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À première vue, l’histoire paraît simple. Gretch Gravey a rassemblé dans « La Maison aux miroirs » un groupe d’adolescents, en vue de servir Darrell. Afin de le faire advenir, la communauté procède à divers rituels, dont le sens nous échappe ou est au contraire atrocement explicite. La police investit les lieux et prend Gravey vivant. Fin du fait-divers, et début de l’histoire.

En surface, Blake Butler accumule les clichés, si l’on entend par là poncifs du polar américain — l’intimité qui en vient à unir le serial killer et l’enquêteur — et photos instantanées de l’Amérique. Le tout démonté puis reconstruit, comme on le dirait d’un visage défiguré. Le récit est servi par une narration chorale : quatre voix dissociées racontant le même drame. Les parties, ordonnées semble-t-il en 1-3, 2-4 puis 5, fournissent un cadre strict à l’intérieur duquel Butler laisse advenir l’anéantissement littéraire.

Se plaçant sous les auspices d’Allen Ginsberg et de Roberto Bolaño (intégrité des renvois d’ascenseur, mais Butler est en mesure de s’élever tout seul), l’écrivain remet en cause l’idée que la narration, en se développant, dévoile l’intrigue. Comme s’il existait une adéquation nécessaire entre les faits et ce que l’on en dit. Or l’auteur met à mal la stabilité sémantique, qui voudrait que le sens des mots et des phrases demeurent permanent au fil du récit. Au contraire, à force de torsions et de répétitions, d’invraisemblances narratives (selon le confort conventionnel de lecture), par l’usage des passages censurés au noir, du blanc des pages ou de motifs géométriques (et des notes en bas de page, dans une intratextualité qui rappelle forcément La Maison des feuilles de Danielewski), Butler rend inopérant les bases fondamentales de la logique nous permettant d’appréhender le réel. Le principe d’identité vole en éclat, à commencer pour l’ensemble des protagonistes qui n’en sont pas forcément troublés. Le principe de contradiction n’est plus opérant : une même chose peut être et ne pas être en même temps, au même lieu et sous le même rapport. La maison est remplie de miroirs, mais chacun sait qu’ils ne reflètent que la surface des choses ou sont déformants. À moins que tout ce qui est raconté soit l’expression de la pure vérité, prévient Butler, conscient que l’ordre est une figure éventuelle du chaos.

L’ensemble donne lieu à une psychomachie où objets, lieux et médias extériorisent l’état mental des protagonistes, et par rétroaction infectent les esprits. Il y aurait tant à dire de ce roman qui dit tellement et se dédit pour se redire, et dont les personnages apparaissent au fur et à mesure du récit, comme le lecteur entre dans l’histoire. Lecteur qui, et c’est un tour de force, en devient l’un des protagonistes. Il en sortira bouleversé, précisément ce que l’on attend d’une grande lecture.

La Forteresse perdue

[Critique commune à La Forteresse perdue, Les Dieux verts et Le Dieu foudroyé.]

La Forteresse perdue n’avait jamais été réédité depuis sa parution originale au « Rayon Fantastique » en 1962. À sa lecture, on comprend vite pourquoi, tant cette dernière s’avère pénible. Une bien mauvaise surprise, en somme, d’autant que mes lectures précédentes de l’auteure m’avaient plutôt laissé de bons souvenirs…

Dans sa préface, Didier Reboussin écrit : « Comme toujours chez Nathalie Henneberg, il faut oublier l’aspect rationnel des choses (…) où le monde futuriste qu’elle dépeint n’a rien de plausible. » Nous voilà prévenus… Donc, une expédition de la Légion de l’Espace lancée vers Alpha du Centaure a abordé un monde nommé Isis ouvert sur plusieurs dimensions. Elle y a établi un fortin et s’y accroche avec la rage du désespoir. Mais Isis sert aussi de tête de pont à des créatures d’énergie vampiriques se manifestant sous l’aspect de flammes violettes qui entendent envahir la Terre pour se repaître des êtres humains…

Le roman s’articule autour de trois personnages. Alix Orlova — une projection transparente de l’auteure —, Arnold de Held — celle de son mari, Charles —, et enfin Ruy Béarn-Léans, traitre façonné dès le début par les flammes violettes qui n’est pas sans rappeler le héros du Sabre de l’Islam. On y retrouve les figures d’amants tragiques que séparent les valeurs sacrées du devoir auxquels ils se sacrifient. La Forteresse perdue offre une dimension largement autobiographique de la vie des époux Henneberg au Proche Orient au début des années 40, à travers une évocation de la défense acharnée de Palmyre (Syrie) par une compagnie de la Légion Étrangère face à des troupes anglaises largement supérieures tant en nombre qu’en matériel. Le récit se veut poétique, épique, haut en couleur. Il n’en est rien. Les mots, précieux souvent, s’alignent mais peinent à faire jaillir des images ; un défaut de cohérence rend l’histoire difficile à suivre, et il faut passer la moitié de ce « fort Alamo stellaire » pour percevoir une amélioration sensible qui ne parvient toutefois pas à sauver cet ensemble brouillon. Dommage.

Avec Les Dieux verts rien ne change, sauf que cette fois, ça marche… Tout ce qui apparaissait confus dans La Forteresse perdue devient limpide, évident. La poésie prend corps et les images jaillissent à toutes les pages, souvent sublimes. J’avais un excellent souvenir des Dieux verts, mais après la cruelle déception de La Forteresse perdue, le pire n’était pas à exclure. Or, dès les premières pages, je me voyais rassuré et embarqué, entrainé au plus profond de la nuit d’émeraude avec des personnages plus grands que nature. On plonge dans un univers flamboyant de tous les tons du vert, un tourbillon de merveilles créées par une styliste hors pair dont on ne trouvera guère l’équivalent que chez Samuel R. Delany. Plutôt que de s’empiler, les mots chantent et se répondent en canon, engendrant la plus gracieuse des polyphonies.

Il y a 2000 ans, la Terre, alors à son apogée, maîtresse d’un empire stellaire, s’est soudain vue frappée par un terrible cataclysme qui n’a laissé que de rares survivants tout en l’isolant du cosmos. La civilisation humaine s’est effondrée tandis que pour les plantes et les insectes, l’heure de la revanche sonnait. Depuis, l’homme défend les ruines de son empire avec mollesse, s’abandonnant aux rêves, à la décadence, laissant les rênes aux végétaux et copiant les insectes, notamment dans leurs mœurs cruelles. Ainsi, la loi impose-t-elle aux derniers mâles solaires, de race pure, de mourir après le vol nuptial… l’enjeu pour les plantes étant d’en accélérer la disparition avant que l’isolement de la Terre ne prenne fin. En dépit de son amour pour la petite reine Atléna, Argo, le suffète des mers, refuse de se plier à cette loi inique et se rebelle. Comme d’habitude chez Henneberg, leur amour est frappé du sceau de la tragédie. Tandis qu’Atléna se voit chargée de défendre ce qui reste de l’empire, Argo se retrouve à la tête d’une horde de monstres et de mutants avec laquelle il entend libérer A-Atlan du joug des plantes intelligentes et rendre à l’humanité sa splendeur passée.

Les Dieux verts, qui en est à sa quatrième édition, offre toute la panoplie des thèmes chers à Henneberg. L’amour rendu tragique par un implacable destin qui dresse les amants l’un contre l’autre, chacun mu par un sens du devoir infrangible. Le combat final, apocalyptique, fratricide, qui toujours évoque ceux de Palmyre, où l’ennemi véritable se dissimule en arrière-plan. D’innombrables plantes sont ici nommées par leur nom scientifique, ce qui aurait eu tôt fait de sombrer dans le dernier lourdingue, or il n’en est rien. Une riche poésie émerge de toutes les nombreuses descriptions où l’auteure se joue de mots rares pour les palais, les femmes-insectes souvent comparées à des phalènes ou à des orchidées…

Imaginez deux parties d’échecs. Même ouverture. Même variante. L’une perdue, l’autre gagnée. Difficile de concevoir que deux romans aussi semblables parviennent à des résultats aussi opposés. Les Dieux Verts est un pur chef-d’œuvre ; La Forteresse perdue pour ainsi dire illisible.

Entre ces deux extrémités, Le Dieu foudroyé occupe une place médiane. Ce troisième volume, qui vient compléter La Plaie, où Nathalie Henneberg évoquait l’exode vécu enfant avec les derniers Russes Blancs de l’armée de Wrangel, point final de la révolution bolchévique, n’en a pas l’envergure. Le souffle épique s’est tari. Initialement publié chez Albin Michel un an avant sa mort (en 1977), ce roman est le chant du cygne d’une auteure désireuse de ne pas laisser son grand œuvre inachevé. La flamme vacille, comme la vie d’Henneberg elle-même. Peut-être a-t-elle trop attendu… Nathalie Henneberg a toujours fonctionné à l’inspiration, elle n’a jamais été un écrivain de métier pouvant sur le tard compter sur le savoir-faire acquis pour compenser une moindre activité créatrice. En dépit de quelques morceaux de bravoure disséminés ici ou là, jamais Le Dieu foudroyé n’atteindra à l’éblouissement des Dieux verts ni à l’ampleur de La Plaie. Le talent est un tigre furieux qui emporte tout dans une étourdissante chevauchée, laissant le lecteur tout ébahi ; mais à juste le tenir par la queue, il se retourne et lacère de ses crocs et ses griffes. Plus grand est le talent, plus sauvage le tigre. Ainsi le tigre du Dieu foudroyé était-il un vieil animal déjà bien fatigué.

L'Enfer des masques

À l’instar de Thierry Di Rollo, le nom de Jacques Barbéri n’est pas le premier qui vienne à l’esprit lorsque l’on évoque les auteurs majeurs de l’Imaginaire francophone. Et c’est bien dommage. Peut-être leurs univers sont-ils trop personnels et engendrent-ils trop de malaise ; auquel cas, ils sont victimes de leurs qualités mêmes. De son imagination foisonnante, Jacques Barbéri a tiré des univers à nuls autres pareils où l’on entre comme dans les meilleurs Brussolo — à moins qu’il ne s’agisse d’une certaine boutique d’armes bien connue de tous les lecteurs de SF… Soudain, une inquiétante étrangeté se révèle à nous ; avec les personnages de Barbéri, on franchit le seuil d’un ailleurs incertain, d’un monde qui n’est plus vrai. Parfois, le choc peut être rude. On passe de l’autre côté du cheval et hop : les étoiles qui tournent… Ça chavire, ça dérape à qui mieux mieux dans les virages, et on se retrouve à faire du hors-piste la tête en bas avec pour guide un auteur goguenard qui ne cesse de s’ingénier à mieux nous perdre, semant çà et là ses petits cailloux blancs afin que l’on se prenne au jeu. S’y perdre, s’y retrouver parmi un tourbillon de voiles, guettant quels enfers peuvent bien se dissimuler sous l’envers des masques. Lire Barbéri, c’est jouer.

Jacques Barbéri aime jouer avec nous en maître de cérémonie d’histoires pleines d’humour à contrepied. Ainsi, voit-on dans une scène jamesbondesque à l’envi un personnage s’enfuir en vedette pour être rattrapé in extremis par ses ennemis en hélicoptère — qui peut-être n’en sont pas — juste au moment où le bateau bascule par-delà le rebord du monde…

Vu d’assez loin, l’univers proposé ressemble à ce que pouvait offrir un Michael Crichton, avec tout ce qu’il faut de thriller high tech pour le contexte, mais agrémenté de ce que peuvent y apporter les divers créateurs cités ci-dessus.

L’Enfer des masques ne restera peut-être pas comme le meilleur roman de Jacques Barbéri. Mais sûrement comme l’un des plus accessibles, d’une facture moderne où deux lignes narratives s’interpénètrent avec des anti-avatars d’intelligences artificielles venant gambader en pleine réalité. Voici 35 ans, on aurait dit « cyberpunk ». Mais revu par Jacques Barbéri, ce qui signifie qu’on peut y croiser des bestioles dignes de William Burroughs vu par Cronenberg, entre deux clins d’œil au cinéma.

Derrière les masques, on découvre un conte de la folie ordinaire — façon Jacques Barbéri, cela va de soi. Un amour fou complètement à la masse, égocentrique, narcissique, mégalomaniaque et absolument dénué de la moindre empathie, soit un paroxysme de perversité confinant à la nécrophilie. Dans les univers de Barbéri, les choses les plus ordinaires perdent bien vite toute mesure. Le monde à démonter, à repeindre… Qu’on amène les pinceaux ! Pour donner à son propos tout le relief d’une eau-forte, l’auteur, dont le récit commence par ces mots : « “Sleeping Beauty” ça te tente ? », met en regard les amours morbides de Dickovski dans une version hardcore d’une Belle au Bois Dormant dont le prince n’a pas grand-chose de charmant, et l’amourette standard de Régis et Nora.

Peut-être un peu moins riche et foisonnant d’images, ce Barbéri-là n’en comblera pas moins tous ses aficionados, qui le retrouveront sans nulle peine, tandis qu’il constituera une porte d’entrée idéale pour ceux qui — est-ce possible ? — n’y ont encore jamais mis les yeux. Un excellent bouquin, histoire de commencer l’année en fanfare.

Les Dieux verts

[Critique commune à La Forteresse perdue, Les Dieux verts et Le Dieu foudroyé.]

La Forteresse perdue n’avait jamais été réédité depuis sa parution originale au « Rayon Fantastique » en 1962. À sa lecture, on comprend vite pourquoi, tant cette dernière s’avère pénible. Une bien mauvaise surprise, en somme, d’autant que mes lectures précédentes de l’auteure m’avaient plutôt laissé de bons souvenirs…

Dans sa préface, Didier Reboussin écrit : « Comme toujours chez Nathalie Henneberg, il faut oublier l’aspect rationnel des choses (…) où le monde futuriste qu’elle dépeint n’a rien de plausible. » Nous voilà prévenus… Donc, une expédition de la Légion de l’Espace lancée vers Alpha du Centaure a abordé un monde nommé Isis ouvert sur plusieurs dimensions. Elle y a établi un fortin et s’y accroche avec la rage du désespoir. Mais Isis sert aussi de tête de pont à des créatures d’énergie vampiriques se manifestant sous l’aspect de flammes violettes qui entendent envahir la Terre pour se repaître des êtres humains…

Le roman s’articule autour de trois personnages. Alix Orlova — une projection transparente de l’auteure —, Arnold de Held — celle de son mari, Charles —, et enfin Ruy Béarn-Léans, traitre façonné dès le début par les flammes violettes qui n’est pas sans rappeler le héros du Sabre de l’Islam. On y retrouve les figures d’amants tragiques que séparent les valeurs sacrées du devoir auxquels ils se sacrifient. La Forteresse perdue offre une dimension largement autobiographique de la vie des époux Henneberg au Proche Orient au début des années 40, à travers une évocation de la défense acharnée de Palmyre (Syrie) par une compagnie de la Légion Étrangère face à des troupes anglaises largement supérieures tant en nombre qu’en matériel. Le récit se veut poétique, épique, haut en couleur. Il n’en est rien. Les mots, précieux souvent, s’alignent mais peinent à faire jaillir des images ; un défaut de cohérence rend l’histoire difficile à suivre, et il faut passer la moitié de ce « fort Alamo stellaire » pour percevoir une amélioration sensible qui ne parvient toutefois pas à sauver cet ensemble brouillon. Dommage.

Avec Les Dieux verts rien ne change, sauf que cette fois, ça marche… Tout ce qui apparaissait confus dans La Forteresse perdue devient limpide, évident. La poésie prend corps et les images jaillissent à toutes les pages, souvent sublimes. J’avais un excellent souvenir des Dieux verts, mais après la cruelle déception de La Forteresse perdue, le pire n’était pas à exclure. Or, dès les premières pages, je me voyais rassuré et embarqué, entrainé au plus profond de la nuit d’émeraude avec des personnages plus grands que nature. On plonge dans un univers flamboyant de tous les tons du vert, un tourbillon de merveilles créées par une styliste hors pair dont on ne trouvera guère l’équivalent que chez Samuel R. Delany. Plutôt que de s’empiler, les mots chantent et se répondent en canon, engendrant la plus gracieuse des polyphonies.

Il y a 2000 ans, la Terre, alors à son apogée, maîtresse d’un empire stellaire, s’est soudain vue frappée par un terrible cataclysme qui n’a laissé que de rares survivants tout en l’isolant du cosmos. La civilisation humaine s’est effondrée tandis que pour les plantes et les insectes, l’heure de la revanche sonnait. Depuis, l’homme défend les ruines de son empire avec mollesse, s’abandonnant aux rêves, à la décadence, laissant les rênes aux végétaux et copiant les insectes, notamment dans leurs mœurs cruelles. Ainsi, la loi impose-t-elle aux derniers mâles solaires, de race pure, de mourir après le vol nuptial… l’enjeu pour les plantes étant d’en accélérer la disparition avant que l’isolement de la Terre ne prenne fin. En dépit de son amour pour la petite reine Atléna, Argo, le suffète des mers, refuse de se plier à cette loi inique et se rebelle. Comme d’habitude chez Henneberg, leur amour est frappé du sceau de la tragédie. Tandis qu’Atléna se voit chargée de défendre ce qui reste de l’empire, Argo se retrouve à la tête d’une horde de monstres et de mutants avec laquelle il entend libérer A-Atlan du joug des plantes intelligentes et rendre à l’humanité sa splendeur passée.

Les Dieux verts, qui en est à sa quatrième édition, offre toute la panoplie des thèmes chers à Henneberg. L’amour rendu tragique par un implacable destin qui dresse les amants l’un contre l’autre, chacun mu par un sens du devoir infrangible. Le combat final, apocalyptique, fratricide, qui toujours évoque ceux de Palmyre, où l’ennemi véritable se dissimule en arrière-plan. D’innombrables plantes sont ici nommées par leur nom scientifique, ce qui aurait eu tôt fait de sombrer dans le dernier lourdingue, or il n’en est rien. Une riche poésie émerge de toutes les nombreuses descriptions où l’auteure se joue de mots rares pour les palais, les femmes-insectes souvent comparées à des phalènes ou à des orchidées…

Imaginez deux parties d’échecs. Même ouverture. Même variante. L’une perdue, l’autre gagnée. Difficile de concevoir que deux romans aussi semblables parviennent à des résultats aussi opposés. Les Dieux Verts est un pur chef-d’œuvre ; La Forteresse perdue pour ainsi dire illisible.

Entre ces deux extrémités, Le Dieu foudroyé occupe une place médiane. Ce troisième volume, qui vient compléter La Plaie, où Nathalie Henneberg évoquait l’exode vécu enfant avec les derniers Russes Blancs de l’armée de Wrangel, point final de la révolution bolchévique, n’en a pas l’envergure. Le souffle épique s’est tari. Initialement publié chez Albin Michel un an avant sa mort (en 1977), ce roman est le chant du cygne d’une auteure désireuse de ne pas laisser son grand œuvre inachevé. La flamme vacille, comme la vie d’Henneberg elle-même. Peut-être a-t-elle trop attendu… Nathalie Henneberg a toujours fonctionné à l’inspiration, elle n’a jamais été un écrivain de métier pouvant sur le tard compter sur le savoir-faire acquis pour compenser une moindre activité créatrice. En dépit de quelques morceaux de bravoure disséminés ici ou là, jamais Le Dieu foudroyé n’atteindra à l’éblouissement des Dieux verts ni à l’ampleur de La Plaie. Le talent est un tigre furieux qui emporte tout dans une étourdissante chevauchée, laissant le lecteur tout ébahi ; mais à juste le tenir par la queue, il se retourne et lacère de ses crocs et ses griffes. Plus grand est le talent, plus sauvage le tigre. Ainsi le tigre du Dieu foudroyé était-il un vieil animal déjà bien fatigué.

Le Dieu foudroyé

[Critique commune à La Forteresse perdue, Les Dieux verts et Le Dieu foudroyé.]

La Forteresse perdue n’avait jamais été réédité depuis sa parution originale au « Rayon Fantastique » en 1962. À sa lecture, on comprend vite pourquoi, tant cette dernière s’avère pénible. Une bien mauvaise surprise, en somme, d’autant que mes lectures précédentes de l’auteure m’avaient plutôt laissé de bons souvenirs…

Dans sa préface, Didier Reboussin écrit : « Comme toujours chez Nathalie Henneberg, il faut oublier l’aspect rationnel des choses (…) où le monde futuriste qu’elle dépeint n’a rien de plausible. » Nous voilà prévenus… Donc, une expédition de la Légion de l’Espace lancée vers Alpha du Centaure a abordé un monde nommé Isis ouvert sur plusieurs dimensions. Elle y a établi un fortin et s’y accroche avec la rage du désespoir. Mais Isis sert aussi de tête de pont à des créatures d’énergie vampiriques se manifestant sous l’aspect de flammes violettes qui entendent envahir la Terre pour se repaître des êtres humains…

Le roman s’articule autour de trois personnages. Alix Orlova — une projection transparente de l’auteure —, Arnold de Held — celle de son mari, Charles —, et enfin Ruy Béarn-Léans, traitre façonné dès le début par les flammes violettes qui n’est pas sans rappeler le héros du Sabre de l’Islam. On y retrouve les figures d’amants tragiques que séparent les valeurs sacrées du devoir auxquels ils se sacrifient. La Forteresse perdue offre une dimension largement autobiographique de la vie des époux Henneberg au Proche Orient au début des années 40, à travers une évocation de la défense acharnée de Palmyre (Syrie) par une compagnie de la Légion Étrangère face à des troupes anglaises largement supérieures tant en nombre qu’en matériel. Le récit se veut poétique, épique, haut en couleur. Il n’en est rien. Les mots, précieux souvent, s’alignent mais peinent à faire jaillir des images ; un défaut de cohérence rend l’histoire difficile à suivre, et il faut passer la moitié de ce « fort Alamo stellaire » pour percevoir une amélioration sensible qui ne parvient toutefois pas à sauver cet ensemble brouillon. Dommage.

Avec Les Dieux verts rien ne change, sauf que cette fois, ça marche… Tout ce qui apparaissait confus dans La Forteresse perdue devient limpide, évident. La poésie prend corps et les images jaillissent à toutes les pages, souvent sublimes. J’avais un excellent souvenir des Dieux verts, mais après la cruelle déception de La Forteresse perdue, le pire n’était pas à exclure. Or, dès les premières pages, je me voyais rassuré et embarqué, entrainé au plus profond de la nuit d’émeraude avec des personnages plus grands que nature. On plonge dans un univers flamboyant de tous les tons du vert, un tourbillon de merveilles créées par une styliste hors pair dont on ne trouvera guère l’équivalent que chez Samuel R. Delany. Plutôt que de s’empiler, les mots chantent et se répondent en canon, engendrant la plus gracieuse des polyphonies.

Il y a 2000 ans, la Terre, alors à son apogée, maîtresse d’un empire stellaire, s’est soudain vue frappée par un terrible cataclysme qui n’a laissé que de rares survivants tout en l’isolant du cosmos. La civilisation humaine s’est effondrée tandis que pour les plantes et les insectes, l’heure de la revanche sonnait. Depuis, l’homme défend les ruines de son empire avec mollesse, s’abandonnant aux rêves, à la décadence, laissant les rênes aux végétaux et copiant les insectes, notamment dans leurs mœurs cruelles. Ainsi, la loi impose-t-elle aux derniers mâles solaires, de race pure, de mourir après le vol nuptial… l’enjeu pour les plantes étant d’en accélérer la disparition avant que l’isolement de la Terre ne prenne fin. En dépit de son amour pour la petite reine Atléna, Argo, le suffète des mers, refuse de se plier à cette loi inique et se rebelle. Comme d’habitude chez Henneberg, leur amour est frappé du sceau de la tragédie. Tandis qu’Atléna se voit chargée de défendre ce qui reste de l’empire, Argo se retrouve à la tête d’une horde de monstres et de mutants avec laquelle il entend libérer A-Atlan du joug des plantes intelligentes et rendre à l’humanité sa splendeur passée.

Les Dieux verts, qui en est à sa quatrième édition, offre toute la panoplie des thèmes chers à Henneberg. L’amour rendu tragique par un implacable destin qui dresse les amants l’un contre l’autre, chacun mu par un sens du devoir infrangible. Le combat final, apocalyptique, fratricide, qui toujours évoque ceux de Palmyre, où l’ennemi véritable se dissimule en arrière-plan. D’innombrables plantes sont ici nommées par leur nom scientifique, ce qui aurait eu tôt fait de sombrer dans le dernier lourdingue, or il n’en est rien. Une riche poésie émerge de toutes les nombreuses descriptions où l’auteure se joue de mots rares pour les palais, les femmes-insectes souvent comparées à des phalènes ou à des orchidées…

Imaginez deux parties d’échecs. Même ouverture. Même variante. L’une perdue, l’autre gagnée. Difficile de concevoir que deux romans aussi semblables parviennent à des résultats aussi opposés. Les Dieux Verts est un pur chef-d’œuvre ; La Forteresse perdue pour ainsi dire illisible.

Entre ces deux extrémités, Le Dieu foudroyé occupe une place médiane. Ce troisième volume, qui vient compléter La Plaie, où Nathalie Henneberg évoquait l’exode vécu enfant avec les derniers Russes Blancs de l’armée de Wrangel, point final de la révolution bolchévique, n’en a pas l’envergure. Le souffle épique s’est tari. Initialement publié chez Albin Michel un an avant sa mort (en 1977), ce roman est le chant du cygne d’une auteure désireuse de ne pas laisser son grand œuvre inachevé. La flamme vacille, comme la vie d’Henneberg elle-même. Peut-être a-t-elle trop attendu… Nathalie Henneberg a toujours fonctionné à l’inspiration, elle n’a jamais été un écrivain de métier pouvant sur le tard compter sur le savoir-faire acquis pour compenser une moindre activité créatrice. En dépit de quelques morceaux de bravoure disséminés ici ou là, jamais Le Dieu foudroyé n’atteindra à l’éblouissement des Dieux verts ni à l’ampleur de La Plaie. Le talent est un tigre furieux qui emporte tout dans une étourdissante chevauchée, laissant le lecteur tout ébahi ; mais à juste le tenir par la queue, il se retourne et lacère de ses crocs et ses griffes. Plus grand est le talent, plus sauvage le tigre. Ainsi le tigre du Dieu foudroyé était-il un vieil animal déjà bien fatigué.

Signal d'alerte

Le temps passe pour tout le monde, mais pour les écrivains, il passe différemment : l’homme vieillit, l’œuvre peut vieillir, mais la manière parfois ne change jamais. Ainsi du Neil Gaiman nouvelliste, dont le troisième recueil, par sa composition et ses thématiques, s’inscrit dans la parfaite lignée des deux précédents, parus en 2000 et 2009, déjà au Diable Vauvert. Soit un patchwork de textes hétéroclites et de taille variable, où tous les mauvais genres sont convo-qués dans une joyeuse célébration de la forme courte (mais pas que : le recueil comporte également quelques poèmes).

Destins tragiques ou bien contrariés, explorations de solitudes, voyages bizarres dans l’enfance du monde ou les noires cruautés de l’âge adulte, parsemés de clins d’œil à la littérature comme il l’aime : l’auteur britannique porte encore une fois un regard ironique et généreux, fourmillant de détails, sur un petit peuple de (anti)héros aux abois, pour lesquels le basculement dans le fantastique agit comme un révélateur — ou une porte de sortie. Petite musique tantôt légère tantôt grave, mais toujours bienveillante, d’un écrivain voué au réenchantement d’un réel méchamment cabossé.

Il serait vain d’énumérer toutes les histoires de ce copieux volume, aussi me contenterai-je d’évoquer les plus représentatives : ainsi la sombre et belle novella « La Vérité est une caverne dans les Montagnes noires », implacable récit de vengeance dans le cadre des îles du Nord de l’écosse. « Le Dogue noir », qui clôt le volume, qui rappelle à notre bon souvenir Ombre, le héros d’American Gods, confronté ici à d’étranges apparitions (fantôme et monstre canin) dans une campagne anglaise où les brumes de la féérie sont moins toxiques que les amours déçus. L’histoire parvient à surprendre malgré des ficelles grosses comme des camions, et l’on reste admiratif devant la progression et l’équilibre général de l’intrigue. Tout en maîtrise. Citons encore « Le Problème avec Cassandra », sur une petite amie imaginaire qui vient s’incruster dans la vie de son créateur, et dans laquelle on peut voir une métaphore sur le travail d’écriture. Et puis aussi, pourquoi pas, « Le Retour du mince duc blanc », d’inspiration Moorcockienne.

Gaiman excelle dans l’hommage littéraire et le pastiche : les mânes — ou les œuvres — de Bradbury, Ellison, Sheckley, Conan Doyle, Jack Vance sont ainsi convoquées et revisitées avec bonheur (réjouissante « Une invocation d’incuriosité »). Dans « Nulle heure pile », l’auteur se confronte à l’univers de Doctor Who, le temps d’une aventure inédite et angoissante. Les réécritures de contes de fées sont également plutôt réussies : mention en particulier à « La Dormeuse et le rouet » (déjà critiquée, sous un autre titre, dans le Bifrost n°82). À noter enfin quelques textes échappant à toute classification, et qu’on qualifiera donc prudemment d’expérimentaux, tels « Orange », où le lecteur doit progresser au travers de ce qu’on devine être les réponses à un interrogatoire, et « Un calendrier de contes », construit à partir d’échanges avec des fans sur Twitter.

Revenons pour finir sur cette coutume typiquement anglo-saxonne qui consiste, pour un auteur, en pré- ou en postface, à faire sa propre exégèse. Rapportée au présent recueil, cela donne une introduction un brin putassière, où le rappel des circonstances de la création de chaque nouvelle est noyé sous une tonne d’éloges dégoulinants, d’anecdotes plus ou moins dignes d’intérêt et d’autosatisfecit. Dans un sursaut de lucidité, Gaiman y évoque toutefois avec justesse cette zone de confort que les écrivains et nous, lecteurs, partageons e voulons rarement quitter (ou au prix de grands efforts). Ce qui nous ramène à la propre introduction du présent papier : il y a des auteurs qu’on aborde en sachant qu’ils vous désintégreront les neurones, et d’autres qu’on retrouve comme une paire de pantoufles, vieillies mais agréables. Pantouflard, Gaiman ? Le plaisir qu’on prend à le lire est peut-être différent, cela n’en reste pas moins du plaisir.

Empire des chimères

Petit patelin endormi à une heure de la plus proche agglomération, Lensil ne dépare pas au milieu des plaines mornes. Au village, on semble peu concerné par ce début des années 80, où la rigueur remplace l’espoir né avec l’élection de François Mitterrand. La population vaque à sa routine, troquant le dynamisme contre une sourde neurasthénie. La jeunesse s’ennuie, frappée par un destin ne lui laissant guère de choix autre que celui d’endosser les habits gris de ses aînés. Les adultes continuent d’entretenir l’illusion d’une France heureuse, comme une force tranquille flirtant avec l’inexorable déclin. Et, pendant ce temps, une pourriture insidieuse mine les fondations de la petite communauté. Une mycose lente et irrésistible dont les manifestations verruqueuses suscitent surtout l’indifférence. Jusqu’au jour où une fillette disparaît. Très vite, on s’émeut, on bat la campagne pour la retrouver, ne découvrant qu’un charnier composé de tous les chats disparus récemment. Les signes de mauvais augure s’accumulent pendant que des lointaines puissances économiques et politiques complotent un avenir plus divertissant — mais la solution à tous ces maux se trouve sans doute ailleurs. Dans une boîte noire décorée d’une corneille blanche renversée. Une boîte qui attend qu’on soulève son couvercle pour voir tous les possibles s’effondrer en une seule réalité. Peut-être sous la forme d’un parc à thème, déclinaison grandeur réelle de l’univers d’un jeu de rôle immersif. Ou alors sous une forme plus sinistre, voire cauchemardesque.

La lecture de Pur, le précédent roman d’Antoine Chainas, n’avait guère suscité l’enthousiasme. À vrai dire, un ennui insidieux prévalait, au point de classer ce texte d’inspiration ballardienne parmi les ratés de l’auteur. Empire des chimères s’inscrit clairement à un autre niveau, marquant le retour de Chainas à son meilleur. Avec ce roman de plus de six cents pages, il nous immerge dans un univers gigogne où réalité et simulacre de réalité s’imbriquent de manière inextricable. Empire des chimères joue en effet sur plusieurs registres, usant des codes du roman noir, du thriller, de la politique fiction et d’un fantastique teinté de science-fiction, pour brouiller les pistes et déstabiliser le lecteur. S’amusant de la porosité des frontières entre les genres, Chainas nous manipule, sème les indices horrifiques au cœur d’une intrigue futée dont le point focal demeure cette mystérieuse boîte au contenu indéterminé influant sur le destin des uns et des autres. Boîte de Pandore ou de Schrödinger ? Sans doute un peu des deux, et peut-être même bien davantage. L’auteur ne rechigne pas ainsi à invoquer le ban et l’arrière-ban de la mythologie et de la science pour bousculer les certitudes, suscitant le malaise et l’angoisse à grand renfort de métaphores organiques, de champignon invasif, de moisissures et autres signaux d’alerte néfastes. Ces manifestations méphitiques nourrissent une atmosphère délétère, propice à toutes les folies criminelles, où le prosaïsme du quotidien reflète le scénario d’un jeu de rôle imaginé par un créateur devenu fou et un écrivain de science-fiction n’étant pas sans évoquer un certain Philip K. Dick. Mais Antoine Chainas ne se contente pas de perdre le lecteur dans un univers singulier et inquiétant. Sous le roman de genre affleure un propos plus politique, dans la meilleure acception du terme, celle qui évite de verser dans le militantisme. Ce début des années 80 qu’il choisit comme contexte, incarne en effet une période de désenchantement où la Gauche change d’avis au lieu de changer la vie. C’est aussi celle de l’accélération de la mondialisation, entraînant le village France, peuplé de Gaulois déjà réfractaires, dans une concurrence acharnée avec le reste du monde, pour le meilleur d’une société post-industrielle confinée dans l’illusion consumériste. Mais aussi pour le pire, c’est-à-dire la dilution du lien social et la mise à l’encan de l’environnement. Traversé par des personnages lumineux, tel ce garde-champêtre opiniâtre au passé ne passant pas, cette adolescente gothique pleine de courage, ou encore cette vieille institutrice marquée par le deuil, Empire des chimères recèle également son comptant de médiocres et de monstres mémorables. Bref, on est bien content de retrouver Antoine Chainas avec un roman ambitieux alliant le plaisir des mauvais genres à une réflexion sur le monde tel qu’il va mal. À découvrir, assurément.

Dimension Uchronie 1

Collectées par Bertrand Campéis, l’éminence masculine du Guide de l’uchronie réédité récemment chez ActuSF, Dimension uchronie 1 rassemble quatorze nouvelles d’auteurs divers, résultat d’un appel à textes lancé fin 2017. Des femmes et des hommes, à part égale, des écrivains expérimentés et des novices, des francophones et un Américain, un peu esseulé pour le coup. La curiosité piquée, l’amateur d’histoire alternative se dit qu’il y a peut-être matière à satisfaire sa passion pour les déviances historiques. Hélas, à trois exceptions près, le résultat apparaît au mieux quelconque, au pire médiocre Passons rapidement sur « Nouvelle Sparte » d’Émilie Chevallier Moreux, dont le texte peut se résumer à un seul terme : abscons. Les nouvelles suivantes remontent un tantinet le niveau, mais elles ne sont pas en mesure de corriger cette fâcheuse entrée en matière. « Pour l’honneur de Rome » mélange l’uchronie au voyage temporel en imaginant un monde où l’Empire romain n’existe pas. On conçoit sans peine ce que Poul Anderson, voire Pierre Barbet auraient pu faire avec un tel argument de départ. Ici, c’est juste raté. Dans une autre acception de l’Histoire, Jean-Claude Renault se serait sans doute abstenu. Pas de chance pour nous qui n’y vivons pas… Les choses ne s’arrangent guère avec « Nova Lua », même si Clémence Godefroy sait jouer de la corde sensible. Sa nouvelle se réduit à la confession d’une missionnaire issue du culte christaoiste, curieux syncrétisme de christianisme et de taoïsme né après la défaite de la papauté pendant la Querelle des Investitures et après son exil en Orient. Décidée à mourir pour sa foi, la religieuse prend fait et cause pour les esclaves d’une colonie européenne passée à la religion déorégalienne. Même si la proposition de l’autrice est originale, avouons que l’on reste quand même un tantinet sur sa faim. Dommage… Avec Florie Vignon, Sébastien Capelle, Fabien Clavel et Thomas Milleton, on oscille ensuite entre l’anecdotique et le besogneux. Heureusement, la nouvelle de Tesha Garisaki vient nous rafraîchir la mémoire. « Le Festival des dragons de Tenochtitlan » apporte en effet la preuve que le ridicule ne tue pas, et on se demande quelle idée saugrenue a pu traverser l’esprit de l’anthologiste en sélectionnant ce texte, à part peut-être la volonté de faire une mauvaise blague. « Code noir », de Pierre Léauté, calme heureusement tout net l’énervement. Passée une chronologie superflue qui fait craindre un instant le didactisme lourdaud, le récit révèle un humour grinçant de bon augure. Faire de l’idole des jeunes l’une des têtes pensantes et agissantes du mouvement pour l’abolition de l’esclavage, et de Jacques Mesrine le président d’une République sociale, a de quoi réjouir les mauvais esprits. Pour le reste du sommaire, on pardonnera au chroniqueur de faire l’impasse sur les textes de Marie Czarnecki, Emmanuel Chastelière et Sara Doke, afin de consacrer plus de temps à « Projections » de Louis Gastebois. Petit plaisir pour cinéphile, la nouvelle nous immerge dans un monde où l’industrie du cinéma a dépéri au profit du petit écran. Le texte abonde en clins d’œil et allusions faisant appel à la culture cinématographique. Dans cette acception de l’Histoire, le Napoléon de Kubrick a ainsi été tourné, le nouvel Hollywood n’a jamais émergé, et George Lucas finit avec une balle dans la tête avant d’avoir pu entreprendre le tournage de Star Wars. Avec cette réflexion sur le cinéma, l’entertainment et l’art, Louis Gastebois (un émule de l’inspecteur Clouseau ?) écrit sans doute le texte le plus stimulant de l’anthologie. On en redemande, et on est récompensé par le texte de Zoé Dangles. « Celle qui glisse sur les ondes » marque effectivement l’esprit. Ici, l’uchronie évolue à la marge, comme une tache de fond, visible dans le décor d’un Cambodge techno et dynamique. Mais le cœur du récit s’attache au drame vécu par les Rohingyas, sujet à la résonance très contemporaine. Voici un texte dur, très dur, mais bien écrit, évoquant avec pudeur et acuité le silence autour du massacre d’un peuple. Reste « Alerte rouge », nouvelle de Jerry Oltion, où l’auteur américain nous rejoue la crise des fusées, façon ruse de sioux contre visages pâles. Amusant, mais pas inoubliable. Bref, alors que le titre de l’anthologie laisse présager un second volume, on se prend à demander si l’on ne va pas passer son tour. Qui sait ? Vous avez deux heures pour écrire sur ce sujet d’uchronie personnelle. Très personnelle.

Dictionnaire de la fantasy

Chroniquer un dictionnaire est un exercice périlleux. À moins de s’ériger en expert absolu des domaines abordés par les contributeurs de l’objet, une situation réservée à l’érudit chenu ou au fan monomaniaque, difficile en effet, si l’on ne dispose pas du bagage adéquat, de critiquer les choix des auteurs, a fortiori lorsqu’il s’agit d’universitaires attachés à leur champ disciplinaire. Tout au plus peut-on déplorer quelques oublis. Un écueil vite écarté par Anne Besson, dans un avant-propos où elle précise que le Dictionnaire de la fantasy n’a pas pour objet de servir de best of, même si l’on ne peut nier l’impact du succès en librairie présidant au choix de quelques auteurs, GRR Martin, J.K. Rowling, Robin Hobb et Robert Jordan, pour ne pas les nommer.

Membre du Centre d’Études et de Recherches sur les Littératures de l’Imaginaire, professeur de littérature générale et comparée à l’université d’Artois, par ailleurs autrice de plusieurs essais consacrés au genre et ex-chroniqueuse du site ActuSF, la directrice d’ouvrage ne peut guère être critiquée pour sa méconnaissance du domaine questionné. À vrai dire, en dépit d’une couverture souple un peu fragile et d’illustrations couleurs chichement comptées, l’objet est très bien conçu. Bénéficiant de 117 notices classées par ordre alphabétique et accompagnées de renvois vers d’autres parties, le Dictionnaire de la fantasy apparaît en effet comme le pendant académique de La Fantasy pour les nuls dirigé par Jean-Louis Fetjaine. En somme, pas vraiment le genre d’ouvrage destiné aux novices, même si la volonté pédagogique n’est pas complètement absente de ses pages, notamment dans les très riches annexes où sont dévoilés les auteurs ayant contribué à l’ouvrage, un récapitulatif des entrées et, surtout, une liste d’œuvres conseillées classées par thème. Le Dictionnaire de la fantasy s’adresse donc à l’amateur souhaitant mettre sa connaissance du genre à l’épreuve de l’analyse raisonnée d’universitaires, spécialistes dans les domaines de la littérature et de l’Histoire. Sur ce point, on n’est pas déçu, tant l’approche transversale se veut foisonnante et originale. Certes, on retrouve quelques-uns des tropes, motifs et lieux communs du domaine. Mais à côté de l’élu, de l’épée, du dragon, de l’empire, de l’elfe, du barbare, des châteaux et autres chevaliers, les contributeurs proposent des articles consacrés au tourisme, au fandom, au péplum, à la nourriture, à la boisson, à la sexualité et aux femmes. Sans pour autant négliger l’aspect technique et historique du genre, les auteurs abordant aussi les notions d’intertextualité, de cycle, de mythe, de conte et de modernité. Heureusement, pas de notice fastidieuse consacrée à la taxinomie, même si les sous-genres de la fantasy sont évoqués de manière indirecte dans plusieurs articles. Parmi les écrivains qui jalonnent l’ouvrage, on ne sera pas étonné de retrouver J.R.R. Tolkien, C.S. Lewis, R.E. Howard et Mervyn Peake à côté des moins connus William Morris, Lord Dunsany, T.H. White et George MacDonald. Si la littérature apparaît comme le cœur du propos du dictionnaire, le regard des contributeurs ne se cantonne pas à ce seul média. Le jeu de rôles et ses déclinaisons vidéoludiques, le GN, le cinéma, les séries, la bande-dessinée, comics et mangas, font également l’objet de notices. Enfin, les points de vue de quelques acteurs du genre, Lionel Davoust, Mélanie Fazi, Jean-Philippe Jaworski et Estelle Faye, pour n’en citer que quelques-uns, viennent donner un peu de chair à l’ensemble.

Au final, ce Dictionnaire se révèle un ouvrage indispensable pour l’amateur, contribuant par ses articles à développer un panorama synthétique sur l’histoire, les thématiques et l’évolution d’un genre né en réaction à la modernité, et pourtant enrichi à son contact.

La Cité de l'orque

Le label Albin Michel Imaginaire débute l’année 2019 avec La Cité de l’orque, roman d’un inconnu dans nos contrées (sauf à lire le présent Bifrost), si l’on fait abstraction du court teaser « Le Vêlage » (disponible sur le blog AMI) et des avis élogieux de quelques blogueurs éclairés bien connus des habitués de l’Internet.

Premier roman adulte de Sam J. Miller, par ailleurs qualifié d’étoile montante de la SF américaine, La Cité de l’orque nous projette au XXIIe siècle, à une époque où les effets de la catastrophe climatique, dont nous observons les prémisses et entretenons les causes, donnent leur pleine démesure cataclysmique, contribuant à un exode massif de population. Face à l’élévation du niveau des océans, moult mégapoles et pays ont été submergés, en partie ou totalement, provoquant un désordre généralisé. En proie à la sécession, les États-Unis ont basculé dans la guerre civile et l’obscurantisme (refrain connu) et, même si l’on ne sait pas grand-chose du reste du monde, on devine que les événements ont redessiné la géopolitique mondiale. Bref, à l’instar d’une marée irrésistible, l’afflux de réfugiés climatiques a échoué sur les rivages artificiels d’un archipel de plates-formes surpeuplées, dominées par un struggle for life encouragé par le libéral-capitalisme prédateur. Rien de neuf sous le soleil de la dystopie, nous dira-t-on (si ce n’est qu’on a les pieds qui baignent désormais dans l’eau salée). Du contexte général de la planète, on s’en tiendra à quelques bribes d’information, Sam J. Miller ayant choisi de poser son récit dans le décor inhospitalier de la cité flottante de Qaanaaq, non loin de la localité éponyme située au Groenland. Entité complexe jouissant des bienfaits d’une source géothermique sous-marine, Qaanaaq apparaît comme une jungle impitoyable où l’espace vital se monnaye très cher. Sous la surveillance des IA en charge des routines de la cité et des actionnaires, les premiers de cordée des lieux, vivant reclus dans leurs tours surprotégées, on ne peut pas dire que l’altruisme ruisselle à Qaanaaq. Une foule foisonnante de réfugiés tente pourtant d’arracher un peu de place au soleil glacial de l’Arctique. Des vendeurs de nouilles ou de soupe, des pêcheurs, des mineurs de glace, vivants entassés dans des épaves rouillées, sous la coupe des hommes de main des seigneurs de la pègre. Des besogneux, âpres au gain, durs à la peine, animés par un embryon de révolte ne demandant qu’à se déchaîner, mais dans l’attente d’un signe pour agir. Peut-être la venue de cette femme, l’orcamancienne, accompagnée dit-on par un orque et un ours blanc, est-elle ce signe ?

Au fil d’une intrigue paresseuse, du moins au début, Qaanaaq se révèle ainsi comme un formidable melting-pot dont on goûte l’agitation avec fascination, tout en sentant sa crasse entêtante, en entendant les cris de rage ou de souffrance de ses habitants et en ressentant dans sa chair le froid coupant du Pôle Nord. Sur ce point, le travail de Sam J. Miller est admirable d’authenticité. Une poignée de personnages principaux et secondaires apporte un surcroît d’intérêt au récit, notamment un personnage de coursier pansexuel. À ceci, ajoutons enfin des trouvailles en pagaille, en particulier les failles, une IST du futur mettant l’individu contaminé en contact avec la mémoire de celui qui l’a infecté, et les nanoliés, produits d’une expérience avortée funeste. Pour le reste, le récit de La Cité de l’orque apparaît un tantinet décousu, voire convenu. On ne se passionne guère pour son intrigue mollassonne (on l’a dit) et téléphonée qui voit l’horizon d’attente se réduire à une peau de chagrin. Tout ça pour ça, est-on même tenté de soupirer. En dépit de ce bémol, un brin fâcheux hélas, le roman de Sam J. Miller demeure une tentative de post-cyberpunk qui suscite la sympathie. Et même si toutes les promesses ne sont pas tenues, La Cité de l’orque dévoile un univers ne demandant qu’à prendre de l’ampleur. On est curieux d’en découvrir d’autres aspects.

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