute était-ce le but initial. Sauf qu’on se retrouve très vite ici avec ce qui ressemble à une discussion de fin de soirée alcoolisée – un truc long et décousu. Et pas les plus sympas, les soirées, celles où on refait le monde avec exaltation… Non non. Plutôt celles où fleurissent les règlements de compte envers ceux que l’on n’aime pas (et Steven Erikson nourrit une détestation assez virulente envers pas mal de monde) et les distributions de bons points à ceux qu’on aime (Robert J. Sawyer, surtout).

Pourtant, le début du récit est encourageant : un rythme rapide, des questions stimulantes. Serions-nous en présence d’un roman capable de renouveler le plus éculé des tropes de la SF ? Hélas, trois fois hélas ! Si Réjouissez-vous, dans le cadre de la thématique du « premier contact », prend bel et bien le contre-pied de la littérature anti-aliens, il bascule de l’autre côté du spectre sans aucune mesure : la gente soldatesque n’est qu’un ramassis de débiles ; les Américains, des abrutis dénués d’’humanité ; quant à leur président, c’est bien simple, à côté, Trump, fait figure de Nobel en puissance. Sérieux, pareille caricature, fallait oser. Peut-être faut-il y voir le complexe du petit Canadien face à son voisin du sud envahissant ? N’empêche que le résultat s’avère totalement contre-productif. Celui qui ne partage pas les opinions d’Erikson sortira le jerrican d’essence (extraite de sable bitumineux) pour allumer son barbecue avec ce bouquin. Quant au convaincu, devant tant de mauvaise foi, une absence totale de modération, une telle quantité de « vérités » assénées telles des paroles d’évangile, pas sûr non plus qu’il arrive indemne au bout du pensum.

Bref, à moins que l’idée de confronter votre zénitude à une déblatération tantôt assommante, tantôt urticante, vous intéresse… « fuyez, pauvres fous ! »

Pardon, s’il te plaît, merci

Avec la parution de Pardon, s’il te plaît, merci, les forges de Vulcain continuent leur travail de découverte de l’auteur américain Charles Yu. Ce deuxième recueil de nouvelles, après l’enthousiasmant Super-héros de troisième division (cf. Bifrost n° 92) paraît donc sept ans après sa version originale. Treize textes, de taille et d’intérêt, comme de bien entendu, inégaux. Le titre correspond à la division du recueil en trois parties : « Pardon », « S’il te plaît » et « Merci ». Et aussi à une nouvelle éponyme, unique texte d’une dernière partie, en forme de conclusion : « Toutes les réponses sus-mentionnées ».

« Pardon » commence par le poignant « Pack de solitude standard », où l’on vit le quotidien d’un employé. Sa société offre la paix à ceux qui en ont les moyens : vous ne voulez pas souffrir lors d’un enterrement ? Il vous en coûtera entre 500 et 2000 dollars en moyenne. Mais on peut aussi s’éviter la douleur pour une dévitalisation ou une migraine. Et alors, la souffrance est transférée à l’opérateur : le client en est libéré pendant une durée déterminée d’avance. Quant au narrateur, lui, il prend de plein fouet le malheur, la détresse des clients. Et ce, à longueur de journée. Combien de temps peut-on tenir à ce rythme ? Et quelle vie peut-on construire sans ces conditions ? La réponse n’est pas d’un grand optimisme. À l’image de la tonalité générale de cet ouvrage, qui oscille entre une certaine dérision et des interrogations existentielles. « Inventaire », longue nouvelle très aérée pour ce qui est de la mise en page, est à ce titre exemplaire. Le narrateur n’est qu’une longue suite d’interrogations, car tous les matins, sa vie semble différente. Seul ou accompagné d’une épouse  ? Dans la vie de tous les jours ou dans un océan rouge ? Serait-il le rat de laboratoire de Charles Yu ? Ne serait-il qu’un personnage sans cesse projeté dans un univers différent ? Mise en abîme, donc. Pas très originale, mais sympathique. Tout comme est sympathique la « Note à moi-même » où plusieurs « moi », tirés du multivers, tentent de dialoguer entre eux. Enfin, « Adulte contemporain » joue encore des apparences : les personnages peuvent s’acheter des vies, selon leurs moyens, comme on achète un appartement. Mais en plus complet : la bande-son est com-prise, tout comme les coupures publicitaires. Intrigant, certes, mais tout cela ne casse finalement pas trois pattes à un canard.

Il en va de même pour les nouvelles inspirées par les jeux vidéo : une zombie débarque en plein grand magasin et perturbe, à peine, le quotidien de certains vendeurs dans « Jeu de tir à la première personne ». Distrayant. Tout comme « Le Héros subit des dégâts considérables » , où le narrateur est un personnage de jeu, leader contesté de son groupe. Beaucoup de clins d’œil aux joueurs (les poulets rôtis, symboles de puissance retrouvée ; les classes de héros), quelques trouvailles, mais pas de quoi fouetter un chat, encore.

Pardon, s’il te plaît, merci reste bien en deçà de Super-héros de troisième division. Charles Yu semble se complaire dans une vision post-adolescente (après tout, il n’avait pas atteint la trentaine lors de sa rédaction) nourrie de jeux vidéo et d’interrogations sur la réalité du monde qui nous entoure, la vie en général, le couple, la famille. Souhaitons-lui de trouver les réponses qui lui permettront de nous offrir à nouveau des textes originaux et surprenants, plutôt qu’un recueil lu sans déplaisir mais vite oublié.

Trois Hourras pour Lady Évangeline

Trois Hourras pour Lady Évangeline, récit d’apprentis-sage aux atours de space opera organique et sensoriel dopé aux hormones, est né en 2010 dans les pages moites du Bifrost n°58. Lady Evangeline a continué de grandir sous la plume de Jean-Claude Dunyach, jusqu’à se déployer sous sa forme actuelle, un roman de 238 pages siglé L’Atalante.

L’humanité a envahi l’espace profond à coup de sauts dans l’espace-tau. Mais à faire des bonds dans l’inconnu, on risque d’attirer l’attention. Le vaisseau Le Temps incertain en fait l’expérience alors qu’il rejoint la colonie d’Esméralda. Sans avoir le temps (justement) de comprendre ce qui lui arrive, il est mis en pièces, digéré avec son équipage. Peu après, la colonie disparait. L’ennemi est invisible mais bien là. Un équipage militaire placé sous les ordres d’un diplomate est dépêché sur place.

Fille du diplomate en question et envoyée loin par papa sur une planète-école, Évangeline est une adolescente rebelle, ingérable et bourrée d’hormones. C’est ce qui va la sauver lorsqu’une espèce insectoïde décide de faire de la planète sa nouvelle ruche. La rencontre est violente, et seule Évangeline en réchappe. Si leur reine est morte dans l’invasion, les insectes perçoivent dans l’adolescente et ses phéromones l’opportunité de leur survie. Appelée à régner, Évangeline va devoir se transformer, physiquement et mentalement, pour apprendre à communiquer de manière organique.

Trois hourras pour Lady Évangeline met en scène une altérité dans laquelle l’autre est aussi bien l’extraterrestre que soi-même. Pour le premier contact, l’auteur imagine une gradation de l’étrangeté à travers deux formes d’intelligence. La première est une intelligence de ruche, un classique en SF, dotée d’une conscience collective. Elle est tangible et la communication est possible au prix de l’adaptation. La question de la survie n’est pas celle de l’individu, mais du groupe. La seconde est immatérielle, ou presque, et se présente sous la forme d’un nuage de particules intelligentes peinant à développer une conscience de soi et sans conscience d’autrui. L’ennemi n’est pas seulement invisible, il est aussi aveugle. La question de la survie se pose pour elle à l’encontre de sa propre nature. Pour Évangeline, l’autre est aussi elle-même. Elle traverse l’adolescence, prend conscience d’elle et de son corps en mutation, et cherche à signifier au monde sa présence. Sa survie est une question personnelle. La mise en parallèle des expériences constitue le cœur du récit. Ce sont trois hourras qu’Évangeline devra emporter de haute lutte.

On pourra trouver des faiblesses à Trois Hourras pour Évangeline. Le propos n’est pas à l’extrême rigueur scientifique, et l’amateur de hard SF aura parfois les yeux qui piquent. Si les talents d’écriture de Jean-Claude Dunyach opèrent, la brièveté du roman et sa composition, en chapitres courts et cliffhangers de ponctuation, imposent des raccourcis scénaristiques et son dénouement relève de la pensée magique. On fermera donc les yeux pour absorber les sensations et humer les phéromones.

Frontières

Depuis 2010, l’association Imajn’ère met à l’honneur la littérature de genre dans un appel à textes courts et la publication d’une anthologie. Frontières est celle de l’édition 2019. Elle regroupe vingt-cinq textes, chacun accompagné d’une gravure imaginée par un illustrateur. Thématique imposée : les frontières, qu’elles soient physiques ou psychologiques. Libre aux auteurs d’en faire toute une histoire. Voilà pour l’intention. Le résultat est une anthologie très inégale. On y trouve de la fantasy, du polar, de la science-fiction et du fantastique, des auteurs confirmés ou novices. Ce qu’on peine à y trouver, c’est un texte véritablement enthousiasmant. On se concentrera donc sur les plus notables.

Trois autrices ont été distinguées par le jury du concours. Dans «  La Légende de Lémuthopia », Samantha Chauderon joue la carte de l’Imaginaire dans la construction de l’enfance en réaction au monde adulte. La guerre menace, un frère et une sœur s’inventent un village utopique peuplé de figurines ; il sera un miroir du réel. Un texte à l’approche assez classique, qui ne recèle malheureusement ni surprise ni grande émotion. Dans « La Passeuse d’âme », Myrtille Bastard imagine un monde où la mort a disparu ; les individus sont condamnés à décrépir sans fin. Taxés de terrorisme par les autorités, certains tentent d’alléger les souffrances en offrant un passage vers l’autre monde. Le résultat s’avère anecdotique, et l’autrice passe à côté de l’énormité de sa proposition. Avec « La Tenancière », Audrey Pleynet nous offre enfin un moment savoureux. On ne saura rien de ce bar où convergent les candidats au départ, à la recherche d’une frontière qui évoque plus une idée qu’une réalité, pas plus que de sa tenancière dont les attraits et le discours changent avec l’interlocuteur. Ce que l’on saura, toutefois, c’est qu’il faut être prêt pour atteindre la frontière. L’autrice met en image la dimension psychologique du récit fantastique, et c’est une réussite.

Côté science-fiction, deux textes sortent du lot : « Tango bleu », de Pierre-Paul Durastanti (oui, le Pierre-Paul Durastanti de Bifrost !), et « Last Frontier » de Laurent Whale. Le second pourrait servir de préquelle au premier. « Tango bleu » est un texte de 1986. Malgré une saveur flower-power un peu surannée, il s’agit d’une vraie SF utopique qui vise un monde meilleur. Le worldbuilding y est de première classe ; la nouvelle est lumineuse. Plus sombre, « Last Frontier » décrit l’agonie de l’ancien monde, la révolte des esclaves, la fin du mensonge, et semble préparer « Tango ».

Pour finir, on lira la nouvelle «  Si tous les aliens du monde… » de Jean-Laurent del Socorro. L’auteur inscrit son récit dans l’univers du roman Points chauds (Le Bélial’, 2012) de Laurent Genefort. Des portails s’ouvrent et des aliens arrivent en masse aux portes d’une France gouvernée par une certaine Océane Lacraie. Si l’allégorie politique est amenée avec la délicatesse du marteau-piqueur, le texte propose un récit bien construit avec même un peu d’espoir dedans.

Slade House

L’entrée de Weswood Road est à peine visible, tant la ruelle est étroite. Celle de Slade House encore moins. Tous les neufs ans, la maison attire à elle une personne solitaire au fort potentiel énergétique, avec des stratagèmes divers, déployant des artifices et des illusions pour mieux la retenir.

Conçu comme un fix up, chaque chapitre, écrit à la première personne, conte la trajectoire de la victime et les liens qui la rattachent à la précédente : voici Nathan en 1979, enfant précoce qui suit sa mère, Rita, invitée à jouer du piano, et tombe sur un étrange ami de jeu… En 1988, Gordon, le policier qui reprend l’enquête sur la disparition de Rita et Nathan à partir du témoignage d’un certain Fred Pink, tombe sous le charme de l’ensorcelante Chloe Chetwynd… Sally, adolescente complexée, participe à l’expédition de six jeunes amateurs de surnaturel qui investissent la maison en 1997, suite au récit du même Fred Pink, oncle de l’un d’eux, et s’invitent à l’étourdissante fête étudiante qui s’y déroule… L’étau se resserre lorsqu’en 2006, Freya, sur les traces de sa sœur de Sally, remonte la piste en rencontrant Fred Pink… Iris, psychiatre de Toronto, est en 2015 l’ultime visiteuse…

C’est un demi siècle qui défile, esquissé à partir de ses signes distinctifs, références politiques, morceaux de musique, jusqu’aux comportements et à la façon de s’exprimer des narrateurs.

Progressivement, on en apprend un peu plus sur les deux occupants de Slade House, les jumeaux Norah et Jonah, qui interviennent à chaque fin de chapitre et commentent la situation. Ils n’appartiennent plus tout à fait à ce monde. Les fantasmagories déployées sont suffisamment variées pour entretenir un climat propre à ce type de récit, l’intérêt résidant dans la façon dont la victime se fera piéger. Le roman s’inscrit dans l’univers du précédent opus de l’auteur, L’Âme des horloges, qui reçut le prix Utopiales en 2018, mais peut se lire indépendamment. Classique mais efficace, une habile variation sur le thème de la maison hantée que ne renierait pas Shirley Jackson.

Semiosis

On a oublié, sur Terre, combien les plantes sont indispensables à la vie, fournissant nourriture, vêtements, ustensiles et éléments de construction, mais aussi les molécules entrant dans la composition des médicaments, et jusqu’aux substances altérant la conscience. La cinquantaine de colons qui fuit la famine, la pollution et la guerre, a l’occasion de le réapprendre en débarquant sur un monde neuf qu’ils rebaptisent Pax, avec la ferme intention de bâtir une utopie. Ils ont pour cela rédigé une Constitution dont on découvre des extraits au fil des chapitres, basée sur le partage et l’équilibre.

Dès le départ, la fragile communauté est mise à mal suite à des empoisonnements et des récoltes abîmées, sur un des versants du campement seulement. Ils sont en outre confrontés à la dangerosité de certaines espèces, comme des aigles agressifs ou des limaces acides. Les noms des animaux sont sans rapport avec les espèces terrestres. Ainsi, les lions sont pourvus de pattes antérieures capables d’abattre un arbre, les limaces sifflent et bourdonnent, et les éponges souterraines palpitent. Les fippochats sont eux d’aimables commensaux prompts à jouer, dont les dépouilles servent de terreau aux graines des lianes qui se font la guerre entre Est et Ouest.

Il s’avère rapidement que les végétaux constituent la forme dominante du vivant et que les animaux sont domestiqués et exploités à divers niveaux. Considérés comme des intrus cherchant à s’insérer dans l’écologie d’une planète depuis longtemps à l’équilibre, les humains doivent apprendre à fournir des services en échange des produits nécessaires à leur survie.

Ils ne sont pas les seuls à s’être soumis aux lois végétales : la découverte des ruines d’une civilisation leur apprend qu’il y eut des prédécesseurs. On ignore toutefois ce que sont devenus les Verriers, ainsi nommés en raison des artefacts ouvragés qu’on a retrouvés.

Étalé sur six générations, chacune faisant l’objet d’un chapitre, le roman narre la construction de cette utopie en lien avec la nature. Bien que fuyant la violence, les colons conservent les vieux réflexes qui poussent au mensonge et à l’autoritarisme lors de divergences de vue. La punition plutôt que le pardon, l’éradication d’une menace plutôt que la recherche d’une entente, se manifestent lors de tout événement tragique. Chaque génération y répond à sa façon. Ce sont autant d’histoires qui s’imbriquent autour de notions philosophiques réactualisées par le contexte très particulier de cet écosystème.

Le renversement de perspective est aussi pertinent qu’habilement mené. En rappelant que les plantes communiquent entre elles via le rhizome, le pollen ou les composés volatils et parfumés, qu’elles voient, via les phototropines, et sont capables de développer des défenses chimiques, Sue Burke amène à modifier le regard anthropocentriste de l’humain. Le bambou intelligent, plus instruit, plus âgé, presque immortel, qui voit en eux des créatures inférieures à apprivoiser et à manipuler via la composition de drogues, apparaît comme une menace : bien que proposant une coopération sur la base de bénéfices mutuels, les humains sont nettement en position d’infériorité. Comme le rappelle le bambou : «  L’égalité n’est pas un fait, comme la longueur du jour. L’égalité est une idée, une croyance, comme la beauté. »

Bien qu’étalé sur la durée d’un siècle, l’intrigue se déploie harmonieusement autour de ses axes principaux. Riche et dense, Semiosis est une réflexion intelligente sur la recherche des fragiles équilibres garantissant la paix et l’harmonie. Un premier roman d’une belle qualité.

La Fracture

Partie retrouver une copine, Julie Rouane, la grande sœur de Selena, disparaît à l’âge de dix-sept ans dans la région de Manchester, dans des circonstances jamais élucidées, quand bien même des pistes se sont dessinées autour d’un possible prédateur sexuel.

Vingt ans plus tard, Selena, devenue vendeuse dans une modeste bijouterie, reçoit un coup de fil de sa sœur qui affirme être de retour. On imagine le choc, surtout après la mort du père, devenu fou, ayant quitté son emploi puis le domicile conjugal pour consacrer le reste de sa vie à la retrouver, accumulant jusqu’à sa mort les rumeurs et les indices les plus improbables, échangeant avec des médiums et des adeptes de paranormal.

Que lui est-il arrivé et pourquoi se manifeste-t-elle si tard ? Il faut de part et d’autre des discussions alambiquées et de prudentes rencontres pour réapprendre à se connaître… ou apprendre à se reconnaître. Selena ne doute pas qu’il s’agit de sa sœur, en raison d’un souvenir d’enfance qu’elles seules détiennent. Mais l’explication de sa disparition défie la raison : pour échapper à une menace, Julie aurait basculé dans un univers parallèle, miroir du nôtre, sur la planète Tristane, connectée via la surface d’un lac près duquel elle fut vue pour la dernière fois, qui serait la pliure de cette tache de Rorschach quadridimensionnelle. Elle y aurait vécu toutes ces années, jusqu’à trouver le moyen de retourner sur Terre.

Le récit insère d’ailleurs le journal de son séjour sur ce monde aux mœurs sexuelles très libres, où se trouvent encore des ichtyosaures, et dont la planète voisine, Déa, a été colonisée jadis, puis abandonnée. Il comprend d’ailleurs des extraits d’un faux récit de voyage, où le narrateur accompagne l’explorateur Farsett et son épouse dans une région hantée par une créature qui a la faculté de se loger dans un volume plus petit qu’elle et d’infecter l’humain jusqu’à prendre son apparence.

On trouve aussi des extraits de journaux datant de la disparition, la liste des objets récupérés lors du dragage du lac, et même des devoirs de Julie étudiante, dont une analyse du film de Peter Weir, Pique-nique à Hanging Rock, tiré du roman éponyme de Joan Lindsay, récit de la disparition mystérieuse de jeunes filles au début du XXe siècle, des mises en abîme qui posent question, sachant ce qui lui arrivera par la suite. Est-ce vraiment Julie ?

À sa manière équivoque et labyrinthique, Nina Allan raconte, par fragments diffractés, ces troublantes retrouvailles. Progressivement, le récit apporte des réponses qui intriguent, égarent, se télescopent et entrent en résonance. Elles rendent le dossier plus touffu, chaque pièce supplémentaire ne faisant que recouvrir un peu plus la vérité. Mais la vie intime des protagonistes s’intercale avec l’intrigue de base et y génère d’autres échos, éclairant fugacement des zones d’ombre.

Il est impossible de ne pas penser à quelques œuvres de Christopher Priest  : le récent Conséquences d’une disparition (critique in Bifrost 93), qui déploie les mêmes artifices autour des événements du 11 Septembre, les incursions sur les îles de l’Archipel du Rêve, monde adjacent du nôtre, dont la planète Tristane est le pendant. Le titre de La Fracture n’est pas non plus sans rappeler celui de La Séparation (critique in Bifrost 39), où s’esquisse une Histoire parallèle. Les moirés des récits en miroir se manifestent aussi entre leurs deux œuvres.

Loin d’être une enquête à caractère policier, le roman interroge la crédulité de tout un chacun, la façon de voir des corrélations dans des coïncidences et de se forger des certitudes en additionnant des concordances. Mais à bien lire entre les lignes, ce qu’on choisit de relier n’est pas non plus anodin. Il y a une histoire derrière l’histoire qui lie les deux femmes, derrière les histoires. Le prologue comme le dernier addenda, qui traite des hypothèses entourant le satellite Black Knight, indiquent aussi qu’il faut voir dans ce roman une éblouissante démonstration de prestidigitation littéraire. Subtil et fascinant, vraiment.

Une cosmologie de monstres

L’attrait pour les récits d’horreur, particulièrement ceux de Lovecraft, est-il dangereux ? On pourrait le penser en suivant la trajectoire de la famille de Harry et Margaret Turner, un couple de la middle class d’une petite ville du Texas, Vandergriff. Harry a une fabuleuse collection de pulps et romans et prépare pour Halloween une maison de l’horreur à laquelle toute la famille, Margaret, les filles Sidney et Eunice, de même que les voisins, participent. Mais un jour, Eunice voit un personnage à la fenêtre et sa mère y découvre des traces de griffes, sauf qu’il est impossible de déterminer si ces marques n’étaient pas présentes avant l’acquisition de la maison. Si monstre il y a, c’est peut-être Harry – dont le comportement est parfois violent. La cause est cependant plus prosaïque que fantastique…

Son troisième enfant, Noah, narrateur du présent récit, est né juste un peu avant son décès. Enfant solitaire et délaissé, Noah reçoit l’affection de sa sœur Eunice, qui lui lit Lovecraft avant de se coucher. Il finit par voir à sa fenêtre un vrai monstre à tête de loup, capable, entre autres, de voler. Loin de s’en effrayer, il apprend à communiquer avec lui, en fait son Ami, et nourrit durant des années des relations très intimes ponctuées de quelques disputes et rejets. Le fantastique est aussi devenu le cœur de métier du reste de la famille et des voisins associés qui prospèrent avec des attractions de maison hantée d’un type nouveau. Cependant, des drames secouent la petite ville, notamment des disparitions inquiétantes. S’agit-il d’un effet paratonnerre ?

Difficile de classer ce roman : l’ombre de Lovecraft, et aussi celle de King, plane en permanence, à travers des références explicites, depuis la cité de Kadath en passant par Le Rôdeur devant le seuil, sans oublier d’autres références à Ann Rice ou Le Guin, ou à travers des patronymes comme Hawthorne, Gaines, James O’Neil… L’ambiance est cependant moins fantastique qu’orientée vers la culture fantastique, version comics et parc d’attractions. Il s’agit avant tout d’une chronique familiale qui suit les Turner sur quelques décennies, avec ses hauts et ses bas, les révoltes adolescentes, les éveils troubles de la sexualité et les drames plus tardifs. Il s’avère en tout cas que le réel regorge de monstres en tous genres, qui impactent davantage la vie des protagonistes. Une constante se dégage autour du mensonge, pour de bonnes ou mauvaises raisons, qui pervertit les relations et éloignent les gens. Les deux trames, réaliste et fantastique, se rejoignent insensiblement dans un final qui bascule définitivement dans un univers lovecraftien.

En cours de récit, Shaun Hamill réfute l’affirmation de Stephen King selon laquelle le fantastique est un genre moral où le Mal est éradiqué à la fin : cela dépend de l’endroit où placer le curseur de fin. Dans la vie, le happy end est rare. Pourtant, le roman s’achève avec la conviction très états-unienne que si la vie transforme n’importe qui en monstre, la métamorphose n’est jamais irréversible grâce à l’amour, au pardon, et bien sûr à la famille.

Quelques bons passages parsèment ce premier roman, un peu maladroit mais sincère, autobiographique par endroits, hommage appuyé au maître de Providence et au panthéon fantastique dans son ensemble.

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