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Les critiques de Bifrost

L'Âme des horloges

L'Âme des horloges

David MITCHELL
L'OLIVIER
784pp - 25,00 €

Bifrost n° 88

Critique parue en octobre 2017 dans Bifrost n° 88

Holly Sykes est le personnage récurrent de ce nouveau roman de David Mitchell. En 1984, adolescente fuguant de chez elle, elle reçoit avant de partir, des mains de son petit frère Jacko, enfant atypique et bizarre, un labyrinthe qu’il a dessiné en lui demandant de l’apprendre par cœur. Elle-même entendait, vers sept ans, des voix qu’elle appelait «  gens de la radio » et qu’une femme qu’elle était seule à voir a fait partir tout en lui donnant l’occasion de mesurer l’étendue de ses pouvoirs, pour le moins effrayants. Des voix qui semblent recommencer des années après, de façon encore plus spectaculaire, au cours de visions cauchemardesques, scènes sanglantes où des esprits s’affrontent par l’entremise de mortels.

Comme toujours chez Mitchell, plusieurs intrigues croisées, situées à des époques différentes, complètent les pièces d’un puzzle hors normes. Holly joue à l’occasion un petit ou un grand rôle en qualité d’amante, épouse et mère, auteur à succès, sans qu’émerge une vue d’ensemble de ces récits par ailleurs passionnants. La vie est un labyrinthe : il faut parfois s’éloigner du but pour s’en rapprocher.

Ainsi, en 1991, Hugo Lamb, cynique et méprisant étudiant à Cambridge, parfait salaud sous couvert de bonnes actions ; en 2004, au mariage d’Ed, reporter de guerre en Irak et père d’une petite Aoife ; Crispin Hershey en 2015, célèbre auteur d’Embryons desséchés, écrivain lâche et égocentrique dévoré par la culpabilité d’une action honteuse… Autant d’éclats qui précisent, par petites touches ou portions plus explicites, l’arrière plan titanesque de la lutte entre Horlogers et Anachorètes, virtuellement immortels, qui prend des allures de série B avec la régénération d’âmes par psychovoltage ou de fumeuses invocations psychosotériques.

Le récit aurait pu s’achever en 2025, au terme d’un combat homérique digne d’un blockbuster hollywoodien, non dénué d’un certain humour second degré, où Holly, pièce essentielle sur l’échiquier, participe à sa façon, pourtant il se poursuit vingt ans plus tard, reléguant les Atemporels à l’arrière-plan, quand, sur fond de crise énergétique et d’extinction de la civilisation, la vieille femme qu’elle est devenue tente une dernière fois de protéger les siens. Dès lors, quel sens donner à ce fantastique ensemble ?

Mitchell égare son lecteur dans le dédale de centaines de récits enchâssés, articulés entre eux par de subtiles connexions, qu’il raconte de magnifique façon. Le ton est toujours juste, son travail sur la langue en témoigne, l’intérêt ne faiblit jamais, car chaque scène se déroule au rythme qui lui est nécessaire, les personnages, héroïques ou antipathiques, sont tous éclairés par l’intensité de leur vie intérieure, hantés par une sourde angoisse qui sous-tend leurs actions. C’est dans les détails infimes que le récit se déploie réellement, dans le renvoi que fait le titre du best-seller de Hershey, Embryons desséchés, à celui des âmes perdues ou peut-être de récits inachevés, dans le geste incompréhensible de la fugueuse qui jette à la rivière son disque préféré qu’elle a pris la précaution d’emporter, et dans les airs qu’elle traque sur les dernières stations de radio au soir de sa vie, comme une métaphore de ce qu’on jette puis recherche de son passé. Comme dans la vie, des renvois multiples, transcendant le temps, à défaut de dessiner une trajectoire, forment un tout qui fait sens. Les cassures ne manquent pourtant pas : chaque époque est clairement délimitée, la narration connaît des ruptures nettes, et Holly, marquée par une disparition, une trahison, un décès, une maladie, inlassablement, comme un mécanisme d’horlogerie qu’on remonte, recommence une nouvelle vie. Bien que menée pour des raisons morales, la lutte des Atemporels n’a au final pas grand sens, car dénuée de réel impact sur l’humanité. L’entropie continue de conduire au bord du gouffre. Par son obstination, ses sacrifices au nom des siens, Holly se révèle plus vivante qu’eux.

Comme à son habitude, David Mitchell, généreux conteur, mélange les genres et les styles pour mieux emporter son lecteur. Il se révèle ici étourdissant de virtuosité.

Claude ECKEN

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